Mar 30, 2017 | Arts, Livres et carnets |
Tout commence par des citations qui résonnent étrangement en nous, des bouts de phrases tirés de livres qui racontent votre histoire à vous. Lorsque Kessel ou Bouvier parlent, c’est de vous dont ils parlent, c’est de votre enfance dont il est question. La preuve…

New and Improved View of the Comparative Heights of the Principal Mountains and Lengths of the Principal Rivers In The World. 1823
J’écoute d’abord Joseph Kessel, pour qui Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues… Puis un peu plus près de chez moi, de ma temporalité, Nicolas Bouvier, dans L’usage du monde. C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sais comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.
Et puis un jour, vous partez trop loin, ce qui vous parle, ce ne sont plus que les cartes elles-mêmes, elles vous ont envahi. Certaines sont affichées au-dessus de votre bureau, voire dans la salle de bain, au-dessus des toilettes, peut-être même dans votre chambre. Au-dessus de mon bureau se trouve un ancienne carte de Constantinople, entièrement écrite en français, où même les noms turcs sont transcrits dans un français de carnaval. Mais la carte est belle car c’est une vue panoramique du Bosphore. J’ai d’autres cartes qui apparaissent sur des miniatures persanes, des reproductions un peu grossières, achetées dans une toute petite boutique d’Istanbul, recouverte de feuilles de Corans enluminées, peintes et repeintes. Il me semble même que de là où je me trouve je peux entendre le muezzin entonner la prière du soir non loin de Sultanahmet. Ce sont les cartes qui vous ont happé, elles sont venues vous chercher et puis vous ne savez pas quoi faire de celle-ci. J’ai également un vieil atlas datant des années 50, aux feuilles jaunies, et dont certains noms de pays n’existent plus…
Entre le début et la fin du XIXème siècle, dans les atlas et sur les murs des écoles sont apparues de nouvelles cartes, des cartes d’un nouveau genre, des cartes qu’on appelle comparatives. Alors on y compare quoi sur ces cartes comparatives ? La longueur des fleuves et la hauteur des montagnes. Au premier abord, on comprend tout de suite que ces cartes comparatives mettent au même niveau deux des éléments géographiques dont les mesures sont les plus proches, mais ensuite, on se demande quelle raison étrange a pu pousser certains cartographes à constituer ce genre de cartes, car effectivement, ces choses-là n’ont rien à voir entre elles. Aussi bien je pourrais comprendre la mise en relation des montagnes avec la profondeur des fosses marines, mais comparer la hauteur des montagnes et la longueur des fleuves n’a à mon sens pas vraiment d’autre intérêt que de produire de belles cartes qui ont le mérite d’être captivantes, même si elles sont parfois difficiles à déchiffrer. C’est là toute la poésie de la chose, assembler des formes, des couleurs, des mesures, des légendes, pour en faire des objets d’une belle précision, même si toutefois, les cartes sont souvent fausses. Mais qui se soucie de leur véracité ? Tenons-nous en à la poésie.
Allons faire un tour parmi les plus belles d’entre elles. Toutes sont disponibles sur le site David Rumsey Map Collection, un des plus beaux sites de cartographies du web mondial. Prenons-en de tout petits morceaux pour les regarder de près et voir ce qu’elles ont à nous dire.
Cette première carte en français (Goujon et Andriveau) datant de 1836 montre les fleuves en partant du plus long, les sommets en partant du plus court ; l’imbrication des deux donne la forme de la carte. C’est une très belle carte avec beaucoup d’indications et de nombreux chiffres repris dans les colonnes latérales. A cette époque, le sommet le plus haut du monde est le Dhaulagiri.

1836 Andriveau Goujon Comparative Mountains and rivers chart
Sur cette carte, on peut constater que les deux comparaisons sont empilées l’une sur l’autre, ce qui a pour effet de les placer sur la même échelle. Un peu moins soignée que la précédente, elle est tout de même colorée et relativement précise.

A comparative view of the heights of the principal mountains and lengths of the principal rivers of the World; Fenner, 1835.
Cette fois-ci, les montagnes ne sont plus alignées les unes à côté des autres mais empilées, pour ne former qu’un seul et même sommet. Les fleuves sont mis à l’échelle mais pas forcément ordonnés, et ornent chaque côté de l’immense montagne représentée.

A Comparative View of the Heights of the Principal Mountains and Lengths of the Principal Rivers in the World, Dower, John Nicaragua; Teesdale, Henry, London, 1844
Celle-ci a la particularité de ne parler que de l’Écosse. Et comme l’Écosse, la couleur dominante en est le vert sombre… J’aime beaucoup cette carte car elle a un côté naturaliste assez pratique. En effet, les rivières descendent des montagnes et sont représentées dans une mise en relief assez intéressante.

A comparative view of the lengths of the principal rivers of Scotland. Comparative view of the height of the falls of Foyers and Corba Linn, Thomson, John, Lizars, William Home, Edinburgh, 1822
Celle-ci et la prochaine, ne sont en réalité qu’une seule et même carte. La première représente la partie est de l’hémisphère, la seconde la partie ouest. Cette fois-ci, ce ne sont plus simplement les montagnes et les rivières, mais également, les chutes d’eau, les îles également les lacs qui y sont représentés, le tout dans une mise en page élégante et assez efficace pour la compréhension des légendes et la lecture des informations.

A Comparative View Of The Principal Waterfalls, Islands, Lakes, Rivers and Mountains, In The Eastern Hemisphere; Martin, R.M.; Tallis, J. & F.; New York; 1851

A Comparative View Of The Principal Waterfalls, Islands, Lakes, Rivers and Mountains, In The Western Hemisphere; Martin, R.M.; Tallis, J. & F.; New York; 1851
Celle-ci et celle d’après sont les deux pages de deux graphiques différents. Mais ce ne sont plus vraiment des cartes, plutôt des graphiques.

Comparative heights of mountains; Worcester, Joseph E.; Boston; 1826

Comparative lengths of rivers; Worcester, Joseph E.; Boston; 1826
Cette carte a l’avantage d’être dans un excellent état, en plus d’être pliable. On peut voir les marges des plis écartés laissant entr’apercevoir la toile de jute qui sert de support aux jointures.

Comparative heights of the Principal Mountains and Lengths of the Principal Rivers Publisher William Darton
Encore une carte en deux hémisphères distincts. Mise en page sobre, bicolore, efficace, gracieuse…

Eastern Hemisphere; Mitchell, Samuel Augustus; Philadelphia; 1880.

Western Hemisphere; Mitchell, Samuel Augustus; Philadelphia; 1880.
Celle-ci est une de mes préférées, de par ses couleurs et sa pertinence. Sont listées les indications sur la végétation en fonction des différents massifs. La carte elle-même indique les types de végétation en fonction des latitudes. Elle contient un superbe petit synopsis des régions phyto-géographiques.

Geographical distribution of indigenous vegetation. The distribution of plants in a perpendicular direction in the torrid, temperate and frigid zones- Henfrey, Arthur, 1819–1859
Celle-ci intègre les longueurs des rivières et les hauteurs de montagne dans les espaces vides laissés par les arrondis des hémisphères.

Gray’s new map of the World in hemispheres, with comparative views of the heights of the principal mountains and lengths of the principal rivers on the globe, Gray, Frank Arnold, Houlton, Maine, 1885
Une autre version d’un type de carte déjà vu plus haut.

Heights Of The Principal Mountains In The World, Tanner, Henry S., Philadelphia, 1836
Une autre version encore…

Heights Of The Principal Mountains In The World. Lengths Of The Principal Rivers In The World, S. Augustus Mitchell, 1846
J’aime particulièrement celle-ci, pour son aspect monochrome, mais aussi pour la douceur des arrondis des légendes attribuées aux sommets. Elle est vraiment complète, puisque par continent, on peut retrouver facilement les montagnes et les fleuves décrits avec précision.

