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Le récit du Gange à la lumière du Râmâyana

Le récit du Gange à la lumière du Râmâyana

La lec­ture est un souffle qui nous trans­porte sur des rivages dont on ne voit pas tou­jours les contours, mais finit tou­jours par nous faire tou­cher terre, et cer­tains livres arrivent là un peu par hasard, sans qu’on en com­prenne vrai­ment la raison.

Lors de ce voyage en Thaï­lande, je me suis plon­gé à corps per­du dans la lec­ture d’un livre sacré : le Râmâya­na. Épo­pée fon­da­men­tale dans la reli­gion hin­doue, c’est un long poème rela­tant la voie de Rama, au sens de par­cours. Quel rap­port entre la Thaï­lande et le Râmâya­na ? Une longue his­toire à laquelle les gens sont atta­chés dans tout le bas­sin de l’A­sie du sud-est, et ce, jus­qu’à Bali, îlot hin­douiste au cœur du plus grand pays musul­man du monde. Pour­tant la Thaï­lande est majo­ri­tai­re­ment boud­dhiste, mais le boud­dhisme et l’hin­douisme ne sont pas très éloi­gnés, puisque le Boud­dha Sha­kya­mu­ni, Sid­dhār­tha Gau­ta­ma, est un per­son­nage dont l’exis­tence est attes­tée ; né sur la route de Kapi­la­vas­tu, à Lum­bi­ni exac­te­ment, entre 1029 et 383 av; J.-C. dans l’ac­tuel Népal, il passe une grande par­tie de sa vie en Inde du Nord. La dif­fu­sion de la pen­sée qui devien­dra reli­gion majo­ri­taire en Asie du sud-est (de la Chine au Japon, et de la Mon­go­lie à la Malai­sie) prend donc ses sources en Inde, et même au cœur de la reli­gion hin­douiste. Aucun para­doxe dans tout cela. Le boud­dhisme, long­temps consi­dé­ré comme une reli­gion déviante de la part des hin­dous, a été au centre d’une longue période ico­no­claste, pen­dant laquelle les visages du Boud­dha ont été buri­nés, les têtes fra­cas­sées, les corps pilon­nés. Aujourd’­hui, les intri­ca­tions des deux reli­gions ne sont plus consi­dé­rées que comme naturelles…

Il faut noter éga­le­ment que l’ac­tuelle dynas­tie régnante de Thaï­lande (l’ac­tuel roi Bhu­mi­bol Adu­lya­dej, Rama IX, est le sou­ve­rain qui a régné le plus long­temps jus­qu’à pré­sent puis­qu’il est sur le trône depuis plus de 70 ans), les Cha­kri, portent tous le nom dynas­tique de Rama, depuis 1782, et que le pre­mier sou­ve­rain de la dynas­tie, Rama Ier (Bud­dha Yod­fa Chu­la­loke) a réécrit l’é­po­pée du Râmâya­na pour la trans­po­ser dans le contexte thaï­lan­dais sous le nom de Rama­kien.

Alors ce fameux Râmâya­na, que j’ai retrou­vé dans les danses bali­naises des palais d’Ubud ou dans les ruines de Pram­ba­nan, sur les murs des temples thaï­lan­dais ou dans les ruelles sombres de Bang­kok où l’on arrive encore à trou­ver de très beaux masques en bois à l’ef­fi­gie du roi Ramā et de sa femme Sītā, du singe Hanumān et du démon Rāvaṇa, et encore à plu­sieurs reprises dans les masques et les repré­sen­ta­tions en terre cuite du Suan Pak­kad Palace, qu’est-ce exac­te­ment ? C’est un récit mytho­lo­gique autour d’un per­son­nage qui a peut-être exis­té, un poème fai­sant par­tie de la tra­di­tion orale hin­douiste et dans lequel est rela­tée la vie pour le moins tour­men­tée du prince Ramā qui n’est autre que le sep­tième ava­tar du dieu Vish­nu. Mis à part le fait que le récit qu’en livre Serge Démé­trian au tra­vers de la ver­sion qu’il a rédi­gée est d’une lec­ture tout à fait agréable, le Râmâya­na est un mythe au tra­vers duquel sont mis en lumière les quatre buts de la vie pour tout hin­douiste (Puruṣār­tha), c’est à dire :

  • Dhar­ma : le sens du devoir et de la jus­tice, le sens moral, la loi et la ver­tu, c’est ce qui est à l’o­ri­gine de l’har­mo­nie universelle.
  • Artha : injus­te­ment tra­duit par­fois sous le terme de richesse, il s’a­git plu­tôt de faire en sorte de main­te­nir ses moyens de sub­sis­tances et de les faire évo­luer, ce qui implique la sécu­ri­té finan­cière plu­tôt que l’enrichissement.
  • Kama : la recherche du plai­sir, de l’é­mo­tion esthé­tique, de la beau­té. Il n’y a dans ce terme aucune conno­ta­tion sexuelle. Le Kama qui vio­le­rait le Dhar­ma et l’Ar­tha empê­che­rait d’at­teindre le Moksha.
  • Mok­sha : la libé­ra­tion finale, la déli­vrance du cycle des réin­car­na­tions, mais on peut y entendre éga­le­ment le fait de se réa­li­ser soi-même et de s’é­man­ci­per des tutelles extérieures.

Selon la tra­di­tion, ce livre a été écrit par le poète indien Vâl­mî­ki, lequel se met lui-même en scène dans le récit puis­qu’il devient le pré­cep­teur des deux enfants de Ramā. La rédac­tion du livre est esti­mée de manière assez peu sure entre 500 et 100 avant J.-C. et com­porte sept par­ties distinctes :

  1. Bâla­kân­da (बालकाण्डम्) ou le Livre de la jeunesse
  2. Ayod­hyâ­kân­da (अयोध्याकाण्डम्) ou le Livre d’Ayodhyâ
  3. Ara­nya­kân­da (अरण्यकाण्डम्) ou le Livre de la forêt
  4. Kish­kind­hâ­kân­da (किष्किन्धाकाण्डम्) ou le Livre de Kish­kind­hâ (le royaume des singes)
  5. Sun­da­ra­kân­da (सुन्दरकाण्डम्) ou le Livre de Sun­da­ra (un autre nom d’Hanuman)
  6. Yud­dha­kân­da (युद्धकाण्डम्) ou le Livre de la guerre (de Lanka)
  7. Utta­ra­kân­da (उत्तरकाण्डम्) ou le Livre de l’au-delà

Si la lec­ture de ce très grand livre m’a empor­té pen­dant une bonne par­tie de mes vacances, elle m’a per­mis éga­le­ment d’a­voir un sujet de dis­cus­sion sup­plé­men­taire avec plu­sieurs per­sonnes tout à fait éton­nées que je puisse ne serait-ce que connaître les noms de Phra Ramā et de Sītā. J’y ai éga­le­ment trou­vé le très beau récit de la dérive du Gange que je repro­duis ici, issu du pre­mier livre (Bâla­kân­da), qui nous per­met de com­prendre pour­quoi le Gange est un fleuve si impor­tant dans la reli­gion hin­doue. C’est une épo­pée dans l’é­po­pée, un récit flo­ris­sant et mer­veilleux qui donne le ton du reste du livre. On est empor­té comme dans le flot des ondes légères de la rivière Gangâ…

Ramaya­na — Le départ de Rama. Wat Phra Khaew. Bangkok

Le len­de­main, Râma, Lak­sha­ma, Vish­vâ­mi­tra et leurs com­pa­gnons par­tirent donc vers Mithi­lâ. Ils retra­ver­sèrent le Gange ; au cré­pus­cule, Râma inter­ro­gea Vish­vâ­mi­tra : « Pour­quoi, grand sage, Gan­gâ, la très sainte rivière, coule-t-elle à tra­vers les Trois Mondes, avant de se mêler à l’Océan ? »
Vish­vâ­mi­tra, en réponse à la curio­si­té de Râma, com­men­ça ainsi :

