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Chro­niques des jours du vertige

Chro­niques des jours du vertige

A l’ar­rêt. Allon­gé sur mon cana­pé, éti­ré comme un chat et le regard tour­né vers l’ex­té­rieur qui défile, la course des nuages heur­tant la mar­quise en verre grê­lé, les déli­cates fleurs de dias­cia cha­hu­tées par le vent et la lampe de tis­su qui ne cesse de se balan­cer, c’est mon pay­sage de là où je suis. Pris par mes ver­tiges, je reste allon­gé le temps que ça passe, comme enfer­mé dans une nuit absurde et tran­quille. Le monde tourne autour de moi tan­dis que je suis à l’ar­rêt. Celui qui disait « Je ne gâche­rai pas mes jours à ten­ter de pro­lon­ger ma vie, je veux brû­ler tout mon temps » fini­ra empoi­son­né par les remèdes qui ten­tèrent de le rame­ner à la san­té, qu’il avait per­du en che­min depuis bien long­temps. Heu­reu­se­ment, je n’en suis pas là, j’i­nau­gure de nou­velles patho­lo­gies que je n’a­vais jamais éprou­vé aupa­ra­vant. Ma ten­sion arté­rielle a fait une chute du haut des falaises de Ban­dia­ga­ra ; je ne sais pas trop ce que ça veut dire, si ce n’est que les nor­males sai­son­nières devraient être plus éle­vées. Pas­ser sous la barre des 10 est une défaut de la cui­rasse qu’il vaut mieux ne pas expé­ri­men­ter, paraî­trait-il, c’est ce que dit le méde­cin. Mes migraines et les ver­tiges qui m’empêchent de me dépla­cer comme je le sou­haite — par deux fois j’ai fait des chutes spec­ta­cu­laires, ne retrou­vant plus le haut et le bas et me disant qu’on y est, que la méta­phore a rejoint la réa­li­té, chute de ten­sion et chute tout court — ne me per­mettent pas de me dépla­cer au tra­vail pour l’ins­tant. Besoin de repos, faire mon­ter ma ten­sion arti­fi­ciel­le­ment, se dépla­cer dans un envi­ron­ne­ment sûr… Voi­là qui res­semble à des injonc­tions adres­sées à un valé­tu­di­naire d’un autre temps, d’une époque révo­lue où l’on soi­gnait les maux de bronches à la mon­tagne et les rhu­ma­tismes dans les salles car­re­lées des sta­tions de cures ther­males. Rien n’est tra­gique, ce n’est qu’une petite épine plan­tée dans le pied, rien de bien méchant, peut-être juste le signe qu’il me faut encore plus de calme dans ma vie déjà bien ordon­née. Il faut se méfier, on va finir par atteindre le stade de la mer d’huile. Mais le calme n’est pas un acci­dent, un état que l’on aurait pas sou­hai­té mais auquel il faut se plier, ce n’est fina­le­ment que le stade ultime d’une volon­té de prendre soin de soi. Le bruit et l’a­gi­ta­tion sont pour d’autres que moi, il en a tou­jours été ain­si. Et puis le Boud­dha disait que ce que l’on ne pos­sède pas et que l’on désire, il faut d’a­bord le cher­cher en soi.
En atten­dant, je garde le temps, je veille à son che­vet, je songe à des ombrelles et au vent qui froisse les feuilles des bam­bous, aux carillons qui se font cha­hu­ter, à des lumi­gnons per­chés dans les arbres un soir où l’o­rage enve­lop­pe­ra le ciel de cou­leurs de feu et d’ambre.

