Jun 28, 2017 | Archéologie du quotidien |
A l’arrêt. Allongé sur mon canapé, étiré comme un chat et le regard tourné vers l’extérieur qui défile, la course des nuages heurtant la marquise en verre grêlé, les délicates fleurs de diascia chahutées par le vent et la lampe de tissu qui ne cesse de se balancer, c’est mon paysage de là où je suis. Pris par mes vertiges, je reste allongé le temps que ça passe, comme enfermé dans une nuit absurde et tranquille. Le monde tourne autour de moi tandis que je suis à l’arrêt. Celui qui disait « Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie, je veux brûler tout mon temps » finira empoisonné par les remèdes qui tentèrent de le ramener à la santé, qu’il avait perdu en chemin depuis bien longtemps. Heureusement, je n’en suis pas là, j’inaugure de nouvelles pathologies que je n’avais jamais éprouvé auparavant. Ma tension artérielle a fait une chute du haut des falaises de Bandiagara ; je ne sais pas trop ce que ça veut dire, si ce n’est que les normales saisonnières devraient être plus élevées. Passer sous la barre des 10 est une défaut de la cuirasse qu’il vaut mieux ne pas expérimenter, paraîtrait-il, c’est ce que dit le médecin. Mes migraines et les vertiges qui m’empêchent de me déplacer comme je le souhaite — par deux fois j’ai fait des chutes spectaculaires, ne retrouvant plus le haut et le bas et me disant qu’on y est, que la métaphore a rejoint la réalité, chute de tension et chute tout court — ne me permettent pas de me déplacer au travail pour l’instant. Besoin de repos, faire monter ma tension artificiellement, se déplacer dans un environnement sûr… Voilà qui ressemble à des injonctions adressées à un valétudinaire d’un autre temps, d’une époque révolue où l’on soignait les maux de bronches à la montagne et les rhumatismes dans les salles carrelées des stations de cures thermales. Rien n’est tragique, ce n’est qu’une petite épine plantée dans le pied, rien de bien méchant, peut-être juste le signe qu’il me faut encore plus de calme dans ma vie déjà bien ordonnée. Il faut se méfier, on va finir par atteindre le stade de la mer d’huile. Mais le calme n’est pas un accident, un état que l’on aurait pas souhaité mais auquel il faut se plier, ce n’est finalement que le stade ultime d’une volonté de prendre soin de soi. Le bruit et l’agitation sont pour d’autres que moi, il en a toujours été ainsi. Et puis le Bouddha disait que ce que l’on ne possède pas et que l’on désire, il faut d’abord le chercher en soi.
En attendant, je garde le temps, je veille à son chevet, je songe à des ombrelles et au vent qui froisse les feuilles des bambous, aux carillons qui se font chahuter, à des lumignons perchés dans les arbres un soir où l’orage enveloppera le ciel de couleurs de feu et d’ambre.
