L’empire du laid… et de l’ignorance

L’empire du laid… et de l’ignorance

Jean-Pierre Filiu a rai­son et per­sonne ne doit perdre cela de vue : les des­truc­tions de Daech dans le musée de Mos­soul ont deux voca­tions. La pre­mière est de géné­rer un tra­fic d’œuvres d’art dont les recettes sont juteuses. La seconde est un outil de pro­pa­gande. Voi­ci ce qu’il dit dans une inter­view don­née à Libé :

Bien sûr, ces des­truc­tions font par­tie de leur pro­pa­gande. Leur mes­sage est clair : «Regar­dez, quand des musul­mans sont tués, per­sonne ne bouge, il n’y a aucune réac­tion. Mais dès que l’on tue des otages occi­den­taux ou que l’on détruit des sta­tues, tout le monde s’indigne.»

On s’in­digne de la des­truc­tion de ces œuvres car les auteurs de ces crimes paraissent encore plus bes­tiaux que lors­qu’ils mas­sacrent n’im­porte qui sans dis­cer­ne­ment. Dans cette niche se tapit notre impos­si­bi­li­té à réagir face à la plus sombre des tyran­nies et c’est toute une chape de plomb qu’on fait cou­ler sur les mil­liers de morts dont se rend cou­pable l’or­ga­ni­sa­tion isla­mique. Mais ce n’est pas pour autant qu’on doit fer­mer les yeux lorsque des êtres humains qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y pénètrent pour tout sac­ca­ger. Per­son­nel­le­ment, ce qui m’in­ter­roge, c’est cet élan qui rase tout sur son pas­sage, qui n’a pour but que faire table rase du pas­sé et extir­per les popu­la­tions de leurs repères, dans lequel on ne peut voir (en dehors de la plus crasse des imbé­ci­li­tés) que la volon­té de domi­na­tion des peuples. En rasant leur his­toire, on rase leur pas­sé et on modi­fie leur ave­nir. Les peuples n’ont plus voca­tion qu’à deve­nir les ins­tru­ments de tarés congé­ni­taux qui ne pensent qu’à domi­ner le monde par les armes, au nom d’un Dieu des écrits qu’ils n’ont peut-être fait qu’ap­prendre par cœur, sans dis­cer­ne­ment, sans cri­tique. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose.

Hier soir, je lisais un texte court de Simon Leys, paru dans le Maga­zine Lit­té­raire (L’empire du laid, in Le bon­heur des petits pois­sons) il y a une dizaine d’an­nées et qui sous cou­vert d’être un tan­ti­net humo­ris­tique m’a appor­té un éclai­rage nou­veau qui n’est peut-être pas loin de dire quelque chose de vrai, et de surprenant :

Les vrais phi­lis­tins ne sont pas des gens inca­pables de recon­naître la beau­té — ils ne la recon­naissent que trop bien, ils la détectent ins­tan­ta­né­ment, et avec un flair aus­si infaillible que celui de l’es­thète le plus sub­til, mais ce n’est pas pour pou­voir fondre immé­dia­te­ment des­sus de façon à l’é­touf­fer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur uni­ver­sel empire de la lai­deur. Car l’i­gno­rance, l’obs­cu­ran­tisme, le mau­vais goût, ou la stu­pi­di­té ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’af­firment furieu­se­ment à chaque occa­sion, et ne tolèrent aucune déro­ga­tion à leur tyran­nie. Le talent ins­pi­ré est tou­jours une insulte à la médio­cri­té. Et si cela est vrai dans l’ordre esthé­tique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beau­té artis­tique, la beau­té morale semble avoir le don d’exas­pé­rer notre triste espèce. Le besoin de tout rabais­ser à notre misé­rable niveau, de souiller, moquer, et dégra­der tout ce qui nous domine de sa splen­deur est pro­ba­ble­ment l’un des traits les plus déso­lants de la nature humaine.

Ce serait donc bien dans ce qui dif­fère des repré­sen­ta­tions de son propre obs­cu­ran­tisme que se cache­rait cette navrante vague iconoclaste…

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Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (car­net de voyage en Tur­quie — 15 août) : La Cap­pa­doce vue des airs et les cités sou­ter­raines de Tat­la­rin et Derinkuyu

Bul­le­tin météo de la jour­née (jeu­di 16 août 2012) :

10h00 : 24°C / humi­di­té : 49% / vent 4 km/h
14h00 : 28°C / humi­di­té : 19% / vent 15 km/h
22h00 : 21°C / humi­di­té : 30% / vent 4 km/h

Il est encore tôt lorsque j’ouvre les yeux. Le calme mati­nal de la Cap­pa­doce m’en­va­hit et creuse en moi un abîme de bon­heur sourd. Ni volets, ni rideaux, mon regard tombe sur les myriades de bal­lons qui enva­hissent la plaine dans la lumière du soleil levant. Un bal­let silen­cieux emplit le ciel rou­geoyant, des dizaines de bulles flot­tant dans un air frais, tan­dis que je reste la tête sur l’o­reiller à admi­rer la suc­ces­sion de pla­teaux de tuf qui s’é­tend à perte de vue sur l’ho­ri­zon. Je me suis endor­mi hier soir sur les pages d’A­min Maa­louf ; ce ne serait pas éton­nant que mes rêves aient vaga­bon­dé aux côtés de Saladin.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 001 - Ballons depuis la chambre

