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La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istanbul

La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istanbul

La rose et la tulipe

Car­net de voyage à Istanbul

Se rendre à Istan­bul, se dire qu’on va y res­ter une semaine, his­toire de prendre le temps, de s’im­pré­gner de l’o­deur des lieux, de se lais­ser racon­ter des his­toires par les gens qui y vivent même avec la bar­rière de la langue, aller y Istan­bul — déjà tout un pro­gramme — est une chose, en reve­nir est une autre, beau­coup plus com­pli­quée. On a beau se dire qu’on va dans un pays loin­tain (la Tur­quie, même si la ques­tion de son entrée dans l’Eu­rope com­mu­nau­taire est encore loin d’être d’ac­tua­li­té, se trouve à 2000 km de Paris, 3h30 d’a­vion mais c’est déjà le bout du monde) et qu’on va tout faire pour ne pas se com­por­ter comme un tou­riste (rien n’é­tait pré­vu, juste un vol, une chambre d’hô­tel), on est tou­jours un étran­ger qui erre et que rien ne dis­tingue d’un autre tou­riste. Je pré­fère le terme de voya­geur, quel­qu’un qui voyage est à mon sens plus hono­rable que celui qui vient juste “faire un tour” et n’entre pas dans une démarche consommatrice.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

A ce pro­pos, celui qui voyage n’est pas dans le tout pro­gram­mé, dans le tout pré­vu à l’a­vance, mais il est celui qui erre, sans but et sans rai­son, qui se déplace comme il peut pour fina­le­ment ne pas tou­jours arri­ver à la des­ti­na­tion vou­lue ; c’est géné­ra­le­ment ain­si qu’on voit de vrais gens et qu’on peut entendre de vraies his­toires. Voya­ger, c’est s’as­seoir à la table d’une gar­gote au niveau de la rue et des pas­sants, deman­der qu’on vous serve ce qu’il y a dans la vitrine et qu’on espère ayant appar­te­nu à un ani­mal connu (dési­gné du doigt) et man­ger vora­ce­ment avec les doigts en ten­tant de signi­fier à votre voi­sin de table qui s’a­muse de vous voir vous réga­ler que vous êtes le plus heu­reux des hommes d’être ici, et pas ailleurs. Non, le voya­geur ne veut qu’une seule chose, qu’on ne le remarque pas, qu’il puisse se fondre dans la masse, et ne pas revenir.

Celui qui voyage en Tur­quie veut deve­nir Turc.

En route, le mieux c’est de se perdre. Lors­qu’on s’é­gare, les pro­jets font place aux sur­prises et c’est alors, mais alors seule­ment, que le voyage com­mence. (Nico­las Bouvier) 

La ten­ta­tion est grande quand on va dans un pays qu’on ne connait pas de faire des com­pa­rai­sons entre ce qui est dif­fé­rent ici ou ce qui est pareil que là d’où on vient ; que ce doit être ennuyeux ! On voyage avant tout pour se perdre. Pas sim­ple­ment se perdre dans les rues, mais se perdre soi-même, oublier qui l’on est et d’où l’on vient. J’ai bien ten­té de me repé­rer sur le plan et de me dire que tout allait être simple, je me suis pro­cu­ré trois plans dif­fé­rents, mais je n’ai jamais réus­si à aus­si mal me repé­rer dans une ville qu’en uti­li­sant ces mau­dites cartes et je ne me suis jamais aus­si bien débrouillé qu’en uti­li­sant mon bon sens et en deman­dant mon che­min aux pas­sants. Vous vous per­drez quinze fois, peu importe, vous ferez quinze fois de belles décou­vertes. C’est la der­nière fois que je le dis, lais­sez les cartes chez vous pour orner les murs. Sur le ter­rain, rien ne vaut une bonne paire de chaus­sures (à lacets, même si vous devez les enle­ver quinze fois par jour pour entrer dans les mos­quées et qu’on vous demande de les enle­ver pour pas­ser le por­tique à l’aé­ro­port — au moins trois fois) et une bonne dose d’au­dace. Il faut se lais­ser por­ter, se faire abî­mer, se faire cas­ser la gueule par le voyage. Par­tir et reve­nir pareil n’a aucun inté­rêt. On doit se lais­ser gri­gno­ter, pha­go­cy­ter, dété­rio­rer par une ville comme celle-ci.