Je fais l’in­ven­taire des lieux où je n’ai­me­rais pas me trou­ver à cette époque, et ceux où j’ai­me­rais me retrou­ver dans un monde qui aurait tu sa haine. Je dis à cette époque car il est des lieux dans les­quels j’au­rais aimé vivre à une autre époque que celle-ci. Je pense à la Syrie où j’ai failli par­tir il y a quelques années ; j’au­rais dû… Je pense à l’Af­gha­nis­tan qui reste un de mes rêves secrets ; avant de mou­rir peut-être que je pour­rais. Je pense aux plaines d’A­sie Cen­trale, au Xin­jiang, au Tak­la­ma­kan, à l’Ouz­bé­kis­tan ; ça c’est tou­jours d’ac­tua­li­té. Je pense au Yémen qui s’ef­fondre, à l’A­ra­bie joyeuse, aux secrets de l’I­ran, je pense à toutes ces des­ti­na­tions qui me per­mettent encore de pou­voir croire en autre chose que mon propre bien-être, mais en quelque chose de bon dans l’hu­main. Je pense aux Antilles que j’au­rais aimé vivre avec mon grand-père ; aujourd’­hui pour rien au monde je n’y met­trais les pieds. La France sous les Tro­piques… impos­sible. Je pense à des pays, à des villes qui sont pour moi tout ce que je rejette et que je regarde de loin avec cet œil froid et dédai­gneux. Je pense à ces conseils qu’on me donne, tu devrais essayer ça, aller là-bas, faire tel pays… Non mer­ci. Vous ne pou­vez pas savoir parce que je n’en parle pas, mais il ne faut pas me conseiller, c’est mon ima­gi­naire qui me dicte tout ça, et mon ima­gi­naire est pré­cieux, je ne peux me per­mettre de le tra­hir. Il est le fruit secret de toutes ces années pen­dant les­quelles je me suis rem­pli de mes lec­tures et de mes images. Je serai peut-être déçu un jour, mais je n’en suis abso­lu­ment pas là. En atten­dant, j’en suis à mon cana­pé et je voyage tout autour de lui. Et je suis tout seul pour faire ça. Et c’est très bien comme ça. Avec les bour­dons qui se sucrent les pattes du pol­len de la sauge bleue, les ver­veines mauves et blanches, les déli­cates dias­cias roses tendres, avec les nuages qui couvrent le ciel de leur mélasse gri­sâtre au fur et à mesure que les minutes s’é­coulent et tan­dis que j’é­cris. Tu ver­rais ça… c’est un monde magique. D’i­ci j’en­tends les pies se dis­pu­ter dans les grands arbres, les geais pala­brer entre eux, les mésanges voler les caca­huètes que je mets à leur dis­po­si­tion, et tou­jours, les moi­neaux s’é­chan­geant des mon­da­ni­tés tels des moines à l’heure du répons… le vent dans les feuilles des mar­ron­niers, l’o­deur des fleurs empor­tée par l’air du matin, une lumière de fin du monde qui n’ar­ri­ve­rait pas à sur­ve­nir. Si le monde dis­pa­raît len­te­ment, je suis prêt à l’emporter avec moi. Les mots ne suf­fisent pas s’il ne sont pas un peu tein­tés de poé­sie divine.

Je me suis rasé de près, ça fai­sait quelques mois que ça n’é­tait pas arri­vé. Je redé­couvre ma peau, lisse et ferme, encore un peu cui­vrée, douce au tou­cher et sans rides. Dou­ché, par­fu­mé, je me replonge sur mon cana­pé, repaire confor­table au cœur de mon uni­vers, sim­ple­ment vêtu d’un jean et d’un t‑shirt, sans super­flu, je me cal­feutre dans la jouis­sance des minutes encore fraîches. Pleu­vra-t-il ? La terre du jar­din le réclame fortement.

L’o­rage a fini par déchi­rer le ciel et à déver­ser des trombes. L’air frais sent la terre, les plantes humides sur les­quelles perlent des gouttes énormes, le petri­chor… Nature après la pluie, nature subli­mée. Je replonge dans le livre d’O­li­vier Weber, Je suis de nulle part, le livre qu’il a consa­cré à Ella Maillart dont j’ai ache­té plu­sieurs livres, en pré­vi­sion d’une éven­tuelle disette. Je viens juste de ter­mi­ner celui de Sébas­tien de Cour­tois, Sur les fleuves de Baby­lone, nous pleu­rions. Le cré­pus­cule des chré­tiens d’Orient, un livre triste, presque déses­pé­ré sur la condi­tion des Chré­tiens qui fuient les terres d’o­ri­gine de cette reli­gion qu’on connaît fina­le­ment assez peu. J’ai mis du temps à le lire, jus­te­ment parce qu’il est déses­pé­ré, même si l’au­teur confie dans les der­nières pages qu’il est encore temps de croire que les des­cen­dants du Christ peuvent sur­vivre sur ces terres. J’ai rele­vé comme une pépite ces mots, les mots d’un homme qui a choi­si Istan­bul comme domicile :

