Oct 22, 2016 | Sur les portulans |
Nous sommes à Koya-san, un vieux village caché dans les montagnes de la préfecture de Wakayama, au Japon. Dans cette forêt ancestrale se trouve un lieu isolé, caché sous des arbres plusieurs fois centenaires, un lieu sacré du culte shintō, objet de multiples pèlerinages. Ici, sous les arbres, reposent les corps de près de deux-cent-mille moines depuis près de mille-cinq-cents ans, attendant paisiblement la résurrection du Bouddha. C’est un lieu de toute beauté, où les vivants viennent rejoindre les morts dans une communion avec la nature ; certains le trouvent effrayant, d’autres viennent ici admirer les statues recouvertes de mousse et de morceaux de tissus qu’on appelle Jizō bosatsu (地蔵菩薩), dont la vocation est d’aider les âmes perdues à retrouver leur salut. Les étoffes confectionnés comme des bavoirs pour enfants sont autant de protections contre le froid et les agressions de l’extérieur. Jizō bosatsu n’est ni un dieu, ni un Bouddha, mais plutôt un saint dans un corps d’enfant, un bodhisattva. C’est une croyance directement issue de l’Inde, protégeant les enfants et les voyageurs, mais plus largement les âmes de chacun et en l’occurrence, celle des moines, dont le nom originel est Kshitigarbha. Sa présence ici n’est pas anodine ; le terme sankrit signifie « matrice de la terre », et son but est de guider les âmes pendant la période de souffrance allant du Parinirvāṇa à l’arrivée du Bouddha réincarné (Maitreya) qui adviendra lorsque l’enseignement du Bouddha Shakyamuni (Dharma) aura disparu sur Terre. C’est pour cette raison que les moines reposent ici et qu’ils sont protégés par ces statues auxquelles on voue un culte si respectueux. Les petites statues sont fardés de rouge ou de rose sur les joues, et portent parfois des bonnets ; ce sont comme de petits enfants dont on prend soin.
Koya-san n’est pas qu’un simple lieu de pèlerinage, c’est l’épicentre d’une forme ancestrale de bouddhisme tantrique (vajrayāna) et ésotérique, le Shingon (眞言), dont l’enseignement se nomme mikkyō (密教), véhicule des secrets ou tantrisme de la main droite (sans pratiques sexuelles).
Lieu minéral par excellence, rempli de stèles mangées par la mousse, de lanternes censées apporter lumière et réconfort dans le monde des apparences, lieu de recueillement devant la quantité d’âmes qui reposent ici dans l’espoir d’une nouvelle ère, lieu où la pierre se confond avec la profonde force tellurique qui se dégage de l’espace, le cimetière d’Okunoin est une des étapes du Kōyasan chōishi-michi (高野山町石道), inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco dans l’ensemble des Sites sacrés et chemins de pèlerinage dans les monts Kii. Le mont Kōya (高野山) lui-même est le centre de rayonnement du Shingon, insufflé par le moine Kūkai (空海, VIIIè-IXè siècle), comportant dans son extension pas moins de 117 temples.
Photo d’en-tête © Al Case
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Oct 7, 2016 | Sur les portulans |
D’aussi loin que nous sommes de l’Asie, nous connaissons finalement assez peu de choses du bouddhisme, si ce n’est tous les clichés qu’on peut construire autour de ce que nous ne connaissons pas. Divisé en deux branches majeures, d’un côté le theravāda, le petit véhicule, religion des origines, primitive et conservatrice, qui reste au plus proche des paroles du Bouddha Śākyamūni et répandu dans toute l’Asie du Sud-est, de l’autre côté, le mahāyāna ou grand véhicule, plus développé en Chine et en Corée. L’un reste concentré sur le salut de l’individu (d’où le “petit” véhicule), l’autre sur le salut de tous les êtres (d’où le terme un peu condescendant de petit véhicule par ceux qui pratiquent le grand véhicule). Si le theravāda est la religion majoritaire dans l’aire d’expansion la plus proche de son berceau, l’Inde, c’est aussi à mon sens le plus chargé en mystères, en constructions de l’esprit, mais aussi en rites différenciés et magiques. C’est une religion destinée à être appropriée par ses fidèles, qui n’hésitent pas à en faire une chose personnelle, en dehors des canons et des dogmes.
La particularité du theravāda, c’est qu’il est s’appuie sur les Trois Corbeilles, plus connues sous le nom sanskrit de tipitaka, ou tripitaka (dont j’ai déjà parlé ici, en l’occurrence à propos d’un tripitaka coréen). Selon la légende, les trois sections (Sutta Pitaka, Vinaya Pitaka et Abhidharma Pitaka), ou corbeilles de ce corpus de textes sacrés, auraient été écrits sur des feuilles de palme déposées dans des corbeilles tressées. Sans rentrer dans le détail, la première corbeille contient les règles de la vie monastique et les mythes de la création, la seconde les paroles du Bouddha et la troisième est un ensemble de textes analytiques des paroles du Bouddha (Dharma étant la doctrine, Abhidharma est ce qui se trouve au-dessus de la doctrine). Et c’est là que les choses se compliquent, car si la science du tipitaka est réservée à une élite monastique, elle n’est pas écrite dans une langue commune. Ni les Thaïs, ni les Birmans, ni les Khmers ne peuvent la lire dans leur langue de naissance, car le tipitaka est écrit en pali, une langue indo-aryenne autrefois parlée en Inde et assez proche du sanskrit. D’ailleurs, le tipitaka est également appelé canon pali. Le pali aurait été la langue de naissance du Bouddha, ce qui explique pas mal de choses.
