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L’o­ri­gine de la violence

L’o­ri­gine de la violence

Luci­di­té et sim­pli­ci­té dans les mots de James Lee Burke lors­qu’il parle de ses com­pa­triotes, en quelques mots seule­ment alors qu’il aura fal­lu plu­sieurs tomes d’é­cri­ture et de tor­ture à William T. Voll­mann dans son livre des violences.

Nous ache­tâmes un paquet de cre­vettes grillées et deux car­tons de gros riz brun, que nous man­geâmes dans un petit jar­din public ombra­gé aux abords de Napo­leon Ave­nue. Un groupe de gamins, blancs, noirs et chi­ca­nos s’é­chauf­faient au base-ball devant un vieux filet d’ar­rêt en grillage à poules. C’é­tait des enfants d’ou­vriers, de petits durs qui s’en­ga­geaient phy­si­que­ment dans la par­tie, avec éner­gie et allant, sans rete­nue ni sou­ci des consé­quences. Le lan­ceur envoyait des balles mouillées de salive et des bou­lets de canon pleine tête, les cou­reurs cas­saient toute ten­ta­tive de virer deux joueurs des coudes et des genoux à chaque base, et ils se lais­saient glis­ser, tête en avant, empor­tés par l’é­lan, s’é­ra­flant la figure au pas­sage ; le rece­veur volait la balle à main nue sous le nez du bat­teur en plein swing ; et le joueur de troi­sième base se pla­çait tel­le­ment près qu’un retour en ligne droite ris­quait de lui arra­cher la tête des épaules. Je son­geai qu’il n’é­tait pas sur­pre­nant que les étran­gers à notre pays soient impres­sion­nés par l’in­no­cence et la naï­ve­té de l’a­gres­si­vi­té américaine.

James Lee Burke, La pluie de néon
Payot et Rivages, 1996

Et moi de mon côté, je conti­nue mon été avec Dave Robi­cheaux.

Pho­to d’en-tête © Neo­re­la­ti­vis­ta

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Un été avec Dave Robicheaux

Un été avec Dave Robicheaux

Dimanche matin, ou plu­tôt midi. Je me réveille avec la tête dans un étau, inca­pable de bou­ger un orteil. Ça fait déjà trois fois que le som­meil me quitte mais rien de bon dans le fait d’ou­vrir les yeux. La migraine est là et semble déci­der à ne pas bou­ger ses fesses. Dehors, il tombe des cordes et il fait frais ; on ne pou­vait pas vrai­ment rêver mieux pour un dimanche en plein mois de juillet.
Je me suis enfin lan­cé dans la lec­ture de Dans la brume élec­trique, de James Lee Burke. L’au­teur texan, ins­tal­lé en Loui­siane, res­semble étran­ge­ment à son per­son­nage, Dave Robi­cheaux, qui res­semble lui-même étran­ge­ment à celui qui l’in­ter­prète dans le film de Ber­trand Taver­nier, Tom­my Lee Jones. Et du coup, je compte bien pas­ser l’é­té avec Dave Robi­cheaux, qu’il fasse chaud ou qu’il pleuve. Any­way the wind blows…

James Lee Burke

Si d’a­ven­ture on me demande ce qui me séduit tant chez cet écri­vain, je crois qu’il suf­fi­ra de don­ner cet extrait en exemple :

