En reve­nant, j’ai écrit un livre…

En reve­nant, j’ai écrit un livre…

J’ai écrit un livre sans m’en rendre compte. Tout était là, sous mes yeux, com­pi­lé au fur et à mesure du temps ; c’est à peine si je m’en suis aper­çu. Trois ans après être reve­nu de Tur­quie, j’ai écrit des cen­taines de lignes sur mes car­nets et dans mes cahiers, je les ai trans­for­mées en billets pour mon blog, agré­men­tées des pho­tos que j’ai pris un soin infi­ni à trier, à retou­cher, à docu­men­ter d’i­mages pour par­ler d’ar­chi­tec­ture ou de reli­gion et faire de mes écrits quelque chose de com­pact, don­nant une image au plus près de ce que j’ai res­sen­ti lors de mes voyages, tou­jours très denses en émo­tions et en infor­ma­tions de toute sorte qu’on ne peut livrer telles quelles sans les retra­vailler pour en ébar­ber les contours. Je ne me com­pare pas à Nico­las Bou­vier, mais je com­prends mieux pour­quoi il a mis près de vingt ans à accou­cher de L’u­sage du monde. Il y a une dimen­sion de matu­ra­tion qui ne peut que prendre du temps. Tous les fabri­cants de vins ou de fro­mages vous le diront.

Alors me voi­ci méta­mor­pho­sé en relec­teur, pas­sant de longues heures depuis quelques jours à retra­vailler mon texte qui me semble lourd par moment. Quelques petites épi­pha­nies me font bon­dir de plai­sir, par­fois. Le reste me semble pesant, ne me pro­cure aucune joie… Peut-être l’u­sure de la relec­ture. L’é­cri­ture ne res­semble en rien à la lec­ture. Le texte défile et l’im­pres­sion d’es­so­rer mes mots me le rend âpre et sans consis­tance. Dif­fi­cile dans ces condi­tions de savoir ce qu’il en est réel­le­ment. Pour le reste, ce seront les lec­teurs qui en déci­de­ront, mais je ne vais pas pou­voir retailler à l’in­fi­ni mon texte comme un dia­mant, au risque de me retrou­ver avec un caillou aux dimen­sions déri­soires. Je ne sais plus qui disait qu’é­crire, c’est d’a­bord enle­ver des mots, cou­per des phrases entières, réduire à sa plus simple expres­sion, comme une sauce qu’on fait réduire pour n’en recueillir qu’un liquide com­pact, concen­trant dans un infime volume toutes les saveurs néces­saires et primordiales.

De mon voyage en Thaï­lande, il me reste au final plus de pho­tos que de textes. C’est cer­tai­ne­ment la rai­son pour laquelle j’ai du mal à me lan­cer dans la rédac­tion de mes car­nets de voyage. Tant que ce ne sera pas fait, il y aura comme une impres­sion d’in­com­plé­tude et repar­tir sera dif­fi­cile. Il me reste l’hi­ver pour cela. En effet, février sera le moment pour repar­tir, je ne sais pas où encore, mais le besoin de tout lâcher se fait sentir.

Au creux de ce texte, ce sont mes deux car­nets de voyage en Tur­quie que j’ai déci­dé de com­pi­ler. Le troi­sième voyage n’y figu­re­ra pas tant il fut dif­fé­rent. A vrai dire, je ne sais pas encore com­ment l’a­bor­der, ni com­ment le bro­der. Les pièces sont encore là, sur mon bureau. Le temps a besoin de faire son œuvre encore quelques mois peut-être.

Je retourne à pré­sent sur mon bureau pour tailler dans le vif, décou­per les lamelles de viande séchée, débi­ter les cor­dons de cuir dans une peau encore fraîche. Dehors il fait soleil, un été qui s’é­tire comme un élas­tique, ten­du à bloc.

