Mémoires euro­péennes du goulag

C’est une époque dont on parle avec éloi­gne­ment car si peu de choses nous y ren­voient direc­te­ment, une frac­ture du temps aus­si dou­lou­reuse que la Shoah mais dont on témoigne moins car ceux qui en sont reve­nus n’en ont pas for­cé­ment fait état — il fal­lait bien oublier. Cette période fait par­tie des heures sombres de l’Eu­rope, entre 1939 et 1953 où l’en envoyait des inno­cents (ou dis­si­dents, mais quelle est la dif­fé­rence ?) “dans les mines de sel”, “en Sibé­rie”, à “Arkhan­gelsk”, des noms de lieux qui son­naient comme des châ­ti­ments du juge­ment der­nier. Russes, Polo­nais, res­sor­tis­sants des anciens pays baltes annexés par la Rus­sie Sovié­tique, Tad­jidks, Mol­daves, Bié­lo­russes ou Ukrai­niens, Ouz­beks ou Kaza­khs autre­fois tous réunis sous la même ban­nière rouge tachée d’une fau­cille et d’un mar­teau, sans dis­tinc­tion, étaient envoyés dans ces camps de la mort sta­li­niens dont on a été jus­qu’à nier l’exis­tence ; les gou­lags.

Jonas Žemai­tis-Vytau­tas, géné­ral des par­ti­sans avec ses com­pa­gnons d’armes,
autour de 1948.

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Nuit sur le mont chauve (Ночь на лысой горе)

Une nuit sur le Mont Chauve (Ночь на лысой горе) est cer­tai­ne­ment le chef d’œuvre de Modeste Mous­sorg­ski. Le com­po­si­teur, mort alcoo­lique, rui­né et soli­taire avait là, avec les Tableaux d’une expo­si­tion, joué son va-tout. Com­po­sé comme un poème en s’ins­pi­rant d’une nou­velle de Nico­las Gogol, Nuit de la Saint-Jean sur le mont Chauve (in Les soi­rées du hameau), cette pièce porte en elle une dimen­sion dra­ma­tique hal­lu­ci­nante. En quelques douze minutes, sont évo­quées suc­ces­si­ve­ment l’ap­pa­ri­tion d’es­prits des croyances païennes russes, des ado­ra­tions sus­pectes, le sab­bat des sor­cières et le retour au jour au son de la cloche du vil­lage. Une pièce sévère, majes­tueuse qui révèle à la fois l’âpreté de l’âme russe et sa grandeur.
La ver­sion la plus jouée est celle que le com­po­si­teur Niko­laï Andreïe­vitch Rim­ski-Kor­sa­kov a réor­ches­tré en 1908. Cer­tains auront décou­vert ce mor­ceau grâce au Fan­ta­sia de Walt Dis­ney, mais dans mon cas c’est sur la bande ori­gi­nale du film Satur­day Night Fever, où la reprise dis­co n’est pas sans charme…

[audio:chauve.xol]

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Trois ver­sions d’une même oeuvre : Tableaux d’une expo­si­tion (Modeste Moussorgski)

Tableaux d’une expo­si­tion (Картинки с выставки) est une des deux seules œuvres ins­tru­men­tales com­po­sées par le com­po­si­teur russe Modeste Mous­sorg­ski à par­tir d’une série de tableaux peints par son ami Vic­tor Hart­mann. A l’o­ri­gine com­po­sée pour pia­no en 1874, elle fut ensuite orches­trée par plu­sieurs musi­ciens, dont Mau­rice Ravel en 1922 qui la ren­dit célèbre, ver­sion que n’en­ten­dra jamais son com­po­si­teur, mort rui­né et alcoo­lique. Ces tableaux, au nombre de dix, plus une, Pro­me­nade, décli­née en quatre ou cinq pièces jouées avec des tona­li­tés dif­fé­rentes, sont avant tout des illus­tra­tions d’his­toires tra­di­tion­nelles ou des contes oraux de la Rus­sie ancienne. On y trouve par exemple l’his­toire de Samuel Gol­den­berg et Schmuyle ain­si que La cabane sur des pattes de poule qui n’est autre que la hutte de Baba Yaga, la méchante sorcière.