L’expression la plus actuelle du pali, c’est la récitation des paritta, ou pirit et ça, pour le coup, on peut l’entendre partout dans les temples d’Asie du Sud-est, puisque ces récitations qui sont des chants de protection sont les chants que les moines récitent un peu partout dans cette région du monde. Chants étonnants, ânonnés parfois, langoureux et suaves, ils sont parfois entêtants jusqu’à l’évanouissement. Cette monotonie est régulière et symptomatique d’une absence volontaire de fantaisie. On comprend aisément pourquoi la transe n’est jamais loin. Si les chants sont appris par cœur, leur sens réel n’est pas toujours connu de ceux qui les entonnent. Ce sont également les paroles de ces paritta que l’on trouve sur les tatouages sacrés thaïlandais que l’on appelle Sak Yant ou sur les inscriptions protectrices que l’on trouve au-dessus de la tête de tout chauffeur de taxi qui se respecte (et qui doit, dans certains cas leur faire croire qu’ils peuvent se permettre de ne pas faire attention à la manière dont ils conduisent).
C’est ce chant que j’ai réussi à capter en fin de journée au Wat Pho, dans le temple principal qu’on appelle Bôt ou Ubosoth, le temple d’ordination des moines. Mais ce soir, parce que Bangkok n’est décidément pas une ville comme les autres, c’était un chant d’un genre particulier que l’on pouvait entendre puisque c’était le chant des femmes, les moniales de la communauté qui vit dans l’enceinte du temple. Vêtues de blanc, le crâne rasé comme celui des hommes, elles officiaient, les pieds nus tournés vers l’entrée du temple, jamais vers le Bouddha, elles chantaient avec un certain entrain. L’une d’elle s’est tournée vers moi et m’a souri chaleureusement comme pour me remercier d’être là et de m’émerveiller de ce chant si particulier.
[audio:thai/paritta.mp3]
On peut écouter toutes sortes de paritta sur le site pirith.org.
Photo d’en-tête : Bouddha de Wat Si Chum (วัดศรีชุม) — Sukhothaï — 31 juillet 2016
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Aug 30, 2016 | Livres et carnets |
La lecture est un souffle qui nous transporte sur des rivages dont on ne voit pas toujours les contours, mais finit toujours par nous faire toucher terre, et certains livres arrivent là un peu par hasard, sans qu’on en comprenne vraiment la raison.
Lors de ce voyage en Thaïlande, je me suis plongé à corps perdu dans la lecture d’un livre sacré : le Râmâyana. Épopée fondamentale dans la religion hindoue, c’est un long poème relatant la voie de Rama, au sens de parcours. Quel rapport entre la Thaïlande et le Râmâyana ? Une longue histoire à laquelle les gens sont attachés dans tout le bassin de l’Asie du sud-est, et ce, jusqu’à Bali, îlot hindouiste au cœur du plus grand pays musulman du monde. Pourtant la Thaïlande est majoritairement bouddhiste, mais le bouddhisme et l’hindouisme ne sont pas très éloignés, puisque le Bouddha Shakyamuni, Siddhārtha Gautama, est un personnage dont l’existence est attestée ; né sur la route de Kapilavastu, à Lumbini exactement, entre 1029 et 383 av; J.-C. dans l’actuel Népal, il passe une grande partie de sa vie en Inde du Nord. La diffusion de la pensée qui deviendra religion majoritaire en Asie du sud-est (de la Chine au Japon, et de la Mongolie à la Malaisie) prend donc ses sources en Inde, et même au cœur de la religion hindouiste. Aucun paradoxe dans tout cela. Le bouddhisme, longtemps considéré comme une religion déviante de la part des hindous, a été au centre d’une longue période iconoclaste, pendant laquelle les visages du Bouddha ont été burinés, les têtes fracassées, les corps pilonnés. Aujourd’hui, les intrications des deux religions ne sont plus considérées que comme naturelles…
Il faut noter également que l’actuelle dynastie régnante de Thaïlande (l’actuel roi Bhumibol Adulyadej, Rama IX, est le souverain qui a régné le plus longtemps jusqu’à présent puisqu’il est sur le trône depuis plus de 70 ans), les Chakri, portent tous le nom dynastique de Rama, depuis 1782, et que le premier souverain de la dynastie, Rama Ier (Buddha Yodfa Chulaloke) a réécrit l’épopée du Râmâyana pour la transposer dans le contexte thaïlandais sous le nom de Ramakien.
Alors ce fameux Râmâyana, que j’ai retrouvé dans les danses balinaises des palais d’Ubud ou dans les ruines de Prambanan, sur les murs des temples thaïlandais ou dans les ruelles sombres de Bangkok où l’on arrive encore à trouver de très beaux masques en bois à l’effigie du roi Ramā et de sa femme Sītā, du singe Hanumān et du démon Rāvaṇa, et encore à plusieurs reprises dans les masques et les représentations en terre cuite du Suan Pakkad Palace, qu’est-ce exactement ? C’est un récit mythologique autour d’un personnage qui a peut-être existé, un poème faisant partie de la tradition orale hindouiste et dans lequel est relatée la vie pour le moins tourmentée du prince Ramā qui n’est autre que le septième avatar du dieu Vishnu. Mis à part le fait que le récit qu’en livre Serge Démétrian au travers de la version qu’il a rédigée est d’une lecture tout à fait agréable, le Râmâyana est un mythe au travers duquel sont mis en lumière les quatre buts de la vie pour tout hindouiste (Puruṣārtha), c’est à dire :
- Dharma : le sens du devoir et de la justice, le sens moral, la loi et la vertu, c’est ce qui est à l’origine de l’harmonie universelle.
