Pipes d’o­pium #2

Pipes d’o­pium #2

Où il est ques­tion d’un vieillard, d’un jeune Amé­ri­cain aga­çant qui se trouve dans le péri­née du temps, d’un sol­dat à qui est dédi­ca­cé le Petit prince qui se retrouve en Cochin­chine, d’une roue de cha­riot sur laquelle urine un voleur, d’un Cana­dien dans une Asie dis­pa­rue, d’un Fran­çais en Azer­baïd­jan, d’une carte pos­tale écrite à l’en­vers et de deux Anna­mites bien non­cha­lants… les bougres…

Pre­mière pipe d’o­pium. Me voi­ci entou­ré de mes bou­quins, que je n’ar­rive pas à lire… C’est comme une épine dans le pied, quelque chose dont on ne sait pas pour­quoi elle nous empêche de mar­cher — quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et puis du jour au len­de­main, la spé­cia­liste des yeux vous demande si vous voyez bien les petits carac­tères de près, je lui réponds oui évi­dem­ment, vous êtes sûr, ben oui pour­quoi cette ques­tion, c’est juste que les fabri­cants écrivent de plus en plus petit sur les éti­quettes — non Mon­sieur, votre vue baisse — ah — et puis l’op­ti­cien vous fait essayer des lunettes, vous voyez bien de loin là ? oui évi­dem­ment — et de près là — oui bien sûr — nor­ma­le­ment vous arri­vez à lire les tout petits carac­tères en bas — oui évi­dem­ment, pour­quoi je n’y arri­ve­rais pas — et main­te­nant reti­rez les lunettes et là… je ne vois plus rien — le cou­pe­ret tombe, je suis atteint de pres­by­tie (mot qui vient du grec πρέσβυς et qui signi­fie vieil homme) et en plus de ça c’est l’au­tomne, comme si ça ne suf­fi­sait pas. Ce sont les pre­miers froids, les pre­mières jour­nées fraîches de l’an­née, sous un soleil jaune d’or et une clar­té telle qu’on n’en trouve qu’en octobre. Moment pri­vi­lé­gié dans l’an­née, ins­tant de jonc­tion entre le froid et le soleil, où se répand par­tout une odeur de bois fumé et de terre humide. Les radia­teurs en fonte exhalent cette odeur typique de métal chauf­fé — flotte une légère odeur de cerise et de par­quet en chêne.

Por­trait de Ben­ja­min Frank­lin chaus­sant des lunettes, peint par le peintre amé­ri­cain David Mar­tin en 1797, dans le salon vert de la Mai­son Blanche. Face à lui se trouve le buste d’I­saac New­ton (détail, cli­quez sur l’i­mage pour voir le tableau dans son ensemble).

Deuxième pipe d’o­pium. L’au­teur est aga­çant. Encore jeune, plu­tôt pas mal de sa per­sonne, il col­lec­tionne les prix lit­té­raires depuis 2016. Prix Edgar Allan Poe du pre­mier roman en 2016, Prix Pulit­zer 2016 de la fic­tion… Né en 1971 à Buôn Ma Thuột, non loin de Nha Trang, il a fait par­tie de ces popu­la­tions arri­vées aux États-Unis pour fuir la guerre du Viet­nam. Son roman Le sym­pa­thi­sant est l’his­toire d’un double qui aurait quelques années de plus que lui, qui se serait enfui du Viet­nam parce que Sud-Viet­na­mien, et agent-double com­mu­niste. Une longue fresque peinte sur les reliques d’un pays encore endo­lo­ri par une guerre qui a fait des mil­liers des morts (je parle du Viet­nam, pas des Etats-Unis). Lec­ture minu­tieuse dont je fais durer le plai­sir depuis près d’un mois (pen­dant ce temps-là, je conti­nue d’ac­cu­mu­ler les livres qui attendent).

