Aug 6, 2015 | Livres et carnets |
Lucidité et simplicité dans les mots de James Lee Burke lorsqu’il parle de ses compatriotes, en quelques mots seulement alors qu’il aura fallu plusieurs tomes d’écriture et de torture à William T. Vollmann dans son livre des violences.
Nous achetâmes un paquet de crevettes grillées et deux cartons de gros riz brun, que nous mangeâmes dans un petit jardin public ombragé aux abords de Napoleon Avenue. Un groupe de gamins, blancs, noirs et chicanos s’échauffaient au base-ball devant un vieux filet d’arrêt en grillage à poules. C’était des enfants d’ouvriers, de petits durs qui s’engageaient physiquement dans la partie, avec énergie et allant, sans retenue ni souci des conséquences. Le lanceur envoyait des balles mouillées de salive et des boulets de canon pleine tête, les coureurs cassaient toute tentative de virer deux joueurs des coudes et des genoux à chaque base, et ils se laissaient glisser, tête en avant, emportés par l’élan, s’éraflant la figure au passage ; le receveur volait la balle à main nue sous le nez du batteur en plein swing ; et le joueur de troisième base se plaçait tellement près qu’un retour en ligne droite risquait de lui arracher la tête des épaules. Je songeai qu’il n’était pas surprenant que les étrangers à notre pays soient impressionnés par l’innocence et la naïveté de l’agressivité américaine.
James Lee Burke, La pluie de néon
Payot et Rivages, 1996
Et moi de mon côté, je continue mon été avec Dave Robicheaux.
Photo d’en-tête © Neorelativista
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Jul 26, 2015 | Livres et carnets |
Dimanche matin, ou plutôt midi. Je me réveille avec la tête dans un étau, incapable de bouger un orteil. Ça fait déjà trois fois que le sommeil me quitte mais rien de bon dans le fait d’ouvrir les yeux. La migraine est là et semble décider à ne pas bouger ses fesses. Dehors, il tombe des cordes et il fait frais ; on ne pouvait pas vraiment rêver mieux pour un dimanche en plein mois de juillet.
Je me suis enfin lancé dans la lecture de Dans la brume électrique, de James Lee Burke. L’auteur texan, installé en Louisiane, ressemble étrangement à son personnage, Dave Robicheaux, qui ressemble lui-même étrangement à celui qui l’interprète dans le film de Bertrand Tavernier, Tommy Lee Jones. Et du coup, je compte bien passer l’été avec Dave Robicheaux, qu’il fasse chaud ou qu’il pleuve. Anyway the wind blows…

Si d’aventure on me demande ce qui me séduit tant chez cet écrivain, je crois qu’il suffira de donner cet extrait en exemple :
La pluie tombait au travers de la marquise des chênes tandis que je descendais le chemin de terre longeant le bayou en direction de ma maison. Pendant l’été, il pleut presque tous les après-midi dans le sud de la Louisiane. Depuis ma galerie, aux environs de 15 heures, on peut observer les nuages qui s’amoncèlent, hauts et sombres comme des montagnes, au large sur le Golfe, puis, quelques minutes plus tard, le baromètre se met à dégringoler, l’air, soudain, fraîchit et se charge d’une odeur qui mêle ozone, métal et poisson en train de frayer. Le vent commence alors à souffler au sud et redresse la mousse espagnole accrochée aux cyprès morts du marais, il ploie les typhas du bayou, gonfle et ébouriffe les pacaniers de mon avant-cour ; puis un rideau de pluie grise avance au sortir des marécages, traverse les îlots de jacinthes mauves flottant sur les eaux, ma boutique à appâts et son auvent de toile tendu au-dessus du ponton où s’amarrent mes barques de location, et les gouttes d’eau résonnent sur ma galerie avec le bruit des billes à jouer en train de rebondir sur une tôle ondulée.