- Artha : injustement traduit parfois sous le terme de richesse, il s’agit plutôt de faire en sorte de maintenir ses moyens de subsistances et de les faire évoluer, ce qui implique la sécurité financière plutôt que l’enrichissement.
- Kama : la recherche du plaisir, de l’émotion esthétique, de la beauté. Il n’y a dans ce terme aucune connotation sexuelle. Le Kama qui violerait le Dharma et l’Artha empêcherait d’atteindre le Moksha.
- Moksha : la libération finale, la délivrance du cycle des réincarnations, mais on peut y entendre également le fait de se réaliser soi-même et de s’émanciper des tutelles extérieures.
Selon la tradition, ce livre a été écrit par le poète indien Vâlmîki, lequel se met lui-même en scène dans le récit puisqu’il devient le précepteur des deux enfants de Ramā. La rédaction du livre est estimée de manière assez peu sure entre 500 et 100 avant J.-C. et comporte sept parties distinctes :
- Bâlakânda (बालकाण्डम्) ou le Livre de la jeunesse
- Ayodhyâkânda (अयोध्याकाण्डम्) ou le Livre d’Ayodhyâ
- Aranyakânda (अरण्यकाण्डम्) ou le Livre de la forêt
- Kishkindhâkânda (किष्किन्धाकाण्डम्) ou le Livre de Kishkindhâ (le royaume des singes)
- Sundarakânda (सुन्दरकाण्डम्) ou le Livre de Sundara (un autre nom d’Hanuman)
- Yuddhakânda (युद्धकाण्डम्) ou le Livre de la guerre (de Lanka)
- Uttarakânda (उत्तरकाण्डम्) ou le Livre de l’au-delà
Si la lecture de ce très grand livre m’a emporté pendant une bonne partie de mes vacances, elle m’a permis également d’avoir un sujet de discussion supplémentaire avec plusieurs personnes tout à fait étonnées que je puisse ne serait-ce que connaître les noms de Phra Ramā et de Sītā. J’y ai également trouvé le très beau récit de la dérive du Gange que je reproduis ici, issu du premier livre (Bâlakânda), qui nous permet de comprendre pourquoi le Gange est un fleuve si important dans la religion hindoue. C’est une épopée dans l’épopée, un récit florissant et merveilleux qui donne le ton du reste du livre. On est emporté comme dans le flot des ondes légères de la rivière Gangâ…

Ramayana — Le départ de Rama. Wat Phra Khaew. Bangkok
Le lendemain, Râma, Lakshama, Vishvâmitra et leurs compagnons partirent donc vers Mithilâ. Ils retraversèrent le Gange ; au crépuscule, Râma interrogea Vishvâmitra : « Pourquoi, grand sage, Gangâ, la très sainte rivière, coule-t-elle à travers les Trois Mondes, avant de se mêler à l’Océan ? »
Vishvâmitra, en réponse à la curiosité de Râma, commença ainsi :
« Au nord de notre vaste pays, Râma, s’élève l’Himâlaya, la reine des montagnes. Himavat, le puissant esprit qui l’anime, avait deux filles, Gangâ, l’ainée, et Ûma, la cadette. Gangâ était un fleuve capable de purifier tous les êtres de leurs péchés les plus sombres. Connaissant ce don merveilleux, les dieux prièrent Himavat de leur prêter Gangâ pour un temps : ses eaux laveraient le firmament entier de ses souillures. Le père de Gangâ accepta. Montée au ciel, Gangâ brilla à travers la voûte étoilée, là où tu peux la voir aujourd’hui encore. »
Vishvâmitra leva la main vers le firmament et désigna à Ramâ le Gange céleste, la Voie lactée, avant de reprendre :
« Pendant ce temps, Sagara, un autre roi de la dynastie solaire, un de tes ancêtres, privé d’enfants, se dirigea vers l’Himâlaya en compagnie de ses épouses. Sagara souhaitait rencontrer Bhrigu, le grand sage. Arrivé devant lui, le roi se prosterna et implora sa bénédiction pour que lui naissent des héritiers. Bhrigu, satisfait de la soumission du roi d’Ayodhyâ, déclara ; “Tes épouses seront mères, mais de manière différente. L’une mettra au monde un seul fils : il prolongera ta lignée ; l’autre donnera naissance à soixante mille fils. A elles de choisir le sort qui leur agréé.”
La première des deux épouses royales avoua qu’elle serait heureuse avec un seul fils ; la seconde préféra l’autre voie. Bhrigu les bénit, et Sagara revint satisfait dans sa capitale.