« Au nord de notre vaste pays, Râma, s’é­lève l’Hi­mâ­laya, la reine des mon­tagnes. Hima­vat, le puis­sant esprit qui l’a­nime, avait deux filles, Gan­gâ, l’ai­née, et Ûma, la cadette. Gan­gâ était un fleuve capable de puri­fier tous les êtres de leurs péchés les plus sombres. Connais­sant ce don mer­veilleux, les dieux prièrent Hima­vat de leur prê­ter Gan­gâ pour un temps : ses eaux lave­raient le fir­ma­ment entier de ses souillures. Le père de Gan­gâ accep­ta. Mon­tée au ciel, Gan­gâ brilla à tra­vers la voûte étoi­lée, là où tu peux la voir aujourd’­hui encore. »

Vish­vâ­mi­tra leva la main vers le fir­ma­ment et dési­gna à Ramâ le Gange céleste, la Voie lac­tée, avant de reprendre :

« Pen­dant ce temps, Saga­ra, un autre roi de la dynas­tie solaire, un de tes ancêtres, pri­vé d’en­fants, se diri­gea vers l’Hi­mâ­laya en com­pa­gnie de ses épouses. Saga­ra sou­hai­tait ren­con­trer Bhri­gu, le grand sage. Arri­vé devant lui, le roi se pros­ter­na et implo­ra sa béné­dic­tion pour que lui naissent des héri­tiers. Bhri­gu, satis­fait de la sou­mis­sion du roi d’Ayod­hyâ, décla­ra ; “Tes épouses seront mères, mais de manière dif­fé­rente. L’une met­tra au monde un seul fils : il pro­lon­ge­ra ta lignée ; l’autre don­ne­ra nais­sance à soixante mille fils. A elles de choi­sir le sort qui leur agréé.”
La pre­mière des deux épouses royales avoua qu’elle serait heu­reuse avec un seul fils ; la seconde pré­fé­ra l’autre voie. Bhri­gu les bénit, et Saga­ra revint satis­fait dans sa capitale.
Le temps accom­pli, une des reines enfan­ta le fils pro­mis ; il s’ap­pe­la Asa­mañ­ja. L’autre accou­cha d’une boule de la gros­seur d’une cale­basse. A l’in­té­rieur dor­maient soixante mille semences humaines qui devinrent autant d’en­fants mâles. Une armée de nour­rices prit soin de tous ces fils de Saga­ra. Des années pas­sèrent. Si les soixante mille devinrent tous de beaux princes, Asa­mañ­ja, lui, à l’âge adulte, mon­tra des signes de folie. Son passe-temps favo­ri était d’at­tra­per des petits enfants et de les jeter dans la rivière ; il riait en les voyant se débattre et périr noyés.
Haï par le peuple, ce dément cruel fut ban­ni de la cité. Au sou­la­ge­ment des citoyens, son fils Amshu­mân ne res­sem­blait en rien à son père : cou­ra­geux, plein de droi­ture, il par­lait avec douceur.
Vers la fin de son règne, le vieux roi Saga­ra déci­da d’ac­com­plir le sacri­fice du che­val1. Le prince Amshu­mân devait sur­veiller de près le che­val choi­si pour la céré­mo­nie. Mais Indra2, chan­gé en démon, s’empara du cour­sier. Le roi Saga­ra fut déses­pé­ré. Il appe­la ses soixante mille fils et leur par­la ain­si : “La perte de l’of­frande n’est pas seule­ment un obs­tacle majeur au bon dérou­le­ment du sacri­fice, elle repré­sente pour nous tous un péché, une honte. Par­tez retrou­ver le che­val ; n’é­par­gnez aucun effort.”
Ses vaillants soixante mille fils par­cou­rurent le monde de long en large, mais le qua­dru­pède était introu­vable. Ils com­men­cèrent alors à fouiller tous les recoins, à retour­ner la Terre en tous sens. Ils cau­sèrent nombre d’en­nuis aux ani­maux et aux hommes et ne réus­sirent qu’à élar­gir les limites de l’O­céan. Penauds, ils revinrent à Ayodhyâ.
“Il nous faut l’a­ni­mal coûte que coûte. Cher­chez-le dans les mondes d’en bas, leur enjoi­gnit Saga­ra, des­cen­dez, si néces­saire, jus­qu’aux pro­fon­deurs des enfers.”
Les princes par­tirent aus­si­tôt, déci­dés à rame­ner le che­val, fût-ce au péril de leur vie. De leurs armes, ils se mirent à creu­ser un trou long de trois lieues sur trois. Sourds aux cris et aux pro­tes­ta­tions des ser­pents et autres rep­tiles des régions sou­ter­raines, ils avan­çaient dans les entrailles de la Terre et par­vinrent au Rasâ­ta­la, le qua­trième enfer. Là, ils aper­çurent dans un coin Kapi­la, le grand sage, assis en médi­ta­tion, et le che­val du sacri­fice qui pais­sait alen­tour. C’é­tait Indra qui, à des­sein, avait caché l’a­ni­mal en ce lieu. Les princes se pré­ci­pi­tèrent sur le sage en criant : “Voi­là donc le voleur qui se dit ermite !”
Kapi­la, trou­blé dans sa médi­ta­tion, ouvrit les yeux ; à l’ins­tant même, les soixante mille guer­riers furent trans­for­més en autant de poi­gnées de cendre, brû­lés par le cour­roux de l’ascète.
Pen­dant ce temps, Saga­ra atten­dait tou­jours ses fils. Trou­blé par leur retard, il s’a­dres­sa à son petit-fils, Amshu­mân : “Je suis inquiet ; mes soixante mille fils s’at­tardent. Tu es cou­ra­geux : va et découvre si quelque mal­heur ne leur serait pas arrivé.”
Amshu­mân prit ses armes et des­cen­dit vaillam­ment dans le trou béant par lequel avaient dis­pa­ru ses oncles.
Le che­min s’en­fon­çait de plus en plus ; il le condui­sit au qua­trième enfer. Là, Amshu­mân décrou­vrit le che­val du sacri­fice pais­sant comme si de rien n’é­tait, par­mi soixante mille petits tas de cendre. Amshu­mân res­ta figé de dou­leur : était-ce là ce qui res­tait de ses mal­heu­reux oncles ? Garu­da, l’aigle divin, se tenait, comme par hasard, per­ché sur un arbre tout proche.
“Noble prince, lui expli­qua l’oi­seau, tu contemples les restes de tes propres oncles. Ils ont été réduits en cendres par le regard cour­rou­cé de Kapi­la. Sache cette véri­té : les âmes des fils de Saga­ra ne connaî­tront pas la paix si Gan­gâ ne des­cend pas de la voûte céleste pour laver et puri­fier leurs cendres.”
Amshu­mâ emme­na le che­val, le condui­sit en hâte à la sur­face de la terre et rap­por­ta au roi les mots mêmes de Garu­da. Saga­ra accom­plit le sacri­fice tant dési­ré, mais peu après mou­rut incon­so­lé : pour­rait-on jamais entraî­ner le Gange divin au fond des enfers ?
Amshu­mân suc­cé­da à Saga­ra sur le trône d’Ayod­hyâ. Bien que toute sa vie il eût réflé­chi et prié sans cesse, il ne put décou­vrir le moyen de faire des­cendre le Gange du ciel.
Le fils d’Am­shu­mân pour­sui­vit les efforts de son père, mais en vain ; lui aus­si quit­ta le monde des vivants sans avoir réus­si à sau­ver les âmes de ses ancêtres.
Son fils, Bag­hî­ra­tha, lui suc­cé­da sous l’om­brelle blanche de la royau­té. Bag­hî­ra­tha était un vaillant jeune homme ; il réso­lut de ten­ter l’im­pos­sible. Il renon­ça à sa famille, lais­sa le royaume au soin de ses ministres, et s’en vint dans la soli­tude pour pra­ti­quer des aus­té­ri­tés. Juché sur un pic de l’Hi­mâ­laya, il se tint des années durant au milieu de quatre feux ; un cin­quième, le Soleil, brû­lait au-des­sus de sa tête. Ces ascèses, accom­plies dans un noble but, contrai­gnirent Brah­mâ, le Créa­teur, à se mon­trer aux yeux de Baghîratha.
“Je suis satis­fait de tes efforts, Bag­hî­ra­tha, décla­ra le Père des mondes : quel est ton désir ?”
Les mains jointes, celui-ci répon­dit : “Si j’ai pu conten­ter le Créa­teur, que les fils de Saga­ra reçoivent l’eau de Gan­gâ ; une fois les cendres puri­fiées par le divin fleuve, les âmes de mes aïeux gagne­ront enfin la paix céleste. Je te prie éga­le­ment de m’ac­cor­der un fils, car j’ai renon­cé à ma famille et la race des Iksh­vâ­ku menace de s’éteindre.
— Qu’il soit fait selon ton désir, approu­va Brah­mâ, mais je t’a­ver­tis : Gan­gâ, en déva­lant des cieux, risque d’a­néan­tir le monde, ce que je ne per­met­trait jamais. Sol­li­cite donc le secours de Shiva.”
Bag­hî­ra­tha, sans hési­ter, reprit ses ascèses. Il res­ta si long­temps sans nour­ri­ture et sans eau qu’il réus­sit à gagner la bien­veillance du Grand Dieu, Shi­va. Celui-ci fit son appa­ri­tion et décla­ra à Bag­hî­ra­tha : “Gan­gâ peut arri­ver, je pro­té­ge­rai le monde.”
Les dieux envoyèrent alors Gan­gâ des cieux sur la Terre. Telle une colonne de cris­tal liquide, Gan­gâ cou­lait à tra­vers les espaces ; la gigan­tesque cata­racte de lumière bous­cu­lait les étoiles. Un bruit de plus en plus assour­dis­sant accom­pa­gnait la chute.
Gan­gâ s’ap­pro­chait de la Terre et les immor­tels com­men­çaient à s’in­quié­ter lorsque Shi­va inter­vint. Il prit des pro­por­tions immenses et, cou­pant la route de Gan­gâ, reçut sans bron­cher le fleuve sur la tête. Shi­va était appa­ru si vite que Gan­gâ n’a­vait pas eu le temps de chan­ger de direc­tion ; la rivière se per­dit donc dans les che­veux emmê­lés du Grand Dieu, où elle erra plu­sieurs années. La Terre res­pi­ra, sou­la­gée. Mais Bag­hî­ra­tha était déses­pé­ré. Il implo­ra Shi­va de libé­rer Gan­gâ, pri­son­nière de sa che­ve­lure. Emu de com­pas­sion à l’é­gard de Bag­hî­ra­tha, qui ne son­geait qu’aux âmes de ses soixante mille aïeux, Celui-aux-trois-yeux per­mit au divin fleuve de quit­ter sa pri­son pour des­cendre sur terre.
Gan­gâ sui­vait, en dan­sant, le char de Bag­hî­ra­tha. L’eau lim­pide scin­tillait comme par­cou­rue de mil­lions d’é­clairs. Par­fois, le fleuve se gon­flait en tour­billons d’é­cume, hauts comme des mon­tagnes ; l’ins­tant d’a­près, il glis­sait dou­ce­ment, puis on le voyait s’é­cra­ser contre des rochers ou s’en­fon­cer dans quelque gouffre. Gan­gâ écla­bous­sait joyeu­se­ment de ses perles humides le peuple des dieux accou­rus pour l’admirer.
Gan­gâ cou­lait ain­si par jeu, soit dans l’es­pace, soit sur la Terre, lors­qu’elle abî­ma par mégarde l’au­tel du sacri­fice où Jah­nu, un grand sage, se pré­pa­rait à offi­cier. Celui-ci, pour lui don­ner un leçon, prit le gigan­tesque tor­rent dans la paume de sa main et le but d’un seul trait. Gan­gâ dis­pa­rut encore une fois. La tris­tesse de Bag­hî­ra­tha fut indi­cible ; il pleu­rait de désespoir !
Alors les dieux et les sages célestes, s’ap­pro­chant de Jah­nu, le prièrent de par­don­ner sa faute à Gan­gâ. Apai­sé, le sage consen­tit à ce que Bag­hî­ra­tha arrive au bout de ses peines ; il per­mit à l’im­mense fleuve de cou­ler par ses oreilles. Et les dieux, joyeux, bénirent ain­si Gan­gâ retrou­vée : “Sor­tie du corps de Jah­nu comme du sein d’une mère, tu por­te­ras désor­mais le nom de Jâh­na­vî, fille de Jahnu.”
Gan­gâ ne ren­con­tra plus aucun obs­tacle sur sa route. Elle des­cen­dit, à la suite de Bag­hî­ra­tha, dans le trou pro­fond creu­sé par les fils de Saga­ra ; elle péné­tra dans l’en­fer nom­mé Rasâ­ta­la. Là, avec son eau sanc­ti­fiée par le tou­cher divin de Shi­va, Bag­hî­ra­tha put s’ac­quit­ter des rites funé­raires de ses soixante milles aïeux. Puri­fiées, ren­dues légères, leurs âmes bien­heu­reuses s’é­le­vèrent dans les cieux.

