La rose et la tulipe

Car­net de voyage à Istan­bul 2 : l’Hip­po­drome (At Meydanı)

Les guides tou­ris­tiques sont très forts en géné­ral. Ils tendent à jouer sur l’his­toire pour vous faire pas­ser un lieu cen­sé être incon­tour­nable pour le cœur de la ville, le centre de tout. En l’oc­cur­rence, j’ai vu noté par­tout que l’Hip­po­drome était un lieu fabu­leux, depuis lequel on pou­vait sen­tir le poids de l’his­toire byzan­tine peser sur nos maigres épaules. Ce que peu vous disent, c’est que d’hip­po­drome, il n’y a guère. On a beau cher­cher, rien ne rap­pelle la pré­sence d’un éven­tuel hip­po­drome sur cette place gigan­tesque, pas même la trace d’un sabot de che­val dans la pierre. Ce n’est qu’une place immense, joli­ment pavée, propre, ornée de dra­peaux turcs. Mais pas un gra­din, pas une colonne ren­ver­sée, pas la moindre pierre usée. La seule chose qui peut rap­pe­ler la pré­sence ici d’un hip­po­drome et la forme qu’il pre­nait autre­fois est une ligne jaune tra­cée tout du long et for­mant un U dont le virage se situe au niveau du Rec­to­rat de l’Université de Mar­ma­ra (Mar­ma­ra Üni­ver­si­te­si Rektörlüğü).

Carte pos­tale colo­ri­sée de l’hip­po­drome datant des années 50

Construit en une cin­quan­taine d’an­nées, l’hip­po­drome était le monu­ment popu­laire byzan­tin. D’un bout à l’autre, ce qui s’ap­pelle aujourd’­hui en turc At Mey­danı, c’est-à-dire la place aux che­vaux, mesu­rait près de cinq cents mètres de long (et pré­ci­sé­ment 117,50 m de large) sur le plan du cir­cus maxi­mus romain : Car­ceres au nord-est (écu­ries et stalles), Sphen­do­nè au sud-ouest (courbe semi-cir­cu­laire) et Spi­na déli­mi­tant les deux allées. On estime que ce lieu de diver­tis­se­ment pou­vait conte­nir entre 30 000 et 50 000 per­sonnes (assises)1. En plus d’être un lieu où avaient lieu les courses de char, on y per­sé­cu­tait allè­gre­ment, selon la tra­di­tion romaine, tout oppo­sant aux idées ou régimes en place. Les Romains avaient pour habi­tudes de se débar­ras­ser des Chré­tiens en les envoyant aux lions, tan­dis que les Byzan­tins durant la période ico­no­claste pré­fé­raient s’at­tar­der sur les moines et les nonnes qui véné­raient les images avec des méthodes bar­bares que je pré­fère ne pas évoquer.

Concrè­te­ment, ce qu’il reste de l’hip­po­drome aujourd’­hui, ce sont quelques élé­ments de la Spi­na, cette bande cen­trale sur laquelle on expo­sait les tro­phées et les vic­toires de l’Em­pire ou les cadeaux don­nés à l’Em­pe­reur. Ain­si on pour­ra voir l’o­bé­lisque de Théo­dose (Diki­li­taş) qui est en réa­li­té un des obé­lisques de Thout­mô­sis III pro­ve­nant du temple de Kar­nak, posé sur un socle repré­sen­tant l’Em­pe­reur Théo­dose Ier et sa cour. Il mesure un peu plus de 18 mètres contre une tren­taine à l’origine.