Je fais l’inventaire des lieux où je n’aimerais pas me trouver à cette époque, et ceux où j’aimerais me retrouver dans un monde qui aurait tu sa haine. Je dis à cette époque car il est des lieux dans lesquels j’aurais aimé vivre à une autre époque que celle-ci. Je pense à la Syrie où j’ai failli partir il y a quelques années ; j’aurais dû… Je pense à l’Afghanistan qui reste un de mes rêves secrets ; avant de mourir peut-être que je pourrais. Je pense aux plaines d’Asie Centrale, au Xinjiang, au Taklamakan, à l’Ouzbékistan ; ça c’est toujours d’actualité. Je pense au Yémen qui s’effondre, à l’Arabie joyeuse, aux secrets de l’Iran, je pense à toutes ces destinations qui me permettent encore de pouvoir croire en autre chose que mon propre bien-être, mais en quelque chose de bon dans l’humain. Je pense aux Antilles que j’aurais aimé vivre avec mon grand-père ; aujourd’hui pour rien au monde je n’y mettrais les pieds. La France sous les Tropiques… impossible. Je pense à des pays, à des villes qui sont pour moi tout ce que je rejette et que je regarde de loin avec cet œil froid et dédaigneux. Je pense à ces conseils qu’on me donne, tu devrais essayer ça, aller là-bas, faire tel pays… Non merci. Vous ne pouvez pas savoir parce que je n’en parle pas, mais il ne faut pas me conseiller, c’est mon imaginaire qui me dicte tout ça, et mon imaginaire est précieux, je ne peux me permettre de le trahir. Il est le fruit secret de toutes ces années pendant lesquelles je me suis rempli de mes lectures et de mes images. Je serai peut-être déçu un jour, mais je n’en suis absolument pas là. En attendant, j’en suis à mon canapé et je voyage tout autour de lui. Et je suis tout seul pour faire ça. Et c’est très bien comme ça. Avec les bourdons qui se sucrent les pattes du pollen de la sauge bleue, les verveines mauves et blanches, les délicates diascias roses tendres, avec les nuages qui couvrent le ciel de leur mélasse grisâtre au fur et à mesure que les minutes s’écoulent et tandis que j’écris. Tu verrais ça… c’est un monde magique. D’ici j’entends les pies se disputer dans les grands arbres, les geais palabrer entre eux, les mésanges voler les cacahuètes que je mets à leur disposition, et toujours, les moineaux s’échangeant des mondanités tels des moines à l’heure du répons… le vent dans les feuilles des marronniers, l’odeur des fleurs emportée par l’air du matin, une lumière de fin du monde qui n’arriverait pas à survenir. Si le monde disparaît lentement, je suis prêt à l’emporter avec moi. Les mots ne suffisent pas s’il ne sont pas un peu teintés de poésie divine.
Je me suis rasé de près, ça faisait quelques mois que ça n’était pas arrivé. Je redécouvre ma peau, lisse et ferme, encore un peu cuivrée, douce au toucher et sans rides. Douché, parfumé, je me replonge sur mon canapé, repaire confortable au cœur de mon univers, simplement vêtu d’un jean et d’un t‑shirt, sans superflu, je me calfeutre dans la jouissance des minutes encore fraîches. Pleuvra-t-il ? La terre du jardin le réclame fortement.
L’orage a fini par déchirer le ciel et à déverser des trombes. L’air frais sent la terre, les plantes humides sur lesquelles perlent des gouttes énormes, le petrichor… Nature après la pluie, nature sublimée. Je replonge dans le livre d’Olivier Weber, Je suis de nulle part, le livre qu’il a consacré à Ella Maillart dont j’ai acheté plusieurs livres, en prévision d’une éventuelle disette. Je viens juste de terminer celui de Sébastien de Courtois, Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions. Le crépuscule des chrétiens d’Orient, un livre triste, presque désespéré sur la condition des Chrétiens qui fuient les terres d’origine de cette religion qu’on connaît finalement assez peu. J’ai mis du temps à le lire, justement parce qu’il est désespéré, même si l’auteur confie dans les dernières pages qu’il est encore temps de croire que les descendants du Christ peuvent survivre sur ces terres. J’ai relevé comme une pépite ces mots, les mots d’un homme qui a choisi Istanbul comme domicile :
Istanbul est la ville où j’ai décidé de m’installer, il y a plusieurs années déjà. Les hivers se ressemblent, je ne compte plus. Une vie que j’ai trouvée un peu terne, alors que je revenais de cinq mois passés en Chine, sur les routes de la soie, dans les territoires de l’Ouest vers Kashgar et Urumqi, à dérouler les fils d’une aventure qui s’était nouée en Asie. L’expatriation fut une sorte de pied de nez improbable, un coup de tête qui n’était pas destiné à durer. Istanbul était souvent le point de départ vers ces expéditions au long cours, une escale que je connaissais encore mal. Elle ne m’intéressait pas. Une ou deux fois, par crainte d’être déçu, il m’était arrivé même de ne pas quitter l’aéroport. Je ne voulais pas tenter le diable. Une ville qui n’était pas ce phare qu’elle redevenue depuis ; une ville qui m’apparaît pourtant plus énigmatique encore, alors que je pensais en avoir fait le tour. Je ne la croyais pas. On ne peut s’en lasser cependant. Les mois infusent une douceur inattendue, près de ses eaux changeantes j’ai toujours plaisir à revenir. L’onde module les humeurs, la proximité des îles aidant. Une ville qui respire avec ses éléments et dont il est difficile de se détacher, surtout à la fin novembre, lorsque, par la vitre baissée du taxi, les embruns de la Marmara pénètrent l’habitacle.