Depuis ce jour, ter­mi­na Vish­vâ­mi­tra, le fleuve Gange s’ap­pelle éga­le­ment Bag­hî­ra­thî en sou­ve­nir de Bag­hî­ra­tha, celui qui n’é­par­gna aucune peine pour sau­ver les siens. »
Pen­dant ce récit, le Soleil, entou­ré d’un nuage de poudre d’or, avait glis­sé len­te­ment vers l’horizon.
« Le roi du jour se couche, mur­mu­ra Vish­vâ­mi­tra ; diri­geons nos prières du soir vers Gan­gâ, le divin fleuve, conduit par ton ancêtre du séjour des immor­tels sur la terre des hommes. »

Notes :

1 — Ash­va­med­ha. Sacri­fice réser­vé au roi, lui per­met­tant d’as­su­rer sa pros­pé­ri­té et la lon­gé­vi­té de sa lignée.
2 — Indra, roi des dieux, sei­gneur du ciel.

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Le silence de la Naqshbandiyya

Le silence de la Naqshbandiyya

A une dizaine de kilo­mètres de Bou­kha­ra, en Ouz­bé­kis­tan, se trouve un petit vil­lage du nom de Qasr al-‘Arifan. C’est ici qu’on peut trou­ver le com­plexe du Mau­so­lée d’un cer­tain Bahâ’uddin Naq­sh­band, un sage musul­man né en 1317 qui créa une des confré­ries sou­fies les plus secrètes de l’his­toire du sou­fisme. Si cette confré­rie de la Naq­sh­ban­diyya fut incroya­ble­ment influente à une époque, puis­qu’elle s’é­ten­dit de la Tur­quie à l’Inde, elle est aujourd’­hui une des prin­ci­pales écoles sou­fies encore pré­sentes en Inde. Quelques adeptes sont encore pré­sents en Ouz­bé­kis­tan à proxi­mi­té du petit vil­lage de Qasr al-‘Arifan, mais c’est avant tout un immense lieu de pèle­ri­nage pour les naq­sh­ban­dîs du monde entier. On retrouve quelques mots à pro­pos de cette confré­rie dans le très beau livre de Colin Thu­bron, L’ombre de la route de la soie. Focus sur une confré­rie sou­fie qui a réus­si à pas­ser au tra­vers des mailles du filet de l’URSS…