Sinon, à quoi bon partir ? 

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prou­ver qu’il se suf­fit à lui-même. Cer­tains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. (Nico­las Bouvier) 

Je disais plus haut, se rendre à Istan­bul est chose facile, en reve­nir est une autre. La ville concentre sur un très petit ter­ri­toire une his­toire qui donne le tour­nis. D’a­bord cité grecque, capi­tale de la Thrace orien­tale, Byzance (το Βυζάντιον / to Byzán­tion) com­mence son his­toire au VIIème siècle avant Jésus-Christ et devient ensuite capi­tale de l’Empire Romain puis de l’Empire Byzan­tin (ou romain d’O­rient) à la chute du pré­cé­dent, sous l’im­pul­sion de l’empereur Constan­tin Ier qui lui don­ne­ra son nom en 330. La ville de Constan­ti­nople détrô­ne­ra Rome (qui ne sera plus que l’ombre d’elle-même jus­qu’à très récem­ment) et sera pen­dant plus d’un mil­lé­naire le vrai car­re­four entre l’O­rient et l’Oc­ci­dent en plus d’être le siège d’une Église puis­sante qui se déta­che­ra pro­gres­si­ve­ment des dogmes de l’É­glise catho­lique et fon­de­ra l’Ortho­doxie à la suite d’une période fas­ci­nante ; la que­relle des images, mar­quée par des empe­reurs tout aus­si fas­ci­nants : Léon III l’I­sau­rien, Constan­tin V Copro­nyme, Léon V l’Ar­mé­nien ou l’Im­pé­ra­trice Théo­do­ra.

1453 marque la fin de l’in­va­sion des Turcs et le début de l’ère otto­mane qui la ver­ra rayon­ner jus­qu’au début du XXème siècle avec la nais­sance de la Répu­blique Turque vou­lue par Mus­ta­fa Kemal Atatürk ; en 1930 Constan­ti­nople devient Istan­bul (Istam­boul ou en turc İst­anb­ul) du nom de la vieille ville (cor­res­pon­dant aujourd’­hui au quar­tier de Sul­ta­nah­met) qu’on appe­lait Stam­boul. Istan­bul fait aujourd’­hui figure de ville-monde, de ville-phare, à la tête d’un pays en passe de deve­nir la 16ème puis­sance mon­diale et que les Fran­çais refusent aujourd’­hui (sous cou­vert de refus de la Tur­quie d’ad­mettre le géno­cide armé­nien) de voir inté­grer l’U­nion Euro­péenne, car trop musul­mane, trop proche de l’I­ran, de la Syrie et des Bal­kans, tel­le­ment trop dif­fé­rente de nous… Istan­bul n’a jamais décli­né, tou­jours debout, et elle porte en elle les stig­mates de plus de deux mille ans d’une his­toire qu’on peut presque recons­ti­tuer en sillon­nant ses rues et qui reste cris­tal­li­sée autour d’un monu­ment hors du com­mun, Aya­so­fia (Sainte-Sophie). Pour­tant, il est tou­te­fois assez triste de se rendre compte à quel point les ves­tiges de l’Em­pire Byzan­tin ont dis­pa­ru, mais j’en repar­le­rai le moment venu et il ne faut pas venir ici en se disant qu’on va mar­cher dans les pas de Théo­dose ou de Constantin.