Après les jours de poyraz, le vent du nord, le calme redevient une valeur sûre. Le moindre refuge est alors prisé, un porche d’immeuble, un café, l’abri d’un débarcadère. A l’embouchure du Bosphore, des navires attendent depuis des mois, bloqués à cause d’armateurs indélicats. Les bateaux rouillent, pourrissent, abandonnés. Il paraît que des équipages y crèvent de faim.
Le soir tombe, la pluie, elle, a fini. Moi j’ai dormi tout l’après-midi après être revenu de chez le médecin qui trouve que mes analyses sont parfaites. Je n’en attendais pas moins, j’ai une santé de fer hormis cette hypotension. Les avions passent inlassablement, ici un Paris-Victoria d’Air Seychelles, un bourdon vole près de mes oreilles, préférant finalement les épis clairs de la lavande. J’ai enfin rangé mon bureau, retrouvé mon carnet de motifs marocains, sorti la photo de mon grand-père avec le paresseux que j’ai fichée dans une grosse pince à linge en bois pour la faire tenir, déballé mes boîtes à stylo (j’ai de quoi écrire pendant 150 ans). Il est 20h00, de mon jardin je peux entendre la cloche de la petite église Saint Nicolas tinter et pendant ce temps-là mon estomac bourdonne lui aussi à l’odeur du bouillon de nouilles à la coriandre qui chauffe et des crevettes tandoori qui vont finir sur le grill. La vie simple se déroule sous mes yeux et me remplit de bonheur. Rien que des choses simples, des billevesées arrondies comme des galets sur le sable. A présent, il est temps de se préoccuper de partir à l’autre bout du monde.

Un chaï masala me fait patienter de longues minutes que je ne remplis qu’en écrivant, en respirant l’air du dehors. Il me trotte dans la tête l’air de In a sentimental mood joué par Coltrane et Ellington. Tout paraît simple, tout paraît si limpide. Alors, je fais quoi ? Ce soir je prends les billets d’avion, partir de Paris, rejoindre Bangkok et y rester quelques jours, repartir… Hanoï, Vietnam nord, au pays dont la devise est Độc lập, tự do, hạnh phúc (Indépendance, liberté, bonheur) et puis quoi ? Ninh Bình ? Huế ? Hoa Lu ? Hội An ? Je vais devenir incollable sur les anciennes capitales du Sud-est asiatique.
Il est 22h00, j’ai dîné de mes crevettes et mon bouillon de nouilles. Je suis tombé dans mon entrée juste avant de passer à table, j’ai tout simplement perdu l’équilibre à cause d’un vertige, en essayant de me rattraper au miroir du placard mais un miroir n’a jamais offert beaucoup de prise, alors je me suis retrouvé à genou avant de reprendre mes esprits. Tout ceci n’est pas très grave, c’est mon quotidien. Et puis pour dire, la vie ne serait pas si drôle si elle était trop simple…
Photo d’en-tête © Jonathan E. Shaw
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Apr 16, 2017 | Histoires de gens, Livres et carnets, Sur les portulans |
Stéphane Breton est un personnage, un drôle de personnage, à la langue étrange, submergée par les émotions et la tendresse, par la colère et la tristesse. Plus qu’un carnet de voyage, comme le laisse sous-entendre le sous-titre (Voyage en pays papou), ce sont des notes de terrain, des croquis pris sur le motif de situations prises à part comme des clichés que seul le noir et blanc serait en mesure de rendre vivant, en anglais, on dirait footages, avec tout ce que ça sous-tend de vocabulaire cinématographique (séquences, enregistrement, archives, etc.), et ce n’est pas vraiment un hasard, car Breton est un cinéaste, documentariste, photographe, ethnologue, et c’est lui qui a commis les films qu’on peut voir regroupés dans la somme disponible en coffret (que j’ai acheté un peu par hasard il y a quelques années au salon du livre de Paris, à cause de son nom) sobrement appelée L’usage du Monde, qui n’est pas sans rappeler le titre du livre de Nicolas Bouvier… Les hasards n’existent pas, il n’y a que des correspondances, et retrouver Stéphane Breton après tant d’années sonne un peu comme un coup du destin.
