Des cinq points en amours

De retour du châ­teau d’E­couen pour une visite théâ­tra­li­sée avec la troupe du Théâtre de la Val­lée, je découvre avec un cer­tain plai­sir ces quelques mots susur­rés de Clé­ment Marot, celui qui fut pro­tes­tant sans gran­de­ment le dire et grand coquin sans gran­de­ment le cacher…

Fleur de quinze ans (si Dieu vous sauve et gard)
J’ai en amours trou­vé cinq points exprès :
Pre­miè­re­ment, il y a le regard,
Puis le devis, et le bai­ser après ;
L’at­tou­che­ment le bai­ser suit de près,
Et tous ceux-là tendent au der­nier point,
Qui est, et quoi ? Je ne le dirai point :
Mais s’il vous plaît en ma chambre vous rendre,
Je me met­trai volon­tiers en pourpoint,
Voire tout nu, pour le vous faire apprendre.

Read more

Un ciel comme une cou­lée de lave

Ciel de lave

Au lever du jour, en pas­sant devant la fenêtre, j’at­trape l’air du matin, la cou­leur de ce moment de grâce pen­dant lequel le soleil arrive enfin à mon­trer le bout de son nez. J’ai le sou­ve­nir d’un poème des Fleurs du mal qui monte en moi comme une bouf­fée de cha­leur et qui m’é­meut… Le monde n’ex­hale jamais autant de beau­té que lors­qu’il passe entre les mots d’un de ses poètes. Au petit matin, le ciel prend des cou­leurs de cou­lée de lave sur les flancs d’un vol­can éreinté.

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

 

Le pas­sant cha­grin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Le premier matin

Au len­de­main du jour au ciel de lave, le petit matin annonce une cou­leur tendre, une frange d’un superbe dégra­dé tan­dis qu’à l’ouest les ténèbres sont encore pré­sentes et pro­fondes. Tous les matins, je me laisse ber­cer par cette lumière, assis sur mon cana­pé avec ma tasse de café, avec de plus en plus de plai­sir lorsque les jours de prin­temps se lèvent de plus en plus tôt. J’es­saie de tenir la dis­tance, de me lever avec le soleil, d’é­pou­ser le rythme natu­rel d’une belle jour­née, comme un ancien.

Les reten­tis­santes couleurs
Dont tu par­sèmes tes toilettes
Jettent dans l’es­prit des poètes
L’i­mage d’un bal­let de fleurs.

 

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !

Après la pluie

Je ravale mes pen­sées pré­somp­tueuses en me disant qu’un jour je serai plei­ne­ment satis­fait de ce que j’ai. Quand bien même je pour­rais satis­faire mon désir, que je serai cer­tai­ne­ment encore à la recherche d’autre chose, c’est ce qui me fait dire qu’à ne point dési­rer, on finit par ne jamais être déçu. Alors des images me traînent dans la tête, de purs fan­tasmes qui res­te­ront fan­tasmes, des rêves qui res­te­ront rêve ; c’est peut-être ça qui main­tient en vie.

Quel­que­fois dans un beau jardin
Où je traî­nais mon atonie,
J’ai sen­ti, comme une ironie,
Le soleil déchi­rer mon sein ;

 

Et le prin­temps et la verdure
Ont tant humi­lié mon cœur,
Que j’ai puni sur une fleur
L’in­so­lence de la Nature.

Douro Europos

Alors les jours se referment les uns après les autres comme des fleurs de prai­rie au cré­pus­cule, et je me mets en arrière, per­du dans mes songes qui comblent les minutes soli­taires. Je m’i­ma­gine visi­tant les salles lumi­neuses d’un musée bai­gné de soleil, dont les rayons éblouissent les dalles de marbre colo­ré et les portes en bois sombre, navi­guant entre une frise en céra­mique bleue et le relief fémi­nin d’une dalle de Dou­ro-Euro­pos au regard vide et imper­son­nel, mais qui tra­duit au fond une absence de plu­sieurs cen­taines d’années.
Fina­le­ment, c’est tou­jours moi le gagnant dans l’his­toire, même si per­sonne ne joue au même jeu…