Si Dieu exis­tait — et il était incon­ce­vable qu’il n’exis­tât pas —, les fidèles avaient le devoir de s’ap­pro­cher de Lui, de cher­cher l’a­néan­tis­se­ment de soi, et même de deve­nir Lui. Cette presque héré­sie pre­nait déjà racine aux confins orien­taux de l’empire arabe, deux siècles après la mort de Maho­met. Et au fil du temps, le cou­loir d’A­sie Cen­trale allait don­ner nais­sance à un sal­mi­gon­dis de sectes mys­tiques, fai­sant écho à l’is­lam ortho­doxe à la manière d’une fer­vente musique intérieure.
La Naq­sh­ban­diyya, appa­rue au XIIè siècle, devint la plus puis­sante de ces sectes, et la plus répan­due. Les naq­sh­ban­dîs prirent le nom d’un de leurs adeptes qui avait don­né forme à leur prière, uni­que­ment silen­cieuse, et dont la tombe ici est le point de mire des pèle­rins. Leur influence se fit sen­tir dans les conseils des khans d’A­sie cen­trale et enchan­ta les grands poètes de l’é­poque, y com­pris Ali­sher Navoi. Ils essai­mèrent en Inde et en Ana­to­lie, conver­tirent les Kir­ghiz au XIXè siècle et com­bat­tirent les Russes tsa­ristes, par­ve­nant presque à les immo­bi­li­ser dans le Cau­case. Même les plus silen­cieuses de leurs confré­ries orien­tales se révol­tèrent contre les bol­ché­viks et le pou­voir sovié­tique devait res­ter han­té pen­dant des décen­nies par le cau­che­mar d’une secrète renais­sance. Ils étaient impos­sible à iden­ti­fier, avec leur hié­rar­chie assez lâche, leur pra­tique de rituels silen­cieux et une par­ti­ci­pa­tion à la vie quo­ti­dienne qui ne les dis­tin­guaient en rien des autres. Jamais ils ne furent infil­trés par le KGB. Mais l’in­dé­pen­dance venue, ils se révé­lèrent éton­nam­ment paci­fiques : leurs sheiks étaient rares et épar­pillés, les lignées de trans­mis­sion des ensei­gne­ments s’é­taient inter­rom­pues. Si bien que, même à Bou­kha­ra, les adeptes avaient dis­pa­ru. Les fidèles les plus modestes, pour­tant, n’a­vaient pas oublié. Alors que le sanc­tuaire naq­sh­ban­dî ser­vait de musée de l’a­théisme durant les années de pou­voir sovié­tique, les gens étaient venus la nuit : ils sau­taient par-des­sus la clô­ture pour faire le tour de la tombe et en bai­ser les pierres. Le gou­ver­ne­ment Kari­mov avait vu dans ce mys­ti­cisme un contre­poids à l’is­lam radi­cal et l’a­vait éle­vé au rang de gloire nationale. […]
Toute une ville naq­sh­ban­dî sort de terre, parcs com­pris, et le cime­tière jadis à l’a­ban­don devient un fau­bourg de mau­so­lées de marbre et de gra­nit, avec des toits à lan­terne qui ins­crivent leurs étranges sil­houettes au-des­sus du sol.
Les pèle­rins vont et viennent dans la pous­sière. Ils sont habillés comme pour un car­na­val ; les femmes rutilent dans leurs vastes pan­ta­lons de soie, les che­veux rele­vés en chi­gnon ou super­be­ment lâchés sur les épaules. Ils prient où ils peuvent et déballent leur pique-niques sous les arbres. Ce sanc­tuaire dégage une magie : les femmes en mal d’en­fant rampent sous le tronc d’un mûrier tom­bé à terre et, paraît-il, plan­té par le saint ; et puis elles se frottent contre lui et glissent dans les fentes de l’é­corce des petits papiers por­tant leurs requêtes. D’autres visitent la tombe de la mère et des tantes du saint dont l’une, « Madame Mar­di », déploie ses pou­voirs une fois la semaine. Mais je cherche en vain un membre de la secte. Les mol­lahs et les imams qui offi­cient ici ne sont que de simples gar­diens de la tra­di­tion, ils n’ap­par­tiennent pas à ce courant.

Women at the bazar in front of the Naqshband Mausoleum

Pho­to © Juho Korho­nen

Pho­to d’en-tête © Seven Saints of Bukhara

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Jha­tor, célestes funé­railles et tours du silence

Jha­tor, célestes funé­railles et tours du silence

Les Zoroas­triens construi­saient des tours appe­lées “Tours du silence”, dak­ma ou dakh­meh. Les tenants de cette reli­gion née il y a trois ou quatre mille ans aujourd’­hui en déclin conti­nu vivaient au cœur de l’I­ran, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Méso­po­ta­mie. Dans cette reli­gion mono­théiste (la plus ancienne du monde) issue du maz­déisme et pro­phé­ti­sée par Zara­thous­tra, le Dieu supé­rieur, Ahu­ra Maz­dâ (le sei­gneur de la sagesse) pré­side à l’é­qui­libre de la lumière et de l’obs­cu­ri­té, le bien et le mal. Dans cette reli­gion que cer­tains sol­dats romains pra­ti­quaient en silence, l’i­mage du cadavre est impure et les élé­ments prin­ci­paux de cette croyance que sont l’eau, le feu et la terre, ne doivent en aucun cas être souillés par le cadavre en décom­po­si­tion. Aus­si, l’en­ter­re­ment était-il pros­crit, aus­si bien que l’in­ci­né­ra­tion ou que le dépôt dans une rivière ou un fleuve. C’est la rai­son pour laquelle on construi­sait ces tours, au som­met des­quelles ont dis­po­sait les cadavres afin qu’ils soient dévo­rés par les oiseaux cha­ro­gnards. Les osse­ments récu­rés étaient récu­pé­rés et pla­cés dans des ossuaires.

Tour du silence de Mumbai

Tour du silence de Mumbai

Il ne reste aujourd’­hui que deux tours du silence en Iran, et les seuls Zoroas­triens (les Pār­sis) qu’on trouve encore aujourd’hui vivent en Inde, le mot de Pār­si lui-même signi­fiant “peuple de Perse”. Il est donc natu­rel qu’on trouve dans la région de Mum­bai et de Ban­ga­lore des édi­fices liés à cette pra­tique, mais la raré­fac­tion des oiseaux cha­ro­gnards dans cette région du monde rend l’é­qui­libre dif­fi­cile et pousse cer­tains à sou­hai­ter éle­ver des vau­tours captifs.

Tour du silence de Mumbai 2

Tour du silence de Mum­bai. On voit par­ti­cu­liè­re­ment bien sur cette pho­to les cercles concen­triques et les empla­ce­ments réser­vés aux corps. Les hommes sont pla­cés sur le cercle en péri­phé­rie, les femmes et les enfants sur l’autre.

Si j’in­tro­duis cet article par les tours du silence, c’est pour atti­rer l’at­ten­tion sur le fait que cette pra­tique funé­raire qui peut paraître cho­quante remonte à des temps très anciens, et que de nom­breux sites archéo­lo­giques, dont celui de Göble­ki Tepe en Tur­quie, répu­té comme étant le plus ancien site reli­gieux du monde et datant de 12 000 ans, semblent avoir pra­ti­qué ce rite funé­raire. On pense aus­si que le site de Sto­ne­henge avait peut-être éga­le­ment cette fonc­tion. A‑delà d’un aspect pure­ment reli­gieux, le fait de faire dévo­rer les cadavres par les cha­ro­gnards com­porte une aspect sani­taire non négli­geable qui est celui de se débar­ras­ser des corps qui peuvent être por­teurs de mala­dies et dont on sait par­fai­te­ment que l’en­fouis­se­ment est sou­vent à l’o­ri­gine d’é­pi­dé­mies de cho­lé­ra par conta­mi­na­tion des puits.