Géo­gra­phi­que­ment, Istan­bul désigne aujourd’­hui une agglo­mé­ra­tion de 14 mil­lions d’ha­bi­tants répar­tis sur les deux rives du Bos­phore. La vieille ville, Sul­ta­nah­met (dont le nom vient de sul­tan Ahmet Ier qui a fait construire ce qu’on appelle la Mos­quée Bleue face à la Basi­lique Sainte-Sophie) concentre (presque) l’his­toire de la ville. Si je peux me per­mettre un conseil, j’ai lu quelque part qu’il était indis­pen­sable de se rendre à Beyoğ­lu, quar­tier euro­péen qui fut le quar­tier géné­ral des ambas­sades et de tous ces pauvres petits euro­péens en mal d’exo­tisme. N’y allez pas, c’est une escro­que­rie. J’ai des­cen­du İst­ikl­âl Cad­de­si (grande ave­nue de Péra) depuis Tak­sim Mey­danı jus­qu’à Şiş­hane et je n’ai jamais eu autant l’im­pres­sion de me retrou­ver sur les Champs-Ély­sées (que par ailleurs j’abhorre par tous les pores de ma peau). C’est un monde qui n’est pas le mien. Le vieil Istan­bul est bruyant, pous­sié­reux, par­fois insa­lubre, il court à 100 à l’heure, mais il est tel­le­ment plus sédui­sant que cet Istan­bul moderne qui n’a aucun inté­rêt à mes yeux. Même si j’ai l’im­pres­sion d’a­voir per­du mon temps en m’y ren­dant, je suis content d’a­voir vu cela pour savoir que je n’y retour­ne­rai pas. D’ailleurs, si vous ne savez pas pro­non­cer Beyoğ­lu, sachez que ce sera pour votre salut. Le seul point posi­tif, c’est que j’y ai décou­vert le börek, un déli­cieux pain à la viande qu’on mange décou­pé dans une barquette.. 

Toute Istan­bul est tour­née vers la mer. Scin­dée en deux par le Bos­phore qui voit pas­ser tous les jours des cen­taines de navettes (prix défiant toute concur­rence : 2TL — envi­ron 1€) et d’im­menses car­gos porte-contai­ners se ren­dant jus­qu’en Mer Noire, la ville est bor­dée au sud par la Mer de Mar­ma­ra et décou­pée au nord par la Corne d’Or (Haliç), un bras de mer qui remonte jus­qu’au-des­sus d’Eyüp et coupe (avec bon­heur) la vieille ville de l’an­cienne colo­nie génoise de Gala­ta et Beyoğlu.
C’est cette proxi­mi­té avec la Médi­ter­ra­née qu’on oublie par­fois et qu’on se remé­more lors­qu’on entend les goé­lands railler au-des­sus de nos têtes dans le silence de Kadir­ga.

Je n’ai pas encore fini de trier mes pho­tos (plus de 1200), que je compte clas­ser par jour, renom­mer pour leur conser­ver la mémoire de tout ce que j’ai fait tant que c’est encore frais et fina­le­ment clas­ser par thème, car c’est ain­si que je compte rendre compte de mon voyage. Vous y ver­rez sou­vent les mêmes pho­tos car j’ai pris sans comp­ter, sui­vant mon cœur et mes envies dans des quar­tiers que je venais à nou­veau sillon­ner. Ain­si vous ver­rez beau­coup de pho­tos d’Aya­so­fia (Sainte-Sophie) et de Sul­tan Ahmet Parkı, mais aus­si d’Eminönü qui reste de loin mon coup de cœur, ain­si qu’Eyüp.