L’hô­tel est inté­gra­le­ment en pierre vol­ca­nique, une pierre à la fois rugueuse et cha­leu­reuse et je ne manque à aucun ins­tant de poser ma main des­sus pour en sen­tir la rugo­si­té. Je me fais cou­ler un bain chaud pour dérouiller mes muscles abi­més par la des­cente de la val­lée, avant de des­cendre déjeuner.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 003 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 008 - Çavuşin, la citadelle

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 010 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 016 - Çavuşin, le cimetière

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 018 - Çavuşin, le cimetière

Je me rends à Çavuşin, à quelques kilo­mètres seule­ment de la sor­tie de Göreme en pre­nant la route vers Ava­nos, avec la ferme inten­tion de mar­cher dans les grandes val­lées que l’on voit du ciel et dans les­quelles se cachent des petites églises creu­sées à l’é­cart du monde dans le tuf de la mon­tagne. C’est une ran­don­née qui s’en­vi­sage sur la jour­née, sur­tout si l’on veut prendre le temps. Je pen­sais, en ce mois d’août ren­con­trer pas mal de monde mais encore une fois, j’ai l’im­pres­sion d’être seul au monde. Je n’au­rai ren­con­tré dans la Güllü Dere (la val­lée aux roses, le mot dere dési­gnant plus le lit d’un ruis­seau assé­ché qu’une val­lée à pro­pre­ment par­ler) en tout et pour tout qu’un couple d’Al­le­mands avec leur môme dans leur pous­sette (inutile de dire qu’ils ont vite fait demi-tour…) et un couple de Fran­çais avec leur fils avec qui j’ai fait un bout de chemin.
Çavuşin, ça signi­fie pour moi un bourg pai­sible, une grande place avec une épi­ce­rie, des camions et des remorques pein­tur­lu­rés et sur les pare-brises, au-des­sus des poi­gnées de portes des voi­tures, sur les auto­col­lants des pare-soleil, une ins­crip­tion sup­po­sée atti­rer la chance, ici écrite en alpha­bet latin : Bis­mil­la­hir­rah­ma­nir­ra­him. Mais c’est aus­si la cita­delle, avec ses habi­ta­tions tro­glo­dytes, et tout en haut la basi­lique Saint-Jean Bap­tiste, qui a peut-être conte­nu un jour les reliques de l’A­gneau de Dieu… Peut-être… Cette par­tie de la ville était encore habi­tée jus­qu’en 1964, date à laquelle elle a été éva­cuée. En 1975, une grande par­tie de l’é­di­fice s’est effon­drée. Çavuşin c’est aus­si une petite mos­quée où j’ai rare­ment enten­du le muez­zin chan­ter et des petites églises dans la ville, ouvertes aux quatre vents, et des mai­sons grecques en pierre, déco­rées d’or­ne­ments en forme de coquillage ou d’é­toiles. Sur la grande place, lors­qu’on conti­nue le che­min sur la droite, on arrive en bor­dure d’un cime­tière, un très vieux cime­tière où par endroits ne sub­sistent plus que des stèles fichées en pleine terre, sans ins­crip­tions, ron­gées par le vent et la pous­sière, d’autres sont amar­rées sur la pente de la col­line, tour­nées vers La Mecque. Au milieu des tombes musul­manes, des stèles chré­tiennes sur­mon­tées d’une croix, dont une porte un nom pour­tant bien turc : Ali Kara mort en 1952. Ali le noir.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 021 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 022 - Çavuşin, le cimetière