Breton, avant tout, c’est l’homme dont on se demande ce qu’il fait là, à la manière de Chatwin qui se demande “qu’est-ce que je fais là ?”. On ne sait rien de lui, ni ce qu’il vient faire dans ce bout du monde perdu et interdit qu’est la Nouvelle-Guinée. Familier des lieux, il attend sagement les autorisations nécessaires pour rejoindre les fleuves immobiles et les montagnes où vivent ces hommes et ces femmes qui ne voient jamais ces autres hommes qui les ont sous leur tutelle, les hommes aux yeux en forme d’amande, et qui d’hommes blancs n’ont certainement jamais vu…
Ce matin encore je me suis demandé si je ne m’étais pas perdu en chemin. Existe-t-il un atlas des lieux qui ne ressemblent à rien de ce qu’ils devraient être ?
Avant le cœur des ténèbres, c’est une plongée dans l’Asie lointaine, à Jakarta, capitale d’un pays bordélique, ville moite et surprenante, dans laquelle il se perd et où il se permet de sombrer comme il est si facile de sombrer, à l’abri des regards et des complications du monde moderne, et plusieurs fois, c’est de ses désirs dont il parle, qu’il n’hésite à triturer pour aller en chercher l’origine la plus lointaine.
Plus je suis loin — de quoi je ne sais mais sans doute de l’endroit détestable où j’étais précédemment — plus je suis assoiffé. Dans une ville inconnue, je suis à la fois délivré et augmenté de moi-même. Le sentiment des possibles frappe à mon cœur comme à une porte trop tôt fermée. Une lubricité innocente flotte dans l’air. Je n’ai jamais renoncé à l’idée d’un assouvissement sauvage de mon désir, espoir sur lequel je fondais à seize ans toute ma rage d’exister. Depuis cet âge je n’ai plus guère d’illusions, mais j’attends. Ma paresse n’est que la forme de cette suspension, qui est une nostalgie désordonnée de l’ordre. Il ne me viendrait pas à l’idée d’aller chercher une fille en bas de chez moi, qui habite pourtant à Paris au fond d’une ruelle noirâtre où d’autres professent une grande religion d’abandon ; mais à Jakarta, avant la solitudes des fleuves, le cœur me bat de savoir que je suis libre. S’il est encore quelque chose pouvant me conduire à Dieu, c’est la pornographie des abandons fugitifs, qui donne envie de s’agenouiller. Traîner dans les bordels d’Asie, cette forêt de feuilles sombres et de bruits animaux, est le voyage nocturne le plus bouleversant que je connaisse.
Perdu dans un pays à grande majorité musulmane, il devient rebelle, se joue des tours à lui-même, et contourne les règles que seul lui, étranger en un pays à la tolérance modérée, peut se permettre de contourner.
Ce matin je ne me lèverai pas, je boirai de la bière avant que midi ait sonné, je n’accomplirai pas mes ablutions pour bien marquer qu’infidèle et solitaire je suis.
La plus belle des confessions est contenues dans ces trois paragraphes qui parlent de son intimité, de son rapport au monde et ses rêves intérieurs.
