Mots d’un voca­bu­laire oublié V

Aver­tis­se­ment: billet à haute teneur en mots rares et pré­cieux, sau­vés de l’oubli.

  1. 1er volet
  2. 2nd volet
  3. 3ème volet
  4. 4ème volet
  5. 5ème volet
  6. 6ème volet
  7. 7ème volet
  8. 8ème volet
  9. 9ème volet
  10. 10ème volet

Douelle

C’est le pare­ment inté­rieur d’un arc, qu’on désigne aus­si sous le nom d’intra­dos. Dans une voûte, chaque cla­veau pos­sède sa douelle. A est la douelle du cla­veau repré­sen­té fig. 1.

Douelle.png

Empy­rée

Vient du grec empy­ros, έμπυριος (emby­rios) signi­fiant qui est enflam­mé, déri­vé de πυρ (feu)
Par­tie du ciel la plus éle­vée, que les anciens regar­daient comme le séjour des divi­ni­tés célestes.

Bosch Hie­ro­ny­mus, vers 1450–1516. “LES VISIONS DE L’AU-DELÀ: L’AS­CEN­SION VERS L’EMPYRÉE”,
détail. 1500–1504. Der­nier des 4 pan­neaux, 87x40 cm. Huile sur bois. Venise, Palaz­zo Ducale.

Enfeu

Déver­bal de enfouir. Un enfeu est une tombe encas­trée dans l’é­pais­seur du mur d’un édi­fice reli­gieux (église, cime­tière). Il était géné­ra­le­ment réser­vé aux nobles.

Il peut être super­po­sé. Des gisants peuvent figu­rer en des­sous ou au-des­sus. Plu­sieurs niches peuvent mon­trer le défunt à dif­fé­rents moments de sa vie. Des saints peuvent aus­si y figurer.

Enfeu dans un prieu­ré domi­ni­cain, Athen­ry, Coun­ty Gal­way, Edwin Rae

Esco­perche (ou écoperche)

Vieux fran­çais : escot : « rameau » et de perche.

  1. (Arts) Perche qui, dans un écha­fau­dage, sou­tient des perches ou planches horizontales.
  2. (Bâti­ment) Grande perche ver­ti­cale d’é­cha­fau­dage en bois ou en acier munie d’une pou­lie, ser­vant à éle­ver des maté­riaux de construction.

Perche ou bali­veau posé ver­ti­ca­le­ment pour sou­te­nir les bou­lins d’un écha­faud de maçon (voy. Écha­faud). L’escoperche est aus­si une pièce de bois munie d’une pou­lie à son extré­mi­té supé­rieure, et qu’on attache au som­met d’une chèvre pour en aug­men­ter la hau­teur ou lui don­ner plus de nez.

Imposte

Dans l’ar­chi­tec­ture clas­sique maçonnée :

  • Une imposte est une pierre saillante (géné­ra­le­ment dure) qui forme le cou­ron­ne­ment du pié­droit d’un arc (l’im­poste est au pié­droit ce que le cha­pi­teau est à la colonne). Cette pierre est géné­ra­le­ment mou­lu­rée selon les ordres architecturaux.
  • Le corps de mou­lure de l’arc (le châs­sis de tym­pan) se nomme éga­le­ment imposte .

Orant

Un orant (ou priant, du latin orare, prier) désigne, dans l’art reli­gieux, un per­son­nage repré­sen­té dans une atti­tude de prière, sou­vent age­nouillé. La réa­li­sa­tion est fré­quem­ment une sta­tue en ronde-bosse ou une sculp­ture en haut-relief.

Asso­cié au gisant, c’est l’un des élé­ments de déco­ra­tion d’un tom­beau ou d’un enfeu.

