A l’ar­rêt. Allon­gé sur mon cana­pé, éti­ré comme un chat et le regard tour­né vers l’ex­té­rieur qui défile, la course des nuages heur­tant la mar­quise en verre grê­lé, les déli­cates fleurs de dias­cia cha­hu­tées par le vent et la lampe de tis­su qui ne cesse de se balan­cer, c’est mon pay­sage de là où je suis. Pris par mes ver­tiges, je reste allon­gé le temps que ça passe, comme enfer­mé dans une nuit absurde et tran­quille. Le monde tourne autour de moi tan­dis que je suis à l’ar­rêt. Celui qui disait « Je ne gâche­rai pas mes jours à ten­ter de pro­lon­ger ma vie, je veux brû­ler tout mon temps » fini­ra empoi­son­né par les remèdes qui ten­tèrent de le rame­ner à la san­té, qu’il avait per­du en che­min depuis bien long­temps. Heu­reu­se­ment, je n’en suis pas là, j’i­nau­gure de nou­velles patho­lo­gies que je n’a­vais jamais éprou­vé aupa­ra­vant. Ma ten­sion arté­rielle a fait une chute du haut des falaises de Ban­dia­ga­ra ; je ne sais pas trop ce que ça veut dire, si ce n’est que les nor­males sai­son­nières devraient être plus éle­vées. Pas­ser sous la barre des 10 est une défaut de la cui­rasse qu’il vaut mieux ne pas expé­ri­men­ter, paraî­trait-il, c’est ce que dit le méde­cin. Mes migraines et les ver­tiges qui m’empêchent de me dépla­cer comme je le sou­haite — par deux fois j’ai fait des chutes spec­ta­cu­laires, ne retrou­vant plus le haut et le bas et me disant qu’on y est, que la méta­phore a rejoint la réa­li­té, chute de ten­sion et chute tout court — ne me per­mettent pas de me dépla­cer au tra­vail pour l’ins­tant. Besoin de repos, faire mon­ter ma ten­sion arti­fi­ciel­le­ment, se dépla­cer dans un envi­ron­ne­ment sûr… Voi­là qui res­semble à des injonc­tions adres­sées à un valé­tu­di­naire d’un autre temps, d’une époque révo­lue où l’on soi­gnait les maux de bronches à la mon­tagne et les rhu­ma­tismes dans les salles car­re­lées des sta­tions de cures ther­males. Rien n’est tra­gique, ce n’est qu’une petite épine plan­tée dans le pied, rien de bien méchant, peut-être juste le signe qu’il me faut encore plus de calme dans ma vie déjà bien ordon­née. Il faut se méfier, on va finir par atteindre le stade de la mer d’huile. Mais le calme n’est pas un acci­dent, un état que l’on aurait pas sou­hai­té mais auquel il faut se plier, ce n’est fina­le­ment que le stade ultime d’une volon­té de prendre soin de soi. Le bruit et l’a­gi­ta­tion sont pour d’autres que moi, il en a tou­jours été ain­si. Et puis le Boud­dha disait que ce que l’on ne pos­sède pas et que l’on désire, il faut d’a­bord le cher­cher en soi.
En atten­dant, je garde le temps, je veille à son che­vet, je songe à des ombrelles et au vent qui froisse les feuilles des bam­bous, aux carillons qui se font cha­hu­ter, à des lumi­gnons per­chés dans les arbres un soir où l’o­rage enve­lop­pe­ra le ciel de cou­leurs de feu et d’ambre.