Je me réveillai dans le péri­née du temps, entre les toutes der­nières heures de la nuit et les toutes pre­mières du matin, avec une éponge immonde dans la bouche, effa­ré sou­dain par la tête cou­pée d’un insecte géant ouvrant sa grande gueule. Je m’a­per­çus que c’é­tait sim­ple­ment le meuble de la télé­vi­sion en bois dont les antennes jumelles s’af­fais­saient. L’hymne natio­nal reten­tis­sait, la ban­nière étoile s’a­gi­tait et se fon­dait dans des plans pano­ra­miques de majes­tueuses mon­tagnes vio­lettes et d’a­vions de chasse en vol. Lorsque le rideau de neige finit par tom­ber sur l’é­cran, je me traî­nai  jus­qu’à la cuvette mous­sue des toi­lettes, puis jus­qu’au plus bas des deux lits super­po­sés, dans notre petite chambre. Bon s’é­tait déjà his­sé sur le lit d’en haut. Je m’al­lon­geai et m’i­ma­gi­nai que nous rou­pil­lions comme des sol­dats, alors que le seul endroit proche de Chi­na­town où l’on pou­vait ache­ter des lits super­po­sés était le dépar­te­ment enfants de ces hor­ribles maga­sins de meubles tenus par des Mexi­cains, ou des gens qui avaient des têtes de Mexi­cains. J’é­tais inca­pable de voir les dif­fé­rences entre les gens ordi­naires d’A­mé­rique du Sud, mais ils n’a­vaient l’air de le prendre trop mal dans la mesure ou eux-mêmes me trai­taient de chinetoque.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Viet Thanh Nguyen (Cré­dit LA Times)

Troi­sième pipe d’o­pium. Petite digres­sion mati­nale en pas­sant par l’an­cienne Cochin­chine et les pages écrites par le roman­cier et jour­na­liste anti­mi­li­ta­riste (mais sol­dat des tran­chées) Léon Werth (1878 † 1955), à qui Le petit prince de Saint-Exu­pé­ry est dédicacé.

« À Léon Werth.

Je demande par­don aux enfants d’a­voir dédié ce livre à une grande per­sonne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande per­sonne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande per­sonne peut tout com­prendre, même les livres pour enfants. J’ai une troi­sième excuse : cette grande per­sonne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être conso­lée. Si toutes ces excuses ne suf­fisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’en­fant qu’a été autre­fois cette grande per­sonne. Toutes les grandes per­sonnes ont d’a­bord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en sou­viennent.) Je cor­rige donc ma dédicace :

À Léon Werth quand il était petit garçon »

1925, il part en Cochin­chine, à l’é­poque appen­dice de la France, et se laisse com­plè­te­ment enve­lop­per par un pays dont l’étran­gè­re­té remet en cause chez lui les plus élé­men­taires concep­tions de la notion d’é­tran­ger. Une lec­ture rare sur laquelle il faut s’ar­rê­ter quelques instants.
Le nom de Cochin­chine dérive de l’u­sage par les Por­tu­gais de la ville de Cochin pour dési­gner l’Inde (d’où, plus tard, la déno­mi­na­tion Indo­chine) : les navi­ga­teurs occi­den­taux dési­gnent alors du nom de Cochin­chine la région de Đà Nẵng. Au XVIe siècle, d’autres déno­mi­na­tions telles que Chi­ne­co­chin ou Cham­pa­chine sont attes­tées. La déno­mi­na­tion se rat­tache ensuite à toute la par­tie méri­dio­nale de l’ac­tuel Viêt Nam. (Wiki­pé­dia)

Phan Thiết.