Site de funérailles célestes dans la vallée de Yerpa au Tibet

Site de funé­railles célestes dans la val­lée de Yer­pa au Tibet

Il existe aujourd’­hui d’autres sites, notam­ment au Tibet, où l’on pra­tique ce rite funé­raire por­tant le nom de jha­tor (བྱ་གཏོར་), pra­ti­qué d’une manière dif­fé­rente, puisque dans ce cas, le corps est pré­pa­ré pour les cha­ro­gnards, c’est-à-dire décou­pé. Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette pra­tique sur le toit du monde, au Tibet, car c’est un pra­tique encou­ra­gée dans le boud­dhisme vaj­rayā­na (वज्रयान) et qui a long­temps été obser­vée comme rite funé­raire majo­ri­taire au titre de la trans­mi­gra­tion des esprits. Le corps n’est rien, ce n’est qu’une enve­loppe ter­restre, le vais­seau de nos émo­tions et le trans­port de notre pré­sence au monde, mais ce n’est que ça. On ima­gine aus­si que pour des rai­sons pra­tiques, les “funé­railles célestes” sont à plu­sieurs titres plus pra­ti­cables que la cré­ma­tion. D’une part, dans les hautes mon­tagnes, les lieux sont sou­vent trop rocailleux pour per­mettre un enter­re­ment, mais éga­le­ment, il y a sou­vent trop peu d’arbres et de bois pour per­mettre la cré­ma­tion. C’est en tout cas une pra­tique cou­rante et com­plè­te­ment inté­grée à la reli­gion boud­dhique, un peu mar­gi­nale par rap­port à la cré­ma­tion, même si elle peut paraître outran­cière et cho­quante pour cer­taines personnes.

Golden mount (Wat Saket)

Gol­den mount (Wat Saket) à Bang­kok. Pho­to © The W perspective

Dans un livre que j’ai lu récem­ment (Thaï­lande, par Isa­belle Mas­sieu) et qu’on peut trou­ver en accès libre sur inter­net (Com­ment j’ai par­cou­ru l’In­do­chine), j’ai retrou­vé la trace de cette pra­tique dans l’an­cien royaume de Siam, au cœur de Bang­kok qui n’est encore qu’une petite ville habi­tée de 800 000 habi­tants alors que nous sommes au tout début du XXè siècle. L’au­teure de ce texte ne cache pas sa répu­gnance, même elle ne se place qu’en obser­va­trice. Nous sommes alors dans un lieu encore très tou­ris­tique aujourd’­hui, qu’on appelle tri­via­le­ment le Gol­den Mount, mais qui s’ap­pelle en réa­li­té Wat Saket Rat­cha Wora Maha Wihan, et dont j’ai par­lé récem­ment, puisque c’est dans ce lieu que pen­dant un temps furent conser­vées les reliques du Boud­dha Sha­kya­mu­ni. Mais qui se doute aujourd’­hui que ce temple ren­fer­mait alors la plus grande cité des morts du royaume de Siam ? Écou­tons Isa­belle Mas­sieu nous décrire le lieu, tout en lui par­don­nant ses juge­ments de valeur et le fait qu’elle nous écrive depuis l’an­née 1901…

A la fin de ce texte, se trouve un lien vers un article qui décrit le busi­ness de la mort en Thaï­lande aujourd’­hui et qui remet en pers­pec­tive ces rites qui nous semblent presque d’un autre âge, même si en réa­li­té, ce ne sont que des souplesses.

La pagode de Wat Saket, la grande nécro­pole sia­moise, dresse pit­to­res­que­ment son phnom appe­lé « mon­tagne d’or » sur un mon­ti­cule ver­doyant, à l’ex­tré­mi­té d’un pit­to­resque canal : sous ses frais ombrages s’é­tendent l’ap­pa­reil cré­ma­toire, le char­nier et l’o­dieux cime­tière d’où on extrait les cadavres pour un dépè­ce­ment effroyable, conforme à la volon­té du défunt. Les corps des hauts fonc­tion­naires sont conser­vé un ou deux mois, quelques fois plu­sieurs années, dans une urne munie d’un long tube ver­ti­cal en bam­bou qui per­met aux gaz délé­tères de s’é­chap­per par le toit de la mai­son. Avant de le por­ter au bûcher, on fait faire au mort trois fois le tour de sa demeure en cou­rant, afin qu’il n’y revienne pas. La reli­gion inter­dit de brû­ler de suite les gens décé­dés rapi­de­ment, de mort vio­lente ou d’é­pi­dé­mie. Les corps doivent repo­ser en terre pen­dant quelques jours ; mais les fos­soyeurs enterrent à fleur de sol et les chient se joignent aux vau­tours pour déter­rer les cadavres. Les abords du cime­tière sont ain­si jon­chés de têtes et d’os­se­ments à demi ron­gés. Faire dévo­rer son corps par les vau­tours est une sépul­ture noble qui pro­cure des grâces insignes ; leur aban­don­ner un membre est un acte méri­toire. Boud­dha a ordon­né, en signe d’ex­pia­tion, que les corps des condam­nés fussent entiè­re­ment dévo­rés. Les corps sont brû­lés en tota­li­té ou en par­tie, et les gens de dis­tinc­tion et de foi raf­fi­née ne manquent pas de réser­ver une part quel­conque d’eux-mêmes aux cor­beaux, aux chiens, aux porcs ou aux vau­tours ; aus­si tous ces répu­gnants ani­maux sont-ils légion dans le char­nier, sans pré­ju­dice de la ville, où ils se répandent. Le corps, quel­que­fois plus ou moins cor­rom­pu, est décou­pé sur des pierres ad hoc pla­cées à terre. Les entrailles sont réser­vées à tels ani­maux, une cuisse aux porcs, un bras aux chiens ou aux cor­beaux, et le reste est dis­po­sé sur un bûcher assez maigre dont on agite les débris pour obte­nir une meilleure com­bus­tion. Ailleurs, le sapa­reu (cro­que­mort), après avoir pris dans la bouche du mort, où elle a été pla­cée, la pièce de mon­naie qui consti­tue son salaire, lui ouvre le ventre et lui entaille les membres, puis s’é­carte pour faire place aux oiseaux de proie. Les vau­tours ras­sem­blés qui guettent sur les arbres, sur les toi­tures ou sur le sol, s’a­battent sur le cadavre, et on ne dis­tingue plus pen­dant quelques ins­tants qu’un mon­ceau d’ailes sombres qui battent fré­né­ti­que­ment. Lorsque les os sont déjà presque à nu, le sapa­reu écarte les oiseaux avec un grand bâton , retourne le corps et entaille pro­fon­dé­ment le dos. Le nuage noir s’a­bat de nou­veau et, quelques ins­tants après, il ne reste qu’un sque­lette dont le bûcher a bien­tôt rai­son. Vau­tours, cor­beaux, chiens, porcs aux ventres traî­nants ont eu la part dési­gnée, les rites sont accom­plis et de nom­breux mérites sont acquis au défunt.
Ces scènes effroyables se passent à l’ombre d’arbres char­mants ; les grils funé­raires jonchent la verte pelouse, et des fleurs s’é­pa­nouissent en mul­ti­tude autour des petits pavillons aériens, aux toits rele­vés en hautes pointes, qui consti­tuent les édi­cules de dépècement.
Ici, des bières béantes disent que la dépouille de leur pro­prié­taire a reçu sa des­ti­na­tion ter­restre ; là, deux corps achèvent de se consu­mer, et plus loin, dans les salas ouverts, se reposent les parents et les amis qui assistent à la céré­mo­nie et ont dû appor­ter cha­cun un mor­ceau de bois au bûcher. Quand nous nous sau­vons, confon­dus de ces scènes d’hor­reur que Dante n’eût osé rêver, les immondes repus font la sieste ; une vieille femme très macabre nous pour­suit tenant en main un os maxil­laire à demi éden­té qu’elle veut pla­cer sur nos figures, et un vieux sapa­reu offre en rica­nant à notre admi­ra­tion pour nous la faire ache­ter, une tête de mort dont il fait jouer la mâchoire. Comme, en reve­nant, nous flâ­nons aux bou­tiques, nous arri­vons devant une mai­son en fête, dans laquelle on nous invite à entrer. Tout le monde est paré et a l’air riant ; on voit par­tout des fleurs et des orne­ments ; il y a évi­dem­ment un mort dans la mai­son. Il semble que les Sia­mois aient à se réjouir de voir leurs parents et leurs amis quit­ter cette val­lée de larmes. Ils consi­dèrent que leur pleurs seraient une offense au mort, et pour­raient le retar­der et l’en­tra­ver sur la voie des diverses incar­na­tions par les­quelles il doit pas­ser. Nous sommes dans une sorte de large bou­tique sans devan­ture, un gué­ri­don est au milieu sur lequel on s’empresse de nous appor­ter un pla­teau char­gé de minus­cules tasses de thé. A notre droite s’é­lève une pyra­mide d’é­ta­gères bien gar­nies, et au som­met se trouve le grand coffre dans lequel la morte est enfer­mée. Des par­fums déli­cieux nous entourent et de spon­gieuses goyaves sont pla­cées à pro­fu­sion près du corps, pour absor­ber les miasmes qui s’en échappent. Toutes les femmes de la mai­son sont habillées de blanc, c’est la cou­leur du deuil, et les proches parents ont la tête rasée. Après l’ar­rière-bou­tique, où les femmes sont réunies, se trouve une cour pleine de fleurs et d’arbustes pla­cés dans des caisses ou des faïences. Le Sia­mois, comme le Chi­nois ou le Japo­nais, trouve les arbustes d’au­tant plus beaux qu’à force de les tailler il est par­ve­nu à faire venir plus direc­te­ment les pousses fraîches sur le vieux bois. Tout est propre en ce jour de récep­tion, nous sommes chez de riches com­mer­çants. Un grand esca­lier accède à la salle supé­rieure. Des frian­dises, des sucre­ries, des tasses, des ser­vices de toutes sortes se ren­contrent par­tout. Nous devons, sous peine de ne pas être polis, accep­ter, de nou­veau, thé ou soda water et bon­bons variés qui rem­plissent une quan­ti­té de petites assiettes. La table en est cou­verte, la gai­té et le sou­rire de ces gens qui viennent de perdre un des leurs est vrai­ment une étrange chose. Ils ont le culte de leurs morts, leur joie n’est qu’une forme de poli­tesse, c’est aus­si selon leurs idées une der­nière marque d’af­fec­tion qu’ils témoignent au défunt.  Sur un mur, on voit les pho­to­gra­phies des cha­pelles ardentes, de la mère de la défunte et de quelques parents, deve­nus de pré­cieux sou­ve­nirs pour les sur­vi­vants. Mon com­pa­gnon, qui avait beau­coup étu­dié les Sia­mois et cir­cu­lé dans l’in­té­rieur du pays, pré­ten­dait que leurs sen­ti­ments de famille sont très vifs. Il me disait avoir ren­con­tré, dans une de ses étapes, une mai­son dans laquelle l’o­deur péné­trante des goyaves et tous les par­fums de l’A­sie ne par­ve­naient pas à mas­quer l’in­ten­si­té de celle qu’ex­ha­lait le cadavre. Par devoir, un vieillard cou­chait depuis un an au pied du cer­cueil de sa femme, qui, pour une cause quel­conque, atten­dait encore d’être brû­lée. Selon les lois de l’hos­pi­ta­li­té, mon com­pa­gnon avait été invi­té à cou­cher dans cette chambre funèbre, hon­neur qu’il s’é­tait d’ailleurs empres­sé de décli­ner, pour pas­ser la nuit dans son bateau, amar­ré à la berge ; mais les exha­lai­sons de la mai­son allèrent jus­qu’à lui, si bien qu’il en fut malade.