Johnson’s Chart of Comparative Heights of Mountains, and Lengths of Rivers of Africa … Asia … Europe …South America … North America; Johnson, A.J.; 1874.
Egalement une autre version d’un type de carte connu, un peu piquée, un peu jaunie…

Mountains & Rivers; Colton, G.W; 1856
Comparaison des deux hémisphères, de manière parfaitement symétrique.

Rand, McNally & Company’s indexed atlas of the world Western Hemisphere, Eastern Hemisphere, Rand McNally and Company, Chicago, 1897
Une autre version très colorée par continent, mais désormais rien que de très commun…

Table of the Comparative Heights of the Principal Mountains &c. in the World; Finley, Anthony, Philadelphia, 1831
Exactement la même, mais sous forme de graphiques…

Table of the Comparative Lengths of the Principal Rivers throughout the World; Finley, Anthony, Philadelphia, 1831.
Certainement la plus belle de toute, une carte riche, avec le bassin de certains fleuves significatifs, une carte qu’on aimerait bien avoir au-dessus de son bureau…

The World in Hemispheres with Comparative Views of the Heights of the Principal Mountains and Basins of the principal Rivers on the Globe, Fullarton, A. & Co., London and Edinburgh, 1872
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Mar 12, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Au petit matin, une odeur d’eau, de rivière mouvante, quelque chose de vivant emplit l’air. L’odeur âcre d’un feu de végétaux se répand doucement. Après le petit déjeuner, je me rendors quelques minutes sur la terrasse, où la chaleur des premiers instants me chauffe déjà la peau. Je profite quelques instants de la piscine avant de refaire ma valise qui restera toute la journée à la réception de l’hôtel. Déjà, je suis redevenu un étranger aux lieux et laisser la suite derrière moi me pince le cœur. Si peu de temps passé ici. C’est le principe du voyage ; déjà il faut repartir, tout le temps repartir, se dessaisir de ce qu’on a appréhendé pour n’en garder qu’une essence.
J’ai commandé un skylab à la réception de l’hôtel. Le petit bonhomme qui arrive ne paie de mine avec sa chemise jaune déchirée et une bouche presque entièrement édentée, mais il arbore un sourire heureux d’homme simple et jovial. Il connaît parfaitement sa ville, mais n’entrave pas un seul mot d’anglais. Ce n’est pas vraiment un problème, on réussira à s’en sortir pour se parler quand-même. Je lui demande de m’emmener à Hua Raw, à l’est de la ville. Hua Raw c’est le plus grand marché couvert de la ville, une grande halle sans charme qui abrite des centaines de commerçants, où l’on peut trouver aussi bien de quoi manger sur le pouce, que de quoi cuisiner, paniers à riz, ustensiles, mais aussi lunch-boxes, tissus, balais, réchauds, bâtons d’encens et offrandes pour les temples, coussins de paille, bref, tout ce qu’il faut pour le foyer. Je suis ébahi par la fraicheur des marchandises qu’on trouve sur les étals, malgré leur aspect peu engageant ; poissons fumés, poissons frais à la mine patibulaire, entrailles d’animaux non identifiés… des tripes, boyaux, viscères que je ne connaissais pas, s’entassent sur la glace pilée des boucheries ambulantes. On se demande à quel moment cela va se retrouver dans nos assiettes… L’odeur âcre des animaux abattus prend à la gorge, mais ce n’est pas une odeur de mort ou de pourriture, c’est plutôt quelque chose de sauvage…
Le conducteur du skylab partage avec moi un petit ballotin de fraises blanches avec un petit sachet de sucre rose pimenté. Elles sont dures et sans saveur, mais nous rions tous les deux en partageant cet en-cas incongru. Manger des fraises en Thaïlande, au bord de la route avec un chauffeur de skylab…
Une vieille dame qui tient une échoppe encombrée de tissus et d’ustensiles de cuisine rigole avec moi lorsque, je ne sais pourquoi, j’en viens à lui demander comment on prononce en thaï le mot “main” (มือ) ; elle essaie désespérément avant d’abandonner de me faire prononcer quelque chose qui ressemble à “meuuuuuuuh” en gardant les dents serrées et en faisant s’éterniser ce joli son long. Un peu plus loin, j’achète un balai recourbé en paille de riz au fils d’une vieille dame ; il parle un anglais parfait avec l’accent de l’université, mais la bosse du commerce n’est pas encore en lui. Celui que j’achète est cher (90 bahts) et me propose si je le souhaite d’en acquérir un autre beaucoup moins cher pour 50 baths (un peu plus d’un euro) parce qu’il m’explique qu’il est plus pratique.
Un peu plus loin, j’achète une petite boîte à riz tressée pour un prix tellement dérisoire que c’en est gênant, à un vieux chinois presque aveugle pour qui sourire doit être une vague notion antique, mais lorsque, comme à chaque fois que j’achète quelque chose, je lui dis merci en thaï (khop kun khrap) suivi d’un salut (sawasdi khrap), j’arrive à lui arracher un léger sourire de satisfaction presque ému. Se fouler d’apprendre quelques mots est la moindre des politesses, ce qui est toujours ressenti comme une marque d’attention dans un pays où la confrontation avec l’étranger est souvent ressenti comme une colonisation agressive.
Dans la partie du marché où l’on trouve légumes et fruits, viande et épices, ce sont surtout des musulmanes qui sont aux affaires sous les grandes plaques de tôle du toit ajouré. Elles préparent des volailles avec la méticulosité des artisanes appliquées. D’immenses ventilateurs brassent un air inexistant sous ce hangar frappé par un soleil impitoyable qui se faufile au travers des petites ouvertures et dessine sur le sol de jolis motifs terminant les rais de lumière enfumés. C’est ici que j’arriverai à trouver des petits sachets d’épices pour cuisiner le Laab-Namtok.
A l’hôtel, j’avais demandé au skylab de m’emmener au marché, puis au Wat Yai Chai Mongkhon, mais je change d’idée et lui demande de me ramener là où j’ai déjeuné hier, au Wat Ratchaburana, là où je me suis régalé de ce superbe chicken noodle. Une fois arrêté devant, il me dit avec malice avec quelques mots d’anglais que c’est très bon ici ; je lève mon pouce pour approuver en lui faisant comprendre qu’on est sur la même longueur d’ondes. Aujourd’hui, c’est une petite jeune fille d’à peine 13 ans qui fait le service, coupée au carré et lunettes rondes, son anglais est très bon. Elle me sert une soupe de poulet et nouilles aux œufs à la chinoise, légumes et coriandre, que j’agrémente de sauce soja et piment maison.
Nous repartons vers le Wat Yai Chai Mongkhon qui se trouve encore plus à l’est que le marché, au-delà de la frontière naturelle formée par la Pa Sak, dans une circulation dense à l’extérieur de la ville. Il roule à contresens pour gagner un peu de temps et enquiller l’entrée du temple. C’est aujourd’hui un jour férié, et comme tous les jours comme celui-ci, les gens se pressent dans les temples en famille, c’est ce que je remarque immédiatement en arrivant au temple où se garer devient un jeu complexe. Le petit homme me laisse devant et va garer son skylab un peu plus loin, à l’ombre des ficus, avant d’aller se payer une bière avec ses copains chauffeurs à l’abri des regards. Les bouddhistes ne sont pas censés boire de l’alcool (le cinquième précepte de la conduite morale du bouddhisme exige qu’on n’ingère pas de produits toxiques annihilant la maîtrise de soi, mais tant qu’on est maître, tout va bien, non ?).
Avant d’être un lieu de pèlerinage important, ce temple est un monastère (Wihan Phraphutthasaiyat), et sa particularité est d’accueillir également des femmes, vêtues de blanc et le crane rasé. Construit en premier lieu par le roi U‑Thong, il faut agrandi par ses prédécesseurs et consacré comme le lieu de la victoire sur les Birmans. Le ubosot est entièrement en bois et passablement ancien. La foule qui s’y presse rend l’accès compliqué, et je capitule devant la masse des pèlerins, surtout pour ne pas déranger. Je n’aime pas m’imposer comme visiteur tandis que d’autres viennent ici avant tout pour prier. Mais ce qui fait la beauté du lieu, c’est le chedi, immense, visible à des kilomètres à la ronde. De chaque côté, un immense Bouddha souriant semble assurer la sécurité du lieu.
Un peu à l’abri de la foule se trouve un immense Bouddha allongé, recouvert d’un drap orange, que deux petits vieux à la peau brunie par le soleil, tout habillés de carmin et de bordeaux, courbés comme de vieux arbres, remettent en place avec attachement et tendresse. Il se passe ici quelque chose d’étrange. Derrière la foule de ceux qui se pressent ici pour prier, bâtons d’encens et fleur de lotus retenus dans leurs mains jointes au chevet du Bouddha couché, position qui symbolise le Bouddha malade sur le point d’entrer au Parinirvāṇa, bon nombre de personnes stationnent devant les deux pieds de la statue dont les orteils sont tous, comme dans toute l’iconographie thaïlandaise, de la même longueur, et pressent de toute leur force une pièce de monnaie qu’ils tentent de faire adhérer à la pierre. L’exercice peut sembler étrange, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, certaines des pièces s’enfoncent et restent collées dessus. Tout le monde essaie à son tour ; certains dépités de voir que leur pièce ne tient pas, s’éloignent ; d’autres qui y parviennent arborent un sourire d’extase. Si la pièce est retenue par la pierre, la chance et le bonheur sont assurés. C’est la première que je vois cette pratique en Thaïlande, c’est assez émouvant.