Istan­bul est la ville où j’ai déci­dé de m’ins­tal­ler, il y a plu­sieurs années déjà. Les hivers se res­semblent, je ne compte plus. Une vie que j’ai trou­vée un peu terne, alors que je reve­nais de cinq mois pas­sés en Chine, sur les routes de la soie, dans les ter­ri­toires de l’Ouest vers Kash­gar et Urum­qi, à dérou­ler les fils d’une aven­ture qui s’é­tait nouée en Asie. L’ex­pa­tria­tion fut une sorte de pied de nez impro­bable, un coup de tête qui n’é­tait pas des­ti­né à durer. Istan­bul était sou­vent le point de départ vers ces expé­di­tions au long cours, une escale que je connais­sais encore mal. Elle ne m’in­té­res­sait pas. Une ou deux fois, par crainte d’être déçu, il m’é­tait arri­vé même de ne pas quit­ter l’aé­ro­port. Je ne vou­lais pas ten­ter le diable. Une ville qui n’é­tait pas ce phare qu’elle rede­ve­nue depuis ; une ville qui m’ap­pa­raît pour­tant plus énig­ma­tique encore, alors que je pen­sais en avoir fait le tour. Je ne la croyais pas. On ne peut s’en las­ser cepen­dant. Les mois infusent une dou­ceur inat­ten­due, près de ses eaux chan­geantes j’ai tou­jours plai­sir à reve­nir. L’onde module les humeurs, la proxi­mi­té des îles aidant. Une ville qui res­pire avec ses élé­ments et dont il est dif­fi­cile de se déta­cher, sur­tout à la fin novembre, lorsque, par la vitre bais­sée du taxi, les embruns de la Mar­ma­ra pénètrent l’habitacle.
Après les jours de poy­raz, le vent du nord, le calme rede­vient une valeur sûre. Le moindre refuge est alors pri­sé, un porche d’im­meuble, un café, l’a­bri d’un débar­ca­dère. A l’embouchure du Bos­phore, des navires attendent depuis des mois, blo­qués à cause d’ar­ma­teurs indé­li­cats. Les bateaux rouillent, pour­rissent, aban­don­nés. Il paraît que des équi­pages y crèvent de faim.

Le soir tombe, la pluie, elle, a fini. Moi j’ai dor­mi tout l’a­près-midi après être reve­nu de chez le méde­cin qui trouve que mes ana­lyses sont par­faites. Je n’en atten­dais pas moins, j’ai une san­té de fer hor­mis cette hypo­ten­sion. Les avions passent inlas­sa­ble­ment, ici un Paris-Vic­to­ria d’Air Sey­chelles, un bour­don vole près de mes oreilles, pré­fé­rant fina­le­ment les épis clairs de la lavande. J’ai enfin ran­gé mon bureau, retrou­vé mon car­net de motifs maro­cains, sor­ti la pho­to de mon grand-père avec le pares­seux que j’ai fichée dans une grosse pince à linge en bois pour la faire tenir, débal­lé mes boîtes à sty­lo (j’ai de quoi écrire pen­dant 150 ans). Il est 20h00, de mon jar­din je peux entendre la cloche de la petite église Saint Nico­las tin­ter et pen­dant ce temps-là mon esto­mac bour­donne lui aus­si à l’o­deur du bouillon de nouilles à la coriandre qui chauffe et des cre­vettes tan­doo­ri qui vont finir sur le grill. La vie simple se déroule sous mes yeux et me rem­plit de bon­heur. Rien que des choses simples, des bille­ve­sées arron­dies comme des galets sur le sable. A pré­sent, il est temps de se pré­oc­cu­per de par­tir à l’autre bout du monde.

Hanoi (27)

Un chaï masa­la me fait patien­ter de longues minutes que je ne rem­plis qu’en écri­vant, en res­pi­rant l’air du dehors. Il me trotte dans la tête l’air de In a sen­ti­men­tal mood joué par Col­trane et Elling­ton. Tout paraît simple, tout paraît si lim­pide. Alors, je fais quoi ? Ce soir je prends les billets d’a­vion, par­tir de Paris, rejoindre Bang­kok et y res­ter quelques jours, repar­tir… Hanoï, Viet­nam nord, au pays dont la devise est Độc lập, tự do, hạnh phúc (Indé­pen­dance, liber­té, bon­heur) et puis quoi ? Ninh Bình ? Huế ? Hoa Lu ? Hội An ? Je vais deve­nir incol­lable sur les anciennes capi­tales du Sud-est asiatique.