Isa­belle Mas­sieu, Thaï­lande
Magel­lan & Cie, col­lec­tion Heu­reux qui comme… , numé­ro 87 , (mars 2014)

Liens (atten­tion, cer­taines images peuvent heur­ter la sen­si­bi­li­té des lecteurs):

Pho­to d’en-tête © Claude Dopagne

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Les reliques de Boud­dha du stū­pa de Piprahwa

Les reliques de Boud­dha du stū­pa de Piprahwa

L’his­toire des reliques du Boud­dha du stū­pa de Piprah­wa est une his­toire folle à laquelle on a du mal à appor­ter du cré­dit, mais tout y est authen­tique mal­gré une accu­mu­la­tion de faits abso­lu­ment improbables.
Tout com­mence dans la ban­lieue de Londres, dans une petite mai­son modeste d’un quar­tier tout aus­si modeste, à la porte de laquelle on trouve une ins­crip­tion dans une langue qu’on ne parle qu’à des mil­liers de kilo­mètres de là, dans ce qui reste des Indes… Sous un esca­lier, une boîte en bois, une can­tine mili­taire en réa­li­té, une vieille can­tine pro­ve­nant d’un héri­tage… Ce n’est pas l’his­toire d’Har­ry Pot­ter, mais ça com­mence presque pareil. L’homme qui garde ce tré­sor s’ap­pelle Neil Pep­pé (même le nom de cet homme est impro­bable…), il est le petit-fils d’un cer­tain William Clax­ton Pep­pé, un ingé­nieur et régis­seur bri­tan­nique vivant aux Indes, dans l’ac­tuelle pro­vince de l’Ut­tar Pra­desh (उत्तर प्रदेश), à la suite de son père et de son grand-père qui a fait construire la demeure fami­liale de Bird­pore (actuelle Bird­pur), un minus­cule état créé par le Gou­ver­ne­ment Britannique.

Neil Pep­pé avec les joyaux trou­vés par son grand-père dans le stu­pa de Piprahwa

Charles Allen exa­mi­nant les joyaux de Piprahwa

Dans cette can­tine, des pho­tos de son grand-père, mais ce n’est pas réel­le­ment cela qui nous inté­resse. Dans cette petite mai­son se trouve en réa­li­té un tré­sor ines­ti­mable ; cer­tai­ne­ment un des plus petits musées du monde abrite, enchâs­sés dans de petits cadres vitrés, des perles, des fleurs en or, des restes de joyaux dis­sé­mi­nés, des ver­ro­te­ries, de petites fleurs taillées dans des mor­ceaux de pierres semi-pré­cieuses, le tout pro­ve­nant d’une exca­va­tion réa­li­sées par le grand-père de Neil en 1897 dans le stū­pa de Piprah­wa, à quelques kilo­mètres de Bird­pore. L’homme, qui n’est pas exac­te­ment archéo­logue, décide avec quelques uns de ses ouvriers, de per­cer un tumu­lus iso­lé en son point le plus haut. Ce qu’il découvre là, c’est une construc­tion en pierre qui se révèle être un stū­pa, ce qui était bien son intui­tion pre­mière. Après avoir déga­gé les pierres de la construc­tion, il tombe sur ce qui res­semble à un caveau, dans lequel il trouve un sar­co­phage qu’il se décide à ouvrir. Son intui­tion, la même que celle qui l’a pous­sé à entre­prendre ces tra­vaux, lui dit qu’il est en pré­sence d’un tré­sor fabu­leux. Dans le cer­cueil de pierre, il trouve cinq petits vases, cinq urnes comme on en trouve d’or­di­naire dans la litur­gie hin­douiste, cinq objets façon­nés modes­te­ment, et dis­sé­mi­nées tout autour de ces objets, les perles et les ver­ro­te­ries que Neil exhibe fiè­re­ment dans ses cadres en verre. Il trouve éga­le­ment de la pous­sière dans laquelle sont épar­pillés des mor­ceaux d’os. Étrange découverte.

