Jan 26, 2014 | Arts |
D’ordinaire, il murmure à l’oreille des chevaux, mais là, c’est une toute autre configuration. Voici une des photos les plus incongrues jamais vues, d’autant qu’elle date de 1895. C’est une diapositive peinte, prise par le photographe américain William Henry Jackson non loin du temple indonésien de Borobudur représentant un gardien dvârapâla. On peut voir sur cette statue un homme tout de blanc vêtu, chaussures blanches et canotier, monter sur la statue (assez irrespectueusement) et prendre dans la paume de sa main le menton du monstre. Il y a des chances pour que cette statue ait enlevée à l’époque du roi thaï Chulalongkorn (Rama V, un peu moins connu sous le nom de Phra Bat Somdet Phra Poraminthra Maha Chulalongkorn Phra Chunla Chom Klao Chao Yu Hua) puisqu’aujourd’hui il n’existe aucune statue de ce genre aux alentours du célèbre temple.
Je ne cache pas que j’aime particulièrement cette photo que je trouve à la fois amusante et absurde, pour son côté décalé et surtout ses couleurs, même si elles sont artificielles, d’autant qu’on ne voit absolument pas le visage de l’homme, ce qui le rend encore plus inquiétant.

William Henry Jackson — Homme au chapeau sur une statue de Borobudur — Diapositive peinte — 1895
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Jan 4, 2014 | Photo, Sur les portulans |

Vendeur de salep dans la lumière du matin — Vieux pont de Galata — Istanbul — 1957
Le photographe est l’esclave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette raison que je ne photographie plus İstanbul, parce que c’est de la merde (ou alors seulement si c’est une commande, pour prendre l’argent). J’ai assisté à la destruction de la ville, j’ai vu le vieux cimetière arménien, près de l’église Notre-Dame-de-Sion, retourné par les bulldozers pour établir les fondations de deux hôtels, le Divan et le Hilton ; j’ai suivi les travaux qui ont éventré la ville pour ouvrir la route de l’aéroport ; en 1958, pendant la deuxième vague de démolition, j’ai vu d’énormes machines, des dinosaures à moteur, écraser des maisons les unes après les autres. A cette époque, j’ai photographié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les maisons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’étais enfant, les habitants pouvaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sympathiques, on soulevait son chapeau pour se saluer, maintenant ce ne sont plus que des paysans, İstanbul a été conquis une seconde fois, nous sommes occupés par quatorze millions d’Anatoliens. Bien sûr, on me dit que les Ottomans faisaient déjà venir ce genre de paysans, mais ils ne les utilisaient que pour le métier des armes, les Stambouliotes n’allaient jamais à la guerre, ils se contentaient sagement d’applaudir le départ et le retour de l’armée. Il est arrivé ce qui devait arriver ; les Anatoliens ont pris leur revanche. Aujourd’hui, il n’y a plus un milliardaire turc qui ne soit né en Anatolie. C’est pour toutes ces raisons que je sors maintenant sans mon Leica. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İstanbul, le monde entier s’enlaidit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bosphore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aussi— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trouverez une ville où l’on change de continent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii — Corne d’Or — Istanbul — 1962
Celui qui parle est un Stambouliote pur jus, un photographe émérite qu’on peut s’étonner d’entendre parler avec ces mots si durs à l’encontre des Anatoliens et des paysans. Ce photographe, c’est Ara Güler, celui que partout dans le monde on considère comme le chantre d’Istanbul, celui qui dit mieux que quiconque au travers de ses 800.000 clichés le passé d’une ville depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne photographie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait partie du club très fermé des masters of Leica et un très beau livre de ses photos a été édité en 2009 aux éditions du Pacifique, avec un texte admirable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Rondeau dans İstanbul, NiL Editions, 2002.
Les trois photos de cet article proviennent du site de Magnum.