Ain­si je vou­drais, une nuit,
Quand l’heure des volup­tés sonne,
Vers les tré­sors de ta personne,
Comme un lâche, ram­per sans bruit,

 

Pour châ­tier ta chair joyeuse,
Pour meur­trir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une bles­sure large et creuse,

 

Et, ver­ti­gi­neuse douceur !
A tra­vers ces lèvres nouvelles,
Plus écla­tantes et plus belles,
T’in­fu­ser mon venin, ma sœur !

Charles Bau­de­laire, 1857

Read more

Cinq por­traits russes

Ivan Groz­ny

Ivan IV le ter­rible, venu jus­qu’à moi  par l’in­ter­mé­diaire de Ser­gueï Eisen­stein dans sa superbe fresque en deux par­ties, admi­ra­ble­ment ser­vie par le géant Niko­laï Tcher­kas­sov dont on a dit qu’il avait été impo­sé à Eisen­stein pour sur­veiller sa défé­rence au Par­ti de Sta­line, dont il était ami per­son­nel. Ivan IV est un des grands per­son­nages de l’his­toire de la Rus­sie, car pre­mier tsar de la Grande Rus­sie, contem­po­rain de Cathe­rine de Médi­cis et de ses enfants, il est celui qui, dans une période trouble de défiance du pou­voir, de haine et de com­plots, arri­ve­ra à fédé­rer une Rus­sie alors sous l’emprise des grands sei­gneurs, les Boyards. On dit qu’il était exces­si­ve­ment cruel et qu’il tua par inad­ver­tance son propre fils Ivan Iva­no­vitch d’un coup de sceptre (peint par Ilya Repine)… Éton­nam­ment, sa repré­sen­ta­tion la plus célèbre est celle qu’en fit Vik­tor Vas­net­sov et on jure­rait qu’En­sen­stein s’en est ser­vi pour gri­mer Tcherkassov…

Vik­tor Vasnetsov

Peintre de la fin du XIXè siècle, il se spé­cia­li­sa dans les repré­sen­ta­tions de scènes de la lit­té­ra­ture, de la mytho­lo­gie et de l’his­toire de la Rus­sie. Ain­si, il pei­gnit une très supre­nant Ali Baba sur son tapis volant ou Le Che­va­lier à la croi­sée des chemins.


Ilya Repine

Peintre du début du XXè siècle, il fut un des plus grands cri­tiques de la socié­té russe et pas­sa son temps à faire le por­trait de ses contem­po­rains comme Mous­sorg­sky ou Tol­stoï, des por­traits lumi­neux et repo­sants des grands visages de la Russie.

Veli­mir Khlebnikov

Poète futu­riste du début du XXè siècle aux faux airs de Bret Eas­ton Ellis, Veli­mir Khleb­ni­kov a pas­sé les der­nières années de sa vie en hôpi­tal psy­chia­trique pour échap­per à sa mobi­li­sa­tion dans l’Ar­mée Rouge. Il en res­sor­ti­ra bri­sé et mour­ra vaga­bond dans la cam­pagne russe. L’in­ven­tion de Khleb­ni­kov fut le zaoum, une pra­tique qui consiste à orga­ni­ser les vers d’un poème en fonc­tion de leur sono­ri­té et non de leur sens, proche de l’in­ven­tion du sur­réa­lisme. Son recueil le plus carac­té­ris­tique, Zan­gue­zi, n’ar­ri­va en France qu’en 1996. La construc­tion de sa poé­sie est née de recherches avan­cées en mathématiques.