Tra­vaille ton style, mon petit…

Pho­to d’en-tête © Camil­la Hoel

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Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’a­près ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chré­tien, il est l’ar­ché­type du chré­tien d’O­rient, n’ayant jamais quit­té sa terre natale. Enter­ré dans les sou­bas­se­ments de la laure de Saint Théo­dose (Théo­dose le Céno­biarque ou Théo­dose le Grand) dans le désert de Pales­tine, il est un des per­son­nages les plus impor­tants du céno­bi­tisme ortho­doxe. Il faut bien avoir à l’es­prit que les Chré­tiens, les quelques Chré­tiens qui arrivent encore à se main­te­nir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majo­ri­té issus d’un culte proche des ori­gines de la Chré­tien­té, ce qu’on appelle l’Or­tho­doxie, qui, dans sa forme actuelle exer­cée en Rus­sie ou en Grèce reste une ver­sion édul­co­rée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Chris­tia­nisme très archaïque en Éthio­pie. Jean Moschus est l’au­teur d’un livre très impor­tant à titre docu­men­taire : Le Pré spi­ri­tuel (Λειμών, Leimṓn, Pra­tum spi­ri­tuale en latin). C’est une immense hagio­gra­phie pleine d’a­nec­dotes sur l’his­toire de l’é­glise chré­tienne syriaque qui nous donne des élé­ments pré­cis sur le déve­lop­pe­ment de la reli­gion dans les pre­miers siècles du Chris­tia­nisme d’O­rient sur les terres syriennes. C’est accom­pa­gné de ce livre que William Dal­rymple, l’é­cri­vain spé­cia­liste des Indes Bri­tan­niques et du monde chré­tien d’O­rient, s’est ren­du sur le che­min qu’a par­cou­ru Moschos. Il en rap­porte un témoi­gnage poi­gnant des der­nières heures de ces cultes immé­mo­riaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en par­tie dis­pa­raître sous la colère sourde et des­truc­trice des fon­da­men­ta­listes de Daech ou par la folie natio­na­liste d’un état turc qui prend un malin plai­sir à détruite toute trace d’un chris­tia­nisme dérangeant.

Monastère de Mor Gabriel - Midyat - Mardin, Turquie

Monas­tère de Mor Gabriel — Midyat — Mar­din, Tur­quie. Pho­to © 2013 Wan­der­lust

Le pre­mier extrait que je four­nis ici pro­vient du monas­tère de Mor Gabriel (Day­ro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la pro­vince de Mar­din, en Tur­quie. Le monas­tère ances­tral est actuel­le­ment en pro­cé­dure judi­ciaire avec l’é­tat turc qui l’ac­cuse d’oc­cu­per illé­ga­le­ment les terres sur lequel il est ins­tal­lé. Sans com­men­taire. Dal­rymple s’y rend en 1994 pour assis­ter à une scène de prière, rap­pe­lant au pas­sage que cer­tains rituels étaient com­muns aux chré­tiens et aux musul­mans, et que ceux qui s’en sont sépa­rés ne sont pas ceux qu’on croit.

Bien­tôt une main invi­sible a écar­té les rideaux du chœur , un jeune gar­çon a fait tin­ter les chaînes de son encen­soir fumant. Les fidèles ont enta­mé une série de pros­ter­na­tions : ils tom­baient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’é­glise, on ne voyait plus que des ran­gées de der­rière dres­sés. Seule dif­fé­rence avec le spec­tacle offert par les mos­quées : le signe de croix qu’ils répé­taient inlas­sa­ble­ment. C’est déjà ain­si que priaient les pre­miers chré­tiens, et cette pra­tique est fidè­le­ment décrite par Moschos dans Le Pré spi­ri­tuel. Il semble que les pre­miers musul­mans se soient ins­pi­rés de pra­tiques chré­tiennes exis­tantes, et l’is­lam comme le chris­tia­nisme orien­tal ont conser­vé ces tra­di­tions aus­si antiques que sacrées ; ce sont les chré­tiens qui ont ces­sé de les respecter.

Cyrrhus theatre

Théâtre de Cyr (Cyr­rhus)

Par le hasard des che­mins, lon­geant la fron­tière entre la Tur­quie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloi­gnée de tout, une cité aujourd’­hui en ruine qu’il appelle Cyr, à qua­torze kilo­mètres de la ville de Kilis en Tur­quie. Cyr, c’est l’an­tique Cyr­rhus, Cyr­rus, ou Kyr­ros (Κύρρος) ayant éga­le­ment por­té les noms de Hagiou­po­lis, Nebi Huri, et Kho­ros. Suc­ces­si­ve­ment occu­pée par les Macé­do­niens, les Armé­niens, les Romains, les Perses puis les Musul­mans et les Croi­sés, elle se trouve au car­re­four de nom­breuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait direc­te­ment réfé­rence à l’his­toire dont il est ques­tion ici.

