Le « man­chot de Lépante »

Le « man­chot de Lépante »

Le 7 octobre 1571, dans le golfe de Lépante (l’ac­tuelle Nau­pak­tos), eut lieu une bataille qui eut une reten­tis­se­ment énorme dans le monde chré­tien. La Sainte Ligue sou­le­vée par le pape Pie V ras­sem­bla les marines véni­tiennes et espa­gnoles pour contrer l’ex­pan­sion­nisme dévas­ta­teur de l’empire otto­man, alors au faîte de sa gloire. La prise de Constan­ti­nople date alors d’un petit siècle et le sul­tan alors en place est le fils de Süley­man le Magni­fique, Selim II, un per­son­nage idiot, fruste et alcoo­lique. Cet évé­ne­ment fait date car les Otto­mans se sont pris une décu­lot­tée monu­men­tale, per­dant soixante-dix pour-cents de leur flotte et près de 30 000 hommes, pour la plu­part des esclaves grecs employés aux rames.

Andries van Eertvelt - Navires en perdition pendant la bataille de Lépante (1571), 1623. Museum of Fine Arts, Ghent.

Le livre de Michel Lesure, sim­ple­ment nom­mé Lépante, fait la lumière sur la bataille elle-même, ses pré­pa­ra­tifs et son dérou­le­ment à grand ren­fort de docu­ments d’é­poque et pour une fois, pas sim­ple­ment des archives euro­péennes, mais aus­si de docu­ments pro­ve­nant des archives des sul­tans. Les choses prennent une autre colo­ra­tion, car si l’on estime que suite à cette bataille navale d’en­ver­gure, mal menée par les Turcs, leur domi­na­tion et la ter­reur qu’ils fai­saient régner sur la Médi­ter­ra­née s’ar­rê­ta net, c’est en réa­li­té une défaite qui engen­dra le regain de la flotte dans un pre­mier temps et dans un second l’ar­rêt de la pous­sée des pays chré­tiens pour conqué­rir la Terre Sainte. Les Véni­tiens dont l’é­co­no­mie basée sur ses échanges avec l’O­rient et la Route de la Soie est exsangue et les Espa­gnols bien plus tour­nés vers les affaires de la reli­gion que vers celles de la poli­tique, sui­vis de loin par les Fran­çais empê­trés dans les reten­tis­se­ments du mas­sacre de la Saint Bar­thé­lé­my, n’ont plus guère d’in­té­rêt pour par­tir au loin com­battre pour récu­pé­rer ce qui leur a été depuis long­temps confis­qué. Si la bataille de Lépante est une défaite des Otto­mans, c’est avant tout la vic­toire de l’Is­lam sur l’Oc­ci­dent, une autre vision des choses.

Andrea Vicentino - La bataille de Lépante, 1603, Palazzo Ducale, Venise

Par­mi les com­bat­tants de cette légen­daire bataille se trou­vait un homme qui raconte sa cap­ture, un homme qui per­dit l’u­sage de sa main gauche et qu’on finit par appe­ler le « man­chot de Lépante ». Il res­ta cap­tif pen­dant cinq ans dans les geôles du bey d’Al­ger. Cet homme s’ap­pelle Miguel de Cer­vantes… Je ne sais pas pour­quoi, mais en lisant son témoi­gnage, je n’ai pas pu m’empêcher de sou­rire et de pen­ser à Don Quichotte…

En ce jour où fut bri­sé l’or­gueil otto­man, par­mi tant d’heu­reux qu’il fit (car les chré­tiens qui y périrent eurent plus de bon­heur encore que ceux qui res­tèrent vivants et vain­queurs), moi seul je fus mal­heu­reux. Au lieu de rece­voir comme au siècle de Rome une cou­ronne navale, je me vis, dans la nuit qui sui­vit cette fameuse jour­née, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voi­ci com­ment m’ar­ri­va cette cruelle dis­grâce. Ucha­li, roi d’Al­ger, heu­reux et har­di cor­saire, ayant atta­qué et pris à l’a­bor­dage la galère capi­tane de Malte, où trois che­va­liers res­taient seuls vivants, et tous trois griè­ve­ment bles­sés, la capi­tane de Jean André. Doria vint à son secours. Je mon­tai cette galère avec ma com­pa­gnie, et fai­sant ce que je devais en sem­blable occa­sion, je sau­tai sur le pont de la galère enne­mie, mais elle s’é­loi­gna brus­que­ment de celle qui l’at­ta­quait et mes sol­dats ne purent me suivre. Je res­tai seul, au milieu des enne­mis, dans l’im­puis­sance de résis­ter long­temps à leur nombre. Ils me prirent à la fin, cou­vert de bles­sures, et comme vous savez, Sei­gneurs, que Ucha­li par­vint à échap­per avec toute son escadre, je res­tai son pri­son­nier. Ain­si je fus le seul triste par­mi les heu­reux, le seul cap­tif par­mi tant de prisonniers.