Voi­ci trois ver­sions dif­fé­rentes de cette même œuvre, sur les mêmes pièces, inter­pré­tées de trois manières différentes.
La pre­mière est une ver­sion au pia­no inter­pré­tée par Vla­di­mir Horo­witz enre­gis­trée en 1947 (d’où les petits cra­que­ments), le seconde a été orches­trée par Her­bert von Kara­jan à la Jesus-Chris­tus-Kirche de Ber­lin en 1966, et la der­nière est une inter­pré­ta­tion du groupe de rock pro­gres­sif Emer­son, Lake & Pal­mer en 1971. Voi­ci clas­sé dans l’ordre de leur publi­ca­tion les trois ver­sions dif­fé­rentes de trois mor­ceaux ; Pro­me­nade, Le gnome et Le vieux châ­teau. J’ai volon­tai­re­ment mis en pers­pec­tive l’al­bum d’E­mer­son, Lake & Pal­mer car il cho­que­ra cer­tai­ne­ment par son ton déca­lé et nova­teur, même s’il a été réa­li­sé il y a déjà qua­rante ans. Les trois musi­ciens, for­te­ment ins­pi­rés par l’in­ven­tion du mini­moog, ont ici trans­cen­dé l’œuvre, de manière par­fois très auda­cieuse, mais en conser­vant l’es­prit ori­gi­nal. A noter que la ver­sion orches­trée par Kara­jan a vrai­ment une bonne tête… Démonstration :

Pro­me­nade

Pro­me­nade par Vla­di­mir Horowitz

[audio:01promenadeVH.xol]

Pro­me­nade par Her­bert von Karajan

[audio:01promenadeHVK.xol]

Pro­me­nade par Emer­son, Lake & Palmer

[audio:01promenadeELP.xol]

Le Gnome

Le gnome par Vla­di­mir Horowitz

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Le gnome par Her­bert von Karajan

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Le gnome par Emer­son, Lake & Palmer

[audio:02gnomeELP.xol]

Le vieux château

Le vieux châ­teau par Vla­di­mir Horowitz

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Le vieux châ­teau par Her­bert von Karajan

[audio:03oldcastleHVK.xol]

Le vieux châ­teau par Emer­son, Lake & Palmer

[audio:03oldcastleELP.xol]

Pochettes des albums pré­sen­tés ici :

Vla­di­mir Horo­witz joue Moussorgki

Her­bert von Kara­jan orchestre Moussorgski

Emer­son, Lake & Pal­mer, Pic­tures at an exhibition

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Vas­si­li Verechtchaguine

Vas­si­li Verecht­cha­guine est un peintre russe qui a sou­vent peint les aspects les plus rebu­tants de la guerre. Éton­nam­ment, il n’é­tait pas spé­cia­le­ment paci­fiste, mais condam­nait les hor­reurs et l’in­jus­tice de la guerre au tra­vers de ses toiles qu’il pei­gnait sur le ter­rain tan­dis qu’il sui­vait les troupes colo­nia­listes de la grande Rus­sie sur toute la lon­gueur de son ter­ri­toire. Ain­si, il aura fait décou­vrir à Mos­cou et à l’Eu­rope ces peuples bar­bares et pri­mi­tifs qu’é­taient les Ouz­beks, les Tad­jiks, les Turk­mènes et les Kaza­khs. En effet les scènes peintes sur ces pays de la route de la soie repré­sentent sou­vent ces contrées isla­mi­sées comme arrié­rées et sau­vages. Ces pein­tures figurent sou­vent des scènes de répres­sion ou de ven­geance et laissent une impres­sion de malaise colonialiste…

Un pano­ra­ma assez large de ses œuvres.

 

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(Bis­mil­lah) يسم الله الرحمن الرحيم

Voi­ci le temps où je n’ai plus à me plaindre de n’a­voir rien à dire… Deux his­toires qui se pro­filent, des mots qui s’as­semblent, des bribes de sce­na­rii qui s’a­gencent comme un désir ful­gu­rant. Je ne pré­vois pas de dor­mir plus que de rai­son ces pro­chains temps. J’ai repris des forces ces der­niers jours, l’air de rien, l’air de ne pas y tou­cher, les touches me glissent sous les doigts et puis pour­quoi pas une seule his­toire après tout. Il faut que je recherche dans les tré­fonds de mon âme et de mon his­toire per­son­nelle pour retrou­ver une telle émo­tion, une telle envie de puis­sance, même si en appa­rence tout tend à démon­trer le contraire. Rien ne va très bien, mais d’ex­pé­rience, je sais que ce sont des moments de crise que sur­gissent les évé­ne­ments les plus impor­tants d’une his­toire. A moi de pro­vo­quer le destin.