Il est 22h00, j’ai dîné de mes cre­vettes et mon bouillon de nouilles. Je suis tom­bé dans mon entrée juste avant de pas­ser à table, j’ai tout sim­ple­ment per­du l’é­qui­libre à cause d’un ver­tige, en essayant de me rat­tra­per au miroir du pla­card mais un miroir n’a jamais offert beau­coup de prise, alors je me suis retrou­vé à genou avant de reprendre mes esprits. Tout ceci n’est pas très grave, c’est mon quo­ti­dien. Et puis pour dire, la vie ne serait pas si drôle si elle était trop simple…

Pho­to d’en-tête © Jona­than E. Shaw

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Les fleuves immo­biles de Sté­phane Bre­ton, l’é­cri­ture du oui

Les fleuves immo­biles de Sté­phane Bre­ton, l’é­cri­ture du oui

Sté­phane Bre­ton est un per­son­nage, un drôle de per­son­nage, à la langue étrange, sub­mer­gée par les émo­tions et la ten­dresse, par la colère et la tris­tesse. Plus qu’un car­net de voyage, comme le laisse sous-entendre le sous-titre (Voyage en pays papou), ce sont des notes de ter­rain, des cro­quis pris sur le motif de situa­tions prises à part comme des cli­chés que seul le noir et blanc serait en mesure de rendre vivant, en anglais, on dirait foo­tages, avec tout ce que ça sous-tend de voca­bu­laire ciné­ma­to­gra­phique (séquences, enre­gis­tre­ment, archives, etc.), et ce n’est pas vrai­ment un hasard, car Bre­ton est un cinéaste, docu­men­ta­riste, pho­to­graphe, eth­no­logue, et c’est lui qui a com­mis les films qu’on peut voir regrou­pés dans la somme dis­po­nible en cof­fret (que j’ai ache­té un peu par hasard il y a quelques années au salon du livre de Paris, à cause de son nom) sobre­ment appe­lée L’u­sage du Monde, qui n’est pas sans rap­pe­ler le titre du livre de Nico­las Bou­vier… Les hasards n’existent pas, il n’y a que des cor­res­pon­dances, et retrou­ver Sté­phane Bre­ton après tant d’an­nées sonne un peu comme un coup du destin.

Bre­ton, avant tout, c’est l’homme dont on se demande ce qu’il fait là, à la manière de Chat­win qui se demande “qu’est-ce que je fais là ?”. On ne sait rien de lui, ni ce qu’il vient faire dans ce bout du monde per­du et inter­dit qu’est la Nou­velle-Gui­née. Fami­lier des lieux, il attend sage­ment les auto­ri­sa­tions néces­saires pour rejoindre les fleuves immo­biles et les mon­tagnes où vivent ces hommes et ces femmes qui ne voient jamais ces autres hommes qui les ont sous leur tutelle, les hommes aux yeux en forme d’a­mande, et qui d’hommes blancs n’ont cer­tai­ne­ment jamais vu…

Ce matin encore je me suis deman­dé si je ne m’é­tais pas per­du en che­min. Existe-t-il un atlas des lieux qui ne res­semblent à rien de ce qu’ils devraient être ?

Avant le cœur des ténèbres, c’est une plon­gée dans l’A­sie loin­taine, à Jakar­ta, capi­tale d’un pays bor­dé­lique, ville moite et sur­pre­nante, dans laquelle il se perd et où il se per­met de som­brer comme il est si facile de som­brer, à l’a­bri des regards et des com­pli­ca­tions du monde moderne, et plu­sieurs fois, c’est de ses dési­rs dont il parle, qu’il n’hé­site à tri­tu­rer pour aller en cher­cher l’o­ri­gine la plus lointaine.