James Lee Burke, Dans la brume électrique
Payot Rivages/Noir 1999
[audio:tremblante.xol]
Bande originale du film In the electric mist,
chanté et joué par Courtney Granger, artiste américain cajun d’expression française
Les pêcheurs mettent leurs lignes comme des araignées
Piégeurs, voleurs des âmes
Les attrapes sont mises pour les innocents
Gambleurs, éviteurs des blâmes
Descends
Allons
Descends
Dans l’eau saumâtre
Reviens
C’est rien
Reviens
A la terre tremblante
Les voleurs, ça met leurs appâts sur la ligne
La bouteille, la fierté et l’argent
Ça voit pas qu’ils sont piégés pour toujours
Dedans un fil étranglant
Descends
Allons
Descends
Dans l’eau saumâtre
Reviens
C’est rien
Reviens
A la terre tremblante
Photo d’en-tête © Kevin O’Mara
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Jul 19, 2015 | Livres et carnets |
Aldous Huxley est un auteur à la fois caustique, naïf et très méthodique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un sceptique, en 1926, il file de Port Saïd à Bombay en passant par la Mer Rouge. Une fois arrivé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de couleurs, de senteurs et de personnages étranges comme on pourrait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en examine les contours, devise, argumente, procède par analogie… on comprend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en français presque rien à voir avec le titre original, Jesting pilate). Huxley me fait l’effet de quelqu’un qui ne s’émeut de rien et qui prend le monde comme une attraction un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un succédané du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suffisamment drôle et pertinent pour que la lecture en soit agréable. Le voici qui d’un coup se met à disserter sur la différence entre nous autres, gens du Nord, et les Méridionaux. Un morceau d’anthologie qui reste d’une lucidité assez rigoureuse :
Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs metteurs en scène que les Méridionaux. Nous nous donnons de la peine pour nous impressionner nous-mêmes, et, en même temps, nous donnons à la cérémonie que nous avons préparée toutes les chances de nous émouvoir. Nous la prenons au sérieux et nous gardons cet état d’esprit jusqu’à la fin de la cérémonie. Le Méridional refuse de se fatiguer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se préoccuper de garder continuellement la même attitude mentale. C’est pourquoi il nous semble fâcheusement sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gardons-nous de jugements trop hâtifs. Le Méridional, en ces matières, a ses propres traditions, et il se trouve qu’elle diffèrent des nôtres. Il se pourrait que sur ce point ses habitudes de pensée et de sentiment soient plus proches de celles des Orientaux que des nôtres. Essayons de comprendre avant de condamner.
Nous accusons le Méridional d’incurie parce qu’il tolère la petitesse parmi ses splendeurs et s’arrange toujours pour que ses cérémonies aient un côté grotesque qui les empêche de nous émouvoir. Mais il pourrait, lui, nous reprocher d’être assez lourdement dépourvus d’imagination pour ne pas savoir découvrir la beauté de l’intention à travers l’insuffisance des moyens qui l’expriment et apprécier la noblesse de l’effet final en dépit de la pauvreté des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le cérémonies religieuses qui ne sont que des ballets solennels et des charades symboliques représentant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’intention, et c’est l’effet d’ensemble. Ces petits supports, ces petits arcs-boutants de marbre dont usaient les Grecs pour consolider leurs statues, sont ridicules si vous y regardez de près. Mais il était entendu qu’on les ignorait. Au point de vue sculptural une fausse façade est grotesque : un Méridional sait cela aussi bien que Mr Ruskin. Mais, plus sage que Ruskin, il n’éclate pas d’une sainte indignation sous prétexte qu’elle constitue un mensonge. il s’autorise à apprécier son aspect grandiose d’un certain point de vue. A l’église, le prêtre peut bredouiller aussi précipitamment que s’il devait battre un record mondial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chanteurs détonner bravement, et le bedeau cracher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indulgent Méridional passe par-dessus ces détails sans importance et jouit du bel effet du ballet ecclésiastique, en dépit de ses petites imperfections. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’apprécie tant, pourquoi ne reste-t-il pas tranquille, sans rire ni chuchoter, pourquoi ne fait-il pas l’effort de regarder, et, s’il en ressent quelque émotion, pourquoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répliquera en se moquant du manque de souplesse et de la lenteur d’esprit de l’homme du Nord, de sa grandiloquence et de son incapacité à éprouver franchement deux émotions simultanément ou tout au moins, quasi instantanément. « Je vois, dira-t-il, tout aussi bien que vous les détails ridicules et misérables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des proportions et je ne permets pas à de simples détails de troubler mon appréciation de l’ensemble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sourire et rester grave au même instant […]».