La route de Saï­gon à Phan-Thiet, la route entre deux brousses. Les grands arbres dont les noms donnent un effet d’exo­tisme et consacrent la répu­ta­tion d’un voya­geur. Le bar­be­lé des bam­bous et des lianes. On com­prend enfin le mot inex­tri­cable. Nature sans ména­ge­ments et sans réserve. Sans inti­mi­té non plus. Elle répète, renou­velle et mul­ti­plie ses pous­sées ver­ti­cales, ses formes sèches, ses arêtes, ses géo­mé­triques décou­pages. Elle y ajoute ses enche­vê­tre­ments cir­cu­laires et ses spi­rales de lianes.
C’est la sai­son sèche. La végé­ta­tion est sans exu­bé­rance. (Je crois qu’il faut un cer­tain cou­rage pour oser dire que la végé­ta­tion n’est pas luxu­riante. La végé­ta­tion luxu­riante étant un des dogmes du voya­geur au départ d’Eu­rope, pour­quoi aban­don­ne­rait-il, au retour, ce dogme commode ?)
On voit donc les tiges des lianes. Cela fait un extra­or­di­naire sque­lette proliférant.
A droite, à gauche, sur des cents kilo­mètres, la forêt conti­nue. Elle pro­cède par addi­tion. Elle méprise de s’or­ga­ni­ser en cathé­drale. Une cathé­drale c’est trop petit. Pour­quoi pas en cai-nhà ?
Main­te­nant la forêt brûle. Qu’im­porte ! Elle repous­se­ra. Elle brûle si bien qu’un arbre est tom­bé au tra­vers de la route et que l’au­to ne peut pas­ser. Nous appor­tons des branches au milieu de la route, nous les entas­sons contre l’arbre et allu­mons un bra­sier. Quand l’arbre aura brû­lé ou que nous pour­rons dépla­cer un mor­ceau du tronc, nous pas­se­rons. Heu­reu­se­ment, l’arbre est lent à brû­ler. L’au­to me don­nait le sen­ti­ment d’un voyage ciné­ma­to­gra­phique. Nous voi­ci pour une heure au moins au centre de la forêt, au centre de ses bruits. Et la nuit va tomber.

Léon Werth, Cochin­chine (1926)
Edi­tions Viviane Hamy, 1997

Qua­trième pipe d’o­pium. La lune de Pejeng. C’est un tam­bour en bronze immense, dans la tra­di­tion des tam­bours fon­dus par la civi­li­sa­tion Đông Sơn, civi­li­sa­tion com­mer­çante basée dans la pénin­sule indo­chi­noise qui eut des échanges com­mer­ciaux jus­qu’en Indo­né­sie. La preuve en est, le plus grand de ces objets (dia­mètre 1,60 mètre, hau­teur 1,86 mètre), la Lune de Pejeng, se trouve expo­sé dans le Pura Pena­ta­ran Sasih dans le petit vil­lage de Pejeng sur l’île de Bali ; datant du IIIe siècle av. J.-C, il a été fon­du d’une seule pièce et consti­tue le plus grand exem­plaire de ce type d’ob­jet au monde.
Son nom pro­vient de la légende atta­chée à sa créa­tion. Selon celle-ci, une roue du cha­riot qui sup­por­tait la lune se serait déta­chée et serait tom­bée dans un arbre à Pejeng. Un voleur du lieu, effrayé par la lueur qu’elle déga­geait, aurait uri­né pour essayer de l’é­teindre. La lune aurait alors explo­sé dans un bruit de ton­nerre, tuant le voleur et tom­bant à terre sous sa forme actuelle. (Wiki­pé­dia)

Jeune dan­seuse bali­naise de Legong © Ste­fan Magdalinski 

Cin­quième pipe d’o­pium. Greg Girard. Drôle de per­son­nage, pho­to­graphe de son état, Cana­dien acces­soi­re­ment et sur­tout scru­ta­teur d’une Asie en pleine trans­for­ma­tion pen­dant ces trois der­nières décen­nies. Ses ter­rains de jeu sont Hong-Kong et son quar­tier de Kow­loon, qui a été rasé depuis, Shan­ghai ou Hanoï ; il y décrit sans conces­sion un monde qui se trans­forme, qui devient de plus en plus dur pour cer­tains. On pour­ra aus­si le décou­vrir au Japon ou à Van­cou­ver au tra­vers de son site. Mor­ceaux choisis.

Et au même moment, Fabienne me fait décou­vrir les pho­tos de Liam Wong, des images trai­tées comme des planches extraites d’un film. Une belle découverte.

Sixième pipe d’o­pium. Patrick Deville dont il me reste encore quelques car­touches de La ten­ta­tion des armes à feu. Une lec­ture qui reste comme le goût amour d’une viande trop cuite, carbonisée.

