Sep 27, 2015 | Archéologie du quotidien |
J’ai écrit un livre sans m’en rendre compte. Tout était là, sous mes yeux, compilé au fur et à mesure du temps ; c’est à peine si je m’en suis aperçu. Trois ans après être revenu de Turquie, j’ai écrit des centaines de lignes sur mes carnets et dans mes cahiers, je les ai transformées en billets pour mon blog, agrémentées des photos que j’ai pris un soin infini à trier, à retoucher, à documenter d’images pour parler d’architecture ou de religion et faire de mes écrits quelque chose de compact, donnant une image au plus près de ce que j’ai ressenti lors de mes voyages, toujours très denses en émotions et en informations de toute sorte qu’on ne peut livrer telles quelles sans les retravailler pour en ébarber les contours. Je ne me compare pas à Nicolas Bouvier, mais je comprends mieux pourquoi il a mis près de vingt ans à accoucher de L’usage du monde. Il y a une dimension de maturation qui ne peut que prendre du temps. Tous les fabricants de vins ou de fromages vous le diront.
Alors me voici métamorphosé en relecteur, passant de longues heures depuis quelques jours à retravailler mon texte qui me semble lourd par moment. Quelques petites épiphanies me font bondir de plaisir, parfois. Le reste me semble pesant, ne me procure aucune joie… Peut-être l’usure de la relecture. L’écriture ne ressemble en rien à la lecture. Le texte défile et l’impression d’essorer mes mots me le rend âpre et sans consistance. Difficile dans ces conditions de savoir ce qu’il en est réellement. Pour le reste, ce seront les lecteurs qui en décideront, mais je ne vais pas pouvoir retailler à l’infini mon texte comme un diamant, au risque de me retrouver avec un caillou aux dimensions dérisoires. Je ne sais plus qui disait qu’écrire, c’est d’abord enlever des mots, couper des phrases entières, réduire à sa plus simple expression, comme une sauce qu’on fait réduire pour n’en recueillir qu’un liquide compact, concentrant dans un infime volume toutes les saveurs nécessaires et primordiales.
De mon voyage en Thaïlande, il me reste au final plus de photos que de textes. C’est certainement la raison pour laquelle j’ai du mal à me lancer dans la rédaction de mes carnets de voyage. Tant que ce ne sera pas fait, il y aura comme une impression d’incomplétude et repartir sera difficile. Il me reste l’hiver pour cela. En effet, février sera le moment pour repartir, je ne sais pas où encore, mais le besoin de tout lâcher se fait sentir.
Au creux de ce texte, ce sont mes deux carnets de voyage en Turquie que j’ai décidé de compiler. Le troisième voyage n’y figurera pas tant il fut différent. A vrai dire, je ne sais pas encore comment l’aborder, ni comment le broder. Les pièces sont encore là, sur mon bureau. Le temps a besoin de faire son œuvre encore quelques mois peut-être.
Je retourne à présent sur mon bureau pour tailler dans le vif, découper les lamelles de viande séchée, débiter les cordons de cuir dans une peau encore fraîche. Dehors il fait soleil, un été qui s’étire comme un élastique, tendu à bloc.