Le temps accompli, une des reines enfanta le fils promis ; il s’appela Asamañja. L’autre accoucha d’une boule de la grosseur d’une calebasse. A l’intérieur dormaient soixante mille semences humaines qui devinrent autant d’enfants mâles. Une armée de nourrices prit soin de tous ces fils de Sagara. Des années passèrent. Si les soixante mille devinrent tous de beaux princes, Asamañja, lui, à l’âge adulte, montra des signes de folie. Son passe-temps favori était d’attraper des petits enfants et de les jeter dans la rivière ; il riait en les voyant se débattre et périr noyés.
Haï par le peuple, ce dément cruel fut banni de la cité. Au soulagement des citoyens, son fils Amshumân ne ressemblait en rien à son père : courageux, plein de droiture, il parlait avec douceur.
Vers la fin de son règne, le vieux roi Sagara décida d’accomplir le sacrifice du cheval1. Le prince Amshumân devait surveiller de près le cheval choisi pour la cérémonie. Mais Indra2, changé en démon, s’empara du coursier. Le roi Sagara fut désespéré. Il appela ses soixante mille fils et leur parla ainsi : “La perte de l’offrande n’est pas seulement un obstacle majeur au bon déroulement du sacrifice, elle représente pour nous tous un péché, une honte. Partez retrouver le cheval ; n’épargnez aucun effort.”
Ses vaillants soixante mille fils parcoururent le monde de long en large, mais le quadrupède était introuvable. Ils commencèrent alors à fouiller tous les recoins, à retourner la Terre en tous sens. Ils causèrent nombre d’ennuis aux animaux et aux hommes et ne réussirent qu’à élargir les limites de l’Océan. Penauds, ils revinrent à Ayodhyâ.
“Il nous faut l’animal coûte que coûte. Cherchez-le dans les mondes d’en bas, leur enjoignit Sagara, descendez, si nécessaire, jusqu’aux profondeurs des enfers.”
Les princes partirent aussitôt, décidés à ramener le cheval, fût-ce au péril de leur vie. De leurs armes, ils se mirent à creuser un trou long de trois lieues sur trois. Sourds aux cris et aux protestations des serpents et autres reptiles des régions souterraines, ils avançaient dans les entrailles de la Terre et parvinrent au Rasâtala, le quatrième enfer. Là, ils aperçurent dans un coin Kapila, le grand sage, assis en méditation, et le cheval du sacrifice qui paissait alentour. C’était Indra qui, à dessein, avait caché l’animal en ce lieu. Les princes se précipitèrent sur le sage en criant : “Voilà donc le voleur qui se dit ermite !”
Kapila, troublé dans sa méditation, ouvrit les yeux ; à l’instant même, les soixante mille guerriers furent transformés en autant de poignées de cendre, brûlés par le courroux de l’ascète.
Pendant ce temps, Sagara attendait toujours ses fils. Troublé par leur retard, il s’adressa à son petit-fils, Amshumân : “Je suis inquiet ; mes soixante mille fils s’attardent. Tu es courageux : va et découvre si quelque malheur ne leur serait pas arrivé.”
Amshumân prit ses armes et descendit vaillamment dans le trou béant par lequel avaient disparu ses oncles.
Le chemin s’enfonçait de plus en plus ; il le conduisit au quatrième enfer. Là, Amshumân décrouvrit le cheval du sacrifice paissant comme si de rien n’était, parmi soixante mille petits tas de cendre. Amshumân resta figé de douleur : était-ce là ce qui restait de ses malheureux oncles ? Garuda, l’aigle divin, se tenait, comme par hasard, perché sur un arbre tout proche.
“Noble prince, lui expliqua l’oiseau, tu contemples les restes de tes propres oncles. Ils ont été réduits en cendres par le regard courroucé de Kapila. Sache cette vérité : les âmes des fils de Sagara ne connaîtront pas la paix si Gangâ ne descend pas de la voûte céleste pour laver et purifier leurs cendres.”
Amshumâ emmena le cheval, le conduisit en hâte à la surface de la terre et rapporta au roi les mots mêmes de Garuda. Sagara accomplit le sacrifice tant désiré, mais peu après mourut inconsolé : pourrait-on jamais entraîner le Gange divin au fond des enfers ?
Amshumân succéda à Sagara sur le trône d’Ayodhyâ. Bien que toute sa vie il eût réfléchi et prié sans cesse, il ne put découvrir le moyen de faire descendre le Gange du ciel.
Le fils d’Amshumân poursuivit les efforts de son père, mais en vain ; lui aussi quitta le monde des vivants sans avoir réussi à sauver les âmes de ses ancêtres.
Son fils, Baghîratha, lui succéda sous l’ombrelle blanche de la royauté. Baghîratha était un vaillant jeune homme ; il résolut de tenter l’impossible. Il renonça à sa famille, laissa le royaume au soin de ses ministres, et s’en vint dans la solitude pour pratiquer des austérités. Juché sur un pic de l’Himâlaya, il se tint des années durant au milieu de quatre feux ; un cinquième, le Soleil, brûlait au-dessus de sa tête. Ces ascèses, accomplies dans un noble but, contraignirent Brahmâ, le Créateur, à se montrer aux yeux de Baghîratha.
“Je suis satisfait de tes efforts, Baghîratha, déclara le Père des mondes : quel est ton désir ?”
Les mains jointes, celui-ci répondit : “Si j’ai pu contenter le Créateur, que les fils de Sagara reçoivent l’eau de Gangâ ; une fois les cendres purifiées par le divin fleuve, les âmes de mes aïeux gagneront enfin la paix céleste. Je te prie également de m’accorder un fils, car j’ai renoncé à ma famille et la race des Ikshvâku menace de s’éteindre.