On trou­ve­ra éga­le­ment un autre obé­lisque, dit obé­lisque muré (Örme Diki­li­taş). Consti­tué de pierres taillées, il était autre­fois recou­vert de plaques de bronze qui devaient res­plen­dir à la lumière du soleil. Les plaques ont été fon­dues pour en faire des pièces de mon­naie et les Janis­saires (Yeni­çe­ri) le dégra­dèrent for­te­ment car pour mon­trer leur bra­voure, ils devaient la gra­vir à mains nues, des­cel­lant ain­si bon nombre de pierres. Entre les deux se trouve la Colonne Ser­pen­tine (Yılanlı Sütun ou Bur­malı Sütun). Voi­ci un monu­ment fas­ci­nant puis­qu’il vient de la ville de Delphes et qu’il sup­por­tait comme tré­pied une vasque en or de trois mètres de dia­mètre, fon­due elle aus­si. Autre­fois sur­mon­tée de trois têtes de ser­pent dont une se trouve au musée de Top­ka­pi, elle fut sou­vent van­da­li­sée puis répa­rée ; on dit même que sous l’Em­pe­reur Théo­phile, le patriarche de Constan­ti­nople lui-même, lors de la période trouble de la que­relle des images, vint en pleine nuit détruire à coup de masse deux des trois têtes de ser­pent, sym­boles païens et démoniaques…

Minia­ture Otto­mane du Surname‑i Veh­bi, Top­kapı Sarayı Müze­si, Istan­bul (Hazine 1344, folios 290a)

Ces ves­tiges d’un pas­sé antique sont les témoins du drame de l’his­toire de cet hip­po­drome. On peut voir au pied de ces monu­ments que le niveau du sol à l’é­poque devait être de quatre bons mètres infé­rieur à ce qu’il est aujourd’­hui. En effet, les débris du bâti­ment se sont empi­lés et c’est sur cette épais­seur que la place a été apla­nie. Aban­don­né par les habi­tants, dévas­té lors des Croi­sades, puis par les Turcs qui l’ex­ploi­tèrent comme une vul­gaire car­rière, il n’en reste aujourd’­hui plus rien. Sauf… sauf un bon morceau…

Le pre­mier soir à Istan­bul, après avoir dépo­sé les bagages à l’hô­tel sous une pluie d’o­rage bat­tante, nous sommes sor­tis pour trou­ver un endroit où dîner. La pluie tom­bait avec une force propre aux villes de bord de mer et dès que s’ou­vraient les pre­mières rues en pente der­rière Kadır­ga Mey­danı, je pou­vais voir l’eau cou­ler en tor­rent, char­riant ordures et terre jus­qu’au beau milieu de la rue. N’ayant pré­vu qu’un blou­son léger, je me suis vite retrou­vé trem­pé. Mon fils sous sa capuche ne sem­blait pas vrai­ment se pré­oc­cu­per de ce qui lui tom­bait des­sus. J’a­vi­sai une petite épi­ce­rie où je deman­dai le prix du para­pluie qui se trou­vait en devan­ture : 10TL. 5 euros. Une arnaque, mais bon, je n’a­vais pas le cœur à négo­cier. Je payai rubis l’ongle et vit le jeune homme se frot­ter les mains de m’a­voir aus­si gros­siè­re­ment pigeon­né. J’a­vais mon para­pluie, dont je ne me suis ser­vi que pen­dant la demi-heure sui­vante puis­qu’il n’a pas plu à nou­veau de tout le séjour, mais j’a­vais un para­pluie stam­bou­liote. Autant dire qu’il est reve­nu avec moi dans la valise.

Pas de plan donc, aucune idée de l’en­droit où j’al­lais, je finis par me retrou­ver au détour d’une rue qui n’ar­rê­tait de pas de mon­ter dans Divan Yolu Cad­de­si, l’a­ve­nue qui des­cend jus­qu’à l’hip­po­drome et j’ar­rive sur la place de Meh­met Akif Ersoy Parkı, aux abords de la petite mos­quée Firuz Ağa Camii. Deux heures plus tard, après avoir man­gé sur le pouce un kebap, je me suis ren­du sur la place pour avoir une pre­mière impres­sion, his­toire de savoir si je devais reve­nir, ou pas. Tout était déjà sec comme si l’o­rage n’a­vait jamais eu lieu. Tout était silen­cieux, il n’y avait que le vent dans les dra­peaux ten­dus tout autour de la place qui cla­quaient légè­re­ment. Aucune voi­ture ne passe ici, au mieux quelques taxis, par­fois un bus et au loin le tram­way qui des­cend Divan Yolu. C’est calme et c’est ain­si que je découvre pour la pre­mière fois la ville-phare. Je traine du côté des grilles fer­mées de la Mos­quée Bleue (Sul­ta­nah­met Camii) et regarde avi­de­ment les détails de ce monu­ment qui est un peu le sym­bole du Proche-Orient à mes yeux, ses lourdes grilles en fonte, l’en­trée de la cour fer­mée par une immense porte de bronze, fine­ment ouvra­gée, sur­mon­tée d’un texte en arabe et d’un magni­fique muqar­na. Je m’ap­proche des trois anciens ves­tiges de la Spi­na, que je contourne, tombe sous le charme des monu­ments de la place, le Rec­to­rat et son por­tail typi­que­ment otto­man, la façade du Musée des Arts turcs et isla­miques avec son bal­con fas­ci­nant, ne vois pas la fon­taine de Guillaume II qui pour­tant trône en bonne place et que je ne décou­vri­rai que le len­de­main, à la lumière du jour, et devant laquelle je m’ar­rê­te­rai avec cir­cons­pec­tion tel­le­ment le style me parait moderne ; pour cause, elle fut offerte par l’Em­pe­reur Guillaume II d’Al­le­magne en 1895 au Sul­tan. Elle est pour­tant belle et s’in­tègre par­fai­te­ment au reste de la place. Les mosaïques dorées qui ornent l’in­té­rieur du dôme sont de toute beauté.