Stupa de Piprahwa

Stu­pa de Piprahwa

Reliques de Boud­dha trou­vées dans le stu­pa de Piprahwa

William Clax­ton Pep­pé est per­sua­dé d’a­voir trou­vé un vrai tré­sor et pour se faire confir­mer sa décou­verte, il décide d’en infor­mer deux archéo­logues tra­vaillant à une tren­taine de kilo­mètres de là. Le pre­mier, Alois Anton Füh­rer, se déplace immé­dia­te­ment après avoir posé une ques­tion à Pep­pé. Ce qu’on ne sait pas encore, c’est que Füh­rer, cet Alle­mand tra­vaillant à la solde du Gou­ver­ne­ment Bri­tan­nique, est en réa­li­té tout sauf archéo­logue. Même s’il a décou­vert de nom­breux sites d’im­por­tance, c’est en réa­li­té un escroc qui a fal­si­fié cer­taines pièces ayant moins d’in­té­rêt qu’elle n’en avaient après son pas­sage. Si Füh­rer se décide à se dépla­cer si rapi­de­ment, c’est parce qu’il a deman­dé à Pep­pé s’il y avait une ins­crip­tion sur un des objets. Pep­pé ne s’é­tait même pas posé la ques­tion, mais il remarque alors qu’un des petits vases porte une ins­crip­tion dans une langue qu’il ne connaît pas. Il en repro­duit fidè­le­ment l’ins­crip­tion. S’en­suit alors une période trouble pen­dant laquelle on accuse Füh­rer d’a­voir lui-même écrit sur le vase et d’a­voir fal­si­fié une fois de plus ces pièces. Mais l’homme est un piètre sans­kri­tiste et l’ins­crip­tion est suf­fi­sam­ment ancienne pour que l’homme ne connaisse pas cette langue. L’ins­crip­tion est un peu mal­adroite, son auteur n’a pas eu assez de place pour tout noter et une par­tie de la phrase conti­nue en tour­nant sur le haut de la ligne. Il y est dit : « Ce reli­quaire conte­nant les reliques de l’au­guste Boud­dha (est un don) des frères Sakya-Suki­ti, asso­ciés à leurs sœurs, enfants et épouses. » Ce qui fait dire aux spé­cia­listes que ces reliques sont authen­tiques, c’est que le mot sans­krit uti­li­sé pour dési­gner le mot reli­quaire n’est uti­li­sé nulle part ailleurs sur le même genre d’ob­jets. Ce qui est cer­tain, c’est que Füh­rer n’au­rait lui-même jamais pu connaître ce mot.

Mais alors, si ces reliques sont authen­tiques, qu’est-ce qui per­met aux scien­ti­fiques d’af­fir­mer que ces objets ont bien été ense­ve­lis avec les restes du Boud­dha ? Dans la tra­di­tion, le Boud­dha Sha­kya­mu­ni (« sage des Śākyas, sa famille et son clan ») a été inci­né­ré et ses cendres répar­ties dans huit stu­pas. Afin de prendre un rac­cour­ci bien com­mode qui nous per­met­tra de mieux com­prendre l’ins­crip­tion, voi­ci l’his­toire (source Wiki­pe­dia) :

Le Boud­dha mou­rut, selon la tra­di­tion, à quatre-vingts ans près de la loca­li­té de Kusi­nâ­gar. Il expi­ra en médi­tant, cou­ché sur le côté droit, sou­riant : on consi­dé­ra qu’il avait atteint le pari­nirvāṇa, la volon­taire extinc­tion du soi com­plète et défi­ni­tive. Le Boud­dha n’au­rait pas sou­hai­té fon­der une reli­gion. Après sa mort s’ex­pri­mèrent des diver­gences d’o­pi­nions qui, en l’es­pace de huit siècles, abou­tirent à des écoles très dif­fé­rentes. Selon le Mahā­pa­ri­nibbāṇa Sut­ta, les der­niers mots du Boud­dha furent : « À pré­sent, moines, je vous exhorte : il est dans la nature de toute chose condi­tion­née de se désa­gré­ger — alors, faites tout votre pos­sible, inlas­sa­ble­ment, en étant à tout moment plei­ne­ment atten­tifs, pré­sents et conscients. » Selon ce même sutra, son corps fut inci­né­ré mais huit des princes les plus puis­sants se dis­pu­tèrent la pos­ses­sion des sari­ra, ses reliques saintes. Une solu­tion de com­pro­mis fut trou­vée : les cendres furent répar­ties en huit tas égaux et rame­nées par ces huit sei­gneurs dans leurs royaumes où ils firent construire huit stū­pas pour abri­ter ces reliques. Une légende ulté­rieure veut que l’empereur Asho­ka retrou­va ces stū­pas et répar­tit les cendres dans 84 000 reliquaires.

Nous voi­là à peine plus avan­cés. Seule­ment, en y regar­dant de plus près, les data­tions du stu­pa révèlent que celui-ci a été construit entre 200 et 300 ans après la mort du Boud­dha, située entre 543 et 423 av. J.-C., ce qui cor­res­pond à l’é­poque à laquelle vécut le roi Asho­ka (अशोक). L’ins­crip­tion du vase elle-même cor­res­pond à une langue qui n’é­tait pas encore uti­li­sée à l’é­poque de la mort de Boud­dha. Il y a donc un creux qu’il faut expli­quer. Entre 1971 et 1973, un archéo­logue indien du nom de K.M. Sri­vas­ta­va a repris les fouilles dans le stu­pa et y a trou­vé une autre chambre, dans laquelle se trou­vait un autre vase, de concep­tion simi­laire à celle du vase sur lequel se trouve l’ins­crip­tion. Dans ce vase, des restes d’os datés de la période de la mort du Boud­dha… Le fais­ceau de preuves est là. Le stu­pa est un des huit stu­pa conte­nant bien les restes du Boud­dha, retrou­vé par le roi Asho­ka et modi­fié ; il a recons­truit un stu­pa par-des­sus en conser­vant la construc­tion ini­tiale ; le sar­co­phage dans les­quels ont été retrou­vés les cendres et les bijoux dépo­sés en offrande est carac­té­ris­tique des construc­tions de l’é­poque du grand roi.

Une ques­tion demeure. Pour­quoi ces lieux de cultes ont-ils dis­pa­rus de la mémoire des hommes alors que le boud­dhisme a connu une réelle expan­sion depuis le nord de l’Inde ? Sim­ple­ment parce que la doc­trine du Boud­dha a long­temps été consi­dé­rée comme une héré­sie par les hin­douistes qui se sont livrés par vagues suc­ces­sives à des expé­di­tions ico­no­clastes, sui­vis par les musulmans.

L’his­toire ne s’ar­rête pas là. Les auto­ri­tés bri­tan­niques, affo­lées par l’his­toire pas très relui­sante d’An­ton Füh­rer et de ses fal­si­fi­ca­tions archéo­lo­giques, ont eu peur que l’af­faire des reliques du Boud­dha ne sus­cite des sou­lè­ve­ments de popu­la­tions et ont offert en secret une par­tie de ces reliques (l’autre par­tie a été lais­sée à William Clax­ton Pep­pé) en guise de cadeau diplo­ma­tique au roi de Siam Rama V (Chu­la­long­korn), qui les fit inclure dans la construc­tion du che­di du temple de la Mon­tagne d’or à Bang­kok (Wat Saket Rat­cha Wora Maha Wihan, วัดสระเกศราชวรมหาวิหาร). Cent onze ans après ce don, les reliques du Boud­dha ont été confiées à la France en 2009, les­quelles ont été dépo­sées à l’in­té­rieur de la pagode boud­dhiste du bois de Vincennes.

Afin de com­prendre l’his­toire dans son inté­gra­li­té, on peut revoir le docu­men­taire racon­tant l’en­quête de l’é­cri­vain Charles Allen, dif­fu­sé il y a quelques temps sur Arte.