[audio:TheBeepBeepSong.xol]

J’aime bien prendre la catas­trophe de la Tun­gus­ka comme une méta­phore de ce qui arrive par­fois dans un par­cours. Un évé­ne­ment sur­gi de nulle part dévaste tout, sans rai­son appa­rente et sans cause connue. La catas­trophe détruit tout dans un rayon de 20 kilo­mètres, occa­sionne des dégâts sur plus de 100 et se fait entendre sur plus de 1500… et tout le monde s’en contre­fout car il n’y a rien de connu au milieu de cette nature, rien qui ne soit cher à qui que ce soit. Tun­gus­ka, c’est un Hiro­shi­ma à l’en­vers ; une catas­trophe dont on se fout n’est plus une catas­trophe, c’est juste un évé­ne­ment isolé.
C’est la loi du témoi­gnage. Si per­sonne n’est là pour attes­ter d’un fait, le fait n’existe pas. Pour qu’il y ait un assas­si­nat, il faut être trois. Un assas­sin, une vic­time et un témoin. Sans témoin, ce n’est pas un assas­si­nat, c’est une dis­pa­ri­tion et il n’en reste plus qu’un. Qui était là pour attes­ter du meurtre d’A­bel par son frère ?


Abel et Cain par Tin­to­ret­to (Jaco­po Robusti)

La loi du témoi­gnage néces­site tou­jours d’a­voir quel­qu’un pour attes­ter. J’aime beau­coup ce mot, attes­ter. Il porte en lui une cer­taine solen­ni­té, un je-ne-sais-quoi d’à la fois pom­peux et de grave. De la même manière, on pour­rait dire éga­le­ment que l’a­mour n’existe pas à deux mais à trois. Un amant, une amante (ou un autre amant, ou deux amantes…) et un jaloux, ou écon­duit… Le troi­sième vient attes­ter du fait que les deux autres s’aiment et fonde leur amour en en étant exclu. L’ai­greur de l’a­mou­reux écon­duit est le témoi­gnage de l’a­mour uni­ver­sel. Existe-t-il en dehors de cela ?
Y aurait-il des malades s’il n’exis­tait pas de médecins ?
Y aurait-il la paix s’il n’y avait pas eu des guerres ?
Aurait-on des vacances si on ne tra­vaillait pas ?
Et sur­tout l’a­mour exis­te­rait-il réel­le­ment s’il ne conte­nait pas déjà en lui-même sa propre déception ?

Je crois éga­le­ment que l’ou­bli a un rôle à jour dans cette loi, l’ou­bli et le sou­ve­nir. Ce qui s’ou­blie par manque d’in­té­rêt peut très bien res­sur­gir lorsque la mémoire col­lec­tée refait sur­face. On croit que les his­toires d’un petit vil­lage l’ont plon­gé dans l’a­no­ny­mat, mais quel­qu’un sort de son car­ton de vieilles cartes pos­tales jau­nies, toutes droit sor­ties d’un autre temps, d’une autre réa­li­té. Les his­toires sont retrou­vées, les langues se délient, tout à coup on se sou­vient de Mr Machin qui était un sacré bon­homme et qui col­lec­tait les bou­teilles en verre consi­gnées et de cette petite place sur laquelle il y avait une fon­taine, et qu’on a rasé car elle mena­çait de s’ef­fon­drer. Mais le sou­ve­nir est là, dans sa latence et il n’at­tend qu’un petit déclen­che­ment pour sur­gir, comme un évé­ne­ment, comme dans la toun­dra, au beau milieu de nulle part.
J’ai trou­vé un peu par hasard ce blog : Les Abbesses de Gagny-Chelles. Le pre­mier billet que j’y trouve s’ap­pelle ain­si : Carte pos­tale rare du tabac de l’Ab­baye (Gagny Quar­tier du Ches­nay) alors for­cé­ment, je ne peux m’empêcher de sou­rire un peu, légè­re­ment iro­nique parce que comme tout le monde, je me dis mais qui cela peut-il donc inté­res­ser ?, et en dérou­lant le fil, la réponse devient évidente.

J’ai lu les his­toires de ces familles implan­tées dans ce quar­tier, la famille Bogast­sheff, la famille Gro­moff et son café, Féli­pa Munoz, la cen­te­naire, j’ai lu toutes ces his­toires, des his­toires com­munes, per­son­nelles, de famille qui ont tra­ver­sé notre his­toire contem­po­raine. La mémoire col­lec­tée et retrans­crite fonde leur ano­ny­mat comme une his­toire. Le témoi­gnage donne consis­tance à l’ou­bli et l’é­vé­ne­ment surgit…

La loi du témoi­gnage est éga­le­ment une loi qui a une forte valeur en art. L’ar­tiste est éga­le­ment témoin, il atteste d’une réa­li­té qui peut paraître incon­nue tant que celle-ci n’est pas attes­tée au tra­vers de son œuvre. C’est ain­si que le réa­li­té de cer­taines œuvres d’art paraît plus réelle que la réa­li­té elle-même. Le rôle de l’ar­tiste est d’ap­por­ter foi en ce que nous ne connais­sons pas encore. Étran­ge­ment, le Ste­tind de Peder Balke semble prendre plus de réa­li­té, plus de corps et d’é­pais­seur que la mon­tagne elle-même…

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