L’immense chedi est entouré de dizaines de statues de Bouddha, toutes recouvertes d’un linge jaune d’or aussi brillant que la soie, resplendit dans le soleil d’une journée chaude. Dans la main ouverte vers le ciel de la statue se trouve parfois une fleur de frangipanier, déposée là avec tendresse. Parfois, ce sont des amulettes en bronze posées là sur le rebord du socle. Les frangipaniers poussent dans la cour du chedi, répendant leur odeur si sucrée au pied de l’immense monument. Dans la jardin gisant au pied du chedi, de l’autre côté de l’ubosot, des maisons en bois sont les retraites de ces femmes qui sont entrées en religion, portant l’habit blanc, crane rasé ; elles vivent ici en toute quiétude, à l’abri des regards, entourées de chats et d’arbres hauts au pied desquels des petites statuettes, des arbres tressées de fils de fers et de petites pierres, des amulettes sont déposées en signe de vénération. Une plante épiphyte est enroulée autour du tronc d’un arbre, dans un morceau de tissu de couleur jaune également. Le jaune ici prend la symbolique de la renoncement aux choses matérielles et de l’humilité. Je fais le tour, comme beaucoup d’autres personnes, du beau chedi par la gauche, comme il se doit, et regarde les gens pieux en faire de même avec leur fleur de lotus dans les mains. Une jolie lumière tamisée, orangée, recouvre les jardins et les visages paisibles des Bouddha, dans l’odeur florale des fleurs de frangipaniers et l’atmosphère humide que la brique du chedi semble exhaler.
Une fois monté sur le chedi par une volée de marche extrêmement raide, la vue est exceptionnelle sur la ville d’Ayutthaya, même si on ne se trouve qu’à peine plus haut que la cime des plus grands ficus des alentours. Une niche est creusée à l’intérieur du monument, il y a fait une chaleur harassante. Sept Bouddhas trônent ici, tous recouvert de feuilles d’or que l’on vient déposer en masse sur le corps de la statue. Au centre, un puits, qui a dû contenir autrefois des trésors et des reliques, contient des centaines de pièces d’or que l’on jette ici comme dans un geste pour s’attirer la chance ; c’est aussi un symbole fort : on se déleste des biens matériels au creux de ce monument dont la forme aniconique est censée représenter le corps du Bouddha. Ceux qui ont la chance de monter jusqu’à cet endroit sont empreints d’une ferveur tout particulière.
A l’écart du temple, une petite maison censée représenter un temple contient des dizaines de peluches de Doraemon, un personnage de mangas japonais qui n’est autre qu’un chat-robot qui voyage dans le temps. On se demande déjà pourquoi ce personnage est aussi connu ici, mais d’ici à le voir sanctuarisé dans un temple bouddhiste, on se rend compte à quel point la religion prend des formes un peu élargies.
A l’écart du temple, quand je rejoins le skylab, je tombe sur une petite fille qui ouvre les gros boutons des fleurs de lotus pour en faire de belles choses, pliées et repliées, avec une agilité dont elle est très fière. Elle me fait un grand sourire tandis que je la filme.
La foule se presse encore à l’entrée du temple et la circulation reste très dense, même à l’écart de la ville. Le petit véhicule se fraie un passage entre les voitures pour m’emmener au Wat Lokayasutharam (วัดโลกยสุธาราม), qui n’a plus de temple que le nom. En réalité, l’immense Bouddha couché est tout ce qui reste du temple. Tout le reste est tombé à terre, fortement endommagé. Le prang est en très mauvais état et tout autour, il ne reste plus que les socles et six pierres en forme d’orchidées plantées devant le monument principal ; ce sont les symboles anciens, protecteurs, dont le nom m’échappe encore et toujours. Ce lieu est réputé pour son Bouddha couché qui a été maintes fois restauré et dont les dimensions en font un des plus imposants de Thaïlande ; 42 mètres de long pour 8 mètres de haut. Bien évidemment, celui du Wat Pho le surpasse largement, mais celui-ci est en plein air, directement sous le soleil ; un petit plateau d’offrandes lui est consacré. Je ne sais pas si c’est parce que l’heure commence à être avancée, mais il n’y a personne alentour. Seuls quelques Thaïs trainent encore dans les environs tandis que le soleil décline.
Il va être temps de retourner à l’hôtel pour récupérer ma valise et repartir ce soir-même. Auparavant, le chauffeur du skylab s’excuse platement, mais il doit absolument s’arrêter sur un tout petit marché enfumé près du Bouddha couché. Il est en réalité parti s’acheter deux brochettes de poulet qu’on lui enfourne dans un sachet plastique et qu’il dévore en ne tenant plus son guidon que d’une main. Il se marre d’un air désolé en montrant qu’il commençait à avoir faim.
Dans le centre de la ville, près du quartier général des éléphants, là où les cornacs vêtus de rouge et de noir comme les soldats Thaïs du XIXè siècle, lavent leurs montures à grande eau et les nourrissent, il existe un petit marché tout en longueur où l’on trouve toutes sortes de bondieuseries et d’ustensiles de cuisine sous les tôles basses chauffées par le soleil. A l’heure qu’il est, tout ferme, et je me résigne à partir sans d’avoir pu jeter un coup d’œil. Je me console comme je peux en me disant que de toute façon, quasiment tout ce qu’on trouve ici est fabriquée en Chine.
Avant de retourner chercher ma valise, je demande au chauffeur de m’amener à Chao Phrom, un marché, ou plutôt un centre commercial qui se trouve à l’est de la ville, non loin de la rivière. Tout est en train de fermer. L’ambiance du marché me rappelle Pasar Beringharjo à Yogyakarta. Les vendeurs de légumes sont les derniers à fermer, mais avec la chaleur qu’il a fait aujourd’hui, il ne reste plus sur les étals que de vieilles choses vertes, molles et flétries. En ce jour férié et à cette heure du jour, il ne reste plus grand-chose d’ouvert. La dernière image que j’aurais d’Ayutthaya, ce seront d’immenses boulevards vidés de leurs voitures, ville de province, calme et sans bruit de circulation, tandis que le skylab me ramène à l’hôtel. Le petit chauffeur avec qui j’ai passé la journée me demande 600 bahts, soit la moitié de ce que je lui dois puisque normalement je le paie à l’heure… je fronce les sourcils et trouve ça bizarre de lui devoir aussi peu mais je m’exécute. Il reviendra dix minutes plus tard en s’excusant auprès de la réception pour demander le reste. Je lui donne le reste, et même plus pour le remercier de cette belle journée avec lui dans la ville qu’il connaît parfaitement.
Je me barbouille d’anti-moustiques, commande un Chang beer qu’on me sert dans le patio de l’hôtel et j’attends mon taxi qui doit arriver vers 19h30 pour m’emmener à Bangkok. Lorsqu’il arrive, il s’excuse de son retard et file aux toilettes en se marrant. Nous nous marrons bien quand il revient et qu’il me dit qu’il avait une urgence…
Le taxi est une grosse bagnole, un mini-van Nissan super confortable qui parcourt les quatre-vingts kilomètres qui me séparent de Don Mueang dans une atmosphère feutrée et climatisée qui n’est pas sans apaiser le feu d’un soleil brûlant qui s’est amusé à tatouer ma peau blanche tout au long de la journée. Il me dépose dans un quartier miteux près de l’aéroport, dans la nuit crasseuse et bordélique, au pied de l’hôtel non moins miteux que j’ai choisi pour être près de l’aéroport. La réceptionniste, une femme revêche et grasse qui me fait penser à Germaine dans Monstres et Cie, aimable comme une porte de prison, me donne la clé d’une toute petite chambre à peine assez grande pour passer entre le mur et le lit. La climatisation, nécessaire dans cette cage à lapins, ne fonctionne presque pas et émet un souffle bruyant que je vais devoir supporter toute la nuit ; la température ne descendra pas en dessous de 29°C. Après avoir posé ma valise, je tente de trouver un petit restaurant dans le quartier, mais même les indications que je trouve sur le GPS et sur internet sont fausses ; j’ai l’impression d’être dans un no man’s land, loin de tout, isolé et perdu. Pas un seul restaurant, même pas de quoi acheter à emporter pour dîner sur un bout de trottoir, à part un pauvre 7/11 où j’achète un bol de nouilles déshydratées. C’est vraiment la pire nuit que je passe en Thaïlande, une très courte nuit puisque je dois me lever à 3h30 demain matin. Demain, je pars sur un île, alors je mets tout ça de côté, et je m’endors presque paisiblement.
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Feb 26, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Ayutthaya est une ville étrange, entièrement entourée d’eau, un île-ville, à moins que ce ne soit le contraire. Du nord descendent deux rivières, la Lopburi (แม่น้ำ ลพบุรี) et la Pa Sak (แม่น้ำป่าสัก), du nord-ouest descend la majestueuse Menam Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระยา), le fleuve sur lequel est assise Bangkok, séparant la mégalopole de l’ancienne capitale Thonburi, beaucoup plus discrète et charmante avec ses khlongs (คลอง) sillonnant les quartiers pauvres et luxuriants de végétation. La Chao Phraya contourne la ville par l’ouest, la Pa Sak par l’est, encerclant la ville en une forme de poche où, au sud, elles se rejoignent ; la Chao Phraya prend le dessus et descend seule vers la mer. Un canal a été creusé au nord, reliant les deux rivières et transformant ainsi la ville en île, l’eau enserrant dans ses bras l’antique ville royale. En y regardant de plus près, on se rend compte à quel point le réseau fluvial est éminemment plus compliqué, ce qui n’a pas jamais vraiment facilité le travail de nos cartographes occidentaux lors des premières tentatives aux XVIIè et XVIIIè siècles.