Tom­beau d’Hen­ri II et de Cathe­rine de Médi­cis dans la Rotonde des Valois,
Basi­lique de Saint-Denis — Gra­vure d’A­lexandre Lenoir (19e siècle)

Rem­ploi

Les spo­lia (terme latin neutre plu­riel, donc mas­cu­lin plu­riel en fran­çais) ou rem­plois ou réem­plois, dési­gnent la réuti­li­sa­tion, notam­ment sous l’empire romain tar­dif, de pièces et œuvres d’art de monu­ments romains anté­rieurs comme maté­riaux de construc­tion dans un nou­veau monu­ment (comme par exemple l’arc de Janus, l’arc de Constan­tin).
Il n’est pas éta­bli si cet usage est d’a­bord idéo­lo­gique (retour à une gloire pas­sée), esthé­tique (rem­ploi d’œuvres d’art appré­ciées et ain­si sau­ve­gar­dées) ou pra­tique (récu­pé­ra­tion d’un monu­ment en ruine, et coût de matière pre­mière réduite).
L’hy­po­thèse du recy­clage pour des rai­sons éco­no­miques et pra­tiques est la plus pro­bable, dans l’é­di­fi­ca­tion des rem­parts des cités romaines à par­tir de la fin du IIIe siècle, par la réuti­li­sa­tion de pierres de monu­ments, en par­ti­cu­lier funé­raires, bâtis à l’en­trée des villes et sou­vent à l’abandon.

Reused inscribed blocks

Arch of Constantine

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Lettres d’A­mar­na

Des récents évé­ne­ments par­tis d’É­gypte me remontent des envies de voyage. Les livres s’é­talent sur la table, les cartes sont à nou­veau dépliées, je com­pulse les guides dans tous les sens, de manière fré­né­tique. Évi­dem­ment, d’i­ci à ce que la situa­tion rede­vienne stable, il va se pas­ser du temps, de quoi pré­pa­rer un voyage cer­tai­ne­ment, mais ma soif de par­tir est la plus forte et devient presque irra­tion­nelle. Elie Faure, l’his­to­rien de l’art, fait par­tie de ces ins­tants, et je res­sors des notes prises au hasard de ce voyage lit­té­raire qu’il m’of­frit l’an­née der­nière, que j’a­vais digne­ment appe­lé Lettres d’Amar­na… Tell el-Amar­na, capi­tale mythique des époux dis­si­dents Akhe­na­ton et Nefer­ti­ti (dont le superbe buste de Ber­lin fit la renommée)…

Sarcophage de Ramsès III

Elie Faure revient dans sa pré­face sur le peu de place qu’oc­cupe l’art égyp­tien dans son “his­toire de l’art”, il nous explique que s’il en a fina­le­ment si peu à dire, c’est que celui-ci ne fait abso­lu­ment montre d’au­cune espère de fantaisie…

Sarcophage en bois peint

Je rou­gis presque d’a­voir consa­cré plu­sieurs cha­pitres à l’art grec, ou ita­lien, ou fran­çais, alors que l’É­gypte tient dans un seul, et non point le plus long de tous. Mais, à la réflexion, il me semble qu’il ne pou­vait en être autre­ment. L’art égyp­tien est si hau­tain, si her­mé­tique, si fer­mé de toutes parts, si pro­fon­dé­ment soli­taire, si déci­dé à se suf­fire à lui-même, n’ac­cueillant jamais le détail pit­to­resque, l’a­nec­dote, l’ac­ci­dent, ne soup­çon­nant même pas qu’il puisse émou­voir, il est aus­si, avec cela, dans sa sim­pli­ci­té ardente, si humain, que je trouve aus­si dif­fi­cile d’é­pi­lo­guer sur n’im­porte laquelle de ses réa­li­sa­tions que sur ses Pyra­mides par exemple, alors qu’il est impos­sible de ne pas expli­quer lon­gue­ment les formes figu­rées dont le drame et le mou­ve­ment sont le pré­texte essen­tiel. (p77)

Sphinx de Tanis

Mal­gré ses cou­leurs vives, ses poly­chro­mies élan­cées, sa rigueur reli­gieuse l’a enser­ré dans griffes et l’a au bout du compte tué. Le sphinx prend sur lui la méta­phore de cet oubli…

Elle s’est enfon­cée sans un cri dans le sable, qui a repris tour à tour ses pieds, ses genoux, ses reins, ses flancs, mais que sa poi­trine et son front dépassent. (p79)

Vase Canope

Horus en bronze

Plus que tout autre, l’art égyp­tien est un art dédié à la mort et non à la vie ou à la renaissance.