Intérieur du mausolée de Nebi Uri

Inté­rieur du mau­so­lée de Nebi Uri (Cyr, Cyrrhus)

Il ren­contre à l’é­cart des ruines prin­ci­pales un vieil homme, un cheikh nom­mé M. Alouf, gar­dien d’un mau­so­lée iso­lé où l’on trou­ve­rait les reliques d’un saint… musul­man, nom­mé Nebi Uri. Le lieu est char­gé d’une puis­sance béné­fique pour les gens qui viennent y trou­ver le remède à leurs maux. Le malade s’al­longe sur le sol pour y trou­ver l’ac­com­plis­se­ment du miracle. Lorsque Dal­rymple l’in­ter­roge sur l’his­toire de ce per­son­nage enter­ré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’his­toire du chef des armées de David, marié à Beth­sa­bée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hit­tite, per­son­nage de l’An­cien Tes­ta­ment que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’in­té­gra­li­té de cette légende sur les magni­fiques tapis­se­ries du châ­teau d’É­couen (Val d’Oise), Musée Natio­nal de la Renais­sance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la pro­fonde simi­li­tude des cultes chré­tiens et musul­mans qui se confondent, s’en­tre­lacent et disent fina­le­ment que les deux ont coha­bi­té dans une cer­taine poro­si­té sans pour autant cher­cher à s’an­nu­ler. Une belle leçon à racon­ter à tous ceux qui exposent des sen­ti­ments pro­fonds sur l’in­té­gri­té de la religion…

Petite remise en pers­pec­tive de l’histoire :

Quel impro­bable alliage de fables ! Un saint musul­man du Moyen-Âge enter­ré dans une tombe à tour byzan­tine beau­coup plus ancienne, et qui s’é­tait peu à peu confon­du avec cet Urie pré­sent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trou­vait, ce saint s’ap­pe­lait jus­te­ment Urie et, au fil du temps, sont iden­ti­té avait fusion­né avec celle de son homo­nyme biblique. Il était encore plus inso­lite que dans cette cité, depuis tou­jours répu­tée pour ses mau­so­lées chré­tiens, la tra­di­tion sou­fie ait repris le flam­beau là où l’a­vaient lais­sés les saints de Théo­do­ret. Avec ses cour­bettes et ses pros­ter­na­tions, la prière musul­mane sem­blait déri­ver de l’an­tique tra­di­tion syriaque encore pra­ti­quée à Mar Gabriel ; paral­lè­le­ment, l’ar­chi­tec­ture des pre­miers mina­rets s’ins­pi­rait indu­bi­ta­ble­ment des flèches d’é­glises syriennes de la basse Anti­qui­té. Alors les racines du mys­ti­cisme — donc du sou­fisme — musul­man étaient peut-être à cher­cher du côté des saints et des Pères du désert byzan­tins qui les avaient pré­cé­dés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’­hui, l’Oc­ci­dent per­çoit le monde musul­man comme radi­ca­le­ment dif­fé­rent du monde chré­tien, voire radi­ca­le­ment hos­tile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des ori­gines du chris­tia­nisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux reli­gions sont étroi­te­ment liées. Car l’une est direc­te­ment née de l’autre et aujourd’­hui encore, l’is­lam per­pé­tue bien des pra­tiques chré­tiennes ori­gi­nelles que le chris­tia­nisme actuel, dans sa ver­sion occi­den­tale, a oubliées. Confron­tés pour la pre­mière fois aux armées du Pro­phète, les anciens Byzan­tins crurent que l’is­lam était une simple héré­sie du chris­tia­nisme ; et par mains côtés, ils n’é­taient pas si loin de la véri­té : l’is­lam, en effet, recon­naît une bonne par­tie de l’An­cien et du Nou­veau Tes­ta­ment et honore Jésus et les anciens pro­phètes juifs.
Si Jean Moschos reve­nait aujourd’­hui, il serait bien plus en ter­rain connu avec les usages des sou­fis modernes que face à un « évan­gé­liste » amé­ri­cain. Pour­tant, cette évi­dence s’est per­due parce que nous consi­dé­rons tou­jours le chris­tia­nisme comme une reli­gion occi­den­tale, alors qu’il est, par essence, orien­tal. En outre, la dia­bo­li­sa­tion de l’is­lam en Occi­dent et la mon­tée de l’is­la­misme (née des humi­lia­tions répé­tées infli­gées par l’Oc­ci­dent au monde musul­man) font que nous ne vou­lons pas voir — la pro­fonde paren­té entre les deux religions.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