Travaille ton style, mon petit…
Photo d’en-tête © Camilla Hoel
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Sep 20, 2015 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’après ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chrétien, il est l’archétype du chrétien d’Orient, n’ayant jamais quitté sa terre natale. Enterré dans les soubassements de la laure de Saint Théodose (Théodose le Cénobiarque ou Théodose le Grand) dans le désert de Palestine, il est un des personnages les plus importants du cénobitisme orthodoxe. Il faut bien avoir à l’esprit que les Chrétiens, les quelques Chrétiens qui arrivent encore à se maintenir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majorité issus d’un culte proche des origines de la Chrétienté, ce qu’on appelle l’Orthodoxie, qui, dans sa forme actuelle exercée en Russie ou en Grèce reste une version édulcorée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Christianisme très archaïque en Éthiopie. Jean Moschus est l’auteur d’un livre très important à titre documentaire : Le Pré spirituel (Λειμών, Leimṓn, Pratum spirituale en latin). C’est une immense hagiographie pleine d’anecdotes sur l’histoire de l’église chrétienne syriaque qui nous donne des éléments précis sur le développement de la religion dans les premiers siècles du Christianisme d’Orient sur les terres syriennes. C’est accompagné de ce livre que William Dalrymple, l’écrivain spécialiste des Indes Britanniques et du monde chrétien d’Orient, s’est rendu sur le chemin qu’a parcouru Moschos. Il en rapporte un témoignage poignant des dernières heures de ces cultes immémoriaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en partie disparaître sous la colère sourde et destructrice des fondamentalistes de Daech ou par la folie nationaliste d’un état turc qui prend un malin plaisir à détruite toute trace d’un christianisme dérangeant.
Le premier extrait que je fournis ici provient du monastère de Mor Gabriel (Dayro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la province de Mardin, en Turquie. Le monastère ancestral est actuellement en procédure judiciaire avec l’état turc qui l’accuse d’occuper illégalement les terres sur lequel il est installé. Sans commentaire. Dalrymple s’y rend en 1994 pour assister à une scène de prière, rappelant au passage que certains rituels étaient communs aux chrétiens et aux musulmans, et que ceux qui s’en sont séparés ne sont pas ceux qu’on croit.
Bientôt une main invisible a écarté les rideaux du chœur , un jeune garçon a fait tinter les chaînes de son encensoir fumant. Les fidèles ont entamé une série de prosternations : ils tombaient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’église, on ne voyait plus que des rangées de derrière dressés. Seule différence avec le spectacle offert par les mosquées : le signe de croix qu’ils répétaient inlassablement. C’est déjà ainsi que priaient les premiers chrétiens, et cette pratique est fidèlement décrite par Moschos dans Le Pré spirituel. Il semble que les premiers musulmans se soient inspirés de pratiques chrétiennes existantes, et l’islam comme le christianisme oriental ont conservé ces traditions aussi antiques que sacrées ; ce sont les chrétiens qui ont cessé de les respecter.
Théâtre de Cyr (Cyrrhus)
Par le hasard des chemins, longeant la frontière entre la Turquie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloignée de tout, une cité aujourd’hui en ruine qu’il appelle Cyr, à quatorze kilomètres de la ville de Kilis en Turquie. Cyr, c’est l’antique Cyrrhus, Cyrrus, ou Kyrros (Κύρρος) ayant également porté les noms de Hagioupolis, Nebi Huri, et Khoros. Successivement occupée par les Macédoniens, les Arméniens, les Romains, les Perses puis les Musulmans et les Croisés, elle se trouve au carrefour de nombreuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait directement référence à l’histoire dont il est question ici.