Esplanade de la Yeni Camii — Eminönü — Istanbul — 1972
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Sep 9, 2013 | Arts, Carnets de route (Osmanlı lale), Photo, Sur les portulans |
J’ai visité Venise en voyage d’études alors que j’étais déjà à l’université et la première chose que j’ai faite en arrivant a été de laisser le groupe des lycéens pour aller boire un vrai café italien dans une petite échoppe au comptoir duquel on venait simplement s’appuyer avec sa tasse et les volutes de fumées pour seuls compagnons. Les souvenirs que j’en ai sont vagues. J’ai des souvenirs écornés, des bribes de souvenirs que j’ai du mal à recoller entre eux pour leur donner une cohérence, des odeurs qui me reviennent, mais pas grand-chose somme toute. C’est triste de voir que les plus belles merveilles du monde peuvent vous suffoquer et vingt ans après ne plus vivre que par l’entremise de quelques photos. Je me souviens du ghetto, et d’un cappuccino pris dans un des salons du Café Florian, des rues le long des canaux, désertées, de l’eau saumâtre qu’on m’avait dit puante, du parfum entêtant de belles vénitiennes compassées, je me souviens comme si c’était hier du sein blanc et des doux cheveux blonds… vénitiens… de la belle Aude, je me souviens des soirées éclairées par les réverbères dans des rues où j’osais me risquer seul, labyrinthe plus effrayant que dans n’importe quel conte, du Harry’s Bar et du fantôme d’Hemingway, du Hollandais Volant perdu quelque part, de la Fenice majestueuse dans son écrin de pierre, du Lido de Thomas Mann, de Visconti et de Bogarde, des scuole indescriptibles et du bureau de poste, des mots italiens ou vénitiens peut-être qui flottaient dans l’air avec un air naturel, dont j’arrivais presque à saisir toutes les nuances, de l’air brouillasseux qui plane sur la lagune et peut-être aussi, qui sait, au détour d’une rue ou d’une placette où se trouverait une locanda, un puits à la margelle ouvragée, un chat qui s’échapperait à l’angle, peut-être, je ne sais plus, le fantôme gaillard de Corto Maltese. J’ai traqué le soleil dans l’ombre, la lumière dans les ténèbres et le souvenir en est presque effacé à présent.
Reliques d’un voyage d’études il y a vingt ans, j’ai retrouvé de vieilles photos de Venise oubliées dans un album. De vraies photos en noir et blanc que le temps n’a même pas altérées, c’est ce que j’ai ramené de cette Venise qui s’est levée devant moi, une Venise sauvage et secrète puisqu’à l’époque j’avais pris le parti de ne choisir que des cadrages sévères, déshumanisés, en évitant soigneusement, si possible les clichés de cartes postales. Certaines n’évitent pas l’écueil, mais peu importe, ce sont mes photos, ma vision, ce que je me suis approprié et qui semble relever désormais d’une autre époque, d’un temps sans numérique, une temps de mémoire, avec de vrais appareils photos qu’il fallait caresser pour qu’ils soient dociles et que la magie de la lumière fasse son œuvre. Ces temps, comme ces photos dans mon cœur, demeurent magiques.
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Jul 30, 2013 | Arts, Livres et carnets, Photo |
Beyrouth centre-ville est le récit photographique de Raymond Depardon dans un Beyrouth en pleine guerre. En quelques photos noir & blanc, il plante le décor d’un Beyrouth idyllique en 1965, qu’il visite pour la première fois. Tout semble beau, les paysages, les gens, la jet-set un peu futile, la gentillesse des gens. Lorsqu’il revient, nous sommes en 1978, il vient d’entrer à l’agence Magnum et part faire son premier grand reportage avec des bobines couleurs. Et là, tout a changé…
Avec ses clichés au plan resserré, un cadrage toujours très strict malgré parfois l’urgence de la situation, Depardon monte un reportage uniquement ponctué de quelques phrases laconiques, comme à son habitude, qui rend la lecture fiévreuse et tendue, comme un jour sous les bombes et les tirs de mitrailleuses…
Un jour, dans une zone tenue par le PNL, en descendant de voiture avec mes appareils photo, une dizaine de combattants m’a encerclé. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. J’avais pris l’habitude de parler fort et de me présenter en français. J’ai bien entendu le cran de sûreté des kalachnikov sauter, ils me braquaient, la balle était engagée dans le canon, nous avons parlé. J’étais calme, j’ai expliqué que je souhaitais simplement les photographier ; les minutes étaient longues, les crans de sûreté sont revenus en position d’attente.
Puis soudain j’ai de nouveau entendu les crans de sûreté sauter, la balle engagée dans le canon : « Il faut nous photographier ! »
Il y revient encore en 1991 et les images qu’il en rapporte lui donne l’impression d’une terre dévastée, vidée de son humanité. Un témoignage fort, au bord du cataclysme, inédit jusque là, d’un conflit qui reste à ce jour encore, totalement incompréhensible…
Raymond Depardon, Beyrouth centre-ville
Points 2010
Magnum Photos pour les clichés,
tous disponibles sur le site de l’agence.
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Mar 22, 2013 | Livres et carnets, Sur les portulans |

© Rene Burri/Magnum Photos
On fait le fier, forcément. Les voyages ne forment pas seulement l’entendement. Ils aiguisent, dit-on, le regard et vous raffermissent l’âme. Peut-être même qu’à la longue ils verrouillent en vous quelque chose. On ne peut arpenter tous les désastres sans protection intérieure ; on ne court pas les incendies du monde et les détresses sans se claquemurer, mine de rien, dans une dureté minimale. Sans elle, tiendrait-on longtemps debout sur le chemin ? Tous les vrais voyages — et certains plus que d’autres — se font en apnée.
Raymond Depardon et Jean-Claude Guillebaud, La colline des anges
Retour au Vietnam (1972–1992)
Editions Points 1993
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