Dans mon car­net de voyage, j’ai volon­tai­re­ment gar­dé les mots turcs dans leur gra­phie ori­gi­nale qui ne tient pas à une quel­conque pédan­te­rie de ma part, mais sim­ple­ment parce que quand on est sur place, mieux vaut pro­non­cer les mots tels qu’ils se pro­noncent et non tels qu’on les écrit si on veut deman­der son che­min, mais aus­si parce qu’on ne trouve pas la Mos­quée Bleue, mais Sul­ta­nah­met Camii. On ne trouve pas Sainte-Sophie, mais Aya­so­fia. On ne trouve pas le Grand Bazar mais Kapalı­çarşı (qui se pro­nonce KAPA­Lè TCHAR­CHè). Ain­si on ne dit pas Emi­no­nou (qui s’é­crit Eminönü) mais EMI­NEU­NU. Bien évi­dem­ment, les Turcs parlent anglais, cer­tains parlent même fran­çais, mais si vous vou­lez gagner le cœur d’un Turc, fen­dez-vous d’ap­prendre deux ou trois mots qui feront la dif­fé­rence. Aux toi­lettes de la mos­quée de Beya­zit, le vieux qui don­nait les jetons ne m’a pas regar­dé, qu’est-ce qu’un tou­riste ? Alors je lui ai dit Merha­ba (salut !), il m’a regar­dé et m’a ten­du un jeton et lorsque je lui ai dit teşekkür ede­rim (mer­ci), il m’a sou­ri gen­ti­ment et je pou­vais voir qu’il avait appré­cié. Ça ne mange pas de pain et on vous regarde autre­ment. Après, c’est une ques­tion de salut : si vous vou­lez du thé à la pomme et pas un simple thé, dites elma çay au lieu de çay et on vous ser­vi­ra un thé à la pomme. Et puis si vous êtes une fei­gnasse, faites comme les anglais et les amé­ri­cains qu’on n’aime pas beau­coup là-bas, par­lez anglais, mais pré­pa­rez-vous à une vie com­pli­quée, une vie de touriste.

Sur les Turcs, j’au­rais beau­coup à dire le moment venu, mais je ne cache pas que j’ai été conquis. J’au­rais donc à cœur de par­ler d’Is­tan­bul en ne retra­çant pas les jour­nées les unes après les autres mais en par­lant des aspects qui ont rete­nu mon atten­tion. Istan­bul n’est pas une ville arabe, elle n’est pas non plus musul­mane, elle n’est pas grecque ni glo­ba­le­ment moyen-orien­tale, elle est avant tout otto­mane et par-des­sus tout… turque et sacré­ment stambouliote… 

Enfin, pour conclure, je sou­haite par­ta­ger ces quelques lignes, extraites de L’i­co­no­claste, d’Alain Nadaud (aux édi­tions Quai Vol­taire), dont j’au­rais l’oc­ca­sion de par­ler à nou­veau et qui évoquent l’am­biance dans les rues de Constan­ti­nople tan­dis que se dis­cu­taient en synodes et conciles la place des images dans les sanc­tuaires et sur les places publiques. 

La tenue du concile d’Hié­ria fut donc pré­cé­dée de com­mu­ni­ca­tions écrites de l’empereur — dont les Treize inter­ro­ga­tions — et d’in­nom­brables débats à tra­vers toutes les pro­vinces. Y par­ti­ci­paient non seule­ment le peuple mais aus­si les notables, gou­ver­neurs et évêques. Que la popu­la­tion se pas­sion­nât pour ce genre de pro­blème consti­tue bien l’un des traits les plus sin­gu­liers de la vie byzan­tine. A titre d’exemple, ne dit-on pas que deux choses pou­vaient jeter les habi­tants de Constan­ti­nople dans la rue et pro­vo­quer l’é­meute ? Les courses de che­vaux à l’Hip­po­drome et les ques­tions de théo­lo­gie : consub­stan­tia­li­té du Père et du Fils, véri­table nature du Christ, mys­tère de l’in­car­na­tion, etc. On en dis­cu­tait avec pas­sion sous les por­tiques de l’Au­gus­teon, à la devan­ture des librai­ries, au mar­ché où les pois­son­nières s’in­ju­riaient pour n’être pas d’ac­cord entre elles, et jusque dans la bou­tique du bou­lan­ger où il arri­vait même qu’on échan­geât des coups. Ces réunions sur les images étaient donc fort ani­mées. Par­ti­sans et adver­saires de celles-ci en arri­vaient vite aux mains. Pour empê­cher que ces confron­ta­tions ne sus­citent trop de troubles, on pre­nait soin aupa­ra­vant de qua­driller l’as­sis­tance de silen­tiaires, agents char­gés de limi­ter dans le temps les harangues de cha­cun et d’im­po­ser le silence aux autres, en par­ti­cu­lier grâce à de longues perches ter­mi­nées d’une boule de plomb ou d’un cro­chet. Sou­vent ces dis­cus­sions duraient jus­qu’à la nuit. On pro­fi­tait ensuite de l’obs­cu­ri­té pour filer les contra­dic­teurs les plus achar­nés, puis les arrê­ter ou les mettre hors d’é­tat de nuire. 