Plus je suis loin — de quoi je ne sais mais sans doute de l’en­droit détes­table où j’é­tais pré­cé­dem­ment — plus je suis assoif­fé. Dans une ville incon­nue, je suis à la fois déli­vré et aug­men­té de moi-même. Le sen­ti­ment des pos­sibles frappe à mon cœur comme à une porte trop tôt fer­mée. Une lubri­ci­té inno­cente flotte dans l’air. Je n’ai jamais renon­cé à l’i­dée d’un assou­vis­se­ment sau­vage de mon désir, espoir sur lequel je fon­dais à seize ans toute ma rage d’exis­ter. Depuis cet âge je n’ai plus guère d’illu­sions, mais j’at­tends. Ma paresse n’est que la forme de cette sus­pen­sion, qui est une nos­tal­gie désor­don­née de l’ordre. Il ne me vien­drait pas à l’i­dée d’al­ler cher­cher une fille en bas de chez moi, qui habite pour­tant à Paris au fond d’une ruelle noi­râtre où d’autres pro­fessent une grande reli­gion d’a­ban­don ; mais à Jakar­ta, avant la soli­tudes des fleuves, le cœur me bat de savoir que je suis libre. S’il est encore quelque chose pou­vant me conduire à Dieu, c’est la por­no­gra­phie des aban­dons fugi­tifs, qui donne envie de s’a­ge­nouiller. Traî­ner dans les bor­dels d’A­sie, cette forêt de feuilles sombres et de bruits ani­maux, est le voyage noc­turne le plus bou­le­ver­sant que je connaisse.

Per­du dans un pays à grande majo­ri­té musul­mane, il devient rebelle, se joue des tours à lui-même, et contourne les règles que seul lui, étran­ger en un pays à la tolé­rance modé­rée, peut se per­mettre de contourner.

Ce matin je ne me lève­rai pas, je boi­rai de la bière avant que midi ait son­né, je n’ac­com­pli­rai pas mes ablu­tions pour bien mar­quer qu’in­fi­dèle et soli­taire je suis.

La plus belle des confes­sions est conte­nues dans ces trois para­graphes qui parlent de son inti­mi­té, de son rap­port au monde et ses rêves intérieurs.

J’ai tou­jours fait des rêves géo­gra­phiques. Dans le som­meil, je construis un pays avec une obs­ti­na­tion que rien ne courbe. Mes rêves en se sui­vant, et tout un flot de sen­sa­tions enfouies, inventent des pay­sages fami­liers comme un visage que je ne sau­rais pour­tant décrire, jus­qu’à for­mer un même monde de mille mor­ceaux sou­dés par l’ha­bi­tude, et où je me trouve mar­cher toutes les nuits sans y pen­ser. Voi­ci le détour d’une route que je connais, un fleuve, une forêt ; ce bas­sin est au pied d’un mur aveugle que j’ai déjà contem­plé. Je retrouve ces bribes dont mon angoisse est le seul lien avec un nos­tal­gie dou­lou­reuse, car j’ai bien conscience, au fond de ma nuit, qu’elles sont le pays de mes pro­fon­deurs, aux­quelles je n’é­chap­pe­rai pas. Cette fami­lia­ri­té qu’on découvre au long d’une vie les yeux fer­més, cette ville faite de tant d’autres où j’ai vrai­ment vécu, et que les nuits bâtissent pierre après pierre, est deve­nue le vrai pay­sage de mon âme, éclip­sant les rues, les arbres, les ciels de mes veilles. Je m’é­tonne sou­vent de recon­naître dans la réa­li­té des lieux dont l’at­mo­sphère unique m’a déjà été décrite en rêve. J’ai fini par com­prendre que je ne voyais le monde qu’a­vec les yeux de l’être neuf que je fus avant que le jour ne m’eût poi­gnar­dé. Je ne sens les choses qui m’en­tourent que parce qu’une géo­gra­phie secrète s’est impri­mée en moi qui me défend d’ai­mer les che­mins, les fos­sés, les haies.
La pri­son dont chaque nuit j’in­vente un pro­lon­ge­ment nou­veau est une ville que je n’aime pas. Elle est à la fois estuaire, usine, sous-sol, auto­route. J’en connais tous les recoins puisque je les ima­gine à ma guise. Ou bien les invente-t-on pour moi, et pour moi seul, puisque je n’y ren­contre per­sonne ? Il y règne une atmo­sphère indé­fi­nis­sable d’ab­sence. J’y suis tou­jours déso­lé, en retard, en attente, en che­min. Je ne cesse de mar­cher, de par­cou­rir, de tra­ver­ser, d’al­ler vers… Je suis conduit irré­sis­ti­ble­ment dans des tun­nels, des cou­loirs, des rues, des quais. J’y prends beau­coup le métro, ou plu­tôt je suis tou­jours sur le point de le prendre, ce qui explique les lieux de pas­sage, dont je ne m’af­fran­chis jamais.
Je n’ai aimé mar­cher dans le monde de mes rêves que tant qu’il me fai­sait peur. Les choses n’ont de sens que si elles res­semblent à ce que nous aurions aimé ima­gi­ner. Nous aspi­rons à un monde que serait le nôtre.