— Qu’il soit fait selon ton désir, approuva Brahmâ, mais je t’avertis : Gangâ, en dévalant des cieux, risque d’anéantir le monde, ce que je ne permettrait jamais. Sollicite donc le secours de Shiva.”
Baghîratha, sans hésiter, reprit ses ascèses. Il resta si longtemps sans nourriture et sans eau qu’il réussit à gagner la bienveillance du Grand Dieu, Shiva. Celui-ci fit son apparition et déclara à Baghîratha : “Gangâ peut arriver, je protégerai le monde.”
Les dieux envoyèrent alors Gangâ des cieux sur la Terre. Telle une colonne de cristal liquide, Gangâ coulait à travers les espaces ; la gigantesque cataracte de lumière bousculait les étoiles. Un bruit de plus en plus assourdissant accompagnait la chute.
Gangâ s’approchait de la Terre et les immortels commençaient à s’inquiéter lorsque Shiva intervint. Il prit des proportions immenses et, coupant la route de Gangâ, reçut sans broncher le fleuve sur la tête. Shiva était apparu si vite que Gangâ n’avait pas eu le temps de changer de direction ; la rivière se perdit donc dans les cheveux emmêlés du Grand Dieu, où elle erra plusieurs années. La Terre respira, soulagée. Mais Baghîratha était désespéré. Il implora Shiva de libérer Gangâ, prisonnière de sa chevelure. Emu de compassion à l’égard de Baghîratha, qui ne songeait qu’aux âmes de ses soixante mille aïeux, Celui-aux-trois-yeux permit au divin fleuve de quitter sa prison pour descendre sur terre.
Gangâ suivait, en dansant, le char de Baghîratha. L’eau limpide scintillait comme parcourue de millions d’éclairs. Parfois, le fleuve se gonflait en tourbillons d’écume, hauts comme des montagnes ; l’instant d’après, il glissait doucement, puis on le voyait s’écraser contre des rochers ou s’enfoncer dans quelque gouffre. Gangâ éclaboussait joyeusement de ses perles humides le peuple des dieux accourus pour l’admirer.
Gangâ coulait ainsi par jeu, soit dans l’espace, soit sur la Terre, lorsqu’elle abîma par mégarde l’autel du sacrifice où Jahnu, un grand sage, se préparait à officier. Celui-ci, pour lui donner un leçon, prit le gigantesque torrent dans la paume de sa main et le but d’un seul trait. Gangâ disparut encore une fois. La tristesse de Baghîratha fut indicible ; il pleurait de désespoir !
Alors les dieux et les sages célestes, s’approchant de Jahnu, le prièrent de pardonner sa faute à Gangâ. Apaisé, le sage consentit à ce que Baghîratha arrive au bout de ses peines ; il permit à l’immense fleuve de couler par ses oreilles. Et les dieux, joyeux, bénirent ainsi Gangâ retrouvée : “Sortie du corps de Jahnu comme du sein d’une mère, tu porteras désormais le nom de Jâhnavî, fille de Jahnu.”
Gangâ ne rencontra plus aucun obstacle sur sa route. Elle descendit, à la suite de Baghîratha, dans le trou profond creusé par les fils de Sagara ; elle pénétra dans l’enfer nommé Rasâtala. Là, avec son eau sanctifiée par le toucher divin de Shiva, Baghîratha put s’acquitter des rites funéraires de ses soixante milles aïeux. Purifiées, rendues légères, leurs âmes bienheureuses s’élevèrent dans les cieux.
Depuis ce jour, termina Vishvâmitra, le fleuve Gange s’appelle également Baghîrathî en souvenir de Baghîratha, celui qui n’épargna aucune peine pour sauver les siens. »
Pendant ce récit, le Soleil, entouré d’un nuage de poudre d’or, avait glissé lentement vers l’horizon.
« Le roi du jour se couche, murmura Vishvâmitra ; dirigeons nos prières du soir vers Gangâ, le divin fleuve, conduit par ton ancêtre du séjour des immortels sur la terre des hommes. »
Notes :
1 — Ashvamedha. Sacrifice réservé au roi, lui permettant d’assurer sa prospérité et la longévité de sa lignée.
2 — Indra, roi des dieux, seigneur du ciel.

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Apr 10, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
A une dizaine de kilomètres de Boukhara, en Ouzbékistan, se trouve un petit village du nom de Qasr al-‘Arifan. C’est ici qu’on peut trouver le complexe du Mausolée d’un certain Bahâ’uddin Naqshband, un sage musulman né en 1317 qui créa une des confréries soufies les plus secrètes de l’histoire du soufisme. Si cette confrérie de la Naqshbandiyya fut incroyablement influente à une époque, puisqu’elle s’étendit de la Turquie à l’Inde, elle est aujourd’hui une des principales écoles soufies encore présentes en Inde. Quelques adeptes sont encore présents en Ouzbékistan à proximité du petit village de Qasr al-‘Arifan, mais c’est avant tout un immense lieu de pèlerinage pour les naqshbandîs du monde entier. On retrouve quelques mots à propos de cette confrérie dans le très beau livre de Colin Thubron, L’ombre de la route de la soie. Focus sur une confrérie soufie qui a réussi à passer au travers des mailles du filet de l’URSS…
Si Dieu existait — et il était inconcevable qu’il n’existât pas —, les fidèles avaient le devoir de s’approcher de Lui, de chercher l’anéantissement de soi, et même de devenir Lui. Cette presque hérésie prenait déjà racine aux confins orientaux de l’empire arabe, deux siècles après la mort de Mahomet. Et au fil du temps, le couloir d’Asie Centrale allait donner naissance à un salmigondis de sectes mystiques, faisant écho à l’islam orthodoxe à la manière d’une fervente musique intérieure.