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Seya­hat günlüğü (İst­anb­ul Kartpostal)

Com­ment racon­ter une semaine d’er­rance dans une ville incon­nue, loin­taine, assise entre deux conti­nents et répar­tie sur trois rives reliées entre elles par de rares ponts et d’in­nom­brables coques de noix bran­lantes, par­se­mée de plus de deux mille huit cent mos­quées, foi­son­nante, bruyante, odo­rante, char­meuse et toni­truante, sans en reve­nir un peu mar­qué et sur­tout en étant presque cer­tain de ne pou­voir en rendre l’es­prit au tra­vers des mots et des pho­tos ? Quelque chose s’est joué pen­dant cette semaine, un ter­rible sen­ti­ment de tris­tesse et d’a­ban­don au moment de par­tir, et l’im­pres­sion d’a­voir été tatoué dans la chair comme dans la mémoire. Com­ment le racon­ter sans en tra­hir l’âme ? Com­ment ras­sem­bler, comme lais­ser infu­ser, com­ment dire les mots ? Iti­né­raire d’une ren­contre, à l’a­bri des tou­ristes et en marge des che­mins à emprun­ter et des lieux à voir, en face à face avec des Stam­bou­liotes enjô­leurs, cha­leu­reux sans être exu­bé­rants, débon­naires et tel­le­ment vivants, tout sim­ple­ment, en plu­sieurs épi­sodes, il y a tel­le­ment de choses à en dire…
Et puis aus­si, il va fal­loir son­ger à la suite, à la pro­chaine étape, au retour sur les lieux, à l’ex­plo­ra­tion, au temps à pas­ser avec ces gens qui savent par­ler à l’ap­pren­ti voya­geur que je suis.
Cartes pos­tales d’Is­tan­bul, encore à écrire…

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Tigres, femmes, joueurs de mah-jong et fumeurs d’opium

Lorsque Joseph Kes­sel nous emmène à Hong-Kong, il ne nous laisse pas à la gare avec nos valises en nous don­nant ren­dez-vous dans le hall d’un quel­conque hôtel de seconde zone, ce n’est pas le genre, il nous emmène là où ceux avec qui il a voya­gé l’ont emme­né, dans les lieux éloi­gnés des tou­ristes, là où on n’o­se­rait pas mettre les pieds sans avoir contac­té au préa­lable son ambassade.

[audio:plums.xol]

Il nous emmène sur les hau­teurs de l’île, vers la tour qui sur­plombe la ville et attire le regard. On apprend que celui qui a fait construire ces jar­dins n’est autre que l’in­ven­teur du fameux baume du tigre, Aw Boon Haw, un Bir­man expa­trié en Chine qui avait vite com­pris que pour vendre, il fal­lait maî­tri­ser les médias et la publi­ci­té. Il ache­ta donc plu­sieurs jour­naux et déve­lop­pa un véri­table empire à la Mur­doch, lar­ge­ment sou­te­nu par le com­merce de l’o­pium dont il était un des piliers.

La visite des jar­dins qu’il fit construire démontre que l’homme n’a­vait pas for­cé­ment bon goût.