L’art égyp­tien est reli­gieux et funé­raire. Il est par­ti de la folie col­lec­tive la plus étrange de l’his­toire. (p85)

Armée des serviteurs

Dans une socié­té sans fan­tai­sie, Faure nous explique le rôle de l’ar­tiste, celui qui subli­ma l’É­gypte par ses réa­li­sa­tions. Il n’é­tait qu’un pion, un sol­dat dans une armée sans nom…

L’ar­tiste égyp­tien est un ouvrier, un esclave qui tra­vaille sous le bâton, comme les autres. Il n’est pas ini­tié au sens mys­tique. Nous savons mille noms de rois, de prêtres, de chefs de guerre et de villes, nous n’en savons un de ceux qui ont expri­mé la vraie pen­sée de l’É­gypte, celle qui vit tou­jours dans la pierre des tom­beaux. L’art était la voix ano­nyme, la voix muette de la foule broyée et regar­dant au-delà d’elle l’es­prit et l’es­poir tres­saillir. Sou­le­vé par un sen­ti­ment irré­sis­tible de la vie auquel il était inter­dit de se déployer en sur­face, il le lais­sait, dans toute sa foi com­pri­mée, brû­ler en pro­fon­deur. (p93)

Scribe

Sarcophage en bois enduit

Et au milieu de cette armée, celui qui trans­fi­gure la per­sonne de Pha­raon doit pous­ser l’ab­né­ga­tion jus­qu’à n’être rien pour don­ner autant d’é­mo­tion. Aucun nom d’ar­tiste égyp­tien n’est arri­vé jus­qu’à nous. On dit pour­tant que le mot Égypte vient des deux noms de dieux Geb (la terre) et Ptah (dieu des arts), Égypte, terre des artistes sans nom…

L’art égyp­tien est peut-être le plus imper­son­nel qui soit. L’ar­tiste s’ef­face. Mais il a de la vie un sens si inté­rieur, si direc­te­ment ému, si lim­pide, que tout ce qu’il décrit d’elle semble être défi­ni par elle, sor­tir du geste natu­rel et de l’at­ti­tude exacte dont on ne voit plus la lai­deur. (p101)

Geb et Nout

Haut-relief d'Abydos

Pour remettre les choses dans l’ordre, Faure insiste éga­le­ment sur le fait que notre vision de cette époque s’é­tend de manière linéaire alors que son expan­sion prend ses marques sur une période immense. C’est d’ailleurs très cer­tai­ne­ment la rai­son pour laquelle cette civi­li­sa­tion n’a pas su évo­luer, enfer­mée dans son art et sa repré­sen­ta­tion de la mort…

L’É­gypte est si loin de nous qu’elle parait toute au même plan. On oublie qu’il y a quinze ou vingt siècles — l’âge du chris­tia­nisme — entre le Scribe accrou­pi et la grande époque clas­sique, vingt-cinq ou trente siècles, cin­quante peut-être, — deux fois le temps qui nous sépare de Péri­clès et de Phi­dias — entre les Pyra­mides et l’é­cole saïte, la der­nière mani­fes­ta­tion de l’i­déal égyp­tien. (p110)

Tous les extraits sont issus de Elie Faure, His­toire de l’art, t.1
(Folio Essais, impri­mé en 1988)
Les pho­tos ont toutes été prises au dépar­te­ment des anti­qui­tés égyp­tiennes du musée du Louvre, le 1er avril 2007.

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Julius Win­some

Snow Crystal Landscape

Julius Win­some (roman de Gerard Dono­van) est un homme froid, iso­lé dans une cabane en bois au beau milieu de la forêt, presque à che­val sur la fron­tière, dans le Maine. Il vit dans un mai­son que lui a légué son père, une cabane aux murs recou­verts de livres, et se berce de mots dans une atti­tude mutique, proche de l’é­ré­mi­tisme le plus total. Ses quelques incur­sions en ville lui per­mettent de se pro­cu­rer le strict néces­saire, mais son idéal de vie consiste à faire pas­ser ses jours de retraite dans le doux silence de la forêt ennei­gée, avec son unique com­pa­gnon Hobbes, un chien aimant et patient.
Le décor est plan­té. Nous sommes en pleine nature. La neige est tombée.