La pluie tom­bait au tra­vers de la mar­quise des chênes tan­dis que je des­cen­dais le che­min de terre lon­geant le bayou en direc­tion de ma mai­son. Pen­dant l’é­té, il pleut presque tous les après-midi dans le sud de la Loui­siane. Depuis ma gale­rie, aux envi­rons de 15 heures, on peut obser­ver les nuages qui s’a­mon­cèlent, hauts et sombres comme des mon­tagnes, au large sur le Golfe, puis, quelques minutes plus tard, le baro­mètre se met à dégrin­go­ler, l’air, sou­dain, fraî­chit et se charge d’une odeur qui mêle ozone, métal et pois­son en train de frayer. Le vent com­mence alors à souf­fler au sud et redresse la mousse espa­gnole accro­chée aux cyprès morts du marais, il ploie les typhas du bayou, gonfle et ébou­riffe les paca­niers de mon avant-cour ; puis un rideau de pluie grise avance au sor­tir des maré­cages, tra­verse les îlots de jacinthes mauves flot­tant sur les eaux, ma bou­tique à appâts et son auvent de toile ten­du au-des­sus du pon­ton où s’a­marrent mes barques de loca­tion, et les gouttes d’eau résonnent sur ma gale­rie avec le bruit des billes à jouer en train de rebon­dir sur une tôle ondulée.

James Lee Burke, Dans la brume électrique
Payot Rivages/Noir 1999

[audio:tremblante.xol]

Bande ori­gi­nale du film In the elec­tric mist,
chan­té et joué par Court­ney Gran­ger, artiste amé­ri­cain cajun d’expression française

Les pêcheurs mettent leurs lignes comme des araignées
Pié­geurs, voleurs des âmes
Les attrapes sont mises pour les innocents
Gam­bleurs, évi­teurs des blâmes

Des­cends
Allons
Descends
Dans l’eau saumâtre

Reviens
C’est rien
Reviens
A la terre tremblante

Les voleurs, ça met leurs appâts sur la ligne
La bou­teille, la fier­té et l’argent
Ça voit pas qu’ils sont pié­gés pour toujours
Dedans un fil étranglant

Des­cends
Allons
Descends
Dans l’eau saumâtre

Reviens
C’est rien
Reviens
A la terre tremblante

Pho­to d’en-tête © Kevin O’Ma­ra

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Le Méri­dio­nal

Le Méri­dio­nal

Aldous Hux­ley est un auteur à la fois caus­tique, naïf et très métho­dique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un scep­tique, en 1926, il file de Port Saïd à Bom­bay en pas­sant par la Mer Rouge. Une fois arri­vé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de cou­leurs, de sen­teurs et de per­son­nages étranges comme on pour­rait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en exa­mine les contours, devise, argu­mente, pro­cède par ana­lo­gie… on com­prend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en fran­çais presque rien à voir avec le titre ori­gi­nal, Jes­ting pilate). Hux­ley me fait l’ef­fet de quel­qu’un qui ne s’é­meut de rien et qui prend le monde comme une attrac­tion un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un suc­cé­da­né du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suf­fi­sam­ment drôle et per­ti­nent pour que la lec­ture en soit agréable. Le voi­ci qui d’un coup se met à dis­ser­ter sur la dif­fé­rence entre nous autres, gens du Nord, et les Méri­dio­naux. Un mor­ceau d’an­tho­lo­gie qui reste d’une luci­di­té assez rigoureuse :

Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs met­teurs en scène que les Méri­dio­naux. Nous nous don­nons de la peine pour nous impres­sion­ner nous-mêmes, et, en même temps, nous don­nons à la céré­mo­nie que nous avons pré­pa­rée toutes les chances de nous émou­voir. Nous la pre­nons au sérieux et nous gar­dons cet état d’es­prit jus­qu’à la fin de la céré­mo­nie. Le Méri­dio­nal refuse de se fati­guer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se pré­oc­cu­per de gar­der conti­nuel­le­ment la même atti­tude men­tale. C’est pour­quoi il nous semble fâcheu­se­ment sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gar­dons-nous de juge­ments trop hâtifs. Le Méri­dio­nal, en ces matières, a ses propres tra­di­tions, et il se trouve qu’elle dif­fèrent des nôtres. Il se pour­rait que sur ce point ses habi­tudes de pen­sée et de sen­ti­ment soient plus proches de celles des Orien­taux que des nôtres. Essayons de com­prendre avant de condamner.
Nous accu­sons le Méri­dio­nal d’in­cu­rie parce qu’il tolère la peti­tesse par­mi ses splen­deurs et s’ar­range tou­jours pour que ses céré­mo­nies aient un côté gro­tesque qui les empêche de nous émou­voir. Mais il pour­rait, lui, nous repro­cher d’être assez lour­de­ment dépour­vus d’i­ma­gi­na­tion pour ne pas savoir décou­vrir la beau­té de l’in­ten­tion à tra­vers l’in­suf­fi­sance des moyens qui l’ex­priment et appré­cier la noblesse de l’ef­fet final en dépit de la pau­vre­té des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le céré­mo­nies reli­gieuses qui ne sont que des bal­lets solen­nels et des cha­rades sym­bo­liques repré­sen­tant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’in­ten­tion, et c’est l’ef­fet d’en­semble. Ces petits sup­ports, ces petits arcs-bou­tants de marbre dont usaient les Grecs pour conso­li­der leurs sta­tues, sont ridi­cules si vous y regar­dez de près. Mais il était enten­du qu’on les igno­rait. Au point de vue sculp­tu­ral une fausse façade est gro­tesque : un Méri­dio­nal sait cela aus­si bien que Mr Rus­kin. Mais, plus sage que Rus­kin, il n’é­clate pas d’une sainte indi­gna­tion sous pré­texte qu’elle consti­tue un men­songe. il s’au­to­rise à appré­cier son aspect gran­diose d’un cer­tain point de vue. A l’é­glise, le prêtre peut bre­douiller aus­si pré­ci­pi­tam­ment que s’il devait battre un record mon­dial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chan­teurs déton­ner bra­ve­ment, et le bedeau cra­cher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indul­gent Méri­dio­nal passe par-des­sus ces détails sans impor­tance et jouit du bel effet du bal­let ecclé­sias­tique, en dépit de ses petites imper­fec­tions. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’ap­pré­cie tant, pour­quoi ne reste-t-il pas tran­quille, sans rire ni chu­cho­ter, pour­quoi ne fait-il pas l’ef­fort de regar­der, et, s’il en res­sent quelque émo­tion, pour­quoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répli­que­ra en se moquant du manque de sou­plesse et de la len­teur d’es­prit de l’homme du Nord, de sa gran­di­lo­quence et de son inca­pa­ci­té à éprou­ver fran­che­ment deux émo­tions simul­ta­né­ment ou tout au moins, qua­si ins­tan­ta­né­ment. « Je vois, dira-t-il, tout aus­si bien que vous les détails ridi­cules et misé­rables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des pro­por­tions et je ne per­mets pas à de simples détails de trou­bler mon appré­cia­tion de l’en­semble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sou­rire et res­ter grave au même instant […]».

Aldous Hux­ley, Tour du monde d’un scep­tique (1926)
Tra­duit de l’an­glais par Fer­nande Dau­riac (1932)
Petite biblio­thèque Payot, 2005

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Le Coran bleu de Kairouan

Le Coran bleu de Kairouan

On a beau­coup par­lé du Musée du Bar­do ces der­niers temps pour l’his­toire tra­gique qui s’y est dérou­lée. Ce musée regrou­pant cer­taines des plus belles mer­veilles du monde médi­ter­ra­néen à tra­vers les âges, ren­ferme en son cœur quelques pages d’une des plus belles copies du Coran qui existe au monde, une pièce maî­tresse de l’art isla­mique. Une autre par­tie se trouve non loin de Kai­rouan, dans le très beau Musée natio­nal d’art isla­mique de Raq­qa­da et quelques feuillets sont déte­nus dans des col­lec­tions pri­vées qui les rendent par­fai­te­ment inaccessibles.

