Lorsqu’en 1948 Jean Malaurie apprend qu’il peut enfin partir au Groenland, il le raconte à la manière d’un de ces écrivains presque lyrique du dix-neuvième siècle. Il vient de recevoir un télégramme de l’ambassadeur de France à Copenhague et s’il veut embarquer, il doit quitter sa mission hivernale dans le Hoggar. Il nous raconte ici avec couleurs son départ et ce qui ressemblerait presque à une croisière… parfois même, on se croirait dans un roman d’Agatha Christie.
Jean Malaurie est un gentleman explorateur, il est de ces hommes qu’on aime écouter parler de n’importe quoi, car ce sont des raconteurs d’histoires.
Une paisible vie de croisière nous attendait. C’est confortablement étendu que l’on se prépare à affronter, en effet, les « sauvages mers boréales ». Monotonie d’un voyage trois fois répété. Des mouettes agitées criaillent autour des déchets que vomit la coque. Du mess-hall montent à contre-temps des airs de polka qu’un piano au rythme mécanique s’efforce d’accorder au martèlement sourd des machines.
« Heures sans contenu ni contours. »
La matin, dès huit heures, des stewardesses empressées parcourent d’un pas élastique les coursives. Les dizaines de gisants que nous sommes s’ébrouent dans le ventre du navire. Belle matinée en vérité. Sur le pont, comme surgies des profondeurs, de jeunes Danoises dorées, aux seins triomphants, s’étirent au soleil et achèvent de donner au cargo un air de vacances.
Laconique, le capitaine, d’une punaise, pointe la position sur la carte du fumoir. Bientôt, nous prenons place à table, une vraie table scandinave surchargée de plats de crevettes roses, de poissons crus et de charcuterie, de verts condiments, de bouteilles, de fleurs et de drapeaux, le tout dominé par les effigies benoîtes et polychromes de souverains.
Skoll ! skoll ! A se bien regarder, c’est un étrange spectacle. Un instituteur groenlandais, maigre et renfrogné, « voisine » l’épouse plantureuse d’un petit fonctionnaire, boudinée dans une robe à fleurs. Nous sommes entourés d’enfants, d’ouvriers en chemises à carreaux, le col ouvert.
Cinq alpinistes écossais se mêlent à des Esquimaux métissés, gauches et souriants, qui s’efforcent d’imiter les manières de leurs grands voisins. Propos amers de comptables. Désœuvrement général.
Quatorze heures, la sieste. Le long d’une banquette du fumoir, sous la clarté blanche d’une lampe électrique, un mécanicien affalé ronfle, la bouche ouverte. Près de lui, une femme de lettres, en mal de sensations, sourit à son livre d’aventures. Le regard lassé s’accroche, par-delà une eau noire et plate, à quelques icebergs malpropres. Lentement à la cadence de nos huit nœuds, ils défilent. Au loin, très au loin, dans une brume laiteuse, sous un ciel de violet et de garance, une poussière d’îles et de montagnes gris-blanc, une côte fauve, coiffé d’un immense glacier tout en longueur. Pas un arbre ; du rocher, rien que du rocher : The friendly Arctic ?
J’ai échangé ce matin, contre de la monnaie locale, mes dernières couronnes, une centaine de livres et des dollars. Nous approchons de la seule grande île du globe où l’on s’efforce farouchement encore d’ignorer la banque et dont la monnaie locale est inchangeable en dehors de l’île. Il y a huit jours que nous sommes en route ; quatre que mon voisin de cabine, un vénérable pasteur d’Oslo, gît sur sa couchette, nauséeux et désabusé. Il en reste environ quinze avant d’atteindre le but. Nous sommes au bord du S/S Disko, doyen des cargos de la ligne Copenhague-Disko, en vue du Groenland.
Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé
(édition de 1989)