J’ai­me­rais encore te dire ceci, mon amour, avant ton fan­tôme lui-même ne s’es­tompe : jamais comme cette nuit, seul dans cette gar­gote de Yanar dag, je n’au­rai autant aimé souf­frir de ton absence hor­rible et délicieuse.
Car de loin en loin nous avons ain­si ren­dez-vous et tu l’i­gnores, dans un res­tau­rant de Con Con au Chi­li au-des­sus des phoques neu­ras­thé­niques de la falaise ou dans une gar­gote de la pres­qu’île d’Ap­ché­ron devant la mon­tagne enflam­mée, des lieux où il me semble pou­voir te consa­crer la nuit, peut-être même t’é­crire une lettre… Des ouvriers de la com­pa­gnie gazière ou des mou­jiks boivent en silence. Un poêle en faïence extrait une vapeur légère du plan­cher mouillé.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Quand l’In­do­chine était fran­çaise et que le Ton­kin exis­tait encore, quand on envoyait des cartes pos­tales repré­sen­tant des fumeurs d’o­pium, que les timbres étaient les mêmes qu’en France sauf qu’il était écrit Indo­chine, qu’on écri­vait sur le côté impri­mé, que Char­lotte lui tour­nait la tête, qu’on ne se dou­tait pas que… et quand on… et…

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Les jours passent. Il serait trom­peur de croire que le chan­ge­ment arrive avec le temps. Rien n’ad­vient seul, rien n’est pro­vo­qué par la lon­gueur et l’en­chaî­ne­ment des jours et des heures, rien n’est le fruit du hasard. Tout est his­toire de cor­res­pon­dances et de consé­quences logiques de nos actes. Pour autant, le chan­ge­ment n’est pas for­cé­ment contrô­lable, des tonnes de décon­ve­nues peuvent venir bou­le­ver­ser le champ des possibles.
Hey, mais fran­che­ment… On s’en fout non ?

Fumeurs d’o­pium à Saï­gon, Émile Gsell

Pho­to d’en-tête © Bosen Yan (Vil­lage Xijiang de Mille Familles de Miao)

Read more
Moka au bar dans les petites rues sombres de Hong-Kong, sous le regard tendre d’un homme triste. Une femme de Thong Sala perd son regard dans la foule (semaine #1)

Moka au bar dans les petites rues sombres de Hong-Kong, sous le regard tendre d’un homme triste. Une femme de Thong Sala perd son regard dans la foule (semaine #1)

Regarde le matin se lever… On dirait un matin d’A­sie sous ses voiles de brumes, sous un ciel trem­pé. Tu retrouves tes marques dans ces matins savants où tu passes ton temps à dévo­rer les pages des écri­vains voya­geurs, où ton rem­plis ton car­net rouge de notes de lec­ture et de tra­vail qui sont écrites de la même encre, avec le même visage et les mêmes mains que tes car­nets de voyage, où tu prends des notes fré­né­tiques à chaque coin de rue pour ten­ter de figer, dans les courbes et les ron­deurs de ton écri­ture sau­vage, les impres­sions brutes et sans fio­ri­tures de ces ins­tants d’é­mo­tions inat­ten­dues, ines­pé­rées. Ce ne sont que des mots, mais tes mots à toi, pla­qués là, tu auras tout le temps plus tard de faire cet exer­cice de mémoire, de retra­vailler la forme et les détails, sans men­songe, sans tra­ves­tis­se­ment, avec la plus grande sin­cé­ri­té vis-à-vis de tes sen­ti­ments. Tu retrouves dans tes notes des noms qui semblent presque incon­grus, Dal­rymple, Cor­bin, Mas­si­gnon… Tu recol­le­ras les mor­ceaux ensemble un peu plus tard dans la soi­rée, lorsque le som­meil t’emportera déjà, et tu remet­tras ça au len­de­main, lors­qu’il sera temps de par­tir. Il sera déjà en fait trop tard, mais le “plus tard” n’a pas vrai­ment d’im­por­tance. L’ins­tant seul compte. Tu te sou­viens des heures abru­ties au milieu de la nuit, l’es­to­mac ron­gé par la faim et les intes­tins trop sol­li­ci­tés, des nuits où tu te réveilles trem­pé de sueur et défait par des rêves de femmes déjà empor­tées par la mort ou l’in­dé­li­ca­tesse de la mémoire qui s’es­tompe comme sous un buvard, ou sous une couette légère…