Intérieur du mausolée de Nebi Uri (Cyr, Cyrrhus)
Il rencontre à l’écart des ruines principales un vieil homme, un cheikh nommé M. Alouf, gardien d’un mausolée isolé où l’on trouverait les reliques d’un saint… musulman, nommé Nebi Uri. Le lieu est chargé d’une puissance bénéfique pour les gens qui viennent y trouver le remède à leurs maux. Le malade s’allonge sur le sol pour y trouver l’accomplissement du miracle. Lorsque Dalrymple l’interroge sur l’histoire de ce personnage enterré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’histoire du chef des armées de David, marié à Bethsabée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hittite, personnage de l’Ancien Testament que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’intégralité de cette légende sur les magnifiques tapisseries du château d’Écouen (Val d’Oise), Musée National de la Renaissance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la profonde similitude des cultes chrétiens et musulmans qui se confondent, s’entrelacent et disent finalement que les deux ont cohabité dans une certaine porosité sans pour autant chercher à s’annuler. Une belle leçon à raconter à tous ceux qui exposent des sentiments profonds sur l’intégrité de la religion…
Petite remise en perspective de l’histoire :
Quel improbable alliage de fables ! Un saint musulman du Moyen-Âge enterré dans une tombe à tour byzantine beaucoup plus ancienne, et qui s’était peu à peu confondu avec cet Urie présent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trouvait, ce saint s’appelait justement Urie et, au fil du temps, sont identité avait fusionné avec celle de son homonyme biblique. Il était encore plus insolite que dans cette cité, depuis toujours réputée pour ses mausolées chrétiens, la tradition soufie ait repris le flambeau là où l’avaient laissés les saints de Théodoret. Avec ses courbettes et ses prosternations, la prière musulmane semblait dériver de l’antique tradition syriaque encore pratiquée à Mar Gabriel ; parallèlement, l’architecture des premiers minarets s’inspirait indubitablement des flèches d’églises syriennes de la basse Antiquité. Alors les racines du mysticisme — donc du soufisme — musulman étaient peut-être à chercher du côté des saints et des Pères du désert byzantins qui les avaient précédés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’hui, l’Occident perçoit le monde musulman comme radicalement différent du monde chrétien, voire radicalement hostile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des origines du christianisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux religions sont étroitement liées. Car l’une est directement née de l’autre et aujourd’hui encore, l’islam perpétue bien des pratiques chrétiennes originelles que le christianisme actuel, dans sa version occidentale, a oubliées. Confrontés pour la première fois aux armées du Prophète, les anciens Byzantins crurent que l’islam était une simple hérésie du christianisme ; et par mains côtés, ils n’étaient pas si loin de la vérité : l’islam, en effet, reconnaît une bonne partie de l’Ancien et du Nouveau Testament et honore Jésus et les anciens prophètes juifs.
Si Jean Moschos revenait aujourd’hui, il serait bien plus en terrain connu avec les usages des soufis modernes que face à un « évangéliste » américain. Pourtant, cette évidence s’est perdue parce que nous considérons toujours le christianisme comme une religion occidentale, alors qu’il est, par essence, oriental. En outre, la diabolisation de l’islam en Occident et la montée de l’islamisme (née des humiliations répétées infligées par l’Occident au monde musulman) font que nous ne voulons pas voir — la profonde parenté entre les deux religions.
William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
J’adresse ce court billet à tous ceux, comme certains dont je suis par ailleurs très proche, n’arrêtent pas d’asséner ad nauseam que notre société est « chrétienne » ou « judéo-chrétienne » et que l’islam, quel qu’il soit, remet en cause ses fondements. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’avis, car c’est là une tâche impossible, mais pour leur dire simplement que rien n’est pur, rien n’est aussi lisse que ce qu’il souhaiterait, a fortiori certainement pas la religion qu’ils arborent autour du cou…
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Sep 19, 2015 | Livres et carnets |
Retour dans le texte de Jean Clottes qui, cette fois-ci, nous emmène dans l’état de Washington, à deux pas du Canada, sur Miller Island, une grande île de la Columbia River. Accompagné d’un indien Yakoma, il découvre des motifs qui lui ouvrent les chemins d’une prise de conscience terrible.