La Naqshbandiyya, apparue au XIIè siècle, devint la plus puissante de ces sectes, et la plus répandue. Les naqshbandîs prirent le nom d’un de leurs adeptes qui avait donné forme à leur prière, uniquement silencieuse, et dont la tombe ici est le point de mire des pèlerins. Leur influence se fit sentir dans les conseils des khans d’Asie centrale et enchanta les grands poètes de l’époque, y compris Alisher Navoi. Ils essaimèrent en Inde et en Anatolie, convertirent les Kirghiz au XIXè siècle et combattirent les Russes tsaristes, parvenant presque à les immobiliser dans le Caucase. Même les plus silencieuses de leurs confréries orientales se révoltèrent contre les bolchéviks et le pouvoir soviétique devait rester hanté pendant des décennies par le cauchemar d’une secrète renaissance. Ils étaient impossible à identifier, avec leur hiérarchie assez lâche, leur pratique de rituels silencieux et une participation à la vie quotidienne qui ne les distinguaient en rien des autres. Jamais ils ne furent infiltrés par le KGB. Mais l’indépendance venue, ils se révélèrent étonnamment pacifiques : leurs sheiks étaient rares et éparpillés, les lignées de transmission des enseignements s’étaient interrompues. Si bien que, même à Boukhara, les adeptes avaient disparu. Les fidèles les plus modestes, pourtant, n’avaient pas oublié. Alors que le sanctuaire naqshbandî servait de musée de l’athéisme durant les années de pouvoir soviétique, les gens étaient venus la nuit : ils sautaient par-dessus la clôture pour faire le tour de la tombe et en baiser les pierres. Le gouvernement Karimov avait vu dans ce mysticisme un contrepoids à l’islam radical et l’avait élevé au rang de gloire nationale. […]
Toute une ville naqshbandî sort de terre, parcs compris, et le cimetière jadis à l’abandon devient un faubourg de mausolées de marbre et de granit, avec des toits à lanterne qui inscrivent leurs étranges silhouettes au-dessus du sol.
Les pèlerins vont et viennent dans la poussière. Ils sont habillés comme pour un carnaval ; les femmes rutilent dans leurs vastes pantalons de soie, les cheveux relevés en chignon ou superbement lâchés sur les épaules. Ils prient où ils peuvent et déballent leur pique-niques sous les arbres. Ce sanctuaire dégage une magie : les femmes en mal d’enfant rampent sous le tronc d’un mûrier tombé à terre et, paraît-il, planté par le saint ; et puis elles se frottent contre lui et glissent dans les fentes de l’écorce des petits papiers portant leurs requêtes. D’autres visitent la tombe de la mère et des tantes du saint dont l’une, « Madame Mardi », déploie ses pouvoirs une fois la semaine. Mais je cherche en vain un membre de la secte. Les mollahs et les imams qui officient ici ne sont que de simples gardiens de la tradition, ils n’appartiennent pas à ce courant.
Photo d’en-tête © Seven Saints of Bukhara
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Mar 11, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Les Zoroastriens construisaient des tours appelées “Tours du silence”, dakma ou dakhmeh. Les tenants de cette religion née il y a trois ou quatre mille ans aujourd’hui en déclin continu vivaient au cœur de l’Iran, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Mésopotamie. Dans cette religion monothéiste (la plus ancienne du monde) issue du mazdéisme et prophétisée par Zarathoustra, le Dieu supérieur, Ahura Mazdâ (le seigneur de la sagesse) préside à l’équilibre de la lumière et de l’obscurité, le bien et le mal. Dans cette religion que certains soldats romains pratiquaient en silence, l’image du cadavre est impure et les éléments principaux de cette croyance que sont l’eau, le feu et la terre, ne doivent en aucun cas être souillés par le cadavre en décomposition. Aussi, l’enterrement était-il proscrit, aussi bien que l’incinération ou que le dépôt dans une rivière ou un fleuve. C’est la raison pour laquelle on construisait ces tours, au sommet desquelles ont disposait les cadavres afin qu’ils soient dévorés par les oiseaux charognards. Les ossements récurés étaient récupérés et placés dans des ossuaires.

Tour du silence de Mumbai
Il ne reste aujourd’hui que deux tours du silence en Iran, et les seuls Zoroastriens (les Pārsis) qu’on trouve encore aujourd’hui vivent en Inde, le mot de Pārsi lui-même signifiant “peuple de Perse”. Il est donc naturel qu’on trouve dans la région de Mumbai et de Bangalore des édifices liés à cette pratique, mais la raréfaction des oiseaux charognards dans cette région du monde rend l’équilibre difficile et pousse certains à souhaiter élever des vautours captifs.

Tour du silence de Mumbai. On voit particulièrement bien sur cette photo les cercles concentriques et les emplacements réservés aux corps. Les hommes sont placés sur le cercle en périphérie, les femmes et les enfants sur l’autre.