J’ai toujours fait des rêves géographiques. Dans le sommeil, je construis un pays avec une obstination que rien ne courbe. Mes rêves en se suivant, et tout un flot de sensations enfouies, inventent des paysages familiers comme un visage que je ne saurais pourtant décrire, jusqu’à former un même monde de mille morceaux soudés par l’habitude, et où je me trouve marcher toutes les nuits sans y penser. Voici le détour d’une route que je connais, un fleuve, une forêt ; ce bassin est au pied d’un mur aveugle que j’ai déjà contemplé. Je retrouve ces bribes dont mon angoisse est le seul lien avec un nostalgie douloureuse, car j’ai bien conscience, au fond de ma nuit, qu’elles sont le pays de mes profondeurs, auxquelles je n’échapperai pas. Cette familiarité qu’on découvre au long d’une vie les yeux fermés, cette ville faite de tant d’autres où j’ai vraiment vécu, et que les nuits bâtissent pierre après pierre, est devenue le vrai paysage de mon âme, éclipsant les rues, les arbres, les ciels de mes veilles. Je m’étonne souvent de reconnaître dans la réalité des lieux dont l’atmosphère unique m’a déjà été décrite en rêve. J’ai fini par comprendre que je ne voyais le monde qu’avec les yeux de l’être neuf que je fus avant que le jour ne m’eût poignardé. Je ne sens les choses qui m’entourent que parce qu’une géographie secrète s’est imprimée en moi qui me défend d’aimer les chemins, les fossés, les haies.
La prison dont chaque nuit j’invente un prolongement nouveau est une ville que je n’aime pas. Elle est à la fois estuaire, usine, sous-sol, autoroute. J’en connais tous les recoins puisque je les imagine à ma guise. Ou bien les invente-t-on pour moi, et pour moi seul, puisque je n’y rencontre personne ? Il y règne une atmosphère indéfinissable d’absence. J’y suis toujours désolé, en retard, en attente, en chemin. Je ne cesse de marcher, de parcourir, de traverser, d’aller vers… Je suis conduit irrésistiblement dans des tunnels, des couloirs, des rues, des quais. J’y prends beaucoup le métro, ou plutôt je suis toujours sur le point de le prendre, ce qui explique les lieux de passage, dont je ne m’affranchis jamais.
Je n’ai aimé marcher dans le monde de mes rêves que tant qu’il me faisait peur. Les choses n’ont de sens que si elles ressemblent à ce que nous aurions aimé imaginer. Nous aspirons à un monde que serait le nôtre.
Breton, c’est une écriture à part, faite souvent de tournures compliquées, à la limite du compréhensible parfois, mais on n’est pas là pour lire facilement, il faut se laisser happer par cette langue torturée dans les moments où il plonge dans l’enfer vert et les fleuves noirs, par ces moments où la proximité avec les Papous le rend fou, fou de colère de ne pas pouvoir se fondre en eux, fou de rage et de plaisir lorsqu’il se fait dévorer la peau par les insectes au point de vouloir excaver les plaies avec son canif, fou de beauté dans un monde où le soleil ne pénètre presque jamais. C’est aussi une langue qui évite les négations souvent, qui est une écriture du oui, de l’ouverture totale, des sensations plus que du voyage, des émotions surtout. Les plus belles pages sont consacrées à cette présence au monde dans la cœur de la folie de la forêt, des hommes à la peau de charbon, nus, simplement vêtus de leur étui pénien, qui refusent les cadeaux s’ils ne leur plaisent pas… Ces fleuves immobiles sont une plongée dans les tréfonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle a de dérangeant et de subversif, une lecture que quelques extraits ne suffiraient pas à dévoiler…
Stéphane Breton, Les fleuves immobiles
Points aventure
Image d’en-tête © Jenny Scott
Frank Marlow Album No.55, Five unidentified young women, New Guinea, c.1939
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Mar 21, 2017 | Livres et carnets, Sur les portulans |
L’humour et la connaissance précise de la marine de Kipling… Un enchantement dont j’arrive encore à me réjouir à chaque instant, surtout avec cette forme d’humour très anglais, très subtil, on en ressort avec le sourire alors que la situation ne s’y prête pas vraiment…

L’Haliotis avait le choix et ce qu’il choisit déclencha le dénouement.