Source OpenStreetMap
Ayutthaya — François Valentijn 1724
Ayutthaya — Jean de Courtaulin de Maguellon 1686
Ayutthaya — Isaac de Graaff 1690
Ayutthaya — John Andrews 1771
Ayutthaya — Simon de la Loubère 1691
Au pied de l’hôtel baignant ses pieds dans la rivière sacrée, une petite barque motorisée, en fait un long-tail boat (Ruea Hang Yao — เรือหางยาว) couvert attend l’heure du départ pour visiter la ville par les rives. Il est 16h00 et la lumière commence déjà à revêtir ses habits de nuit. Lorsque je reviendrai, l’heure dorée éclatera de mille feux. En parcourant la vieille ville dans le skylab de Mr Sihn, je découvre la vie du quartier dans lequel je vis et notamment U‑Thong Road, qui a ce mérite de faire tout le tour de la ville.



Vendeurs de fruits, échoppes roulantes proposant des plats à emporter, réparateurs de 2 roues constituent la majorité de ce qu’on peut trouver ici. La plupart des commerçants sont musulmans, ce qu’on peut remarquer par leur façon de s’habiller ou l’absence des sempiternels portraits des ancêtres dont les bouddhistes décorent leur intérieur, ou des petits temples rouges enturbannés par la fumée épaisse des commerces chinois. On trouve ici les Roti Sai Mai (โรตีสายไหม), la spécialité d’Ayutthaya. Pas facile de comprendre ce que sont ces sacs gonflés d’air, contenant des fils enchevêtrés de toutes les couleurs et alignés sur les étals. C’est en réalité du sucre candi, ou plutôt comme des fils de barbe-à-papa colorés et parfumés à tout ce qu’on veut (banane, noix de coco, fraise, pistache — arômes artificiels bien évidemment…) que l’on mange dans des petites crêpes qui peuvent elles-mêmes être parfumées. Pour ma part, j’ai goûté des crêpes à la pistache avec du sucre candi aromatisé à la fraise. Rien de transcendant ; ce n’est que du sucre parfumé, mais je ne suis pas si étonné que ça de voir le succès que ça peut avoir auprès des Thaïs, très friands de sucre en général (surtout dans les sodas qui sont horriblement plus sucrés qu’en France).



Pour l’instant, me voici parti sur la petite barque propulsée par un bruyant moteur de voiture monté sur une perche. Sur les rives de la Chao Phraya, on peut voir les maisons construites sur pilotis, les pieds dans l’eau la plupart du temps lorsque le terrain le permet. Si beaucoup ont une apparence assez misérables, rafistolées de plaques de tôle branlantes et de planches pourries, recouvertes de bâches en plastique bleu, d’autres sont très bien entretenues, en bois le plus souvent, peintes dans des couleurs vives et équipées de petites terrasses où sèche tant bien que mal le linge domestique. L’eau trouble de la rivière charrie des îles entières de jacinthes d’eau qui pullulent tranquillement malgré les remous des embarcations. Le bateau sur lequel je me trouve fait le tour de la ville dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A l’horizon, un temple immense se dessine, avec ses toits à plusieurs étages pointus, juste sur la rive, à l’embouchure de la Pa Sak et de la Chao Phraya. C’est la silhouette du Wat Phanan Choeng Worawihan (วัดพนัญเชิง), dont le plus haut bâtiment est presque deux fois plus grand que tous les autres. L’étrave tout en finesse se taille une route dans les îles de jacinthes, qui ne chavirent pas pour autant. Lorsque j’arrive sur le quai, une petite dame rondouillarde dans sa guitoune perçoit un droit d’entrée pour l’accès au temple, par lequel on peut par ailleurs accéder gratuitement en arrivant par la terre et indique une direction en bredouillant quelques mots dans un anglais mâché que je ne saisis pas vraiment, mais j’imagine que le plus haut des wat est la direction qu’il faut suivre.


Je remonte la rivière avec l’espoir d’une promesse qui sera tenue. Il fait encore très chaud et ma chemise continue d’absorber en silence la sueur qui coule dans le creux de mes reins. J’ai la sensation d’arpenter des lieux en dehors du temps, malgré la foule qui se rend ici dans l’optique de servir les icônes de leur religion, ou peut-être d’obtenir des grâces que leur vie simple ne leur offre pas. Il règne une sorte de fébrilité discrète et de joies délicates d’être ensemble en famille.