Si j’introduis cet article par les tours du silence, c’est pour attirer l’attention sur le fait que cette pratique funéraire qui peut paraître choquante remonte à des temps très anciens, et que de nombreux sites archéologiques, dont celui de Göbleki Tepe en Turquie, réputé comme étant le plus ancien site religieux du monde et datant de 12 000 ans, semblent avoir pratiqué ce rite funéraire. On pense aussi que le site de Stonehenge avait peut-être également cette fonction. A‑delà d’un aspect purement religieux, le fait de faire dévorer les cadavres par les charognards comporte une aspect sanitaire non négligeable qui est celui de se débarrasser des corps qui peuvent être porteurs de maladies et dont on sait parfaitement que l’enfouissement est souvent à l’origine d’épidémies de choléra par contamination des puits.

Site de funérailles célestes dans la vallée de Yerpa au Tibet
Il existe aujourd’hui d’autres sites, notamment au Tibet, où l’on pratique ce rite funéraire portant le nom de jhator (བྱ་གཏོར་), pratiqué d’une manière différente, puisque dans ce cas, le corps est préparé pour les charognards, c’est-à-dire découpé. Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette pratique sur le toit du monde, au Tibet, car c’est un pratique encouragée dans le bouddhisme vajrayāna (वज्रयान) et qui a longtemps été observée comme rite funéraire majoritaire au titre de la transmigration des esprits. Le corps n’est rien, ce n’est qu’une enveloppe terrestre, le vaisseau de nos émotions et le transport de notre présence au monde, mais ce n’est que ça. On imagine aussi que pour des raisons pratiques, les “funérailles célestes” sont à plusieurs titres plus praticables que la crémation. D’une part, dans les hautes montagnes, les lieux sont souvent trop rocailleux pour permettre un enterrement, mais également, il y a souvent trop peu d’arbres et de bois pour permettre la crémation. C’est en tout cas une pratique courante et complètement intégrée à la religion bouddhique, un peu marginale par rapport à la crémation, même si elle peut paraître outrancière et choquante pour certaines personnes.
Dans un livre que j’ai lu récemment (Thaïlande, par Isabelle Massieu) et qu’on peut trouver en accès libre sur internet (Comment j’ai parcouru l’Indochine), j’ai retrouvé la trace de cette pratique dans l’ancien royaume de Siam, au cœur de Bangkok qui n’est encore qu’une petite ville habitée de 800 000 habitants alors que nous sommes au tout début du XXè siècle. L’auteure de ce texte ne cache pas sa répugnance, même elle ne se place qu’en observatrice. Nous sommes alors dans un lieu encore très touristique aujourd’hui, qu’on appelle trivialement le Golden Mount, mais qui s’appelle en réalité Wat Saket Ratcha Wora Maha Wihan, et dont j’ai parlé récemment, puisque c’est dans ce lieu que pendant un temps furent conservées les reliques du Bouddha Shakyamuni. Mais qui se doute aujourd’hui que ce temple renfermait alors la plus grande cité des morts du royaume de Siam ? Écoutons Isabelle Massieu nous décrire le lieu, tout en lui pardonnant ses jugements de valeur et le fait qu’elle nous écrive depuis l’année 1901…
A la fin de ce texte, se trouve un lien vers un article qui décrit le business de la mort en Thaïlande aujourd’hui et qui remet en perspective ces rites qui nous semblent presque d’un autre âge, même si en réalité, ce ne sont que des souplesses.
La pagode de Wat Saket, la grande nécropole siamoise, dresse pittoresquement son phnom appelé « montagne d’or » sur un monticule verdoyant, à l’extrémité d’un pittoresque canal : sous ses frais ombrages s’étendent l’appareil crématoire, le charnier et l’odieux cimetière d’où on extrait les cadavres pour un dépècement effroyable, conforme à la volonté du défunt. Les corps des hauts fonctionnaires sont conservé un ou deux mois, quelques fois plusieurs années, dans une urne munie d’un long tube vertical en bambou qui permet aux gaz délétères de s’échapper par le toit de la maison. Avant de le porter au bûcher, on fait faire au mort trois fois le tour de sa demeure en courant, afin qu’il n’y revienne pas. La religion interdit de brûler de suite les gens décédés rapidement, de mort violente ou d’épidémie. Les corps doivent reposer en terre pendant quelques jours ; mais les fossoyeurs enterrent à fleur de sol et les chient se joignent aux vautours pour déterrer les cadavres. Les abords du cimetière sont ainsi jonchés de têtes et d’ossements à demi rongés. Faire dévorer son corps par les vautours est une sépulture noble qui procure des grâces insignes ; leur abandonner un membre est un acte méritoire. Bouddha a ordonné, en signe d’expiation, que les corps des condamnés fussent entièrement dévorés. Les corps sont brûlés en totalité ou en partie, et les gens de distinction et de foi raffinée ne manquent pas de réserver une part quelconque d’eux-mêmes aux corbeaux, aux chiens, aux porcs ou aux vautours ; aussi tous ces répugnants animaux sont-ils légion dans le charnier, sans préjudice de la ville, où ils se répandent. Le corps, quelquefois plus ou moins corrompu, est découpé sur des pierres ad hoc placées à terre. Les entrailles sont réservées à tels animaux, une cuisse aux porcs, un bras aux chiens ou aux corbeaux, et le reste est disposé sur un bûcher assez maigre dont on agite les débris pour obtenir une meilleure combustion. Ailleurs, le sapareu (croquemort), après avoir pris dans la bouche du mort, où elle a été placée, la pièce de monnaie qui constitue son salaire, lui ouvre le ventre et lui entaille les membres, puis s’écarte pour faire place aux oiseaux de proie. Les vautours rassemblés qui guettent sur les arbres, sur les toitures ou sur le sol, s’abattent sur le cadavre, et on ne distingue plus pendant quelques instants qu’un monceau d’ailes sombres qui battent frénétiquement. Lorsque les os sont déjà presque à nu, le sapareu écarte les oiseaux avec un grand bâton , retourne le corps et entaille profondément le dos. Le nuage noir s’abat de nouveau et, quelques instants après, il ne reste qu’un squelette dont le bûcher a bientôt raison. Vautours, corbeaux, chiens, porcs aux ventres traînants ont eu la part désignée, les rites sont accomplis et de nombreux mérites sont acquis au défunt.