Le Coran bleu de Kai­rouan est un livre de toute beau­té datant des envi­rons du Xè siècle (IVè siècle de l’Hé­gire). Son for­mat rela­ti­ve­ment petit (41 x 31cm) en fait un objet qui ne vaut par sa taille mais par l’ex­cep­tion­nelle cou­leur bleue qui orne le fond des pages. De qua­li­tés inégales et d’une teinte qui varie d’un feuillet à l’autre, ce bleu est cer­tai­ne­ment rela­tif à la cou­leur céleste, cou­leur sacrée. L’é­cri­ture est faire d’encre d’or rap­pe­lant que la parole divine est ce qu’il y a de plus pré­cieux, appli­quée sur des feuilles de vélin épaisses (de la véri­table peau de veau) d’a­bord teintes à l’in­di­go puis séchées avant d’être recou­vertes d’é­cri­ture cou­fique à hampes courtes et corps éti­ré. Il sem­ble­rait que cette tech­nique extrê­me­ment coû­teuse soit ins­pi­rée des tech­niques de chry­so­gra­phie des codex impé­riaux byzan­tins, géné­ra­le­ment teints en pourpre.

Un car­tel est dis­po­nible sur le site de Qan­ta­ra.

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La terre rouge et les arbres égorgés

La terre rouge et les arbres égorgés

Paul Morand revient de Tom­bouc­tou, dans une France des colo­nies où l’ouest de l’A­frique n’est plus qu’une annexe fran­çaise, rava­gée par les mala­dies et la pire d’entre toutes : l’ex­ploi­ta­tion à tous les niveaux… Qu’il s’en désole ou pas, Morand pro­fite de ces trois mois de voyage sou­vent incon­for­table — on s’ha­bille tout de même tout de blanc pour les soi­rées chaudes chez les admi­nis­tra­teurs des régions fran­çaises —, il revient en pas­sant par la Côte-d’I­voire aux pré­misses de mars et s’é­mer­veille de la végé­ta­tion, pour­tant vic­time de ce qui res­semble à une catas­trophe éco­lo­gique. Il y a presque cent ans… Témoi­gnage d’un autre temps, tout en prose enlevée :

L’eau et le feu sont ce que j’aime le mieux au monde. Rivières noires, lourdes d’un liquide fon­cé, cou­leur de révé­la­teur pho­to­gra­phique et, en tra­vers, des cadavres d’arbres noyés. Bar­rages de jonc, filets d’herbes tres­sées pour prendre les pois­sons. Feux. Les indi­gènes ne défrichent pas à la hache comme nous, ni à la dyna­mite, comme les Cana­diens, mais sur­tout au feu. Au pied des arbres, ils allument des feux et bien­tôt la moelle brûle à l’in­té­rieur, et les fro­ma­gers, les aca­jous de vingt mètres se trans­forment en hauts four­neaux. On voit la fumée sor­tir par le faîte, comme d’une che­mi­née. Pour élar­gir la route, on en a abat­tu beau­coup. Beau­coup trop. Quelle dif­fé­rence avec les étroites per­cées de la forêt cam­bod­gienne ! Quels décombres végé­taux ! On dirait une catas­trophe de che­min de fer, des camions ren­ver­sés dans un fos­sé, des crânes de dino­saures, des ruines antiques (car beau­coup de racines étant aériennes, les troncs sont cou­pés à quatre ou cinq mètres au-des­sus du sol). Feuilles brû­lées, bana­niers cal­ci­nés et les feuilles jau­nies, retom­bées autour d’eux comme des robes à volants défraî­chis. Arbres égor­gés, abat­tus dans les bras d’autres arbres qui les retiennent, sus­pen­dus au-des­sus du vide. Par­fois avec toutes leurs racines en l’air et une tonne de terre rouge qui pend comme de la chair. On voit dans le sol les grandes cica­trices qu’ils ont lais­sés, en s’en arrachant.

Paul Morand, in Paris-Tom­bouc­tou, 1928.
Robert Laf­font, col­lec­tion Bouquins.

Pho­to d’en tête ©

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