Une foule de Thaïs se presse devant l’entrée où tout le monde converge vers une porte étroite qui ne laisse passer que deux ou trois personnes à la fois. On perçoit une ferveur intense, un je-ne-sais-quoi de profondément fébrile à l’idée d’entrer dans ce lieu qui n’a d’exceptionnel que la taille du Bouddha doré qui se trouve assis sous la voûte du toit, dont les genoux font deux fois ma taille. Malgré son aspect rutilant, c’est un Bouddha beaucoup plus vieux que la plupart de ceux qu’on peut voir en Thaïlande, puisqu’il date de 1324 ; il porte le doux nom de Luang Pho Tho (หลวงพ่อโต) pour les Thaïs et Sam Pao Kong (ซำเปากง) pour les Thaïs d’origine chinoise et se trouve être le protecteur des marins (d’eau douce, en l’occurrence). Les Birmans l’ont plusieurs fois saccagé, mais il a été restauré pour revêtir l’apparence majestueuse qu’on peut voir aujourd’hui.


Les Thaïs le contournent par la gauche, comme il se doit, avant de frapper la peau d’un immense tambour dont je ressens les vibrations dans la poitrine, et qui est censé porter chance. Derrière le grand homme doré, des femmes s’affairent à plier les kilomètres de toile couleur safran que les fidèles offrent en signe de vénération. Toute une équipe est dédiée, par un système ingénieux de cordes, à dévêtir le prince pauvre pour le revêtir de linge propre et d’un orange éclatant. Tout se passe dans une ambiance à la fois bon-enfant et respectueuse. Je m’amuse plus à observer la piété des fidèles devant cette gigantesque masse si imposante qu’on n’arrive pas en voir toutes les parties au niveau du sol plutôt que m’extasier devant un Bouddha qu’il est difficile d’appréhender. Les enfants s’amusent à faire résonner le tambour le plus fort possible.




Dehors, un petit temple peint en rouge arbore des idéogrammes chinois sous lesquels brûlent des centaines de bâtons d’encens. C’est un temple bouddhiste chinois, apparemment très fréquenté. Je retourne vers la bateau qui m’attend au ponton, où une troupe de Thaïs s’amuse à jeter par poignées entières des boules de couleurs aux énormes poissons-chats qui se chevauchent pour attraper leur nourriture. Plus qu’une habitude, c’est un geste sacré de nourrir ces poissons (Pangasianodon gigas) dont les plus gros spécimens dépassent le mètre. Il paraît qu’un pêcheur a sorti de l’eau un spécimen mesurant plus de trois mètres pour 293 kilos. On les voit pulluler ici, mais aussi en plein Bangkok, et leur nombre paraît si impressionnant qu’il masque totalement le fait que c’est une espèce en voix d’extinction, victime de la surpêche. Certains de ces poissons n’hésitent pas à se monter les uns sur les autres pour attraper la nourriture, montrant parfois leur ventre blanc rebondi au ciel… Le fait de savoir ces fleuves majestueux infestés de ces gros poissons les rendent un peu inquiétants ; même si ces bêtes sont loin d’être carnivores, l’idée de les côtoyer, moi qui adore l’eau mais uniquement lorsque je suis dessus et non dedans, me donne des sueurs froides.



La petite embarcation remonte la rivière Pa Sak vers le nord, à contre-courant, le long des rives dont certaines sont plantées de petits temples entourant un chedi blanc, solitaire, se découpant sur le ciel couleur de miel. Des barges pourrissent, encore attachées à leur ponton, parmi les jacinthes d’eau qui envahissent tout, au pied de maisons en bois dont les terrasses laissent libre cours à la flânerie de ceux qui s’y prélassent. Des entrepôts en bois doit les pieds baignent dans la rivière semblent sur le point de s’écrouler au premier coup de vent, mais les Thaïs sont des bâtisseurs de premier ordre, et même si leurs constructions ne sont pas faites pour durer dans le temps, elles sont au moins prévues pour durer le temps de leur utilisation. Rien de plus, raison pour laquelle on peut voir des usines entières sombrer dans l’eau des marécages, désormais inutiles et inutilisables, leur longues cheminées de briques daignant encore pointer leurs doigts effilés vers le ciel.



Sur les berges, on peut voir des éléphants longer la rive en se balançant comme le font les animaux en captivité ; des chaînes entravent les pieds massifs de ces énormes pachydermes qu’on contraint à rester au même endroit pour le spectacle, mais cette exhibition me désole. Je préfère ne rien retenir de ces moments qui ne me sont pas destinés. Je fais signe au nautonier de continuer son chemin et je m’engouffre dans ce canal plus étroit qui a été creusé au nord pour relier les deux rivières, entourant ainsi la vieille ville d’eau pour en faire une île, un immense navire protégé naturellement du reste du pays. L’embarcation file jusqu’à rejoindre un lieu beaucoup plus boisé, où les terrasses de petits restaurants coquets, déjà fréquentés par ceux qui ne travaillent plus, avancent dans l’eau et la surplombe.

Un immense chedi blanc et doré (Chedi Sri Suriyothai) se profile sur la gauche ; c’est l’unique vestige d’une résidence royale, portant le nom d’une reine du Siam ayant vécu au XVIè siècle, icône d’un certain nationalisme un peu déplacé. La moitié supérieure de monument, entièrement recouverte d’or, resplendit dans l’air du soir, renvoyant la lumière du soleil alentour, tel un phare immobile au pied de la rivière sacrée.





Tandis que le soir est prêt à tomber, que le soleil plonge vers l’ouest, il reste suspendu dans l’air vaporeux au-dessus de la silhouette pas tout à fait inconnue d’un grand temple, le ceignant d’une couronne de lumière d’ambre. Je dis pas tout à fait inconnue car je me trouve face à un temple, le Wat Chai Watthanaram, qui peut faire penser aux ombres dansantes des temples khmers d’Angkor, même si celui-ci est plus tardif. Son prang principal, construit dans le style Khom, est un chef‑d’œuvre d’architecture qui culmine à 35 mètres de haut. Sa construction géométrique lui donne fière allure et les huit chedi qui l’entourent forment une promenade un peu désolante, car les statues de Bouddha qui la jonchent sont elles aussi meurtries, décapitées depuis l’invasion des Birmans.









Le temple n’a été restauré et rouvert au public que depuis 1992. Les plus grandes statues ont été restaurées elles aussi, surmontées de têtes en ciment inexpressives et sans charme. Certaines des statues servent de reposoirs à oiseaux qui ne se gênent pas pour s’oublier sur les épaules du Prince Siddhartha. La brique affleure partout, seuls quelques chedi arborent encore des traces de stuc blanc, entre les mauvaises herbes qui poussent dans l’appareillage de briques branlantes. L’air sent bon la fraîcheur des marécages, un je-ne-sais-quoi de végétal chaud, de terre chargée d’histoire, enrobée de la chaleur moite d’une fin de journée au cœur de la Thaïlande. Le soleil se cache derrière une brume épaisse qui donne au paysage une couleur intemporelle dans une fin de journée qui s’étire dans un soir éternel. Le disque orange se montre dans toute sa beauté, illuminant les pierres abandonnées dans un décor de fin du monde…