Michel Lesure, Lépante
Folio Histoire
1972 (Jul­liard)

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Typhon — Joseph Conrad

A Storm Brewing

Il y a long­temps que je vou­lais lire Typhon, un petit livre écrit par Joseph Conrad en 1900. Typhon, c’est un peu le Graal du roman mari­time, mais contrai­re­ment à ce que pour­rait pen­ser, ce n’est pas un simple livre d’a­ven­tures mari­times, ni un livre catas­trophe, mais bien plu­tôt un simple livre qui parle d’hommes sur un bateau. Le mau­vais temps est à l’o­ri­gine de cette ambiance pois­seuse et les hommes qui coha­bitent sur la nef cha­hu­tée par les flots et le vent vont se retrou­ver pris ensemble dans la tourmente.

Des lueurs pareilles à de longues flammes pâles trem­blaient sur les sur­faces polies du métal ; les énormes têtes des mani­velles émer­geaient tour à tour du par­quet de chauffe en un éclair de cuivre et d’a­cier — et dis­pa­rais­saient, tan­dis que les bielles aux join­tures épaisses, pareil à des membres de sque­lette, sem­blaient les atti­rer, puis les reje­ter avec une pré­ci­sion fatale. Et tout au fond, dans une demi-clar­té, d’autres bielles allaient et venaient, s’es­qui­vant déli­bé­ré­ment, des tra­verses dode­li­naient de la tête, des disques de métal glis­saient sans frot­te­ment l’un contre l’autre, lents et calmes dans un tour­noi de lueurs et d’ombres.

Le typhon, s’il est un des per­son­nages prin­ci­paux du livre, n’est même pas pré­sent à l’ex­té­rieur du bateau mais bel et bien à l’in­té­rieur, dans l’am­biance ter­ri­ble­ment lourde entre les hommes d’é­qui­page et les deux cents coo­lies qui y ont embar­qué pour retour­ner au pays. Typhon est une pièce majeure, une des pièces maî­tresses de l’œuvre de Conrad, trop court pour être un roman, trop long pour être une nou­velle, un pur joyau.

Une petite flamme brilla de nou­veau sur le verre et le métal du baro­mètre au chef bran­lant. Les yeux de Mac Whirr s’y fixèrent. Il les fer­mait à demi pour concen­trer son atten­tion, comme épiant un signe imper­cep­tible. Avec sa face grave, il res­sem­blait à un bonze dif­forme et bot­té en train de consul­ter un idole et lui brû­lant au nez de l’en­cens. Il n’y avait pas d’er­reur ; il n’a­vait jamais vu de sa vie le baro­mètre aus­si bas.

Joseph Conrad, Typhon
Folio Gallimard
Tra­duc­tion d’An­dré Gide

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Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 7 août) : Pamuk­kale, le châ­teau de coton et le mar­ty­rium de l’a­pôtre Phi­lippe, Hiérapolis

Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 7 août) : Pamuk­kale, le châ­teau de coton et le mar­ty­rium de l’a­pôtre Phi­lippe, Hiérapolis

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 6 août) : La route d’Arycanda et les mantı

Bul­le­tin météo de la jour­née (mar­di) :

  • 10h00 : 36.7°C / humi­di­té : 25% / vent 31 km/h
  • 14h00 : 39.6°C / humi­di­té : 18% / vent 17 km/h
  • 22h00 : 35.1°C / humi­di­té : 25% / vent 17 km/h

Turquie - jour 12 - De Kas à Pamukkale - 001 - Kaş

Ce matin, je me réveille tôt ; je sors sur le bal­con et j’hume l’air chaud qui traîne alors qu’il est à peine 6h30. C’est la mi-nuit et il flotte un vent venu des terres qui balan­cé mes ser­viettes de bain et de toi­lette dans le pré­ci­pice en bas de l’hô­tel. Une ambiance bizarre. Je dois des­cendre par mes propres moyens pour aller cher­cher mes affaires dis­sé­mi­nées au milieu de celles des autres. Je me rends compte une fois arri­vé en bas que mon maillot de bain est per­ché dans le figuier, le reste jonche le sol.