La tour qui, d’a­bord, avait fixé mon atten­tion, n’a­vait en elle-même rien d’ex­tra­or­di­naire. Par contre, ce qui se trou­vait aux alen­tours sem­blait rele­ver d’un cau­che­mar bur­lesque et monstrueux.
C’é­tait une vaste pro­prié­té, mais dis­po­sée en hau­teur, parce qu’elle s’ac­cro­chait, comme tout domaine à Hong-Kong, au flanc du roc abrupt. On y accé­dait par un pre­mier esca­lier assez raide, qui par­tait de la route pour abou­tir à la ter­rasse d’une grande et somp­tueuse mai­son d’ha­bi­ta­tion, cer­née de fleurs et munie d’une pis­cine. Après quoi, l’on débou­chait sur un terre-plein et aus­si­tôt la folie commençait.
Car de là, dans un fouillis au pre­mier abord inex­tri­cable, par­taient en toutes direc­tions sen­tiers et pistes, gra­dins et degrés, arcades et gale­ries, allées et rampes qui, grim­pant, des­cen­dant, tour­nant en spi­rales, se mêlant, s’en­che­vê­trant, reve­nant au point de départ, com­po­saient un dédale informe, un laby­rinthe apla­ti contre une paroi de falaise. Et der­rière chaque pierre, sous chaque arbre, le long de chaque esca­lier, entre les colonnes, dans les pavillons et les kiosques innom­brables, au fond des arcades, au milieu des mas­sifs de fleurs, debout, assis, age­nouillés, cou­chés, tor­dus, lovés, ges­ti­cu­lant, rica­nant, gri­ma­çant, mena­çant, peints, sculp­tés, taillés dans le fer-blanc, la por­ce­laine, l’os, le bois, la cire, l’ar­gile, le plâtre, le stuc, mono­chromes, poly­chromes, iso­lés en groupes, en masses, en foules, grouillaient, four­millaient d’une exis­tence fré­né­tique et silen­cieuse, des per­son­nages humains et bes­tiaux, des divinités,d es monstres, des démons et des symboles.
Les dra­gons énormes dres­saient leur gueule flam­boyante au-des­sus de l’herbe qui tapis­sait une éminence.
Un trou­peau d’é­lé­phants, trompes, oreilles, épaules et défenses confon­dues dans un affron­te­ment immo­bile, ser­vait de sou­bas­se­ment à une grande gale­rie ouverte, divi­sée par des colonnes.
Dans les niches, logeaient des sque­lettes sur les­quels sou­riaient des visages exta­tiques, et des guer­riers bar­bus, et des sor­ciers à long bon­net en pointe, et des rois cou­verts de parures, et des hideuses femmes nues, dont le ventre était lourd de fécon­di­tés malsaines.
Plus loin, un lapin déme­su­ré en por­ce­laine blanche sem­blait sor­tir de plantes grasses. Sous des arbres s’é­bat­taient des singes de plâtre aux museaux outran­ciers. Puis tout à coup, l’on voyait sur une pelouse un vieux mon­sieur chi­nois à jaquette verte adres­ser une sou­rire de Musée Gré­vin à une jeune fille en robe de brocart.
Et à mesure que l’on mon­tait, mon­tait sans fin, le long des sen­tiers qui se croi­saient, se nouaient et se dénouaient autour de l’axe du rocher, on décou­vrait sans cesse de nou­veaux asiles, des nou­veaux refuges — grottes en rocaille, socles contour­nés, kiosques d’une pré­cio­si­té hor­rible, pavillons posés de guin­gois pour un peuple de pein­tures, de sta­tues, de figu­rines incroyables par leur nombre, leur varié­té, leur vio­lence, leur lai­deur, leur obscénité.
Des arbustes, des buis­sons tor­tu­rés, des plantes inflé­chies contre nature, toute une végé­ta­tion naine, arti­fi­ciel­le­ment plan­tée et for­mée, mise au jour comme par sup­plice, entou­rait, enca­drait ce monde en minia­ture de monstres, de suc­cubes, d’a­ni­maux humains, d’hommes-chiens, oiseaux, ser­pents,  limaces, lézards, cet uni­vers d’êtres innommables.
C’é­tait un chaos, un enfer, un pan­théon, un pan­dé­mo­nium, une mytho­lo­gie de cau­che­mar. Tout y fai­sait son­ger aux fruits de la fièvre, du délire, de la démence.

Aw Boon Haw passe pour avoir été un per­son­nage odieux, un tyran. C’est en tout cas le por­trait qu’en fait Har­ry Ling, le com­pa­gnon de route de Kessel.