J’a­dresse ce court billet à tous ceux, comme cer­tains dont je suis par ailleurs très proche, n’ar­rêtent pas d’as­sé­ner ad nau­seam que notre socié­té est « chré­tienne » ou « judéo-chré­tienne » et que l’is­lam, quel qu’il soit, remet en cause ses fon­de­ments. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’a­vis, car c’est là une tâche impos­sible, mais pour leur dire sim­ple­ment que rien n’est pur, rien n’est aus­si lisse que ce qu’il sou­hai­te­rait, a for­tio­ri cer­tai­ne­ment pas la reli­gion qu’ils arborent autour du cou…

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Le sou­ve­nir des mala­dies passées…

Le sou­ve­nir des mala­dies passées…

Retour dans le texte de Jean Clottes qui, cette fois-ci, nous emmène dans l’é­tat de Washing­ton, à deux pas du Cana­da, sur Mil­ler Island, une grande île de la Colum­bia River. Accom­pa­gné d’un indien Yako­ma, il découvre des motifs qui lui ouvrent les che­mins d’une prise de conscience terrible.
La pierre joue un rôle cen­trale dans les socié­tés tra­di­tion­nelles. Que ce soient les parois ou bien les rochers posés à même le sol, la roche est un élé­ment qui par­ti­cipe de la com­mu­ni­ca­tion entre le monde sou­ter­rain, le monde des esprits et la réa­li­té maté­rielle direc­te­ment appré­hen­sible et ces pein­tures ou ces gra­vures sont les témoi­gnages par­fois actuels ou tout au moins actua­li­sés d’une époque, d’un évé­ne­ment, d’un revers de for­tune. Pour­tant, qui aujourd’­hui est encore à même de com­prendre ces signes ? Visi­ble­ment, seuls les peuples de tra­di­tions orales ont encore la connais­sance de ces signi­fi­ca­tions qui peuvent tra­ver­ser les années et les siècles comme auraient dû par­ve­nir jus­qu’à nous le sens des pein­tures parié­tales du paléo­li­thique si la parole avait été écou­tée. La parole ne s’est jamais tue, elle est tou­jours pro­fé­rée, mais pas tou­jours écou­tée, ni même enten­due… Par­ti­cu­la­ri­té du monde moderne. Pour­tant, les tra­di­tions parié­tales qu’on consi­dère comme étant dis­pa­rues depuis des mil­liers d’an­nées sont encore vivantes aujourd’­hui, notam­ment chez les Abo­ri­gènes d’Aus­tra­lie et dans quelques eth­nies indiennes d’A­mé­rique. Cette ligne droite pro­ve­nant d’il y a 35 000 ans est la preuve maté­rielle et tan­gible que l’es­prit humain fonc­tionne avec des constantes psy­cho­lo­giques que seule la tra­di­tion orale per­met de main­te­nir… A méditer…

L’art était dis­per­sé en petits pan­neaux, avec sur­tout des pein­tures rouges et blanches et quelques gra­vures. L’un des sites ornés pré­sen­tait un motif haut d’une ving­taine de cen­ti­mètres, repré­sen­tant une sorte d’ar­ceau (une tête ?) peint en rouge, ouvert vers le bas, héris­sé de courts rayons paral­lèles sur le bord exté­rieur ; l’in­té­rieur était peint en blanc. Ce des­sin était super­po­sé à un nuage de points rouges. Je pen­sai d’a­bord que ces ponc­tua­tions avaient été faites au doigt, avant de réa­li­ser qu’il en exis­tait des quan­ti­tés dans toute cette zone et qu’il s’a­gis­sait d’une oxy­da­tion de la paroi.
Gregg était près de moi. Je lui fis part de mon inté­rêt et lui dis, pen­sant à voix haute, que je me deman­dais si le motif peint l’a­vait été en rela­tion avec ces petites taches rouges qui ne pou­vaient man­quer d’at­ti­rer l’at­ten­tion. « Oui, sans doute, me dit-il. Ces points rouges ont dû évo­quer pour eux la rou­geole et la variole. »