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Dans la jungle de Bang­kok #1 : Wat Intharawihan

Dans la jungle de Bang­kok #1 : Wat Intharawihan

Bang­kok m’a accueillie en plein milieu de la nuit, avec les cris avi­nés des Russes qui bar­bo­taient dans la pis­cine trop grande pour eux. Pre­mière sen­sa­tion dans cette ville ten­ta­cu­laire ; une impres­sion de fatras incon­trô­lé, des blocs de quar­tiers noc­turnes pla­cés les uns à côté des autres et n’ayant aucun autre rap­port entre eux que leurs racines, l’i­dée peut-être loin­taine que quelque chose les relie par le sang ou la reli­gion, quelque chose comme ça, d’aus­si vague et impré­cis qu’une croyance en un Dieu éteint depuis long­temps, je ne sau­rais com­ment dire. Peut-être cette impres­sion m’est elle don­née par l’om­ni­pré­sence des icônes de ces vieux rois qu’on trouve sur des pho­tos jau­nies, por­tant tous à peu près le même pré­nom et ne dis­tin­guant que par un numé­ro… la dynas­tie Cha­kri s’est dotée d’un seul et même pré­nom, Rama. Rama Ier, Rama III, Rama V, Rama VIII, Rama IX, l’ac­tuel roi Bhu­mi­bol Adu­lya­dej, dont les petites lunettes et l’air un peu absent lui confèrent une image pas très solen­nelle, un peu… (chut, insul­ter le roi est un crime de lèse-majes­té). Il règne depuis 1950, étant ain­si un des plus anciens monarques du monde.

7 - Dans la jungle de Bangkok - 01 - Wisut Kasat

7 - Dans la jungle de Bangkok - 04 - Wisut Kasat

7 - Dans la jungle de Bangkok - 05 - Wisut Kasat

Au petit matin, je sors de l’hô­tel pour aller à la ren­contre de ce quar­tier qui m’a été conseillé par une per­sonne qui connaît bien Bang­kok. J’ai l’im­pres­sion qu’i­ci rien n’est vrai­ment cen­tral, ni vrai­ment ordon­né. Alors je me laisse por­ter, je ver­rai bien ce qu’il en est.
L’a­ve­nue Wisut Kasat est une artère labo­rieuse de moyenne impor­tance, don­nant d’un côté sur un auto-pont dou­blant la cir­cu­la­tion à par­tir du pont Rama VIII, de l’autre côté jus­qu’à J.P.R. junc­tion (ne me deman­dez pas pour­quoi ça s’ap­pelle comme ça), là où l’a­ve­nue rejoint Rat­cha­dam­noen Nok Road, au car­re­four duquel se trouve un immense por­trait de la reine Siri­kit Kitiya­ka­ra. Ce qui me sur­prend tout de suite, c’est la cha­leur, acca­blante déjà dès le matin, mais sur­tout l’o­deur, un mélange de die­sel lourd et de pour­ri­ture maré­ca­geuse. Il faut dire que les pre­miers khlongs (canaux) ne sont qu’à quelques cen­taines de mètres d’i­ci, à peine plus loin que les rives de la Chao Phraya. Sur cette ave­nue, nombre de maga­sins sont fer­més, comme aban­don­nés ; le soir on peut voir des rats et des cafards, les uns presque aus­si gros que les autres, aller et venir par les inter­stices de ces rideaux de fer bais­sés. La jour­née, cer­taines ouvrent pour lais­ser place à des ate­liers de méca­nique auto­mo­bile. On répare de tout ici, des moby­lettes, des tuk-tuks, de voi­tures désos­sées à même le trot­toir, déver­sant l’huile de leur pont dans les cani­veaux pois­seux. Der­rière le bruit des scies élec­triques et des pon­ceuses, des bruits de mar­teau sur la tôle, der­rière les grin­ce­ments et les stri­du­la­tions, des hommes trans­pirent toute l’eau de leur corps dans des échoppes aveugles et encom­brées, dans l’at­mo­sphère lourde et confi­née, empuan­tie par l’o­deur épaisse de la fumée de cigarette.

7 - Dans la jungle de Bangkok - 09 - Wat Intharawihan

7 - Dans la jungle de Bangkok - 11 - Wat Intharawihan

Dans cette artère à taille humaine, où l’on compte encore sur des trot­toirs, dans cette ville où si vous expri­mez le sou­hait de mar­cher, on vous répond gen­ti­ment « don’t… », je tombe sur une ouver­ture sous un por­tail taillé comme l’en­trée d’un temple. Des voi­tures et des motos entrent et sortent d’i­ci, à un rythme assez sou­te­nu sous un soleil écra­sant dans un ciel à peine nua­geux. Si j’ar­rive jus­qu’i­ci, c’est parce que de loin, j’ai vu émer­ger la tête haute et apla­tie d’un Boud­dha géant. C’est pour concré­ti­ser cette vision que je me dirige dans cet enche­vê­tre­ment de bâti­ments posés les uns à côté des autres afin de voir cette sta­tue qui paraît com­plè­te­ment inap­pro­priée dans cette ville qui semble n’a­voir pas de frontières…

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Der­rière le por­tail du temple Wat Intha­ra­wi­han (วัดอินทรวิหาร), c’est toute une petite ville qui s’est orga­ni­sée là, avec son mar­ché, une école, des temples posés les uns à côté des autres, et une place autour de laquelle gra­vitent d’autres temples. Des moines par­courent la cité sur un espace inté­gra­le­ment recou­vert de car­re­lage ; cer­tains sont mêmes recou­verts d’un beau marbre lus­tré que les jours de pluie doivent rendre glis­sant comme des pommes pour­ries. Tout est abri­té du soleil, créant une ombre oran­gée empê­chant l’air de cir­cu­ler. Tout dans cette ville semble être fait pour empê­cher de res­pi­rer nor­ma­le­ment ; quand ce n’est pas la pol­lu­tion, ce sont des espaces confi­nés dans un air sans vent, où le recours à un éven­tail semble être la seule solu­tion viable pour évi­ter un malaise. On vient ici se recueillir, que ce soit en ayant l’in­ten­tion de frap­per les cloches du temple ou alors de dépo­ser des offrandes devant les mul­tiples autels lar­dés de bâtons d’en­cens et de col­liers de fleurs orange, de pots plan­tés d’é­tranges plantes. A l’in­té­rieur d’une petite cabane, je découvre une sta­tue de cire éton­nam­ment vivante à tel point que je res­sors de là trou­blé, ne sachant s’il s’a­git d’un humain ou pas ; j’ap­pren­drai plus tard, dans un pre­mier temps pour avoir croi­sé de mul­tiples fois le visage buri­né de cet homme rabou­gri à l’in­té­rieur des temples, que c’est la sta­tue de Luang Pu Thuat (หลวงปู่ทวด), né en 1582 et mort cent ans plus tard et sur­tout connu pour avoir accom­pli des miracles. Il est éton­nant de voir à quel point les rois de la dynas­tie Cha­kri sont autant révé­rés que les per­sonnes reli­gieux les plus importants.

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Il règne ici une ambiance à la fois fébrile autour des prières et des offrandes, mais éga­le­ment un cer­tain calme que chaque per­sonne en prière semble s’ap­pro­prier au beau milieu de cette ville endia­blée. Cha­cune de ces images donne l’im­pres­sion que nous nous trou­vons dans un grand centre de prière recu­lé sur une mon­tagne éloi­gnée de tout, un lieu de pèle­ri­nage hors du com­mun, mais ce n’est qu’un temple par­mi d’autres, comme il en existe des cen­taines au tra­vers de la ville, un temple très fré­quen­té car ici la reli­gion, contrai­re­ment à la France, même si nous avons tou­jours plus ou moins une église dans chaque ville, est omni­pré­sente. Une pause au tra­vail et hop on vient prier, une balade en famille et hop on passe par le temple… Tout ici semble étran­ge­ment banal, éton­nam­ment nor­mal, à part peut-être cette énorme sta­tue Boud­dha de 32 mètres de haut com­men­cée en 1867.

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