Au phy­sique : tra­pu, mas­sif, le cou bref, un masque immo­bile. Des yeux d’une acui­té presque insou­te­nable. Un man­geur terrifiant.
Au moral : un tyran capri­cieux, n’ayant que deux pas­sions : les affaires et les femmes. D’une pro­di­ga­li­té sans limites, pour l’os­ten­ta­tion, pour « la face ». D’une mons­trueuse ava­rice pour ceux qui le servaient.

L’œil s’a­muse du por­trait fait de son épouse, que la pho­to vient renforcer…

[La pho­to­gra­phie] repré­sen­tait, au milieu de deux com­pagnes plus jeunes et au sou­rire char­mant, une femme d’âge mûr, très petite et très râblée. Le visage était rond, apla­ti et le nez camus che­vau­ché de lunettes à mon­tures métal­lique. Mais il y avait sur tous les traits et, sin­gu­liè­re­ment, dans le vaste front bom­bé et dans une bouche ferme et pré­cise, l’ex­pres­sion d’une intel­li­gence pro­fonde et d’une éner­gie presque dure.

Hong-Kong tel que nous le brosse Kes­sel, est une ville sombre et bruyante, cras­seuse, boueuse et n’a rien avec l’i­dée qu’on s’en fait aujourd’­hui. En 1957, c’est encore une ville puzzle que l’ad­mi­nis­tra­tion bri­tan­nique a du mal à conte­nir. Tout y est inter­dit, la pros­ti­tu­tion, l’o­pium, et même le mah-jong dont le bruit fait par les tuiles pla­quées contre les tables enva­hit les rues, mais en réa­li­té, tout y pros­père avec la force d’un tigre, sur­tout lors­qu’on pose des billets sur les pau­pières des poli­ciers. Fait étrange, l’an­cienne cita­delle de Kow­loon City est une véri­table zone de non-droit qui n’ap­par­tient à per­sonne. Tous les truands et assas­sins s’y ras­semblent et lorsque la police y cherche quel­qu’un, elle com­mis­sionne d’autres assas­sins pour le rabattre jus­qu’aux portes de la ville. En 1987, lors­qu’elle com­mence à être détruite, sa den­si­té de popu­la­tion est de 1 923 076 habi­tants au km², ce qui en fait le quar­tier le plus den­sé­ment peu­plé du monde.

Avant d’ar­ri­ver au vil­lage iso­lé de Ren­nie Mil­ls (aujourd’­hui Tiu Keng Leng) et son cor­tège de vieux natio­na­listes nos­tal­giques de Tchang Kaï-Chek dont le nom est écrit à la chaux en immenses lettres blanches dans la col­line, où les femmes ont encore les pieds com­pres­sés dans d’im­mondes ban­de­lettes, nous arri­vons dans les ruelles boueuses d’une ville morte, han­tée par les fume­ries d’o­pium — la « boue étran­gère », tra­fic orga­ni­sé — qui dévore les corps et trans­forme les villes en refuges d’ombres.

Je mon­tai dans l’une des voi­tu­rettes. Georges — très léger — et le fumeur d’o­pium, dont le corps n’é­tait qu’un sac d’os­se­ments, se tas­sèrent dans l’autre.
Les rick­shaws, d’un bref coup de reins, déta­chèrent les roues de l’or­nière boueuse et prirent leur élan. Ils sem­blaient avan­cer sans peine d’une allure régu­lière, ryth­mée, aisée. Leurs pieds nus ne fai­saient qu’un bruit très faible.
Course irréelle, course de songe… Le clair-obs­cur des rues… Les misé­rables mai­sons blan­châtres… Des ombres humaines allant où et pour­quoi ? Des troupes d’en­fants tapis contre les murs comme de petits ani­maux tra­qués ou per­dus… Sou­dain un mar­ché en plein air, illu­mi­né de quin­quets, avec ses ven­deurs hâves, haillon­neux. Et puis de nou­veau la pénombre… des ter­rains vagues… et encore des bâtisses. Et la nuque ployée du rick­shaw… ses bras liés aux bran­cards, aus­si rigides, aus­si maigres. Et le son léger, caden­cé, des pieds nus…