Je fais l’in­ven­taire des lieux où je n’ai­me­rais pas me trou­ver à cette époque, et ceux où j’ai­me­rais me retrou­ver dans un monde qui aurait tu sa haine. Je dis à cette époque car il est des lieux dans les­quels j’au­rais aimé vivre à une autre époque que celle-ci. Je pense à la Syrie où j’ai failli par­tir il y a quelques années ; j’au­rais dû… Je pense à l’Af­gha­nis­tan qui reste un de mes rêves secrets ; avant de mou­rir peut-être que je pour­rais. Je pense aux plaines d’A­sie Cen­trale, au Xin­jiang, au Tak­la­ma­kan, à l’Ouz­bé­kis­tan ; ça c’est tou­jours d’ac­tua­li­té. Je pense au Yémen qui s’ef­fondre, à l’A­ra­bie joyeuse, aux secrets de l’I­ran, je pense à toutes ces des­ti­na­tions qui me per­mettent encore de pou­voir croire en autre chose que mon propre bien-être, mais en quelque chose de bon dans l’hu­main. Je pense aux Antilles que j’au­rais aimé vivre avec mon grand-père ; aujourd’­hui pour rien au monde je n’y met­trais les pieds. La France sous les Tro­piques… impos­sible. Je pense à des pays, à des villes qui sont pour moi tout ce que je rejette et que je regarde de loin avec cet œil froid et dédai­gneux. Je pense à ces conseils qu’on me donne, tu devrais essayer ça, aller là-bas, faire tel pays… Non mer­ci. Vous ne pou­vez pas savoir parce que je n’en parle pas, mais il ne faut pas me conseiller, c’est mon ima­gi­naire qui me dicte tout ça, et mon ima­gi­naire est pré­cieux, je ne peux me per­mettre de le tra­hir. Il est le fruit secret de toutes ces années pen­dant les­quelles je me suis rem­pli de mes lec­tures et de mes images. Je serai peut-être déçu un jour, mais je n’en suis abso­lu­ment pas là. En atten­dant, j’en suis à mon cana­pé et je voyage tout autour de lui. Et je suis tout seul pour faire ça. Et c’est très bien comme ça. Avec les bour­dons qui se sucrent les pattes du pol­len de la sauge bleue, les ver­veines mauves et blanches, les déli­cates dias­cias roses tendres, avec les nuages qui couvrent le ciel de leur mélasse gri­sâtre au fur et à mesure que les minutes s’é­coulent et tan­dis que j’é­cris. Tu ver­rais ça… c’est un monde magique. D’i­ci j’en­tends les pies se dis­pu­ter dans les grands arbres, les geais pala­brer entre eux, les mésanges voler les caca­huètes que je mets à leur dis­po­si­tion, et tou­jours, les moi­neaux s’é­chan­geant des mon­da­ni­tés tels des moines à l’heure du répons… le vent dans les feuilles des mar­ron­niers, l’o­deur des fleurs empor­tée par l’air du matin, une lumière de fin du monde qui n’ar­ri­ve­rait pas à sur­ve­nir. Si le monde dis­pa­raît len­te­ment, je suis prêt à l’emporter avec moi. Les mots ne suf­fisent pas s’il ne sont pas un peu tein­tés de poé­sie divine.

Je me suis rasé de près, ça fai­sait quelques mois que ça n’é­tait pas arri­vé. Je redé­couvre ma peau, lisse et ferme, encore un peu cui­vrée, douce au tou­cher et sans rides. Dou­ché, par­fu­mé, je me replonge sur mon cana­pé, repaire confor­table au cœur de mon uni­vers, sim­ple­ment vêtu d’un jean et d’un t‑shirt, sans super­flu, je me cal­feutre dans la jouis­sance des minutes encore fraîches. Pleu­vra-t-il ? La terre du jar­din le réclame fortement.

L’o­rage a fini par déchi­rer le ciel et à déver­ser des trombes. L’air frais sent la terre, les plantes humides sur les­quelles perlent des gouttes énormes, le petri­chor… Nature après la pluie, nature subli­mée. Je replonge dans le livre d’O­li­vier Weber, Je suis de nulle part, le livre qu’il a consa­cré à Ella Maillart dont j’ai ache­té plu­sieurs livres, en pré­vi­sion d’une éven­tuelle disette. Je viens juste de ter­mi­ner celui de Sébas­tien de Cour­tois, Sur les fleuves de Baby­lone, nous pleu­rions. Le cré­pus­cule des chré­tiens d’Orient, un livre triste, presque déses­pé­ré sur la condi­tion des Chré­tiens qui fuient les terres d’o­ri­gine de cette reli­gion qu’on connaît fina­le­ment assez peu. J’ai mis du temps à le lire, jus­te­ment parce qu’il est déses­pé­ré, même si l’au­teur confie dans les der­nières pages qu’il est encore temps de croire que les des­cen­dants du Christ peuvent sur­vivre sur ces terres. J’ai rele­vé comme une pépite ces mots, les mots d’un homme qui a choi­si Istan­bul comme domicile :