Escomptant son moindre tirant d’eau, il essaya de se tirer dans le nord vers un bas fond propice.
L’obus, qui arriva en traversant la cabine du premier mécanicien, fut un cent-vingt-cinq à charge, non d’éclatement mais de tir.
On avait visé pour qu’il passât en travers de sa route et c’est évidemment pourquoi il était venu flanquer par terre le portrait de la femme – fort jolie fille d’ailleurs – du premier mécanicien.
Il réduisit en bois à allumettes la toilette d’acajou de cet officier, franchit le couloir de la chambre des machines, et, frappant un grillage, tomba juste devant la machine avant, où il éclata, coupa net les boulons reliant la bielle avec la manivelle antérieure. On se doute des conséquences. […]
En bas, on entendait qu’il se passait quelque chose.
Ça ronflait, ça cliquetait, ronronnait, grondait, tocquetait.
Le bruit ne dura guère plus d’une minute.
C’était les machines qui, sous l’inspiration du moment, s’adaptaient aux circonstances.
M. Wardrop, un pied sur le grillage supérieur, se pencha pour prêter l’oreille et laissa échapper un grognement douloureux.
On ne stoppe pas en trois secondes des machines marchant à douze nœuds à l’heure, sans y jeter du désarroi.
Dans un nuage de vapeur, l’Haliotis chassa sur son erre en geignant comme un cheval blessé.
Rien à faire.
L’obus à charge réduite avait réglé la situation.
Rudyard Kipling,
in Un beau dimanche anglais.
Traduit par Albert Savine, 1931,
Albin Michel
Le texte original est disponible sur le projet Gutenberg, sous le titre The Devil and the deep sea, in The day’s work.
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Oct 29, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Retour dans le désert avec Paul Bowles. Nombreux sont les écrivains qui ont parlé du désert, mais peu l’ont vraiment expérimenté. Lieu de privation, d’extrême dénuement, de la plus singulière désolation, Bowles parle des premiers instants, lorsqu’on arrive dans le désert, dans le Sahara en particulier. Le silence et l’absence, la possibilité de devenir fou de par l’absence de tout et le silence que l’on fait avec soi-même. Il en parle comme personne, raison pour laquelle il a si bien su en parler également dans The sheltering sky, qu’il faut, je le répète, lire avant de mourir.
Lorsque vous arrivez au Sahara, pour la première ou la dixième fois, vous remarquez immédiatement la paix qui y règne. Un silence absolu, incroyable, prédomine à l’extérieur des villes. Et à l’intérieur, même dans des lieux agités comme les marchés, l’air a quelque chose d’assourdi, comme si le calme était une force consciente qui, refusant l’intrusion du bruit, le réduit et le dissipe aussitôt. Et puis, il y a le ciel, à côté duquel tous les autres ciels ne sont que de pâles essais. Solide, et lumineux, il est toujours le point central du paysage. Au couchant, l’ombre incurvée, précise, de la terre, monte rapidement de l’horizon, y découpant une zone claire et une zone sombre. Quand toute la clarté du jour a disparu, et que l’espace est rempli d’étoiles, le ciel est toujours d’un bleu brûlant, intense, très foncé au zénith, et plus clair en direction de la terre, si bien que la nuit ne devient jamais vraiment noire.