De cette his­toire somme toute une peu sor­dide, on retien­dra l’am­biance pas­sa­ble­ment irréelle des mai­sons closes de luxe, où les femmes de toute la Chine viennent vendre leurs charmes, dans un pays qui n’a déjà plus d’yeux que pour ses financiers…

De cette race, le filles les plus belles se trou­vaient dans la mai­son de danse où Har­ry m’a­vait ame­né. Grandes pour la plu­part et toutes admi­ra­ble­ment faites, har­mo­nieuses dans chaque atti­tude et des mou­ve­ments si souples et déliés, que les os mêmes sem­blaient par­ti­ci­per à la suave mol­lesse de leur chair, elles avaient des visages d’un mode­lé à la fois ferme et comme fon­dant, la fraî­cheur lisse des pétales — cou­leur d’ambre clair — et une che­ve­lure de nuit étin­ce­lante. Elles ne por­taient pas les jupes ouvertes à mi-cuisse et les vestes mul­ti­co­lores que l’on voyait ailleurs, mais leurs robes étaient si ajus­tées, et d’é­toffes si déli­cates, qu’elles don­naient, à cause de la lumière sous-marine, l’im­pres­sion de ruis­se­ler sur ces corps cise­lés de sirènes.

Joseph Kes­sel, Hong-Kong et Macao. 1957
Folio Gal­li­mard, col­lec­tion voyages.

Toutes les pho­tos sont extraites du maga­zine LIFE

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Choses gla­nées I

Ocean­dots

Ocean dots Atlantic Ocean  Navassa

Ocean dots est une ency­clo­pé­die des îles qui manque peut-être un peu de pro­fon­deur, mais qui per­met de faire de belles décou­vertes et sur­tout de fonc­tion­ner en réponse aux sys­tèmes glo­baux de posi­tion­ne­ment et notam­ment Google Earth ; une idée qui pour­rait don­ner des idées à cer­tains, his­toire d’é­tof­fer l’outil…

Codex xcix

Codex XCIX est un blog sur les arts visuels à tra­vers les âges. Les articles ne sont pas nom­breux, mais de bonne qua­li­té et sur­tout, diver­si­fiés. Pour les ama­teurs de belles choses à voir.

Le voyage de Lapérouse

Pré­sen­té par le très bon blog Biblio­dys­sey, on peut trou­ver le livre et les illus­tra­tions d’o­ri­gine sur le site de l’u­ni­ver­si­té de Har­vard(et télé­char­geable). Un superbe docu­ment issu d’une époque où la repré­sen­ta­tion pas­sait par de véri­tables artistes sou­vent éga­le­ment eth­no­logues ou géographes.

Dis­co­ver Isla­mic art

Dis­co­ver Isla­mic art est un site de musées sans fron­tières (MWNF), pré­sen­tant une immense base de don­nées d’œuvres dis­sé­mi­nées aux quatre coins de la pla­nète. On peut y faire des visites vir­tuelles de musées ou d’ex­po­si­tions, comme de monu­ments plus ou moins inac­ces­sibles, comme par exemple le palais Qasr al-Khayr al-Ghar­bi. (Existe aus­si en ver­sion dis­co­ver baroque art)

MWNF

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Sen­sa­tion d’un matin assoupi

Le matin se lève sur un ciel fou, bario­lé d’o­ranges qu’on ne connait pas. J’ouvre les rideaux pour me repaître de ces lumières qui me réchauffent et je m’as­sou­pis dans un rêve marin aux allures rayon­nantes de voyage immo­bile, ne me répé­tant les mots de ce poème qu’une fois déjà loin…

Par les soirs bleus d’é­té, j’i­rai dans les sentiers,
Pico­té par les blés, fou­ler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sen­ti­rai la fraî­cheur à mes pieds.
Je lais­se­rai le vent bai­gner ma tête nue.

Je ne par­le­rai pas, je ne pen­se­rai rien :
Mais l’a­mour infi­ni me mon­te­ra dans l’âme,
Et j’i­rai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heu­reux comme avec une femme.

Sen­sa­tion, Arthur Rim­baud, 1870

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