Fan Ho - Hong Kong Memoir

Lorsque Fan Ho, le petit ado­les­cent chi­nois de Hong-Kong, prend ces pho­tos, ce n’est qu’un gamin qui arpente les rues de sa ville et qui, à l’aide de son Rol­lei­flex, arrive à cap­tu­rer l’es­sence d’une ville mythique qui n’est plus aujourd’­hui que l’ombre d’elle-même. Atmo­sphère dra­ma­tique, pous­sée dans ses retran­che­ments, on y découvre l’A­sie rêvée, fan­tas­mée, telle qu’on nous la ven­dait sur les belles affiches des agences de voyage, des com­pa­gnies aériennes ou dans les livres d’a­ven­ture pour jeunes enfants. Nous sommes en 1950. Les pho­tos de l’homme aujourd’­hui âgé de 83 ans ont le charme sur­an­né d’une ville per­due et qui déjà subit les pré­mices de son chan­ge­ment et la tech­nique naïve d’un Depar­don qui se serait per­du au-delà des limites de la ferme du Garet. Quelques unes de ces pho­tos sur le site du South Chi­na Mor­ning Post, de Bored Pan­da, et de Desi­gn you trust.

La semaine a filé comme un bus qu’on a raté. Tous les matins, tu regardes ton visage bron­zé par les cieux cou­verts de l’A­sie tro­pi­cale, par les franges lumi­neuses qui ont enchan­té des réveils par­fois vio­lents, haras­sé par une cha­leur que tu accueillais avec bien­veillance en cou­pant déli­bé­ré­ment la cli­ma­ti­sa­tion avant de t’en­dor­mir. Les draps trem­pés, tu te levais tôt pour écou­ter le bruit des vagues depuis ton bal­con où tu t’al­lon­geais sur le hamac, vieux fan­tasme colo­nial de mai­son à gale­rie ouvra­gée. Tu as retrou­vé ton visage serein, les traits doux qui font dire aux autres que tu ne fais pas ton âge. Tout le monde s’in­quiète de savoir com­ment s’est pas­sé ton voyage. Bien, bien. Tout va bien. Un petit sou­rire figé sur ton visage, ce n’est pas de la moque­rie. Sim­ple­ment, tu es heu­reux. Il n’y a pas de retours dif­fi­ciles, il n’y a que des départs qu’on sou­haite à nouveau.

Vieille femme sur Thanon Talad Kao à Thong Sala

Depuis hier, ta grand-mère a 90 ans. Elle est belle comme une vieille femme que j’ai ren­con­trée dans le quar­tier chi­nois de Thong Sala sur Tha­non Talad Kao, le visage lisse et les yeux plis­sés par l’âge, belle d’a­voir trop aimé les siens et de s’en être inquiété.