De l’autre côté de la place se tient l’autre bijou d’Is­tan­bul, celui qui occu­pe­ra le viseur de mon appa­reil pho­to à tout bout de champ ; Aya­so­fya (Sainte-Sophie). Illu­mi­née, ten­due vers le ciel, majes­tueuse plus que belle, impo­sante plus qu’é­lan­cée, elle laisse sup­po­ser par l’ex­té­rieur ce qu’elle est à l’intérieur.

Je disais plus haut qu’il ne reste rien de l’hip­po­drome, sauf une chose : la Sphen­do­nè. Évi­dem­ment, ça ne fait pas par­tie des jolies choses à voir, vu son état de déla­bre­ment, mais je suis allé par der­rière pour voir ce qu’il en res­tait, je suis allé tou­cher la pierre, sen­tir le bruit des sabots des che­vaux vibrer sous ma main… La tota­li­té des colonnes qui ornaient sa façade ont été rem­ployées pour la construc­tion de la mos­quée de Soli­man (Süley­ma­niye Camii), mais on ima­gine encore assez bien la taille que pou­vait avoir ce monu­ment. Sur cette carte datant de 1572 (Braun and Hogen­berg, Civi­tates Orbis Ter­ra­rum, map I‑51), on voit bien ce qu’il reste de l’hip­po­drome et ce qu’on peut en voir aujourd’­hui, ain­si que les ves­tiges de la Spi­na.

Au pro­chain épi­sode, je vous emmène dans les bas-fonds d’Is­tan­bul, dans le vieux quar­tier front de mer de Sul­ta­nah­met, là où les mai­sons s’é­croulent et que les rats tra­versent la rue, par­fois cour­sés par un chat affamé.

Album Pho­to

Istanbul - avril 2012 - jour 1 - 040 - Mehmet Akif Ersoy Parkı

Istanbul - avril 2012 - jour 1 - 041 - Sultanahmet Camii

Istanbul - avril 2012 - jour 1 - 042 - Hippodrome

Istanbul - avril 2012 - jour 1 - 043 - Sultanahmet Camii

Istanbul - avril 2012 - jour 1 - 044 - Obélisque de Théodose

Istanbul - avril 2012 - jour 1 - 045 - Sultanahmet Camii

Istanbul - avril 2012 - jour 2 - 211 - Sainte-Sophie

Istanbul - avril 2012 - jour 8 - 003 - Ayasofia et la fontaine de Guillaume II

Istanbul - avril 2012 - jour 2 - 139 - Sultan Ahmet Parkı - Fontaine de Guillaume II

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 039 - Tapu ve Kadastro Bolge Mudurlugu

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 037 - Tapu ve Kadastro Bolge Mudurlugu

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 036 - Atmeydanı Caddesi - Colonne serpentine et obélisque de Théodose

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 035 - Atmeydanı Caddesi - socle de la colonne murée

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 034 - Marmara Üniversitesi Rektörlüğü

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 033 - Marmara Üniversitesi Rektörlüğü

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