La terrasse de la suite Okun, hôtel iuDia, ma chambre…

Le long-tail boat me ramène au pied de l’hôtel tandis que le soleil a fini par s’évanouir derrière l’horizon. La silhouette étirée du Wat Phutthaisawan semble attendre la nuit dans son écrin arboré. Le corps fourbu, la peau cuite par un soleil que je n’ai même pas vu, je profite des derniers instants du jour pour plonger dans la piscine de l’hôtel depuis laquelle je vois les premières lumières s’illuminer sur le temple de l’autre côté de la rivière sacrée. C’est un moment unique, un de ceux que l’on aimerait voir durer toute une vie et qui ne sont au final que les touches finales qui servent à donner au voyage une couleur que les rudes instants de la vie n’arrivent pas à effacer. Tandis que je flotte sur l’eau claire de la piscine, les yeux tournés vers le ciel, je me remémore cette chaude journée, ma première en Thaïlande dans ce nouveau périple, passant mes doigts sur ma poitrine libre comme pour mieux laisser mon cœur se repaître de ce pays aux accents magiques. J’entends l’appel du muezzin, quelque peu incongru dans un pays où les bouddhistes sont rois, en regardant la rivière dont je me demande si le courant n’a pas changé de sens depuis ce matin…
Le soir venu, je remonte U‑Thong road vers les restaurants qui flottent sur la rivière et jette mon dévolu sur une adresse que je ferai tout pour oublier, le Saithong River. Ce n’est ni plus ni moins qu’une cantine sans charme dans laquelle je pensais pouvoir trouver mon compte, mais ce n’est qu’une usine à touristes où les serveuses poussent à la consommation en remplissant mon verre de bière à chaque gorgée, où la nourriture est grasse et sans raffinement ; ambiance pour Chinois affairées à se remplir de whisky coca fascinés par un guitariste folk qui reprend des standards occidentaux pour éviter le dépaysement. Je me remplis l’estomac et quitte l’endroit avec empressement pour rejoindre la terrasse de ma chambre sur la rivière ; ici il fait calme et doux, seul le clapotis de la rivière vient perturber mes doux rêves d’Ayutthaya, et la bière achetée au 7/11 prend tout de suite une autre saveur…
Je m’endors en me demandant ce qu’il peut y avoir au cœur de tous ces prang…
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Feb 12, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Lorsque j’ouvre les yeux, il est déjà 9h00. Trop tard pour moi, le monde alentour s’amuse déjà sans m’attendre. Il fait bon dans la chambre et la nuit a été reposante, mais dehors il fait déjà chaud, et la lumière du matin revêt des apparences de sable marécageux, un ocre jaune qui teinte ma peau d’une étrange couleur. Je vais devoir m’y habituer, la lumière d’ici est incomparable, ne ressemble à rien de ce que je connais. Quelques bateaux passent à une dizaine de mètres de ma terrasse sur laquelle je me prélasse après un petit déjeuner somme toute assez moyen et une douche qui me décrasse de l’atmosphère poisseuse de l’avion. Deux écureuils forniquent dans le frangipanier qui me sert de parasol tandis que j’entends monter les pirith d’un moine priant dans le temple de l’autre côté de la rivière. Dans la lumière du matin, je me rends compte que plusieurs des chedi du Wat Phutthaisawan sont en réalité en brique nue, un seul est encore recouvert de ciment blanchi. C’est un temple qui reste magnifique malgré le peu d’intérêt que lui portent les touristes.


Ayutthaya est une ancienne ville royale. Son vrai nom est Phra Nakhon Si Ayutthaya, (พระนครศรีอยุธยา). Le début de l’histoire de cette ville remonte à 1350, date de sa fondation pour le roi U‑Thong (Ramathibodi Ier) , d’origine chinoise et premier roi du Royaume d’Ayutthaya qui fut pendant quelques temps la capitale de ce qu’on appelle aujourd’hui la Thaïlande. Mais les Birmans, conduits par le roi Bayinnaung (ဘုရင့်နောင်), détruisirent la ville en 1569 après un long siège qui fit alors du Siam une province vassale de son empire. Exsangue, la ville d’Ayutthaya fut détruite à nouveau par les Birmans et définitivement abandonnée comme capitale en 1767, date à laquelle le général Taksin (Boromma Ratchathirat VI — สมเด็จพระเจ้าตากสินมหาราช) se replie sur Thonburi, sur la rive droite de Bangkok, pour en faire sa capitale et s’y faire couronner.
Le nom d’Ayutthaya est directement issu du nom de la ville indienne Ayodhya (अयोध्या , qui ne peut être conquise), ville mythique et capitale du grand Rāmā, héros du Rāmāyana.


Voilà pourquoi je suis ici, parce que c’est une ville d’importance majeure et qu’il en reste quelques ruines, même si la proximité avec la Pa Sak et la Chao Phraya l’a plusieurs fois inondée au point que les fondations des plus beaux temples sont aujourd’hui fortement menacées. Les temples s’enfoncent tout doucement dans le sol marécageux, les stucs s’effritent et les statues de Bouddha décapitées par les Birmans lors de leurs razzias successives assistent avec impuissance à la chute de la grandeur de cette ville royale qui disparaît avec une lenteur inexorable dans un sol regorgeant du sang des soldats. En 2011, toute la région disparaît sous l’eau de la mousson, provoquant des glissements de terrains et ravageant des terres agricoles. 270 personnes ont péri dans cette catastrophe. Il ne reste que des amas de briques branlantes, des chedi tordus, des murs qui ondulent, des colonnes brisées, des esplanades qui ont été foulées par des rois, des moines, une armée de soldats, qui tous, ont fait l’histoire. Alors je suis venu ici parce que je serai peut-être un des derniers témoins de la grandeur de cette ville dont les pierres me susurrent à l’oreille qu’il ne faut pas oublier les lieux qui ont fait les peuples, et les peuples qui ont donné vie aux lieux.


A Ayutthaya, pas de tuk-tuk comme à Bangkok, mais des Skylab. C’est à peu près la même chose sauf qu’au lieu d’être (mal) assis dans le sens de la route, on se tient de chaque côté de la petite chose pétaradante, sur des banquettes parfaitement inconfortables, mais cela reste le moyen le plus (non pas écologique, même si ces bébêtes roulent au gaz propane) (non pas confortable, non non)… je ne sais pas, pittoresque ? Agréable ? Le plus pratique… pour visiter la ville. Contrairement à la vieille ville de Sukhtothaï qui n’est pas habitée à l’intérieur, Ayutthaya reste vivante et les habitants de la ville ne font qu’un avec leur patrimoine. Je monte à l’intérieur d’un de ces petits skylabs, un tout bleu mis à disposition par l’hôtel pour me rendre dans les temples. Si la ville paraît petite sur le plan, parcourir la ville à pied serait absurde. Les distances sont beaucoup trop longues et arpenter de longues avenues droites et sans charme, et surtout sans trottoirs, serait une perte de temps manifeste ; et pourtant, je reste un grand partisan de la marche à pied (mon aventure de Yogyakarta restera dans les annales de la randonnée). Le chauffeur s’appelle Mr Sinh, c’est un grand bonhomme qu’on sent bon vivant, la cinquantaine asiatique (il fait dix ans de moins), serviable et discret ; il se fait payer à l’heure et me fait bien comprendre qu’il peut m’emmener partout où je le désire. Plusieurs fois, il sera assez surpris de ce que je lui demande…




Le premier temple que je choisis est assurément un des plus connus, un des plus grands aussi. Une fois sur place, je suis assez étonné de voir qu’il n’y a pas grand-monde, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il fait une chaleur de fournaise sous un soleil déjà haut, même si le ciel reste couvert tout le temps. Le Wat Maha That est situé en plein cœur de la ville. Sa construction remonte à l’époque de sa fondation ; le roi Somdet Phra Borommarachathirat, troisième roi d’Ayutthaya, en commence l’édification en 1374, à deux pas du Palais Royal. Le plan en est, comme souvent dans les Wat les plus anciens, éminemment simple. On y entre par le côté sud pour y circuler dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (ce qui n’est pas très bouddhiste puisque la circumambulation — Pradakshina — se fait toujours par la gauche, dans le sens de la marche du soleil, la statue du Bouddha ou le chedi à sa droite). Au centre, se trouve le Prang1 principal, entouré d’une cour carrée. A l’est, le grand viharn (salle de prière) et à l’ouest, le ubosoth (salle d’ordination). Les autres viharn sont disposés de chaque côté mais de manière assez aléatoire, de même que les chedi et les petits prang.


Non loin de l’entrée, on trouve la fameuse tête de Bouddha emprisonnée dans les racines d’un ficus. Personne aujourd’hui ne sait d’où vient cette tête ni ce qu’elle fait là, mais ce qui est certain, c’est qu’après le passage des Birmans qui se sont acharnés à détruire toutes les têtes les plus accessibles, celle-ci fait office de miraculée.