La pierre joue un rôle centrale dans les sociétés traditionnelles. Que ce soient les parois ou bien les rochers posés à même le sol, la roche est un élément qui participe de la communication entre le monde souterrain, le monde des esprits et la réalité matérielle directement appréhensible et ces peintures ou ces gravures sont les témoignages parfois actuels ou tout au moins actualisés d’une époque, d’un événement, d’un revers de fortune. Pourtant, qui aujourd’hui est encore à même de comprendre ces signes ? Visiblement, seuls les peuples de traditions orales ont encore la connaissance de ces significations qui peuvent traverser les années et les siècles comme auraient dû parvenir jusqu’à nous le sens des peintures pariétales du paléolithique si la parole avait été écoutée. La parole ne s’est jamais tue, elle est toujours proférée, mais pas toujours écoutée, ni même entendue… Particularité du monde moderne. Pourtant, les traditions pariétales qu’on considère comme étant disparues depuis des milliers d’années sont encore vivantes aujourd’hui, notamment chez les Aborigènes d’Australie et dans quelques ethnies indiennes d’Amérique. Cette ligne droite provenant d’il y a 35 000 ans est la preuve matérielle et tangible que l’esprit humain fonctionne avec des constantes psychologiques que seule la tradition orale permet de maintenir… A méditer…
L’art était dispersé en petits panneaux, avec surtout des peintures rouges et blanches et quelques gravures. L’un des sites ornés présentait un motif haut d’une vingtaine de centimètres, représentant une sorte d’arceau (une tête ?) peint en rouge, ouvert vers le bas, hérissé de courts rayons parallèles sur le bord extérieur ; l’intérieur était peint en blanc. Ce dessin était superposé à un nuage de points rouges. Je pensai d’abord que ces ponctuations avaient été faites au doigt, avant de réaliser qu’il en existait des quantités dans toute cette zone et qu’il s’agissait d’une oxydation de la paroi.
Gregg était près de moi. Je lui fis part de mon intérêt et lui dis, pensant à voix haute, que je me demandais si le motif peint l’avait été en relation avec ces petites taches rouges qui ne pouvaient manquer d’attirer l’attention. « Oui, sans doute, me dit-il. Ces points rouges ont dû évoquer pour eux la rougeole et la variole. »
Tâche rouge sur une roche de Miller Island (Etat de Washington)
D’abord interloqué, je me suis ensuite rappelé l’histoire récente de cette région de la Columbia River, dont les tribus furent décimées au XVIIIè siècle par les épidémies de maladies contagieuses apportées par les Blancs. Le plus souvent, ces maladies répandues par des colporteurs ou des voyageurs qui avaient été en contact avec les envahisseurs dans des contrées plus ou moins éloignées, précédaient leur arrivée sur les lieux. Les Indiens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Les esprits étaient en colère contre eux. Leurs pratiques demeuraient inopérantes. Une partie de l’art rupestre original du pays fut alors transformée et de nouveaux motifs crées, dans un but propitiatoire, pour lutter contre les influences maléfiques nouvelles.
Le commentaire de Gregg s’expliquait totalement dans ce contexte. La mémoire de ces événements et de leurs conséquences s’était perpétuée jusqu’à nos jours dans les tribus grâce à la persistance des traditions orales. Un moment comme celui-ci, lorsqu’une remarque anodine éclaire une œuvre d’art rupestre et nous fait pénétrer au cœur même des croyances que l’on croyait à jamais disparues, est un rare privilège et un instant de bonheur. Nous comprenons brusquement ce qui s’est passé. Que saurait demander de plus un chercheur ?
Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gallimard 2011
Photo d’en-tête © Renett Stowe
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Sep 16, 2015 | Livres et carnets |
Je ne rate jamais une occasion de dire à quel point j’admire le travail du paléontologue Jean Clottes, pour la multitude de découvertes dont il est l’auteur et l’inventeur mais également par son approche non conventionnelle qui a fait de lui un quasi paria dans la communauté scientifique, et a fortiori auprès de ses collègues. De par son expérience, il fut un de ceux, bien que premier sur la liste, qui décryptent et continuent d’étudier les deux hauts-lieux de la préhistoire que sont les grottes Chauvet et Cosquer.
En 2009 déjà, je faisais part de cette lecture d’un livre passionnant qu’il a co-écrit avec David Lewis-Williams, peut-être celui qui est à l’origine des recherches sur le chamanisme préhistorique dont Clottes se fait le chantre dans ses livres, au travers d’un article assez long et dans lequel j’exposai en détail les thèses du préhistorien : Ceux qui ornaient les parois de cavernes d’animaux, les chamanes de la préhistoire.