Lime Tree Avenue in the Snow

Julius Win­some n’est pas un chas­seur, contrai­re­ment aux hommes de la région, mais il pos­sède une Enfield de sni­per que son père tenait de son propre père qui l’a­vait uti­li­sé pen­dant la pre­mière guerre mondiale.
Julius compte pas­ser des moments calmes, bai­gné dans la douce lec­ture de ses livres et par­ti­cu­liè­re­ment des son­nets de Sha­kes­peare, jus­qu’au jour où un coup de feu reten­tit tout près de sa mai­son, un coup de feu qui abat­tra net son com­pa­gnon Hobbes. Le per­son­nage prin­ci­pal va alors se trans­for­mer en une bête sau­vage, froi­de­ment cal­cu­la­trice et avec son Enfield, il va par­cou­rir la cam­pagne blanche pour abattre à son tour les chas­seurs des envi­rons. Com­mence une douce des­cente aux enfers dans le silence étouf­fé de ce cau­che­mar blanc, l’ap­pren­tis­sage de la souffrance.

Je n’at­ten­dais rien et rien n’est arri­vé. Une épaisse couche de glace s’est glis­sée dans mon coeur. Je l’ai sen­tie s’ins­tal­ler, grip­per les sou­papes et apai­ser le vent qui souf­flait dans ma car­casse. Je l’ai enten­due se pla­quer sur mes os, insé­rant du silence dans les endroits fra­giles, dans tout ce qui était bri­sé. Mon coeur a alors connu la paix du froid. J’ai renon­cé à mon ami, et la veillée noc­turne s’est ter­mi­née : désor­mais, seul son esprit vien­drait me rendre visite.

La souf­france de Win­some va se muer tout dou­ce­ment en ins­tinct meur­trier dans lequel la morale n’a plus sa place ; on ne se pose plus la ques­tion de savoir si tuer est bien ou mal. Toute la ques­tion est de savoir si la ven­geance froide devient un bon moyen de pan­ser ses plaies.

La nuit m’a dur­ci comme un bâton et m’a bran­di contre le monde. J’é­tais un bâton mena­çant l’u­ni­vers. J’ai regar­dé ma main qui agrip­pait la crosse. J’é­tais le fusil. J’é­tais la balle, la cible, la signi­fi­ca­tion d’un mot qui se dresse tout seul. Voi­là le sens du mot “ven­geance”, même lors­qu’on le couche sur le papier.

frozen willow

Gerard Dono­van nous sert un roman cru et froid comme un cadavre dans la neige. C’est une ode à l’a­mi­tié, le sou­ve­nir d’un amour per­du et enfin un grand cri de soli­tude adres­sé à tous les dis­pa­rus, dans ce qu’il y a de plus dou­lou­reux. Ce roman éclate comme un coup de fusil dans la forêt, un éclat métal­lique qui se plante dans la chair et nous invite à nous poser une der­nière fois la ques­tion du deuil. Des mots trou­blants qui trouvent un écho au creux de mon existence.

J’ai décou­vert la forme du deuil, et elle m’est deve­nue fami­lière, puisque le moindre recoin, le moindre banc de Fort Kent me rap­pe­laient mon père, tous les endroits qu’il fré­quen­tait. Com­bien de fois suis-je pas­sé devant sa tombe en allant ache­ter du pain et du lait — sur­tout les pre­mières semaines après la dis­pa­ri­tion de l’homme avec qui j’a­vais par­ta­gé les trente pre­mières années de ma vie -, et je me suis deman­dé com­ment tant de science et d’ex­pé­rience avait pu s’é­teindre comme une lampe.

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Le manus­crit trou­vé à Sar­ra­gosse de Jean Potocki

Il y avait bien long­temps que je n’a­vais par­ta­gé mes lec­tures. Aus­si, voi­ci un des der­niers titres que j’ai lu, une œuvre étrange et bigar­rée. Lire le Le manus­crit trou­vé à Sar­ra­gosse de Jean Poto­cki, c’est à la fois plon­ger dans un uni­vers fan­tas­tique colo­ré tel qu’on peut encore se le repré­sen­ter dans les films de Sind­bad le marin où l’on pou­vait voir excel­ler les effets spé­ciaux de Ray Har­ry­hau­sen, et c’est aus­si se retrou­ver dans les pages fleu­ries d’un grand roman d’a­ven­ture comme savait par exemple en com­po­ser Robert Louis Ste­ven­son. La pre­mière des ana­lo­gies à laquelle j’ai d’ailleurs pen­sé fait réfé­rence aux Nou­velles mille et une nuits où l’on voit évo­luer dans les nuits moites des grandes capi­tales euro­péennes la sil­houette fine du Prince Flo­ri­zel de Bohême et de son Grand Écuyer, le colo­nel Geraldine.
Voi­ci ce qu’on peut en lire sur Wikipedia:

Roman somme, le chef‑d’œuvre de Poto­cki, tar­di­ve­ment décou­vert en France, a déjà fait cou­ler beau­coup d’encre. Consi­dé­ré par Roger Caillois et les sur­réa­listes comme un des pré­cur­seurs de l’esthétique fan­tas­tique, il a long­temps été pré­sen­té aux lec­teurs sous cet angle. Tzve­tan Todo­rov, dans son Intro­duc­tion à la lit­té­ra­ture fan­tas­tique le désigne même comme le roman modèle de ce qu’il nomme le fan­tas­tique-étrange.
Mais les tra­vaux plus récents et, sur­tout, la ver­sion com­plète du roman montrent que celui-ci va beau­coup plus loin. En effet, il n’emprunte pas seule­ment à la lit­té­ra­ture gothique et fan­tas­tique mais explore aus­si les voies du roman d’ap­pren­tis­sage, du roman liber­tin, du roman à tiroirs, phi­lo­so­phique, pica­resque, et la liste est longue. Pour les cher­cheurs actuels, comme Domi­nique Triaire ou Fran­çois Ros­set, le
Manus­crit trou­vé à Sara­gosse est, plus qu’un livre fan­tas­tique, un roman sur le dis­cours et sur le roman lui-même.

Ce qui frappe au pre­mier abord dans ce livre écrit en fran­çais, c’est la richesse du voca­bu­laire et des images créées. On s’é­tonne aus­si du ton liber­tin qu’on ne retrouve à l’é­poque que dans les écrits d’un Sade. Le livre com­mence  par un aver­tis­se­ment de l’au­teur qui tient lieu d’in­tro­duc­tion car ce fameux manus­crit trou­vé l’est par un offi­cier empri­son­né dont le geô­lier est un parent du nar­ra­teur, un cer­tain Alphonse Van Wor­den. Le récit s’é­crit ensuite sur le modèle des Mille et une nuits, dans le style dit du “conte enchâs­sé” par lequel l’his­toire se déroule lors­qu’une his­toire est racon­tée par un pro­ta­go­niste et dans lequel le per­son­nage raconte lui-même une his­toire, etc.

Le sou­per ne fut point gai et je ma hâtai de sou­hai­ter le bon­soir à mes cou­sines. J’es­pé­rais les revoir dans ma chambre à cou­cher et réus­sir mieux à dis­si­per leur mélancolie.
Elles y vinrent aus­si plus tôt que de cou­tume, et, pour comble de plai­sir, elles avaient inleurs cein­tures dans leurs mains. Cet emblème n’é­tait pas dif­fi­cile à com­prendre. Cepen­dant Émi­na prit la peine de me l’ex­pli­quer. Elle me dit :
— Cher Alphonse, vous n’a­vez point mis de borne à votre dévoue­ment pour nous, nous ne vou­lons point en mettre à notre recon­nais­sance. Peut-être allons-nous être sépa­rés pour tou­jours. Ce serait pour d’autres femmes, un motif d’être sévères, mais nous vou­lons vivre dans votre sou­ve­nir et, si les femmes que vous ver­rez à Madrid l’emportent sur nous pour les charmes de l’es­prit et de la figure, elles n’au­ront du moins pas l’a­van­tage de vous paraître plus tendres ou plus pas­sion­nées. Cepen­dant, mon Alphonse, il faut encore que vous nous renou­ve­liez le ser­ment que vous avez déjà fait de ne point nous tra­hir, et jurez encore de ne pas croire le mal que l’on vous dira de nous.
Je ne pus m’empêcher de rire un peu de la der­nière clause, mais je pro­mis ce qu’on vou­lut et j’en fus récom­pen­sé par les plus douces caresses.