La nature ici reprend ses droits et les arbres qui poussent de manière assez anarchique dans la cour du temple sont considérés comme sacrés, même s’ils s’emploient assez inexorablement à déchausser les pierres dans lesquelles ils poussent et à constituer un parfait parcours du combattant pour le maladroit que je suis. Plusieurs fois, je manque de me retrouver face contre terre à cause de ces maudites racines qui ne trouvent rien de mieux à faire que labourer la terre dans l’anarchie la plus totale.


Même si j’ai conscience de me trouver dans un lieu de mémoire, je me rends à l’évidence que ce spectacle est assez triste. L’état de délabrement du temple me pince le cœur. Bouddhas démembrés, décapités, sculptés dans un grès patiemment rongé par les pluies, plâtres déconfits et se détachant par plaques entières, le Wat Maha That s’évanouit tout doucement dans les arcanes du temps. Il ne reste que deux figures de Bouddha complètes, majestueuses et silencieuses, assises de chaque côté du plus grand des Prang, dans la position du bhūmisparśa-mudrā.
Juste avant son Éveil, Śākyamuni, assis sous l’arbre de la bodhi, subit les assauts du « régent » du saṃsāra, Māra (aussi appelé Pāpīyān, le « pire »). Craignant de perdre son ascendant sur les êtres dominés par les passions, celui-ci envoie d’abord ses armées, dont les flèches se transforment en fleurs dès que le futur Buddha les regarde ! Dépité, Māra déclare alors avec orgueil qu’il doit sa position insigne aux très nombreux mérites qu’il a accumulés au cours de ses vies antérieures et dénie au futur Buddha d’en avoir autant que lui…
Le maître touche alors la terre pour prouver sa détermination inébranlable à rester sur les lieux et pour prendre à témoin la déesse-terre Sthāvarā (ou Prithvī). Celle-ci apparaît, lui rend hommage et, tordant sa chevelure, en extrait toute l’eau accumulée au fil des ères cosmiques, chaque fois qu’une libation a été effectuée lors d’un don du bodhisattva. Cette eau est si abondante qu’elle emporte les armées de Māra.
Source : Institut d’études bouddhiques
Déambuler dans ces ruines donne le tournis. Voir ces chedi et ces prang se contorsionner pour rester droits est peut-être une signe que Bouddha agit sur l’ordre du monde pour que les briques ne s’écroulent pas.






Sur quelques murs, on peut encore voir le plâtre des pilastres en forme de fleurs de lotus qui autrefois ornaient la naissance des plafonds.
Je viens d’arriver et déjà la chaleur m’accable ; à peine accoutumé, je manque de m’évanouir avant de me vider une bouteille d’eau sur la tête. La fatigue, la chaleur, l’émotion, la joie aussi sans doute, tout ceci alimente mon syndrome de Jérusalem.

Je rejoins Mr Sinh à qui je demande de m’accompagner maintenant au Wat Ratchaburana. Peu conscient des distances indiquées par le plan, je fais bien rigoler mon chauffeur qui me montre que les deux temples sont collés l’un à l’autre en m’indiquant l’immense prang blanc à une centaine de mètres de là. Mais pas de souci, il me demande de monter dans le skylab et me voilà transporté dans un autre monde de prang en à peine dix secondes. Si je n’étais pas en Thaïlande, je pourrais dire que je ris jaune de ma bêtise…


Le Wat Ratchaburana est plus récent que son voisin. Son édification commence en 1424 sur les ordres du roi Somdet Phra Borommarachathirat II , cinquième roi de la cité, sur le site même de la crémation de ses deux frères ainés, lesquels se sont gentiment entretués pour la succession de leur roi de père. Visiblement, aucun n’a gagné.

Ce temple dispose du plus beau prang de la ville, élancé et fier, il est encore recouvert des stucs d’origine, et l’on peut encore voir Garuda fondant sur un nāga sur un des coins. A l’intérieur (il faut monter une volée de marches peu recommandables pour ceux qui souffrent de vertige), on peut redescendre à l’intérieur de la cella par une autre volée de marche que je qualifierais volontiers de casse-gueule… La découverte de cette cavité est relativement récente et si la sueur de dégouline pas trop sur le visage et que l’atmosphère suffocante du lieu permet de ne pas s’évanouir, on peut voir de magnifiques fresques très aériennes, dont les traits noirs sont encore parfaitement visibles et les rouges aussi éclatants qu’au premier jour.





De ce temple récent et du haut du prang, on peut admirer les ruines encore hautes du viharn et de l’ubosoth, aux murs de brique épais et hauts, dont on voit encore l’inclinaison qui supportait autrefois le toit en bois. Ici non plus, pas la peine de s’escrimer à chercher le moindre Bouddha encore entier.
Me voici reparti dans mon petit skylab vers un autre temple. Le Wat Phra Si Sanphet (Temple du Saint, Splendide Omniscient). Voici le temple le plus vénéré de la ville, le plus étendu en surface mais également tellement magnifique qu’il a servi de modèle au Wat Phra Kaeo de Bangkok. A l’endroit même où l’on peut voir aujourd’hui les trois énormes chedi, se trouvaient trois bâtiments de bois construits par le fondateur de la ville, U‑thong : le Phaithun Maha Prasat, le Phaichayon Maha Prasat et le Aisawan Maha Prasat. En 1448, le roi Borommatrailokkanat décide la construction d’un nouveau palais et convertit les bâtiments royaux en chedi. Un autre temple fut construit à proximité, renfermant une immense statue de Bouddha (Phra Si Sanphetdayan) de 16 mètres de haut, entièrement recouverte d’or (environ 343 kilos au total) et qui constituait le principal objet de vénération du lieu, mais tout fut détruit lors de l’invasion des Birmans. Du fait de son rôle de temple royal, aucun moine n’a jamais occupé les lieux, ce qui explique l’absence de salle d’ordination (ubosoth).







Du côté nord du temple, des petits viharn contiennent des statues décapitées de Bouddha, que personne ne vient plus visiter. Ce sont des petits havres de paix où seuls les chiens errants cherchant à fuir la foule et la chaleur viennent se réfugier. Et moi. La succession de ces chedi encore un peu blancs donne une perspective superbe et un air de majesté à l’endroit. Avec leur cône sur le sommet, ils sont une parfaite représentation stylisée et aniconique du Bouddha. Si les Birmans avaient sur ça, ils auraient fait bien plus de dégâts.



Juste à côté des ruines du temple majestueux, se trouve le Vihara Phra Mongkhon Bophit. Comme son nom l’indique, ce n’est pas un temple, mais juste un viharn, une salle de prière où l’on trouve un énorme Bouddha doré censé représenter celui qui a disparu. C’est ici que l’on voit que cette figure un peu grossière et clinquante intéresse beaucoup plus les dévots habitants d’Ayutthaya que les ruines séculaires. On peut voir ici les gens prier, bâtons d’encens et fleurs de lotus blottis dans leurs mains jointes, accroupis ou debout face à l’immense statue jaune d’or. Je reste ici quelques instants à me repaître de tous ces visages tournés vers leur objet de dévotion, des visages empreints de sérénité, autant que de résignation. Tout ce monde m’étourdit, les enfants crient, les jeunes parlent forts, il n’y a visiblement aucune obligation de discrétion aux abords du temple.