Clottes fait partie de ces intellectuels qui ne disent pas leur nom, qui avancent masqués et qui surtout n’imposent rien, s’en remettent à la magie de la transmission, et, l’oserais-je… procède comme un chamane en diffusant sa pensée telle une poignée de poudre magique. A celui qui s’en empare d’en lire les arcanes de la conscience humaine. Comme dans certains courants de pensée, il fait confiance à la permission de l’esprit de procéder par association (je ne parle pas ici de psychanalyse), de prendre des tangentes, d’obliquer sur le chemin. Les remarques qu’il étale sur la table, les idées qu’il avance, sont comme autant de cartes dont on peut se saisir pour transformer la connaissance en quelque chose d’autre.
Voici un extrait du très beau texte paru en 2011, Pourquoi l’art préhistorique ?, venant à la suite du livre Les chamanes de la préhistoire (1996). Il nous emmène à Rocky Hill au pied de la Forêt Nationale de Sequoia, dans le centre de la Californie, en plein territoire des Indiens Yokut. Il nous emmène déambuler dans la nature pour nous dire à quel moment il va falloir décrocher, se permettre de penser autrement et laisser tomber ces sales petites manies qui nous enferment dans la paresse. On dirait du Lévi-Strauss à l’époque de La pensée sauvage (1962).
La confiance était venue. David l’interrogea sur la signification des peintures. L’une d’elles représentait ce qui me parut être un humain un peu stylisé. Il tenait un objet ovale à la main. Je pensais qu’il pouvait s’agir d’un chamane avec son tambour. « C’est un ours », me dit Hector. Surpris, je répliquai : « Tiens, j’aurais cru qu’il s’agissait d’un homme » — « C’est la même chose ». Il n’en dit pas plus. David m’expliqua ensuite qu’au cours des visions hallucinatoires, recherchées dans les lieux isolés, il arrive souvent qu’un esprit de forme animale — appelé spirit helper, c’est-à-dire esprit auxiliaire — apparaisse à celui qui s’était préparé à la vision par le jeûne et la méditation. D’une certaine façon il devenait cet esprit. En l’espèce, il était donc à la fois homme et ours. La réponse de notre guide était parfaitement cohérente, dans sa logique à lui qu’il fallait connaître, révélatrice d’une conception du monde bien différente de la nôtre.
Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gallimard 2011
Photo d’en-tête © Princess Lodges
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Sep 13, 2015 | Archéologie du quotidien |
Samedi 29 août
Au petit matin, au grand matin, la houle déferle entre mes deux oreilles. Une migraine tout ce qu’il y a de plus sympathique me saisit au pied du lit. Ces derniers temps, j’ai l’impression que le corps ne suit plus tout à fait, un peu comme si le poids des ans venait tout à coup faire surface dans ma vie, pourtant bien rangée et presque sans excès, quelque chose d’à la fois inopportun et d’inconnu. On se surprend alors à avoir un peu peur de ce qui va se passer ensuite, à vouloir gommer le présent histoire d’être certain de ne pas basculer vers autre chose encore.
Je cherche dans mes carnets passés, entreposés sur mes étagères nouvellement installées, l’émotion des voyages qui se conjuguent à présent à l’imparfait ; je cherche les émotions qui furent les miennes et que déjà, peut-être, j’ai oubliées. À leur contact frémissant, à leur tendre évocation, je retrouve comme des expériences délicieuses, simplement au contact des noms, au souvenir de la chaleur écrasante qui s’abat sur mon crâne ou de la sueur qui tâche mes chemises légères, les encroûtant de sel. Le soleil a apporté avec lui son lot de couleurs tendres, de violines et de mandarines. On a beau regarder les souvenirs au-dessus d’une vitre éclairée, ils ne prennent pas toujours la couleur qu’on aimerait leur voir adopter.
Les saveurs des voyages refont surface. Des envies sauvages et ambitieuses.