Read more

Un moine, une fleur de lotus à la main

L’an­née se ter­mine, s’es­souffle dans un râle caver­neux, comme si elle avait fumé beau­coup trop long­temps tout au long de sa vie. Les matins sont dou­lou­reux et se suivent sans vrai­ment se res­sem­bler, deviennent des petits sup­plices raf­fi­nés à chaque fois que le réveil sonne. Dehors, un soleil de gui­mauve teinte le ciel de cou­leurs extra­va­gantes, comme un étal de mar­ché à l’ou­ver­ture, un ciel qui se renou­velle sans cesse.
Il me revient en mémoire des odeurs sur­tout, plus que des images, et pas for­cé­ment de bonnes odeurs, mais des odeurs du réel, du quo­ti­dien de l’autre bout du monde. L’o­deur des petites rues où per­sonne ne passe, l’o­deur des routes pas­santes, bat­tues par la pluie qui tombe comme des coups de fouet sur l’as­phalte brû­lant, l’o­deur des eaux stag­nantes au beau milieu de la ville, d’un khlong bou­ché par une écluse jamais ouverte, où pour­rissent en plein air des mon­ceaux de végé­taux impos­sibles à iden­ti­fier, l’o­deur des mar­chés aux plantes près d’un quai de la Chao Phraya et des mil­liers de pois­sons qui crou­pissent en plein soleil dans des bacs à peine rem­plis d’eau, l’o­deur exha­lant de la rivière où se battent des pois­sons-chats gros comme des silures, dans un fatras de queues et de têtes impos­sible à ima­gi­ner tant qu’on ne l’a pas vu, moment de folie ani­male où les pois­sons se montent les uns sur les autres ; spec­tacle irréel. C’est étrange com­ment les hommes créent eux-mêmes des odeurs qui n’existent pas for­cé­ment dans la nature.
Au milieu de tout ça reste l’o­deur inéga­lable du linge qui sèche der­rière un mur en pisé, les fleurs de fran­gi­pa­nier, grandes ouvertes comme des gueules d’a­ni­maux assoif­fés, dont les pétales blancs se parent d’une jaune qui fait pen­ser à des taches de beurre, la terre ruis­se­lante d’eau au pied des man­guiers, l’o­deur du petit matin qui se révèle ten­dre­ment après une nuit écrasante.
Il reste en moi plus d’o­deurs que d’i­mages, et chaque odeur sus­cite en moi une sen­sa­tion, un goût en par­ti­cu­lier dans la bouche, les sou­ve­nirs se trans­forment en quelque chose de presque pal­pable. Comme si j’é­tais assis par terre, le regard vers la terre, tenant entre mes mains une fleur déli­cate de lotus.

Moine en prière à la pagode bouddhique de Hong Phuc (dite de Hòa giải) 19 rue Hang Than (rue du Charbon) Hanoi, 1936. Photo Ecole française d’Extrême-Orient. Photographe inconnu.

Read more
Une pho­to mys­tère venue de Guyane

Une pho­to mys­tère venue de Guyane

Une pho­to mys­tère, une pho­to mys­té­rieuse. Au beau milieu des albums pho­tos de mon grand-père, des cli­chés qu’il a pris en Guyane lors de l’u­nique dépla­ce­ment qu’il a effec­tué sur ce petit bout de terre fran­çaise à l’autre bout du monde, se trouve cette pho­to. Au beau milieu des pho­tos de pay­sages, des abords de la base de lan­ce­ment de Kou­rou, des pho­tos de fleurs exo­tiques aux allures de vulves impro­ba­ble­ment ouvertes, se trouve ce cli­ché repré­sen­tant un homme et une femme à la peau noire, au devant d’une scène qui repré­sente cer­tai­ne­ment un vil­lage fores­tier au beau milieu de la forêt guya­naise. Peu d’in­dices, somme toute. Le voyage de mon grand-père remonte à 1983, j’a­vais neuf ans. Il en rap­por­té plein de sou­ve­nirs, des bou­teilles de rhum guya­nais, des fleurs en plumes d’i­bis pour ma grand-mère, cer­tai­ne­ment aus­si des fruits qu’il rame­nait par kilos entiers, des choses aux formes impos­sibles à décrire et qui fai­sait mon bon­heur de petit gar­çon. Pre­mier contact par pro­cu­ra­tion avec un monde que ne soup­çon­nais même pas.

Il me semble que je suis tom­bé plu­sieurs fois sur cette pho­to en feuille­tant les dizaines d’al­bums pho­tos qu’il y a chez mes grands-parents, et même si j’ai déjà dû poser la ques­tion à mon grand père, je n’ai pas le sou­ve­nir du pour­quoi de cette pho­to. Je sais qu’il a pas­sé quelques jours dans la forêt guya­naise, qu’il a dor­mi à la belle étoile et il m’a racon­té plu­sieurs fois com­bien il avait mal dor­mi sous ces gigan­tesques mous­ti­quaires, dans une atmo­sphère satu­rée d’hu­mi­di­té et pois­seuse, avec tous ces bruits inquié­tants, les tou­cans avec leur cris de bête qu’on égorge et sur­tout les singes qui se bat­taient dans les hautes branches d’arbres mas­to­dontes… sans par­ler des nuées d’in­sectes géants cris­sant pen­dant qu’il essayait de trou­ver le sommeil.