Aldous Huxley, Tour du monde d’un sceptique (1926)
Traduit de l’anglais par Fernande Dauriac (1932)
Petite bibliothèque Payot, 2005
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Jul 18, 2015 | Livres et carnets |
On a beaucoup parlé du Musée du Bardo ces derniers temps pour l’histoire tragique qui s’y est déroulée. Ce musée regroupant certaines des plus belles merveilles du monde méditerranéen à travers les âges, renferme en son cœur quelques pages d’une des plus belles copies du Coran qui existe au monde, une pièce maîtresse de l’art islamique. Une autre partie se trouve non loin de Kairouan, dans le très beau Musée national d’art islamique de Raqqada et quelques feuillets sont détenus dans des collections privées qui les rendent parfaitement inaccessibles.
Le Coran bleu de Kairouan est un livre de toute beauté datant des environs du Xè siècle (IVè siècle de l’Hégire). Son format relativement petit (41 x 31cm) en fait un objet qui ne vaut par sa taille mais par l’exceptionnelle couleur bleue qui orne le fond des pages. De qualités inégales et d’une teinte qui varie d’un feuillet à l’autre, ce bleu est certainement relatif à la couleur céleste, couleur sacrée. L’écriture est faire d’encre d’or rappelant que la parole divine est ce qu’il y a de plus précieux, appliquée sur des feuilles de vélin épaisses (de la véritable peau de veau) d’abord teintes à l’indigo puis séchées avant d’être recouvertes d’écriture coufique à hampes courtes et corps étiré. Il semblerait que cette technique extrêmement coûteuse soit inspirée des techniques de chrysographie des codex impériaux byzantins, généralement teints en pourpre.
Un cartel est disponible sur le site de Qantara.
Coran bleu de Kairouan- sourate 30 — Metropitan Museum of Art.jpg
Coran bleu de Kairouan — sourate 35 — Musée national du Bardo
Coran bleu de Kairouan — Musée national du Bardo
Coran bleu de Kairouan — The Nasli M. Heeramaneck Collection
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Jul 4, 2015 | Livres et carnets |
Paul Morand revient de Tombouctou, dans une France des colonies où l’ouest de l’Afrique n’est plus qu’une annexe française, ravagée par les maladies et la pire d’entre toutes : l’exploitation à tous les niveaux… Qu’il s’en désole ou pas, Morand profite de ces trois mois de voyage souvent inconfortable — on s’habille tout de même tout de blanc pour les soirées chaudes chez les administrateurs des régions françaises —, il revient en passant par la Côte-d’Ivoire aux prémisses de mars et s’émerveille de la végétation, pourtant victime de ce qui ressemble à une catastrophe écologique. Il y a presque cent ans… Témoignage d’un autre temps, tout en prose enlevée :
L’eau et le feu sont ce que j’aime le mieux au monde. Rivières noires, lourdes d’un liquide foncé, couleur de révélateur photographique et, en travers, des cadavres d’arbres noyés. Barrages de jonc, filets d’herbes tressées pour prendre les poissons. Feux. Les indigènes ne défrichent pas à la hache comme nous, ni à la dynamite, comme les Canadiens, mais surtout au feu. Au pied des arbres, ils allument des feux et bientôt la moelle brûle à l’intérieur, et les fromagers, les acajous de vingt mètres se transforment en hauts fourneaux. On voit la fumée sortir par le faîte, comme d’une cheminée. Pour élargir la route, on en a abattu beaucoup. Beaucoup trop. Quelle différence avec les étroites percées de la forêt cambodgienne ! Quels décombres végétaux ! On dirait une catastrophe de chemin de fer, des camions renversés dans un fossé, des crânes de dinosaures, des ruines antiques (car beaucoup de racines étant aériennes, les troncs sont coupés à quatre ou cinq mètres au-dessus du sol). Feuilles brûlées, bananiers calcinés et les feuilles jaunies, retombées autour d’eux comme des robes à volants défraîchis. Arbres égorgés, abattus dans les bras d’autres arbres qui les retiennent, suspendus au-dessus du vide. Parfois avec toutes leurs racines en l’air et une tonne de terre rouge qui pend comme de la chair. On voit dans le sol les grandes cicatrices qu’ils ont laissés, en s’en arrachant.
Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928.
Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © Sebastian Kostrubala
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