La journée avance et mon estomac commence à crier famine. Je demande à Mr Sinh de me ramener au Wat Ratchaburana, mais il semble ne pas comprendre. On en vient !!! Oui mais je lui explique que je veux aller déjeuner et que c’est là-bas que je veux retourner. Lorsque je lui parle du restaurant Chicken noodles, il comprend mieux. A l’ombre d’une tonnelle en métal, sur un petit siège en plastique, je me régale d’une soupe de poulet aux nouilles que je m’empresse de sublimer avec de la sauce soja et de la purée de piment. Pour quelques bahts de plus, je bois un soda trop sucré. Mr Sinh s’est assis à une table près du trottoir pour se rafraîchir d’un coca noyé dans les cubes de glace. Prêt à bondir si toutefois je décidais d’aller ailleurs. Je l’inviterais bien à ma table, mais ce sont des choses qui ne se font pas. Ce que je ferais par hospitalité, lui prendrait ça pour un geste d’irrespect à mon égard… Je déteste cette impression d’être à la fois un envahisseur et un profiteur… autant qu’un porte-monnaie ambulant…




Une fois rassasié, je lui demande de me ramener à l’hôtel, mais la journée est loin d’être terminée.
Notes :
1 — Le Prang se distingue du Stupa par le fait qu’il est généralement ouvert et permet l’accès à une cella. Son rôle est le même, c’est une tour sanctuaire renfermant généralement des reliques.
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Feb 11, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Il me semble que la Thaïlande m’appelle encore… Tout est prêt, tout est déjà bouclé. Billets d’avion, valise, appareil photo, carnets, enregistreur, pas grand-chose à se mettre sur le dos, une brosse à dent et quelques bahts en poche. C’est la troisième fois que je pars dans cet autre bout du monde, alors la peur des territoires inconnus, je la laisse à la maison.
Je pars de Roissy, terminal 2A porte A43, vol sur un Airbus A330-300 d’Oman Air. C’est la première fois que je vais faire escale à Mascate. Dans l’avion, il fait déjà chaud, et il flotte une légère odeur d’alcool. Certainement mon voisin qui me demande en anglais s’il peut prendre la place près de l’allée ; il est mal à l’aise, angoissé. Je comprends qu’il ne veuille pas se mettre près du hublot… d’autant que je suis en queue d’avion, là où ça secoue le plus. Vol WY132. Je commence à sentir l’anesthésie tomber ; mon rendez-vous chez le dentiste n’était peut-être pas une bonne idée mais au moins je suis certain de ne pas avoir de problèmes là-bas, alors je me cale dans mon fauteuil en sentant mes lèvres reprendre leurs sensations, ma joue se tendre à nouveau et j’avale de quoi faire passer une éventuelle douleur qui pourrait se réveiller. A 21h13, l’avion quitte la taxi puis décolle dans la nuit qui avance, un décollage tout en douceur. Il traverse la plaque de nuages gris mais laisse voir comme des décorations de Noël posées sur le soleil noir de cette terre qui s’éloigne. Des dessins espacés d’une jolie couleur tapissent le sol tandis que je m’envole vers Mascate, la chaleur et le matin. Je sais que dormir cette nuit va être compliqué pour moi, je ne peux pas dormir assis.
3h00 du matin, je n’ai quasiment pas fermé l’œil et j’ai mal au cul à force d’être assis. La nausée me monte à la gorge, je donnerais n’importe quoi pour sortir de cette carlingue dans laquelle j’ai tantôt froid à cause de la climatisation, tantôt chaud à cause des réflexes de mon corps qui s’emballe… Je capitule, et je reste le regard fixé sur l’itinéraire de l’avion sur l’écran fiché sur le fauteuil de devant. Nous sommes au-dessus de l’Iran, entre deux villes dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom puisque c’est écrit en arabe. Trois grands feux illuminent la nuit. Tout est étrange sous mes pieds, l’intensité des lumières, leur disposition, rien ne ressemble à l’idée que je me fais des villes du monde. L’avion avance au-dessus du Golfe Persique et moi, je suis hors d’usage…
Dans l’avion entre Mascate et Bangkok, j’ai finalement réussi à dormir un peu, exténué, mais ça ressemble plus à un sommeil de condamné qu’à un sommeil réparateur. Deux ou trois heures de sommeil sur une trentaine d’heure, voilà de quoi en terrasser plus d’un…
Aéroport Suvarnabhumi, Bangkok. Enfin la chaleur, des odeurs connues, les marécages, les fruits. J’achète une carte SIM et de quoi manger sur le pouce, une petite dame vide les mégots du cendrier à l’aide d’un chinois en métal. J’attrape un taxi et annonce au chauffeur, Mr Wiparan, ma destination : Ayutthaya. Quand on prend le taxi en Thaïlande, on connait le nom de celui qui vous conduit, car sa carte professionnelle est affichée bien en évidence sur le tableau de bord, même si souvent, la photo ne ressemble pas du tout à la personne qui est assise à côté de vous. La ville se trouve à plus de quatre-vingts kilomètres d’ici, mais il en faut plus pour décourager un taxi thaï… certains en France feraient bien d’en prendre de la graine. Si le cœur vous en dit, on peut traverser toute la Thaïlande en taxi sans que ça n’occasionne la moindre grimace de mécontentement sur le visage de votre chauffeur. Certains font Bangkok-Chiang Mai sans sourciller… à condition d’allonger les bahts…

Ayutthaya — Wat Maha That
J’arrive à l’hôtel après 23h00 et avoir tourné un peu avec un chauffeur de taxi complètement perdu dans la vieille ville à la recherche de l’adresse. Je fais même un arrêt devant un poste de police qui semble être le dernier recours.
Évidemment, le resto est fermé mais je me défoule sur un 7/11 où j’achète un pack de Singha, des amandes et des snacks épicés, du taro, des lamelles de mangue séchées et épicées. Sur le trottoir je m’arrête près du barbecue d’un couple qui n’a pas encore fini de travailler, devant l’enseigne d’une grande banque, et je leur prends deux brochettes de poulet et de Saint-Jacques avec de la sauce épicée. Ma chambre d’hôtel est certainement la plus belle et la plus grande de toute la ville. C’est une suite qui se trouve à l’extrémité de ce petit hôtel caché derrière les frondaisons de grands palmiers, que rien ne distinguerait d’un autre bouiboui. Terrasse immense donnant sur le fleuve, hamac, il y a un salon avec un bureau, un lit large comme un camion, une salle de bain ouverte avec douche et baignoire, le tout sur environ 80m2, et décoré avec soin dans le plus pur style de la région. Comme je savais que je n’allais pas rester longtemps à Ayutthaya, je me suis fait plaisir avec cette chambre à 150€ la nuit ; une fortune ici… Sur la terrasse, je bois ma bière en picorant mes snacks, en me faisant dévorer par les moustiques… qui ne résistent pas longtemps à mon remède. De l’autre côté de la Chao Phraya (qui coule ici dans une circonvolution qu’on a un peu de mal à comprendre puisque la ville est entourée d’eau, qui est en réalité la confluence de deux fleuves qui s’embrassent ; la Chao Phraya et la Pa Sak), les chedi blancs du Wat Phutthaisawan encore éclairés à cette heure tardive de la nuit thaïlandaise. Légèrement ivre, de bière et de fatigue, la bouche ravagée par les épices, je plonge dans mon lit king size en prenant soin de laisser la climatisation sur une température de 27°C (il n’y a que comme ça qu’on s’habitue à la chaleur), histoire de pouvoir profiter un peu de la journée du lendemain…

Ayutthaya — Wat Maha That
Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend dans cette ville. Tout ce que je sais, c’est que je me situe à environ 80 kilomètres au nord de Bangkok, qui se trouve elle-même à plus de 9000 kilomètres de chez moi. Ayutthaya fait partie des hauts-lieux historiques de la Thaïlande, au même titre que Chiang Mai ou Sukhothaï, et comme tous les lieux importants pour l’histoire, ils le sont aussi pour la religion, chose que l’on ne peut nier. J’apprendrai demain que mon hôtel se situe dans un quartier à forte majorité musulmane, ce qui me fera découvrir une bien curieuse spécialité locale, le Roti Sai Mai.
Comme toujours, je vis dans ces moments intenses avec une certaine inquiétude face à l’inconnu, peut-être par peur d’être déçu, ou malmené par mes sensations, mais cette légère peur ne me fait pas reculer, bien au contraire, elle m’apprend chaque fois un peu plus à me départir de mes oripeaux d’Occidental et à aller un peu plus loin, dans ce qui me désarme, dans ce qui me détache de mon monde connu, dans ce qui me déconstruit et me rend humble. Hier encore, j’étais à Paris. Aujourd’hui, je suis perdu en Thaïlande, et je ne compte absolument pas faire en sorte de retrouver mon chemin.
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