Bre­ton, c’est une écri­ture à part, faite sou­vent de tour­nures com­pli­quées, à la limite du com­pré­hen­sible par­fois, mais on n’est pas là pour lire faci­le­ment, il faut se lais­ser hap­per par cette langue tor­tu­rée dans les moments où il plonge dans l’en­fer vert et les fleuves noirs, par ces moments où la proxi­mi­té avec les Papous le rend fou, fou de colère de ne pas pou­voir se fondre en eux, fou de rage et de plai­sir lors­qu’il se fait dévo­rer la peau par les insectes au point de vou­loir exca­ver les plaies avec son canif, fou de beau­té dans un monde où le soleil ne pénètre presque jamais. C’est aus­si une langue qui évite les néga­tions sou­vent, qui est une écri­ture du oui, de l’ou­ver­ture totale, des sen­sa­tions plus que du voyage, des émo­tions sur­tout. Les plus belles pages sont consa­crées à cette pré­sence au monde dans la cœur de la folie de la forêt, des hommes à la peau de char­bon, nus, sim­ple­ment vêtus de leur étui pénien, qui refusent les cadeaux s’ils ne leur plaisent pas… Ces fleuves immo­biles sont une plon­gée dans les tré­fonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle a de déran­geant et de sub­ver­sif, une lec­ture que quelques extraits ne suf­fi­raient pas à dévoiler…

Sté­phane Bre­ton, Les fleuves immobiles
Points aventure

Image d’en-tête © Jen­ny Scott
Frank Mar­low Album No.55, Five uni­den­ti­fied young women, New Gui­nea, c.1939

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Le diable et la haute mer

Le diable et la haute mer

L’humour et la connais­sance pré­cise de la marine de Kipling… Un enchan­te­ment dont j’arrive encore à me réjouir à chaque ins­tant, sur­tout avec cette forme d’hu­mour très anglais, très sub­til, on en res­sort avec le sou­rire alors que la situa­tion ne s’y prête pas vraiment…

Paddle Steamer Bournemouth Queen

L’Halio­tis avait le choix et ce qu’il choi­sit déclen­cha le dénouement.
Escomp­tant son moindre tirant d’eau, il essaya de se tirer dans le nord vers un bas fond propice.
L’obus, qui arri­va en tra­ver­sant la cabine du pre­mier méca­ni­cien, fut un cent-vingt-cinq à charge, non d’éclatement mais de tir.
On avait visé pour qu’il pas­sât en tra­vers de sa route et c’est évi­dem­ment pour­quoi il était venu flan­quer par terre le por­trait de la femme – fort jolie fille d’ailleurs – du pre­mier mécanicien.
Il rédui­sit en bois à allu­mettes la toi­lette d’acajou de cet offi­cier, fran­chit le cou­loir de la chambre des machines, et, frap­pant un grillage, tom­ba juste devant la machine avant, où il écla­ta, cou­pa net les bou­lons reliant la bielle avec la mani­velle anté­rieure. On se doute des conséquences. […]
En bas, on enten­dait qu’il se pas­sait quelque chose.
Ça ron­flait, ça cli­que­tait, ron­ron­nait, gron­dait, tocquetait.
Le bruit ne dura guère plus d’une minute.
C’était les machines qui, sous l’inspiration du moment, s’adaptaient aux circonstances.
M. War­drop, un pied sur le grillage supé­rieur, se pen­cha pour prê­ter l’oreille et lais­sa échap­per un gro­gne­ment douloureux.
On ne stoppe pas en trois secondes des machines mar­chant à douze nœuds à l’heure, sans y jeter du désarroi.
Dans un nuage de vapeur, l’Halio­tis chas­sa sur son erre en gei­gnant comme un che­val blessé.
Rien à faire.
L’obus à charge réduite avait réglé la situation.