Alexandre Nevs­ki

Éga­le­ment connu sous le nom d’A­lexandre de la Neva, c’est un des plus grands héros natio­naux de la Rus­sie. On le recon­nait éga­le­ment comme l’un des saints les plus impor­tants de l’é­glise ortho­doxe russe. Le roi Alexandre acquit ses lettres de noblesse après avoir ter­ras­sé les Sué­dois lors de la bataille de la Neva, puis en repous­sant les che­va­liers Teu­to­niques à la bataille du lac Peï­pous, écar­tant ain­si le “dan­ger” de la conver­sion de la Rus­sie à la reli­gion catho­lique… C’est éga­le­ment Tcher­kas­sov qui inter­pré­ta son rôle dans le film d’Eisenstein…

Read more

Pour écrire un seul vers

summer ghosts

Je ne savais pas que Rilke avait écrit un roman, un seul roman, lui, le poète recon­nu pour ses élé­gies, ses lettres ou ses rela­tions avec la sul­fu­reuse Lou-Andreas Salo­mé. En me ren­sei­gnant un peu, je découvre ce roman au titre bor­ge­sien : Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge. La lec­ture de ce pas­sage que je ne connais­sais pas mais qui passe pour être connu invite à l’hu­mi­li­té, à la sim­pli­ci­té mais sur­tout à la naï­ve­té dont doit faire preuve celui qui écrit. Ce que nous dit Rilke, c’est qu’il ne suf­fit pas d’a­voir vécu, ou d’a­voir souf­fert et de s’être pris des claques pour connaître le monde, un monde fait de dualités…

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beau­coup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les ani­maux, il faut sen­tir com­ment volent les oiseaux et savoir quel mou­ve­ment font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pou­voir repen­ser à des che­mins dans des régions incon­nues, à des ren­contres inat­ten­dues, à des départs que l’on voyait long­temps appro­cher, à des jours d’enfance dont le mys­tère ne s’est pas encore éclair­ci, à ses parents qu’il fal­lait qu’on frois­sât lorsqu’ils vous appor­taient une joie et qu’on ne la com­pre­nait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des mala­dies d’enfance qui com­men­çaient si sin­gu­liè­re­ment, par tant de pro­fondes et graves trans­for­ma­tions, à des jours pas­sés dans des chambres calmes et conte­nues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui fré­mis­saient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suf­fit même pas de savoir pen­ser à tout cela. Il faut avoir des sou­ve­nirs de beau­coup de nuits d’amour, dont aucune ne res­sem­blait à l’autre, de cris de femmes hur­lant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dor­mantes accou­chées qui se refer­maient. Il faut encore avoir été auprès de mou­rants, être res­té assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à‑coups. Et il ne suf­fit même pas d’avoir des sou­ve­nirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nom­breux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les sou­ve­nirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se dis­tinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arri­ver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le pre­mier mot d’un vers.

Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge (1910)
Rai­ner Maria Rilke (1875–1926)

En par­lant de Borges, je cite éga­le­ment ces très beaux mots que j’a­vais lu de lui dans l’Autre, tan­dis qu’il ren­contre son double et qu’il sait qu’il devient pro­gres­si­ve­ment aveugle :

Tu devien­dras aveugle. Mais ne crains rien, c’est comme la longue fin d’un très beau soir d’été.

Read more

La neige à tra­vers la brume

Snow

La neige à tra­vers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le che­min creux qui conduit
À l’é­glise où l’on allume
Pour la messe de minuit.

Londres sombre flambe et fume :
Ô la chère qui s’y cuit
Et la bois­son qui s’ensuit !
C’est Christ­mas et sa coutume
De minuit jus­qu’à minuit.

Sur la plume et le bitume,
Paris bruit et jouit.
Ripaille et Plai­sant Déduit
Sur le bitume et la plume
S’exas­pèrent dès minuit.

Le malade en l’amertume
De l’hos­pice où le poursuit
Un espoir tou­jours détruit
S’é­pou­vante et se consume
Dans le noir d’un long minuit…

La cloche au son clair d’enclume
Dans la tour fine qui luit,
Loin du péché qui nous nuit,
Nous appelle en grand costume
A la messe de minuit.

Paul Ver­laine (1844–1896)

Read more