TomÂboucÂtou amaiÂgrie et flottante
On lui avait pourÂtant dit qu’il ne serÂvait Ă rien de se rendre Ă TomÂboucÂtou, qu’il n’y verÂrait rien que du sable et du dĂ©sert, des maiÂsons qui tombent sous le vent et des murs de terre qu’une simple Ă©ponge mouillĂ©e sufÂfiÂrait Ă faire plier, mais le voyaÂgeur est un bauÂdet, un aniÂmal tĂŞtu qui ne s’atÂtarde pas Ă Ă©couÂter les mauÂvais couÂcheurs, prompts Ă briÂser les rĂŞves d’aÂvenÂture de celui qui ne peut faire autreÂment que de s’y accroÂcher. MĂŞme si c’est la rĂ©aÂliÂtĂ©, il s’acÂcroche, contiÂnue, perce le mysÂtère, quitte Ă se rendre compte qu’on avait raiÂson, que tout n’y est que façade et mort, dĂ©laÂbreÂment, facÂtiÂciÂtĂ©. Au moins, voyaÂgeur, tu auras vu et tu auras vu plus que ceux qui t’ont dĂ©couÂraÂgĂ©, alors qu’eux-mĂŞmes n’y sont peut-ĂŞtre jamais allĂ©s et ont fini par comÂpenÂser leur paresse par une manière d’aiÂgreur contaÂgieuse. ÉcouÂtez ceux qui ont vu, ceux qui ont fait, et vous resÂteÂrez coinÂcĂ© dans votre canaÂpĂ©, entouÂrĂ© de votre magique quoÂtiÂdien. ÉcouÂtez, et vous ne ferez plus rien.
CepenÂdant, l’imÂpresÂsion que laisse TomÂboucÂtou est très forte. C’est la fin du monde noir, de la beauÂtĂ© des corps, des gras pâtuÂrages, de la joie de vivre, du bruit, des rires : ici comÂmence l’IsÂlam avec sa silenÂcieuse sĂ©rĂ©ÂniÂtĂ©, sa dĂ©crĂ©ÂpiÂtude : pas une culture, pas une irriÂgaÂtion, malÂgrĂ© le Niger Ă quelques kiloÂmètres, pas un Ă©diÂfice ni une route, ni un ouvrage d’art. Le sable y fait Ă©terÂnuer comme du poivre, assèche et Ă©touffe les pouÂmons. Les pas feuÂtrĂ©s sur ce sable, qui amorÂtit tout bruit, les maiÂsons sans fenĂŞtres, qu’on dirait forÂtiÂfiĂ©es, le vent couÂpant du dĂ©sert, des tĂŞtes sinistres vous Ă©piant derÂrière les grillages de bois peint, derÂrière les portes clouÂtĂ©es comme des coffres-forts, les terÂrains vagues, les rues torÂtueuses, les entrĂ©es disÂpoÂsĂ©es en chiÂcane et les places dĂ©sertes oĂą seuls quelques mĂ©haÂris reposent Ă l’ombre, garÂdĂ©s par un TouaÂreg voiÂlĂ©, maigre comme un chèvre, la bouche barÂrĂ©e de noir, je n’ouÂblieÂrai plus cela.
Ne pas pouÂvoir oublier la pauvre rudesse de sa propre expĂ©Ârience. Vivre avec cela pluÂtĂ´t qu’aÂvec les on-dit, voiÂlĂ ce qu’a fait Paul Morand, Ă la suite de RenĂ© CaillĂ©, en pĂ©nĂ©Âtrant TomÂboucÂtou la noire, la rebelle, TomÂboucÂtou entouÂrĂ©e de ses mysÂtères, de son voile d’imÂpĂ©ÂnĂ©ÂtraÂbiÂliÂtĂ©. CapiÂtale des dĂ©serts, capiÂtale des TouaÂregs pourÂtant nomades, cette ville n’a cesÂsĂ© de fasÂciÂner, ne serait-ce que parce que ses murs de pisĂ© renÂferment la plus grande colÂlecÂtion au monde d’éÂcrits sur l’IsÂlam. DerÂrière ses portes capiÂtonÂnĂ©es, on devine des richesses insoupÂçonÂnĂ©es, le charme des femmes au buste nu caresÂsĂ©es par les doux couÂrants d’air dus aux miracles d’une archiÂtecÂture pleine de recoins, venÂtiÂlĂ©e, et pourÂtant, dehors, il y a tant de sĂ©cheresse…
Il cite FĂ©lix Dubois qui vint ici en 1895 :