Rudyard Kipling,
in Un beau dimanche anglais.

Tra­duit par Albert Savine, 1931,
Albin Michel

Le texte ori­gi­nal est dis­po­nible sur le pro­jet Guten­berg, sous le titre The Devil and the deep sea, in The day’s work.

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Le bap­tême de la solitude

Le bap­tême de la solitude

Retour dans le désert avec Paul Bowles. Nom­breux sont les écri­vains qui ont par­lé du désert, mais peu l’ont vrai­ment expé­ri­men­té. Lieu de pri­va­tion, d’ex­trême dénue­ment, de la plus sin­gu­lière déso­la­tion, Bowles parle des pre­miers ins­tants, lors­qu’on arrive dans le désert, dans le Saha­ra en par­ti­cu­lier. Le silence et l’ab­sence, la pos­si­bi­li­té de deve­nir fou de par l’ab­sence de tout et le silence que l’on fait avec soi-même. Il en parle comme per­sonne, rai­son pour laquelle il a si bien su en par­ler éga­le­ment dans The shel­te­ring sky, qu’il faut, je le répète, lire avant de mourir.

Lorsque vous arri­vez au Saha­ra, pour la pre­mière ou la dixième fois, vous remar­quez immé­dia­te­ment la paix qui y règne.  Un silence abso­lu, incroyable, pré­do­mine à l’ex­té­rieur des villes. Et à l’in­té­rieur, même dans des lieux agi­tés comme les mar­chés, l’air a quelque chose d’as­sour­di, comme si le calme était une force consciente qui, refu­sant l’in­tru­sion du bruit, le réduit et le dis­sipe aus­si­tôt. Et puis, il y a le ciel, à côté duquel tous les autres ciels ne sont que de pâles essais. Solide, et lumi­neux, il est tou­jours le point cen­tral du pay­sage. Au cou­chant, l’ombre incur­vée, pré­cise, de la terre, monte rapi­de­ment de l’ho­ri­zon, y décou­pant une zone claire et une zone sombre. Quand toute la clar­té du jour a dis­pa­ru, et que l’es­pace est rem­pli d’é­toiles, le ciel est tou­jours d’un bleu brû­lant, intense, très fon­cé au zénith, et plus clair en direc­tion de la terre, si bien que la nuit ne devient jamais vrai­ment noire.
Vous fran­chis­sez la porte du fort ou de la ville, vous dépas­sez les cha­meaux cou­chés à l’ex­té­rieur, et vous mon­tez dans les dunes, ou bien vous vous éloi­gnez vers la plaine dure, pier­reuse, et vous res­tez un moment, seul.  Bien­tôt, soit vous fris­son­nez et retour­nez en tout hâte à l’in­té­rieur des murs, soit vous res­tez là et vous vous lais­sez gagner par quelque chose de très par­ti­cu­lier, que ceux qui vivent dans cette région connaissent, et que les Fran­çais appellent le « bap­tême de la soli­tude ». C’est une sen­sa­tion unique, qui n’a rien à voir avec le sen­ti­ment d’être seul, car il pré­sup­pose une mémoire. Ici, dans ce pay­sage entiè­re­ment miné­ral, éclai­ré par les étoiles comme par des feux, même la mémoire dis­pa­raît ; il ne reste que votre res­pi­ra­tion et les bat­te­ments de votre cœur. Un pro­ces­sus de réin­té­gra­tion de soi étrange, qui n’a rien d’a­gréable, com­mence en vous,  et vous avez le choix entre le com­battre et tenir à res­ter la per­sonne que vous avez tou­jours été, ou bien lui lais­ser libre cours. Car per­sonne, après un cer­tain temps au Saha­ra, n’est plus tout à fait le même.

Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures

Pho­to d’en-tête © John Fow­ler

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Leurs mains sont bleues

Leurs mains sont bleues

Paul Bowles est un écri­vain un peu mar­gi­nal. Parce que ce n’est pas qu’un écri­vain… Autour du très beau livre The shel­te­ring sky (tra­duit très fidè­le­ment en fran­çais par… un thé au Saha­ra), por­té à l’é­cran par Ber­nar­do Ber­to­luc­ci en 1990 avec la très trou­blante Debra Win­ger et John Mal­ko­vitch, il n’en est pas moins un voya­geur et un esthète, écou­tant avec pas­sion les musiques qu’il trouve sur son che­min. On le sait moins mais Bowles est par­ti de nom­breux mois sur les routes du Maroc pour enre­gis­trer sur bandes magné­tiques les der­niers musi­ciens ber­bères. C’est donc tout natu­rel­le­ment qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la pre­mière fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut com­prendre qu’à la lec­ture du poème d’Ed­ward Lear qu’on trouve en exergue.

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Com­po­sé de plu­sieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles par­fois esthète, par­fois bour­ru, au regard tou­jours aigui­sé sur le monde qui l’en­toure. Par­lant de son amour pour les per­ro­quets ou des ren­contres avec les poli­ti­ciens locaux rétifs des vil­lages les plus recu­lés du Rif, c’est tou­jours en amou­reux du voyage, avec tout ce qu’il com­porte d’in­con­fort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hé­site pas à citer Lévi-Strauss pour racon­ter que le voyage est avant tout une confron­ta­tion de notre occi­dent confor­table avec la misère du monde :

Il pré­tend que pour que le monde occi­den­tal conti­nue à fonc­tion­ner conve­na­ble­ment, il lui faut sans cesse se débar­ras­ser d’im­menses quan­ti­tés de rebuts qui sont déver­sés auprès de peuples moins chan­ceux. « Ce que d’a­bord vous nous mon­trez, voyages, c’est notre ordure lan­cée au visage de l’humanité. »

En 1950, à Hik­ka­du­wa, sur la belle île qui por­tait encore à l’é­poque le doux nom de Cey­lan, il révèle, en par­fait connais­seur des rythmes et des sons, le secret des Parit­ta :

On m’a expli­qué, aujourd’­hui, que la psal­mo­die du pirith ne peut avoir que quatre tons dis­tincts, pas un de plus, car l’a­jout d’un cin­quième la ferait pas­ser dans le genre musi­cal, ce qui est stric­te­ment inter­dit. Les offi­ciants sont peut-être trop atta­chés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’in­té­rieur de la gamme per­mise, ils par­viennent à chan­ter tous les quarts de tons pos­sibles. Les chiens de l’au­berge hur­laient et jap­paient contre eux jus­qu’à ce que le garde, en criant, réus­sît à les faire taire.

Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’hu­mi­li­té du voya­geur, et qui me rap­pellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pan­tins, et il a bien rai­son de dire que cette expres­sion révèle une atti­tude pré­ten­tieuse. Bou­vier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’i­gno­rance mal­gré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :

Main­te­nant, après avoir par­cou­ru quelques douze-mille kilo­mètres à tra­vers le pays, je le connais presque aus­si peu qu’à mon pre­mier séjour. J’ai pour­tant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.

Enfin et pour ter­mi­ner, je par­lais plus haut des fonc­tion­naires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lors­qu’il s’é­car­tait des routes pour aller recueillir la musique tra­di­tion­nelle maro­caine, il rap­porte les pro­pos de l’ac­cul­tu­ra­tion dont sont vic­times les peuples anciens, qui me rap­pellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’au­to­ri­té lui refuse le simple droit d’exis­ter car consi­dé­ré comme dégé­né­ré

« Je déteste toutes les musiques popu­laires, et en par­ti­cu­lier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sau­vages. Pour­quoi vous aider à expor­ter ce que nous essayons de détruire ? Vous recher­chez de la musique tri­bale. Il n’y a plus de tri­bus. Nous les avons dis­soutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tri­bale, seule­ment du bruit. Non, Mon­sieur, je ne suis pas d’ac­cord à votre projet. »

Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédi­té dans la col­lec­tion Aven­tures chez Points. Tra­duc­tion (de l’a­mé­ri­cain) par Liliane Abensour.

Pho­to d’en-tête © Chris Ford

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