summer ghosts

Je ne savais pas que Rilke avait écrit un roman, un seul roman, lui, le poète recon­nu pour ses élé­gies, ses lettres ou ses rela­tions avec la sul­fu­reuse Lou-Andreas Salo­mé. En me ren­sei­gnant un peu, je découvre ce roman au titre bor­ge­sien : Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge. La lec­ture de ce pas­sage que je ne connais­sais pas mais qui passe pour être connu invite à l’hu­mi­li­té, à la sim­pli­ci­té mais sur­tout à la naï­ve­té dont doit faire preuve celui qui écrit. Ce que nous dit Rilke, c’est qu’il ne suf­fit pas d’a­voir vécu, ou d’a­voir souf­fert et de s’être pris des claques pour connaître le monde, un monde fait de dualités…

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beau­coup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les ani­maux, il faut sen­tir com­ment volent les oiseaux et savoir quel mou­ve­ment font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pou­voir repen­ser à des che­mins dans des régions incon­nues, à des ren­contres inat­ten­dues, à des départs que l’on voyait long­temps appro­cher, à des jours d’enfance dont le mys­tère ne s’est pas encore éclair­ci, à ses parents qu’il fal­lait qu’on frois­sât lorsqu’ils vous appor­taient une joie et qu’on ne la com­pre­nait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des mala­dies d’enfance qui com­men­çaient si sin­gu­liè­re­ment, par tant de pro­fondes et graves trans­for­ma­tions, à des jours pas­sés dans des chambres calmes et conte­nues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui fré­mis­saient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suf­fit même pas de savoir pen­ser à tout cela. Il faut avoir des sou­ve­nirs de beau­coup de nuits d’amour, dont aucune ne res­sem­blait à l’autre, de cris de femmes hur­lant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dor­mantes accou­chées qui se refer­maient. Il faut encore avoir été auprès de mou­rants, être res­té assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à‑coups. Et il ne suf­fit même pas d’avoir des sou­ve­nirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nom­breux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les sou­ve­nirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se dis­tinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arri­ver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le pre­mier mot d’un vers.

Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge (1910)
Rai­ner Maria Rilke (1875–1926)

En par­lant de Borges, je cite éga­le­ment ces très beaux mots que j’a­vais lu de lui dans l’Autre, tan­dis qu’il ren­contre son double et qu’il sait qu’il devient pro­gres­si­ve­ment aveugle :

Tu devien­dras aveugle. Mais ne crains rien, c’est comme la longue fin d’un très beau soir d’été.

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