Turquie - jour 12 - De Kas à Pamukkale - 004 - Kaş

Ce jour est un jour par­ti­cu­lier puisque je prends la voi­ture pour aller loin, à plus de deux cents kilo­mètres de là dans la direc­tion du nord-nord-ouest, non loin d’une grande ville qui s’ap­pelle Deniz­li. Le but de cette jour­née est d’al­ler visi­ter un des plus grands sites de la Tur­quie, un des plus connus, des plus impres­sion­nants : Pamuk­kale (pamuk = coton, kale = châ­teau ou for­te­resse). La route est un peu longue, je compte envi­ron 4h30 pour presque 300 km en taillant un iti­né­raire le plus droit pos­sible, sur une route que je ne connais abso­lu­ment pas et qui pour­rait très bien m’ap­por­ter des sur­prises. La décep­tion d’Ary­can­da me pousse à pré­pa­rer et à assu­rer au maxi­mum cette virée. Je n’ai pas l’in­ten­tion de reve­nir bre­douille cette fois-ci.
Je prends un petit déjeu­ner bâclé en cinq minutes et je suis déjà sur la route, appa­reil pho­to prêt à tirer et me voi­ci parti.

Carte Kas-Pamukkale (more…)

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L’ombre du monde

Il faut choi­sir son camp : être du côté de ceux qui subissent ou du côté de ceux qui s’emparent du monde et si on est dans le camp des seconds, rien ne nous empêche de par­fois nous lais­ser por­ter par le chant du monde en ima­gi­nant qu’on puisse par­fai­te­ment, pour une fois, bais­ser la garde et se lais­ser hap­per. Dans mon cas, je me laisse tota­le­ment lami­ner, car c’est un bien, une néces­si­té. Il fau­dra pour répa­rer se lais­ser la pos­si­bi­li­té de repartir.

Topkapi sarayi - le harem

Top­kapı Sarayı Müze­si, Harem
mai 2013

Autant dire tout de suite que si j’a­vais pas mal pré­pa­ré ce voyage, je me suis confron­té à des impré­vus, des mau­vais mais sur­tout des bons et le pro­gramme auquel, avec une cer­taine dis­ci­pline, je m’é­tais pro­mis de ne pas déro­ger n’a pas été du tout res­pec­té. Que ce soit en Cap­pa­doce ou à İst­anb­ul, je me suis lais­sé entour­lou­pé par les gens, par la ville, les odeurs et les lieux, je n’ai presque rien fait de ce que j’a­vais pré­vu et cette fois en par­ti­cu­lier, j’ai pas­sé beau­coup plus de temps avec les gens qu’à voir des monu­ments ou des sites naturels.
Par­don à ceux à qui j’a­vais dit que j’é­cri­rai, mais disons que toute la chaine qui per­met d’en­voyer des cartes pos­tales est un peu trop com­pli­quée à mon goût ; cartes pos­tales laides et rares, peu d’en­droits (à part la poste) pour ache­ter des timbres, pas de boîtes à lettres dans la rue et néces­si­té de se contraindre à se dépla­cer jus­qu’à l’u­nique poste pen­dant ses horaires d’ou­ver­ture. Trop de para­mètres, selon moi. Déso­lé, mais j’a­vais un monde à explorer…
A pré­sent, me voi­ci de retour, avec des mines d’or à l’in­té­rieur, la peau légè­re­ment bron­zée par un soleil qui a vou­lu se faire dis­cret à İst­anb­ul, les pieds fati­gués, une petite scia­tique accro­chée à la fesse gauche, des valises pleines de cochon­ne­ries à man­ger et de bibe­lots et plus que tout, une belle et saine fatigue qui va néces­si­ter quelques jours de tra­vail pour que tout se remette dans l’ordre.
Peu importent les babioles qu’on ramène, peu importent les pho­tos qu’on peut prendre par mil­liers, car ce qui est le plus impor­tant à rame­ner, c’est le sou­rire des gens qu’on ren­contre, quelques minutes de bon­heur pas­sées avec des incon­nus dans la rue, les embras­sades et les larmes du départ, et sur­tout la sen­sa­tion incom­pa­rable d’a­voir — enfin — pu trou­ver dans le monde sa deuxième mai­son, un endroit où lais­ser son cœur, un endroit où com­mence un deuxième monde connu.
Aus­si, en temps vou­lu, je vous par­le­rai d’Ümit, de Moris, d’Ömer, de Nihat, de Bişra, de Fatoş et Bukem, un peu moins de Soli­man et de Ser­kan qui sont des escrocs, mais sur­tout de Meh­met, d’Emin, de Sum­ru et de Sıtkı.

PS : j’ap­prends à l’ins­tant qu’un nou­vel atten­tat a frap­pé le sud de la Tur­quie, à Rey­han­li, pré­ci­sé­ment dans la région d’où est ori­gi­naire Sıtkı.

 

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