Tâche rouge sur une roche de Miller Island (Etat de Washington)

Tâche rouge sur une roche de Mil­ler Island (Etat de Washington)

D’a­bord inter­lo­qué, je me suis ensuite rap­pe­lé l’his­toire récente de cette région de la Colum­bia River, dont les tri­bus furent déci­mées au XVIIIè siècle par les épi­dé­mies de mala­dies conta­gieuses appor­tées par les Blancs. Le plus sou­vent, ces mala­dies répan­dues par des col­por­teurs ou des voya­geurs qui avaient été en contact avec les enva­his­seurs dans des contrées plus ou moins éloi­gnées, pré­cé­daient leur arri­vée sur les lieux. Les Indiens ne com­pre­naient pas ce qui leur arri­vait. Les esprits étaient en colère contre eux. Leurs pra­tiques demeu­raient inopé­rantes. Une par­tie de l’art rupestre ori­gi­nal du pays fut alors trans­for­mée et de nou­veaux motifs crées, dans un but pro­pi­tia­toire, pour lut­ter contre les influences malé­fiques nouvelles.
Le com­men­taire de Gregg s’ex­pli­quait tota­le­ment dans ce contexte. La mémoire de ces évé­ne­ments et de leurs consé­quences s’é­tait per­pé­tuée jus­qu’à nos jours dans les tri­bus grâce à la per­sis­tance des tra­di­tions orales. Un moment comme celui-ci, lors­qu’une remarque ano­dine éclaire une œuvre d’art rupestre et nous fait péné­trer au cœur même des croyances que l’on croyait à jamais dis­pa­rues, est un rare pri­vi­lège et un ins­tant de bon­heur. Nous com­pre­nons brus­que­ment ce qui s’est pas­sé. Que sau­rait deman­der de plus un chercheur ?

Jean Clottes, Pour­quoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gal­li­mard 2011

Pho­to d’en-tête © Renett Stowe

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L’homme ours

L’homme ours

Je ne rate jamais une occa­sion de dire à quel point j’ad­mire le tra­vail du paléon­to­logue Jean Clottes, pour la mul­ti­tude de décou­vertes dont il est l’au­teur et l’in­ven­teur mais éga­le­ment par son approche non conven­tion­nelle qui a fait de lui un qua­si paria dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique, et a for­tio­ri auprès de ses col­lègues. De par son expé­rience, il fut un de ceux, bien que pre­mier sur la liste, qui décryptent et conti­nuent d’é­tu­dier les deux hauts-lieux de la pré­his­toire que sont les grottes Chau­vet et Cos­quer.
En 2009 déjà, je fai­sais part de cette lec­ture d’un livre pas­sion­nant qu’il a co-écrit avec David Lewis-Williams, peut-être celui qui est à l’o­ri­gine des recherches sur le cha­ma­nisme pré­his­to­rique dont Clottes se fait le chantre dans ses livres, au tra­vers d’un article assez long et dans lequel j’ex­po­sai en détail les thèses du pré­his­to­rien : Ceux qui ornaient les parois de cavernes d’animaux, les cha­manes de la pré­his­toire.

Clottes fait par­tie de ces intel­lec­tuels qui ne disent pas leur nom, qui avancent mas­qués et qui sur­tout n’im­posent rien, s’en remettent à la magie de la trans­mis­sion, et, l’o­se­rais-je… pro­cède comme un cha­mane en dif­fu­sant sa pen­sée telle une poi­gnée de poudre magique. A celui qui s’en empare d’en lire les arcanes de la conscience humaine. Comme dans cer­tains cou­rants de pen­sée, il fait confiance à la per­mis­sion de l’es­prit de pro­cé­der par asso­cia­tion (je ne parle pas ici de psy­cha­na­lyse), de prendre des tan­gentes, d’o­bli­quer sur le che­min. Les remarques qu’il étale sur la table, les idées qu’il avance, sont comme autant de cartes dont on peut se sai­sir pour trans­for­mer la connais­sance en quelque chose d’autre.

