Retour dans le texte de Jean Clottes qui, cette fois-ci, nous emmène dans l’état de Washington, à deux pas du Canada, sur Miller Island, une grande île de la Columbia River. Accompagné d’un indien Yakoma, il découvre des motifs qui lui ouvrent les chemins d’une prise de conscience terrible.
La pierre joue un rôle centrale dans les sociétés traditionnelles. Que ce soient les parois ou bien les rochers posés à même le sol, la roche est un élément qui participe de la communication entre le monde souterrain, le monde des esprits et la réalité matérielle directement appréhensible et ces peintures ou ces gravures sont les témoignages parfois actuels ou tout au moins actualisés d’une époque, d’un événement, d’un revers de fortune. Pourtant, qui aujourd’hui est encore à même de comprendre ces signes ? Visiblement, seuls les peuples de traditions orales ont encore la connaissance de ces significations qui peuvent traverser les années et les siècles comme auraient dû parvenir jusqu’à nous le sens des peintures pariétales du paléolithique si la parole avait été écoutée. La parole ne s’est jamais tue, elle est toujours proférée, mais pas toujours écoutée, ni même entendue… Particularité du monde moderne. Pourtant, les traditions pariétales qu’on considère comme étant disparues depuis des milliers d’années sont encore vivantes aujourd’hui, notamment chez les Aborigènes d’Australie et dans quelques ethnies indiennes d’Amérique. Cette ligne droite provenant d’il y a 35 000 ans est la preuve matérielle et tangible que l’esprit humain fonctionne avec des constantes psychologiques que seule la tradition orale permet de maintenir… A méditer…
L’art était dispersé en petits panneaux, avec surtout des peintures rouges et blanches et quelques gravures. L’un des sites ornés présentait un motif haut d’une vingtaine de centimètres, représentant une sorte d’arceau (une tête ?) peint en rouge, ouvert vers le bas, hérissé de courts rayons parallèles sur le bord extérieur ; l’intérieur était peint en blanc. Ce dessin était superposé à un nuage de points rouges. Je pensai d’abord que ces ponctuations avaient été faites au doigt, avant de réaliser qu’il en existait des quantités dans toute cette zone et qu’il s’agissait d’une oxydation de la paroi.
Gregg était près de moi. Je lui fis part de mon intérêt et lui dis, pensant à voix haute, que je me demandais si le motif peint l’avait été en relation avec ces petites taches rouges qui ne pouvaient manquer d’attirer l’attention. « Oui, sans doute, me dit-il. Ces points rouges ont dû évoquer pour eux la rougeole et la variole. »D’abord interloqué, je me suis ensuite rappelé l’histoire récente de cette région de la Columbia River, dont les tribus furent décimées au XVIIIè siècle par les épidémies de maladies contagieuses apportées par les Blancs. Le plus souvent, ces maladies répandues par des colporteurs ou des voyageurs qui avaient été en contact avec les envahisseurs dans des contrées plus ou moins éloignées, précédaient leur arrivée sur les lieux. Les Indiens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Les esprits étaient en colère contre eux. Leurs pratiques demeuraient inopérantes. Une partie de l’art rupestre original du pays fut alors transformée et de nouveaux motifs crées, dans un but propitiatoire, pour lutter contre les influences maléfiques nouvelles.
Le commentaire de Gregg s’expliquait totalement dans ce contexte. La mémoire de ces événements et de leurs conséquences s’était perpétuée jusqu’à nos jours dans les tribus grâce à la persistance des traditions orales. Un moment comme celui-ci, lorsqu’une remarque anodine éclaire une œuvre d’art rupestre et nous fait pénétrer au cœur même des croyances que l’on croyait à jamais disparues, est un rare privilège et un instant de bonheur. Nous comprenons brusquement ce qui s’est passé. Que saurait demander de plus un chercheur ?Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gallimard 2011
Photo d’en-tête © Renett Stowe
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