Cet homme est-il leur guide ? Est-il un chef de vil­lage qu’ils ont tra­ver­sé pen­dant leur esca­pade le long du Maro­ni ? Je n’en sais plus rien, mais connais­sant mon grand-père, c’est for­cé­ment une de ces rai­sons. Il a vou­lu fixer sur la pel­li­cule le visage d’un homme qu’il a côtoyé, for­cé­ment. Si l’on regarde atten­ti­ve­ment la pho­to, l’homme porte un de ces maillots de bain tels qu’on pou­vait en por­ter dans les années 70 ou 80. Est-ce l’é­ti­quette qui res­sort sur le côté droit ? La ficelle qui pend sur le devant ? Une che­va­lière est visible sur son annu­laire gauche. Il a le che­veu pas trop court, et porte des pattes, une mous­tache fine. Tout semble dire que l’homme est bien de son époque, mais rien n’in­dique son iden­ti­té, ni son sta­tut… Seule sa pos­ture tra­duit une cer­taine assu­rance. Ce mys­tère res­te­ra un mys­tère, rien ne pour­ra plus désor­mais lever le voile.

La pho­to est pas­sée, jau­nie, elle vire au rouge, mais j’aime bien son cadrage, l’ins­tan­ta­né de la situa­tion et sur­tout son mys­tère inson­dable. Je viens de la scan­ner pour la faire bas­cu­ler du côté de l’é­ter­ni­té. A pré­sent, je peux la remettre à sa place, dans son album, celui qui porte le numé­ro 07 et dont l’ins­crip­tion à l’in­té­rieur indique : Guyane, 1983. Je referme l’al­bum, jus­qu’à la pro­chaine photo.

Guyane

Guyane, 1983

Read more
Du Camp et Flau­bert en Orient

Du Camp et Flau­bert en Orient

Voi­ci de quoi illus­trer la désin­vol­ture de ce drôle de bon­homme une peu dan­dy qu’é­tait Maxime du Camp, par­ti sur les routes orien­tales pour flam­ber ses deniers entre Le Caire et Bey­routh. On disait l’homme fan­tasque, for­tu­né, un peu léger, et c’est avec lui que Gus­tave Flau­bert est par­ti sur les routes. Cen­sé en rap­por­ter des pho­to­gra­phies pour une mis­sion confiée par le Minis­tère de l’Ins­truc­tion Publique, voi­ci ce que nous apprend Flau­bert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :

“Maxime a lâché la pho­to­gra­phie à Bey­routh. Il l’a cédée à un ama­teur fré­né­tique : en échange des appa­reils, nous avons acquis de quoi nous faire à cha­cun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie bro­dée d’or. Je crois que ce sera chic !”

Flau­bert et Du Camp en orient, c’est une conjonc­tion à l’o­ri­gine de la pro­duc­tion de trois grandes œuvres. Tout d’a­bord le Voyage en Orient de Flau­bert lui-même, le ras­sem­ble­ment de plu­sieurs textes qui ne sont que ses cor­res­pon­dances et ses car­nets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’­hui sous ce titre aux édi­tions Folio Gal­li­mard. En fait de voyage en orient, c’est une excur­sion avec plus de 600 kg de maté­riel en Égypte, au Liban et en Pales­tine, en Tur­quie et en Grèce.

Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plu­sieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un sui­ci­dé dans lequel il raconte son expé­rience éprou­vante du voyage en Égypte, mais éga­le­ment Le Nil : Égypte et Nubie, son jour­nal de voyage, à par­tir duquel on peut croi­ser les infor­ma­tions déli­vrées par Flau­bert dans ses cor­res­pon­dances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magis­trale : 2 albums et 168 pho­to­gra­phies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ou­vrage qui recense la plu­part des pho­to­gra­phies prises par Du Camp lors de cette expédition.

On pour­ra éga­le­ment lire ce très bel article sur Flau­bert et les arts visuels, ain­si que le livre dont on sait qu’il ins­pi­ra Flau­bert pour ce voyage : Nou­veau manuel com­plet d’ar­chéo­lo­gie, ou Trai­té sur les anti­qui­tés grecques, étrusques, romaines, égyp­tiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Mül­ler.

Read more