Vous franchissez la porte du fort ou de la ville, vous dépassez les chameaux couchés à l’extérieur, et vous montez dans les dunes, ou bien vous vous éloignez vers la plaine dure, pierreuse, et vous restez un moment, seul. Bientôt, soit vous frissonnez et retournez en tout hâte à l’intérieur des murs, soit vous restez là et vous vous laissez gagner par quelque chose de très particulier, que ceux qui vivent dans cette région connaissent, et que les Français appellent le « baptême de la solitude ». C’est une sensation unique, qui n’a rien à voir avec le sentiment d’être seul, car il présuppose une mémoire. Ici, dans ce paysage entièrement minéral, éclairé par les étoiles comme par des feux, même la mémoire disparaît ; il ne reste que votre respiration et les battements de votre cœur. Un processus de réintégration de soi étrange, qui n’a rien d’agréable, commence en vous, et vous avez le choix entre le combattre et tenir à rester la personne que vous avez toujours été, ou bien lui laisser libre cours. Car personne, après un certain temps au Sahara, n’est plus tout à fait le même.
Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures
Photo d’en-tête © John Fowler
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Oct 23, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Paul Bowles est un écrivain un peu marginal. Parce que ce n’est pas qu’un écrivain… Autour du très beau livre The sheltering sky (traduit très fidèlement en français par… un thé au Sahara), porté à l’écran par Bernardo Bertolucci en 1990 avec la très troublante Debra Winger et John Malkovitch, il n’en est pas moins un voyageur et un esthète, écoutant avec passion les musiques qu’il trouve sur son chemin. On le sait moins mais Bowles est parti de nombreux mois sur les routes du Maroc pour enregistrer sur bandes magnétiques les derniers musiciens berbères. C’est donc tout naturellement qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la première fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut comprendre qu’à la lecture du poème d’Edward Lear qu’on trouve en exergue.

Composé de plusieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles parfois esthète, parfois bourru, au regard toujours aiguisé sur le monde qui l’entoure. Parlant de son amour pour les perroquets ou des rencontres avec les politiciens locaux rétifs des villages les plus reculés du Rif, c’est toujours en amoureux du voyage, avec tout ce qu’il comporte d’inconfort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hésite pas à citer Lévi-Strauss pour raconter que le voyage est avant tout une confrontation de notre occident confortable avec la misère du monde :
Il prétend que pour que le monde occidental continue à fonctionner convenablement, il lui faut sans cesse se débarrasser d’immenses quantités de rebuts qui sont déversés auprès de peuples moins chanceux. « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. »
En 1950, à Hikkaduwa, sur la belle île qui portait encore à l’époque le doux nom de Ceylan, il révèle, en parfait connaisseur des rythmes et des sons, le secret des Paritta :
On m’a expliqué, aujourd’hui, que la psalmodie du pirith ne peut avoir que quatre tons distincts, pas un de plus, car l’ajout d’un cinquième la ferait passer dans le genre musical, ce qui est strictement interdit. Les officiants sont peut-être trop attachés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’intérieur de la gamme permise, ils parviennent à chanter tous les quarts de tons possibles. Les chiens de l’auberge hurlaient et jappaient contre eux jusqu’à ce que le garde, en criant, réussît à les faire taire.
Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’humilité du voyageur, et qui me rappellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pantins, et il a bien raison de dire que cette expression révèle une attitude prétentieuse. Bouvier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’ignorance malgré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :
Maintenant, après avoir parcouru quelques douze-mille kilomètres à travers le pays, je le connais presque aussi peu qu’à mon premier séjour. J’ai pourtant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.
Enfin et pour terminer, je parlais plus haut des fonctionnaires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lorsqu’il s’écartait des routes pour aller recueillir la musique traditionnelle marocaine, il rapporte les propos de l’acculturation dont sont victimes les peuples anciens, qui me rappellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’autorité lui refuse le simple droit d’exister car considéré comme dégénéré…
« Je déteste toutes les musiques populaires, et en particulier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sauvages. Pourquoi vous aider à exporter ce que nous essayons de détruire ? Vous recherchez de la musique tribale. Il n’y a plus de tribus. Nous les avons dissoutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tribale, seulement du bruit. Non, Monsieur, je ne suis pas d’accord à votre projet. »
Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédité dans la collection Aventures chez Points. Traduction (de l’américain) par Liliane Abensour.
Photo d’en-tête © Chris Ford
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