« L’haÂbiÂtant transÂforme ses vĂŞteÂments et sa maiÂson, maquille sa vie et sa ville […] Au lieu de turÂbans blancs […] en tisÂsu scinÂtillant comme du mica, la popuÂlaÂtion ne se coifÂfa plus que de loques peu tenÂtantes et de bonÂnets sans prix. On s’atÂtiÂfa de vieux vĂŞteÂments Ă©triÂquĂ©s dont la malÂproÂpreÂtĂ© Ă©tait le seul orneÂment et n’éÂveillait pas la tenÂtaÂtion. Dans leurs rares sorÂties, les femmes se couÂvraient d’éÂtoffes grosÂsières et quitÂtaient leurs orneÂments d’or et d’ambre […]. Les habiÂtaÂtions se traÂvesÂtirent comme leurs proÂpriĂ©Âtaires. On se garÂda de rĂ©paÂrer quoi que ce soit ; mais Ă l’exÂtĂ©Ârieur seuleÂment. A l’inÂtĂ©Ârieur on contiÂnuait la couÂtume de l’enÂtreÂtien annuel. Tout s’éÂmietÂtait par les rues, sauf les portes cepenÂdant, ces portes barÂdĂ©es et si obsÂtiÂnĂ©Âment closes qui Ă©tonnent ausÂsiÂtĂ´t le voyaÂgeur […]. Le mĂŞme mysÂtère s’éÂtenÂdit natuÂrelÂleÂment aux occuÂpaÂtions comÂmerÂciales, on proÂfiÂtait du moment oĂą aucun TouaÂreg n’éÂtait signaÂlĂ© en ville pour aller traiÂter les affaires. »
Belles maiÂsons dĂ©laÂbrĂ©es, portes cadeÂnasÂsĂ©es mĂŞme dans la jourÂnĂ©e, qui obligent le visiÂteur Ă parÂleÂmenÂter Ă traÂvers la serÂrure, riches dĂ©guiÂsĂ©s en pauvres afin de ne pas Ă©veiller l’atÂtenÂtion. J’ai dĂ©jĂ vu cela Ă Leningrad.
Rues pousÂsiĂ©Âreuses, ensaÂblĂ©es, triste regard sur les couÂleurs qu’un ciel dĂ©ment pulÂvĂ©Ârise pour n’en faire que de la pousÂsière, il est loin le temps oĂą TomÂboucÂtou faiÂsait rĂŞver par la parole, par les menÂsonges vĂ©hiÂcuÂlĂ©s sur ses palais d’or et de pierres prĂ©Âcieuses. Il n’y a ici que le dĂ©sert et la mort au coin de la rue. Si on n’y regarde pas d’asÂsez près. Les trĂ©Âsors ne se laissent pas saiÂsir si faciÂleÂment, il faut les mĂ©riÂter, savoir regarÂder et infilÂtrer les rues sombres comme un mauÂvais virus dans le corps de la citĂ©.
TomÂboucÂtou est pĂ©trie de la matière mĂŞme du dĂ©sert. VoiÂci la diane qui donne le rĂ©veil non seuleÂment des casernes, mais de la ville, car celle-ci a garÂdĂ© son aspect de place miliÂtaire ; tout y est proÂviÂsoire et priÂmiÂtif. Qui dirait que les MalinÂkĂ©s ont rĂ©gnĂ© ici au XIVè, les TouaÂregs au XVè, les SonÂghaĂŻ au XVIè, les MaroÂcains aux XVIIè et XVIIIè, les Peuls et les TouÂcouÂleurs au XIXè ? Qu’en reste-t-il ? Du sable, couÂleur de la pousÂsière de l’Écriture.
Paul Morand n’auÂra cesÂsĂ© de ne pas Ă©couÂter les mauÂvaises langues qui le disÂsuaÂdèrent de s’y rendre, sans quoi il perÂdrait son temps dans les rues dĂ©laÂbrĂ©es. A peine les arcades d’une mederÂsa pour se rafraĂ®Âchir Ă l’ombre, Ă peine de quoi boire pour Ă©tanÂcher une soif ardente, sauÂver sa langue pleine de sable… PourÂtant rien ne l’a fait recuÂler, rien n’a fait recuÂler en lui l’âme du voyaÂgeur obsÂtiÂnĂ©, celui qui veut voir. D’ailleurs, j’aime Ă prĂ©ÂsuÂmer que le mot voyage vient de voir. Mais non, c’est plus terre Ă terre que ça. Voyage vient de viaÂtiÂcum, l’argent qu’on garde dans sa poche pour aller sur les routes (via)…
Toutes les citaÂtions : Paul Morand, in Paris-TomÂboucÂtou, 1928. Robert LafÂfont, colÂlecÂtion Bouquins.
PhoÂto d’en tĂŞte © UNAÂMID
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