Ces scènes effroyables se passent à l’ombre d’arbres charmants ; les grils funéraires jonchent la verte pelouse, et des fleurs s’épanouissent en multitude autour des petits pavillons aériens, aux toits relevés en hautes pointes, qui constituent les édicules de dépècement.
Ici, des bières béantes disent que la dépouille de leur propriétaire a reçu sa destination terrestre ; là, deux corps achèvent de se consumer, et plus loin, dans les salas ouverts, se reposent les parents et les amis qui assistent à la cérémonie et ont dû apporter chacun un morceau de bois au bûcher. Quand nous nous sauvons, confondus de ces scènes d’horreur que Dante n’eût osé rêver, les immondes repus font la sieste ; une vieille femme très macabre nous poursuit tenant en main un os maxillaire à demi édenté qu’elle veut placer sur nos figures, et un vieux sapareu offre en ricanant à notre admiration pour nous la faire acheter, une tête de mort dont il fait jouer la mâchoire. Comme, en revenant, nous flânons aux boutiques, nous arrivons devant une maison en fête, dans laquelle on nous invite à entrer. Tout le monde est paré et a l’air riant ; on voit partout des fleurs et des ornements ; il y a évidemment un mort dans la maison. Il semble que les Siamois aient à se réjouir de voir leurs parents et leurs amis quitter cette vallée de larmes. Ils considèrent que leur pleurs seraient une offense au mort, et pourraient le retarder et l’entraver sur la voie des diverses incarnations par lesquelles il doit passer. Nous sommes dans une sorte de large boutique sans devanture, un guéridon est au milieu sur lequel on s’empresse de nous apporter un plateau chargé de minuscules tasses de thé. A notre droite s’élève une pyramide d’étagères bien garnies, et au sommet se trouve le grand coffre dans lequel la morte est enfermée. Des parfums délicieux nous entourent et de spongieuses goyaves sont placées à profusion près du corps, pour absorber les miasmes qui s’en échappent. Toutes les femmes de la maison sont habillées de blanc, c’est la couleur du deuil, et les proches parents ont la tête rasée. Après l’arrière-boutique, où les femmes sont réunies, se trouve une cour pleine de fleurs et d’arbustes placés dans des caisses ou des faïences. Le Siamois, comme le Chinois ou le Japonais, trouve les arbustes d’autant plus beaux qu’à force de les tailler il est parvenu à faire venir plus directement les pousses fraîches sur le vieux bois. Tout est propre en ce jour de réception, nous sommes chez de riches commerçants. Un grand escalier accède à la salle supérieure. Des friandises, des sucreries, des tasses, des services de toutes sortes se rencontrent partout. Nous devons, sous peine de ne pas être polis, accepter, de nouveau, thé ou soda water et bonbons variés qui remplissent une quantité de petites assiettes. La table en est couverte, la gaité et le sourire de ces gens qui viennent de perdre un des leurs est vraiment une étrange chose. Ils ont le culte de leurs morts, leur joie n’est qu’une forme de politesse, c’est aussi selon leurs idées une dernière marque d’affection qu’ils témoignent au défunt. Sur un mur, on voit les photographies des chapelles ardentes, de la mère de la défunte et de quelques parents, devenus de précieux souvenirs pour les survivants. Mon compagnon, qui avait beaucoup étudié les Siamois et circulé dans l’intérieur du pays, prétendait que leurs sentiments de famille sont très vifs. Il me disait avoir rencontré, dans une de ses étapes, une maison dans laquelle l’odeur pénétrante des goyaves et tous les parfums de l’Asie ne parvenaient pas à masquer l’intensité de celle qu’exhalait le cadavre. Par devoir, un vieillard couchait depuis un an au pied du cercueil de sa femme, qui, pour une cause quelconque, attendait encore d’être brûlée. Selon les lois de l’hospitalité, mon compagnon avait été invité à coucher dans cette chambre funèbre, honneur qu’il s’était d’ailleurs empressé de décliner, pour passer la nuit dans son bateau, amarré à la berge ; mais les exhalaisons de la maison allèrent jusqu’à lui, si bien qu’il en fut malade.
Isabelle Massieu, Thaïlande
Magellan & Cie, collection Heureux qui comme… , numéro 87 , (mars 2014)
Liens (attention, certaines images peuvent heurter la sensibilité des lecteurs):
Photo d’en-tête © Claude Dopagne
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