Istan­bul est la ville où j’ai déci­dé de m’ins­tal­ler, il y a plu­sieurs années déjà. Les hivers se res­semblent, je ne compte plus. Une vie que j’ai trou­vée un peu terne, alors que je reve­nais de cinq mois pas­sés en Chine, sur les routes de la soie, dans les ter­ri­toires de l’Ouest vers Kash­gar et Urum­qi, à dérou­ler les fils d’une aven­ture qui s’é­tait nouée en Asie. L’ex­pa­tria­tion fut une sorte de pied de nez impro­bable, un coup de tête qui n’é­tait pas des­ti­né à durer. Istan­bul était sou­vent le point de départ vers ces expé­di­tions au long cours, une escale que je connais­sais encore mal. Elle ne m’in­té­res­sait pas. Une ou deux fois, par crainte d’être déçu, il m’é­tait arri­vé même de ne pas quit­ter l’aé­ro­port. Je ne vou­lais pas ten­ter le diable. Une ville qui n’é­tait pas ce phare qu’elle rede­ve­nue depuis ; une ville qui m’ap­pa­raît pour­tant plus énig­ma­tique encore, alors que je pen­sais en avoir fait le tour. Je ne la croyais pas. On ne peut s’en las­ser cepen­dant. Les mois infusent une dou­ceur inat­ten­due, près de ses eaux chan­geantes j’ai tou­jours plai­sir à reve­nir. L’onde module les humeurs, la proxi­mi­té des îles aidant. Une ville qui res­pire avec ses élé­ments et dont il est dif­fi­cile de se déta­cher, sur­tout à la fin novembre, lorsque, par la vitre bais­sée du taxi, les embruns de la Mar­ma­ra pénètrent l’habitacle.
Après les jours de poy­raz, le vent du nord, le calme rede­vient une valeur sûre. Le moindre refuge est alors pri­sé, un porche d’im­meuble, un café, l’a­bri d’un débar­ca­dère. A l’embouchure du Bos­phore, des navires attendent depuis des mois, blo­qués à cause d’ar­ma­teurs indé­li­cats. Les bateaux rouillent, pour­rissent, aban­don­nés. Il paraît que des équi­pages y crèvent de faim.

Le soir tombe, la pluie, elle, a fini. Moi j’ai dor­mi tout l’a­près-midi après être reve­nu de chez le méde­cin qui trouve que mes ana­lyses sont par­faites. Je n’en atten­dais pas moins, j’ai une san­té de fer hor­mis cette hypo­ten­sion. Les avions passent inlas­sa­ble­ment, ici un Paris-Vic­to­ria d’Air Sey­chelles, un bour­don vole près de mes oreilles, pré­fé­rant fina­le­ment les épis clairs de la lavande. J’ai enfin ran­gé mon bureau, retrou­vé mon car­net de motifs maro­cains, sor­ti la pho­to de mon grand-père avec le pares­seux que j’ai fichée dans une grosse pince à linge en bois pour la faire tenir, débal­lé mes boîtes à sty­lo (j’ai de quoi écrire pen­dant 150 ans). Il est 20h00, de mon jar­din je peux entendre la cloche de la petite église Saint Nico­las tin­ter et pen­dant ce temps-là mon esto­mac bour­donne lui aus­si à l’o­deur du bouillon de nouilles à la coriandre qui chauffe et des cre­vettes tan­doo­ri qui vont finir sur le grill. La vie simple se déroule sous mes yeux et me rem­plit de bon­heur. Rien que des choses simples, des bille­ve­sées arron­dies comme des galets sur le sable. A pré­sent, il est temps de se pré­oc­cu­per de par­tir à l’autre bout du monde.

Hanoi (27)

Un chaï masa­la me fait patien­ter de longues minutes que je ne rem­plis qu’en écri­vant, en res­pi­rant l’air du dehors. Il me trotte dans la tête l’air de In a sen­ti­men­tal mood joué par Col­trane et Elling­ton. Tout paraît simple, tout paraît si lim­pide. Alors, je fais quoi ? Ce soir je prends les billets d’a­vion, par­tir de Paris, rejoindre Bang­kok et y res­ter quelques jours, repar­tir… Hanoï, Viet­nam nord, au pays dont la devise est Độc lập, tự do, hạnh phúc (Indé­pen­dance, liber­té, bon­heur) et puis quoi ? Ninh Bình ? Huế ? Hoa Lu ? Hội An ? Je vais deve­nir incol­lable sur les anciennes capi­tales du Sud-est asiatique.

Il est 22h00, j’ai dîné de mes cre­vettes et mon bouillon de nouilles. Je suis tom­bé dans mon entrée juste avant de pas­ser à table, j’ai tout sim­ple­ment per­du l’é­qui­libre à cause d’un ver­tige, en essayant de me rat­tra­per au miroir du pla­card mais un miroir n’a jamais offert beau­coup de prise, alors je me suis retrou­vé à genou avant de reprendre mes esprits. Tout ceci n’est pas très grave, c’est mon quo­ti­dien. Et puis pour dire, la vie ne serait pas si drôle si elle était trop simple…

Pho­to d’en-tête © Jona­than E. Shaw

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