Voi­ci un extrait du très beau texte paru en 2011, Pour­quoi l’art pré­his­to­rique ?, venant à la suite du livre Les cha­manes de la pré­his­toire (1996). Il nous emmène à Rocky Hill au pied de la Forêt Natio­nale de Sequoia, dans le centre de la Cali­for­nie, en plein ter­ri­toire des Indiens Yokut. Il nous emmène déam­bu­ler dans la nature pour nous dire à quel moment il va fal­loir décro­cher, se per­mettre de pen­ser autre­ment et lais­ser tom­ber ces sales petites manies qui nous enferment dans la paresse. On dirait du Lévi-Strauss à l’é­poque de La pen­sée sau­vage (1962).

La confiance était venue. David l’in­ter­ro­gea sur la signi­fi­ca­tion des pein­tures. L’une d’elles repré­sen­tait ce qui me parut être un humain un peu sty­li­sé. Il tenait un objet ovale à la main. Je pen­sais qu’il pou­vait s’a­gir d’un cha­mane avec son tam­bour. « C’est un ours », me dit Hec­tor. Sur­pris, je répli­quai : « Tiens, j’au­rais cru qu’il s’a­gis­sait d’un homme » — « C’est la même chose ». Il n’en dit pas plus. David m’ex­pli­qua ensuite qu’au cours des visions hal­lu­ci­na­toires, recher­chées dans les lieux iso­lés, il arrive sou­vent qu’un esprit de forme ani­male — appe­lé spi­rit hel­per, c’est-à-dire esprit auxi­liaire — appa­raisse à celui qui s’é­tait pré­pa­ré à la vision par le jeûne et la médi­ta­tion. D’une cer­taine façon il deve­nait cet esprit. En l’es­pèce, il était donc à la fois homme et ours. La réponse de notre guide était par­fai­te­ment cohé­rente, dans sa logique à lui qu’il fal­lait connaître, révé­la­trice d’une concep­tion du monde bien dif­fé­rente de la nôtre.

Jean Clottes, Pour­quoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gal­li­mard 2011

Pho­to d’en-tête © Prin­cess Lodges

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Timbres-poste #1

Timbres-poste #1

Same­di 29 août

Au petit matin, au grand matin, la houle déferle entre mes deux oreilles. Une migraine tout ce qu’il y a de plus sym­pa­thique me sai­sit au pied du lit. Ces der­niers temps, j’ai l’im­pres­sion que le corps ne suit plus tout à fait, un peu comme si le poids des ans venait tout à coup faire sur­face dans ma vie, pour­tant bien ran­gée et presque sans excès, quelque chose d’à la fois inop­por­tun et d’in­con­nu. On se sur­prend alors à avoir un peu peur de ce qui va se pas­ser ensuite, à vou­loir gom­mer le pré­sent his­toire d’être cer­tain de ne pas bas­cu­ler vers autre chose encore.
Je cherche dans mes car­nets pas­sés, entre­po­sés sur mes éta­gères nou­vel­le­ment ins­tal­lées, l’é­mo­tion des voyages qui se conjuguent à pré­sent à l’im­par­fait ; je cherche les émo­tions qui furent les miennes et que déjà, peut-être, j’ai oubliées. À leur contact fré­mis­sant, à leur tendre évo­ca­tion, je retrouve comme des expé­riences déli­cieuses, sim­ple­ment au contact des noms, au sou­ve­nir de la cha­leur écra­sante qui s’a­bat sur mon crâne ou de la sueur qui tâche mes che­mises légères, les encroû­tant de sel. Le soleil a appor­té avec lui son lot de cou­leurs tendres, de vio­lines et de man­da­rines. On a beau regar­der les sou­ve­nirs au-des­sus d’une vitre éclai­rée, ils ne prennent pas tou­jours la cou­leur qu’on aime­rait leur voir adopter.
Les saveurs des voyages refont sur­face. Des envies sau­vages et ambitieuses.

Marcus de la Houssaye par Marc Garanger ©

Mar­cus de la Hous­saye par Marc Garanger ©

L’homme qui figure sur la cou­ver­ture de Une sai­son pour la peur de James Lee Burke. Il se nomme Mar­cus de la Hous­saye, un Cajun.