Le roman de Poto­cki fait appel à toutes les figures pos­sibles du genre fan­tas­tique ; his­toires de reve­nants, exor­cisme, folie démo­niaque, éso­té­risme. On voit éga­le­ment appa­raître des Gitans ou des kab­ba­listes, ce qui confère à l’en­semble une colo­ra­tion qui le fait pen­cher du côté du roman ini­tia­tique. Mais avant tout, c’est un grand roman d’a­ven­ture un peu confus et dif­fi­cile à suivre, mais d’une écri­ture lim­pide qui le rend agréable.

» Mais tel n’é­tait point le fils unique du pré­vôt, Mes­sire Thi­baut de la Jac­quière, gui­don des hommes d’armes du roi. Gen­til sou­dard et friand de la lame, grand pipeur de fillettes, rafleur de dés, cas­seur de vitres, bri­seur de lan­ternes, jureur et sacreur. Arrê­tant maintes fois le bour­geois dans la rue pour tro­quer son vieux man­teau contre un tout neuf, et son feutre usé contre un meilleur. Si bien qu’il n’é­tait bruit que de Mes­sire Thi­baud, tant à Paris, qu’à Blois, Fon­tai­ne­bleau, et autres séjours du roi. Or donc, il advint que notre bon Sire de sainte mémoire Fran­çois Ier fut enfin mar­ri des dépor­te­ments du jeune sous­drille, et le ren­voya à Lyon, afin d’y faire péni­tence, dans la mai­son de son père, le bon pré­vôt de La Jac­quière, qui demeu­rait pour lors au coin de la place de Bel­le­cour, à l’en­trée de la rue Saint-Ramond.
» Le jeune Thi­baud fut reçu dans la mai­son pater­nelle avec autant de joie que s’il y fût arri­vé char­gé de toutes les indul­gences de Rome. Non seule­ment on tua pour lui le veau gras, mais le bon pré­vôt don­na à ses amis un ban­quet qui coû­ta plus d’é­cus d’or qu’il ne s’y trou­va de convives. On fit plus. On but à la san­té du jeune gars, et cha­cun lui sou­hai­ta sagesse et rési­pis­cence. Mais ces vœux cha­ri­tables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la rem­plit de vin, et dit : « Sacre mort du grand diable, je lui veux dans ce vin bailler mon sang et mon âme, si je jamais je deviens plus homme de bien que je ne suis. » Ces affreuses paroles firent dres­ser les che­veux à la tête des convives. Ils se signèrent et quelques-uns se levèrent de table.

Le cinéaste Woj­ciech Jer­zy Has en fit une adap­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique en 1965, qu’on peut encore trou­ver dans le repli de la cou­ver­ture de l’é­di­tion limi­tée édi­tée chez Tel Gal­li­mard.
L’é­tran­ge­té de l’œuvre tient à la per­son­na­li­té com­plexe du per­son­nage de Poto­cki, homme très ins­truit, ancien mili­taire et homme poli­tique, sub­ti­le­ment let­tré, cer­tai­ne­ment Franc-maçon, il écri­vit de superbes car­nets de voyage et posa les fon­de­ments de l’eth­no­lo­gie. Son carac­tère com­plexe et pas­sion­né aura rai­son de lui et il som­bre­ra dans une douce folie qui le mène­ra à sa perte pour le moins hor­rible, racon­tée par Roger Caillois.

En 1812, il se retire dans sa pro­prié­té de Ula­dow­ka, en Podo­lie, d’où il ne sort que pour tra­vailler dans la biblio­thèque de Krze­mie­niec. Il est neu­ras­thé­nique, en proie à de fré­quentes dépres­sions ner­veuses, souf­frant en outre de très dou­lou­reuses névral­gies. Dans ces accès de mélan­co­lie, il lime la boule d’argent qui sur­monte le cou­vercle de sa théière. Le 20 novembre 1815, elle est à la dimen­sion vou­lue. Une tra­di­tion veut qu’il l’ait fait bénir par le cha­pe­lain de son domaine (déri­sion ou conces­sion, on ne sait). Il la glisse alors dans le canon de son pis­to­let et se fait sau­ter la cer­velle. Les murs de la pièce en sont tout éclaboussés.

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