Marcus de la Houssaye par Marc Garanger ©
L’homme qui figure sur la couverture de Une saison pour la peur de James Lee Burke. Il se nomme Marcus de la Houssaye, un Cajun.
[audio:grandcentralptii.xol]
Dj Sprinkles — Grand Central, Pt. II
Midtown 120 Blues (Mule Musiq, 2009)
Dimanche 30 août
Des odeurs de végétation m’envahissent. Il fait chaud dans la petite ville, le soleil de midi écrase tout dans un silence de fin du monde. Seules les tourterelles et les pigeons ramiers semblent se moquer de cette lourdeur inhabituelle. Malgré tout, un courant d’air frais passe doucement, presque visible, on pourrait le prendre dans la main et lui demander de s’arrêter s’il n’était pas autant le bienvenu. Une pastille d’air frais dans un univers de fournaise. Un frémissement de sueur nait à la base de mes lèvres, juste sous le nez, dès que je bouge le petit doigt. Le courant vient rafraichir et effacer les quelques perles salées, laissant sur ma peau encore hâlée et luisante un goût de sel délicat.
Samedi 12 septembre
C’est amusant pour moi de regarder les ombres s’agiter autour de moi, les esprits s’angoisser et se tendre pour la moindre petite gêne au creux de leur existence. Je m’amuse aussi de regarder ceux qui n’arrivent pas à remplir cette vie pourtant si courte de la moindre joie ; je dis que je m’en amuse, mais en réalité je le déplore et si j’étais réellement totalement dans l’empathie, cela me déprimerait plutôt qu’autre chose. Mais ce n’est pas le cas. Si je dis que je m’en amuse, c’est que cela ne me touche pas plus que ça. J’entends souvent, tel un credo de l’ère moderne, que les journées sont follement remplies d’événements et de choses complètement dingues à faire, j’entends des « je suis sous l’eau », des « je n’en peux plus, je ne m’en sors pas » et surtout des « mais bon dieu, arrête de m’enquiquiner, je n’ai pas le temps pour ça !!! ». Ces phrases traduisent en réalité la vacuité de ces existences qui sous couvert d’arguments fallacieux s’empêchent de prendre le temps. J’ai toujours le temps de faire ce que j’ai envie de faire car je m’organise pour cela. Dire qu’on n’a pas le temps est une autre manière de dire qu’on n’a pas envie, et l’argument devient la cause, dissimule la paresse, ressemble à de la poudre aux yeux… Le vide des existences remplit le temps comme la marée envahit un bras de mer éventré, bousculant tout, ne laissant aucune chance, même au sable…
Adolfo Farsari — Kiyomizu Kyoto
Dimanche 13 septembre
Cette phrase, superbe, est comme trois points de suspension à la fin d’une phrase prononcée par un magicien :
J’étais fatigué de les voir me donner congé comme si je n’étais qu’un simple adverbe dans leurs existences.
James Lee Burke, Une tâche sur l’éternité
Ce matin la pluie tombe drue sur la ville, me laissant voir au travers de la fenêtre comme un spectacle de fils de fers dressés sur l’herbe tellement ça tombe fort, comme d’innombrables billes d’acier jetées des frontières du monde connu. L’odeur du petrichor m’envahit jusque sous la croûte des os et le bruit du cliquetis de l’eau qui tombe sur la terrasse finit par m’abrutir.
Je commence à m’imaginer les longues plages de diamant du Sri Lanka ou l’odeur musquée du sol de la forêt birmane. En février, j’inaugure une nouvelle série de voyages. D’ici là, je tâcherai de continuer à tisser des liens et je continuerai à croire, ou tout au moins à faire semblant de croire qu’en chaque jour se cache un trésor, qu’il suffit de regarder les yeux grands ouverts pour se persuader que ce n’est pas qu’un leurre de l’esprit.
Aujourd’hui, j’ai presque 60 000 mots à recomposer dans le bon ordre.
Photo d’en-tête © Warren Keelan
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