[audio:grandcentralptii.xol]

Dj Sprinkles — Grand Cen­tral, Pt. II
Mid­town 120 Blues (Mule Musiq, 2009)

Dimanche 30 août

Des odeurs de végé­ta­tion m’en­va­hissent. Il fait chaud dans la petite ville, le soleil de midi écrase tout dans un silence de fin du monde. Seules les tour­te­relles et les pigeons ramiers semblent se moquer de cette lour­deur inha­bi­tuelle. Mal­gré tout, un cou­rant d’air frais passe dou­ce­ment, presque visible, on pour­rait le prendre dans la main et lui deman­der de s’ar­rê­ter s’il n’é­tait pas autant le bien­ve­nu. Une pas­tille d’air frais dans un uni­vers de four­naise. Un fré­mis­se­ment de sueur nait à la base de mes lèvres, juste sous le nez, dès que je bouge le petit doigt. Le cou­rant vient rafrai­chir et effa­cer les quelques perles salées, lais­sant sur ma peau encore hâlée et lui­sante un goût de sel délicat.

Same­di 12 septembre

C’est amu­sant pour moi de regar­der les ombres s’a­gi­ter autour de moi, les esprits s’an­gois­ser et se tendre pour la moindre petite gêne au creux de leur exis­tence. Je m’a­muse aus­si de regar­der ceux qui n’ar­rivent pas à rem­plir cette vie pour­tant si courte de la moindre joie ; je dis que je m’en amuse, mais en réa­li­té je le déplore et si j’é­tais réel­le­ment tota­le­ment dans l’empathie, cela me dépri­me­rait plu­tôt qu’autre chose. Mais ce n’est pas le cas. Si je dis que je m’en amuse, c’est que cela ne me touche pas plus que ça. J’en­tends sou­vent, tel un cre­do de l’ère moderne, que les jour­nées sont fol­le­ment rem­plies d’é­vé­ne­ments et de choses com­plè­te­ment dingues à faire, j’en­tends des « je suis sous l’eau », des « je n’en peux plus, je ne m’en sors pas » et sur­tout des « mais bon dieu, arrête de m’en­qui­qui­ner, je n’ai pas le temps pour ça !!! ». Ces phrases tra­duisent en réa­li­té la vacui­té de ces exis­tences qui sous cou­vert d’ar­gu­ments fal­la­cieux s’empêchent de prendre le temps. J’ai tou­jours le temps de faire ce que j’ai envie de faire car je m’or­ga­nise pour cela. Dire qu’on n’a pas le temps est une autre manière de dire qu’on n’a pas envie, et l’ar­gu­ment devient la cause, dis­si­mule la paresse, res­semble à de la poudre aux yeux… Le vide des exis­tences rem­plit le temps comme la marée enva­hit un bras de mer éven­tré, bous­cu­lant tout, ne lais­sant aucune chance, même au sable…

Adolfo Farsari - Kiyomizu Kyoto

Adol­fo Far­sa­ri — Kiyo­mi­zu Kyoto

Dimanche 13 septembre

Cette phrase, superbe, est comme trois points de sus­pen­sion à la fin d’une phrase pro­non­cée par un magicien :

J’é­tais fati­gué de les voir me don­ner congé comme si je n’é­tais qu’un simple adverbe dans leurs existences.

James Lee Burke, Une tâche sur l’éternité

Ce matin la pluie tombe drue sur la ville, me lais­sant voir au tra­vers de la fenêtre comme un spec­tacle de fils de fers dres­sés sur l’herbe tel­le­ment ça tombe fort, comme d’in­nom­brables billes d’a­cier jetées des fron­tières du monde connu. L’o­deur du petri­chor m’en­va­hit jusque sous la croûte des os et le bruit du cli­que­tis de l’eau qui tombe sur la ter­rasse finit par m’abrutir.
Je com­mence à m’i­ma­gi­ner les longues plages de dia­mant du Sri Lan­ka ou l’o­deur mus­quée du sol de la forêt bir­mane. En février, j’i­nau­gure une nou­velle série de voyages. D’i­ci là, je tâche­rai de conti­nuer à tis­ser des liens et je conti­nue­rai à croire, ou tout au moins à faire sem­blant de croire qu’en chaque jour se cache un tré­sor, qu’il suf­fit de regar­der les yeux grands ouverts pour se per­sua­der que ce n’est pas qu’un leurre de l’esprit.

Aujourd’­hui, j’ai presque 60 000 mots à recom­po­ser dans le bon ordre.

Pho­to d’en-tête © War­ren Keelan

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