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 028 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Cette val­lée porte le nom de Zin­danönü et mène vers les trois val­lées qui sont comme un Graal au terme de ce voyage ; Güllü Dere (la val­lée aux roses), Kızıl Çukur (le fos­sé rouge) et Mes­ken­dir. On y voit d’é­normes mame­lons ren­flés de tuf blanc, des pics, des cou­lées d’oxydes qui ont colo­ré la roche de roses et de verts. Je retourne sur mes pas pour aller cher­cher la voi­ture que j’ai lais­sée dans le centre pour la garer sur un immense par­king vide. Cela me vau­dra de faire une ren­contre sur­pre­nante avec la gen­dar­me­rie (jan­dar­ma) à mon retour.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 031 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 034 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 039 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 043 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 050 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Je m’en­gouffre dans la val­lée ; il fait déjà chaud, le soleil est haut dans le ciel. Quelques arbres ché­tifs, des abri­co­tiers sur­tout, pro­mettent une ombre qu’il est de bon ton d’ac­cep­ter. Le che­min se rétré­cit, passe sous des arches de pierre creu­sées par la main de l’homme. J’ar­rive devant la pre­mière église, l’église des Trois Croix (Üç haçlı kilise), laquelle me laisse un peu per­plexe. En dehors d’un écri­teau, rien ne laisse pen­ser qu’on est ici au pied d’une église, laquelle n’est visible depuis le che­min que par la pré­sence d’une ouver­ture sur l’ex­té­rieur qui per­met de voir une immense croix insé­rée dans une man­dorle gra­vée au pla­fond, ouver­ture cau­sée par l’ef­fon­dre­ment d’une par­tie de la façade. L’ac­cès se fait par une pente ardue et c’est pra­ti­que­ment allon­gé sur le sol que j’ar­rive à esca­la­der en met­tant les pieds dans les encoches. J’a­voue ne pas être tota­le­ment ras­su­ré et la pers­pec­tive de tom­ber cinq mètres plus bas ne m’en­chante guère, mais le spec­tacle en vaut la peine. A l’in­té­rieur, ce sont des gra­vures datant du VIIè siècle et des pein­tures ulté­rieures (fin IXè siècle) qui ornent ses parois, notam­ment une vision triom­phante du Christ, entou­rée de ché­ru­bins tétra­morphes et de séra­phins, des élé­ments au plus proche de la tra­di­tion paléo­chré­tienne et byzan­tine. C’est un tra­vail d’une rare finesse, ron­gé par le temps, abî­mé par des mains indé­li­cates, hos­tiles à l’i­ma­ge­rie chré­tienne. L’im­pres­sion d’être coin­cé dans ce lieu tota­le­ment impro­bable, iso­lé du monde, donne une belle idée de la manière dont vivaient reclus les moines qui habi­tait ces trous de sou­ris pour se pro­té­ger de leurs per­sé­cu­teurs. Dans cette val­lée pas com­plè­te­ment iso­lée au final, on trouve des ter­rasses culti­vées, des ceps de vignes taillés, des petits abri­co­tiers, tout un monde de cultures à l’a­bri du vent dans ces édens naturels.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 054 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 061 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 063 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Je des­cends de l’é­glise par le gou­let et manque de déva­ler plus vite que pré­vu, mais heu­reu­se­ment que j’ai de bonnes chaus­sures. Un peu plus loin se trouve une autre église, l’église Saint-Jean (Ayvalı kilise), mais elle est mal­heu­reu­se­ment fer­mée en ce moment pour res­tau­ra­tion. Le val­lon se referme, le che­min devient de plus en plus étroit. Il y a des pigeon­niers par­tout, et cer­taines falaises montrent des striures qui laissent pen­ser que des ouver­tures ont été creu­sées, mais rien n’est moins certain.
Le guide bleu dit qu’on peut faire demi-tour pour atteindre la val­lée sui­vante, ou alors prendre le che­min de crête pour arri­ver de l’autre côté. C’est ici que je tombe sur un couple de Fran­çais avec leur fils d’une ving­taine d’an­nées, visi­ble­ment pas très content d’être là, qui se deman­daient s’ils allaient faire demi-tour ou ten­ter la crête. Lui regarde vers le haut et estime que c’est pos­sible. Elle, pas très spor­tive, me dit que son mari a l’ha­bi­tude de faire des treks et qu’il est content dès que ça grimpe. Le fils, lui, est beau­coup plus sur la réserve, et il souffle comme un ado à qui on demande de se lever un dimanche matin, et ne se voit pas du tout grim­per. Allez, on va faire un bout de che­min ensemble. On s’en­traide pour grim­per dans les endroits les plus glis­sants, on se donne la main et on finit par se rendre compte qu’en étant mon­té si haut, on ne pour­ra plus redes­cendre de ce côté-là. Quitte ou double. D’au­tant que je n’ai pas vrai­ment l’im­pres­sion que le che­min soit si pra­ti­cable que ça. Tant pis, on y est. Le che­min devient de plus en plus étroit et raide, les gra­villons glissent sous les chaus­sures. Lui monte à toute vitesse et der­rière je traîne la patte pour essayer de le suivre. Une fois qu’il est sur la crête, il estime qu’on peut redes­cendre faci­le­ment de ce côté. On attend sa femme et son fils qui peinent. Une fois arri­vé en haut, j’ai une sur­pre­nante vision, à la lisière de ces deux val­lées, je vois devant moi toute la plaine de Göreme. Je reste là quelques ins­tants et nous déci­dons avec les autres de nous sépa­rer. Lui a envie de trot­ter, moi j’ai juste envie de prendre mon temps dans ce décor à cou­per le souffle, d’au­tant qu’un petit vent me rafrai­chit après la mon­tée. Je ne sais pas com­bien de temps je reste assis là, sur la crête, avant de redes­cendre, mais je me laisse enva­hir par la dou­ceur de cet air, de la fra­grance d’herbes incon­nues et rares, et sur­tout le silence… Un silence incom­pa­rable, mys­tique, presque d’ins­pi­ra­tion divine. Je com­prends pour­quoi des hommes sont venus jus­qu’i­ci pour se reti­rer du monde.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 067 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 069 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 074 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 076 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 079 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Il faut bien redes­cendre main­te­nant. Je pen­sais que ce serait plus simple de mon­ter, mais ce n’est qu’une blague… alors que les Fran­çais sont des­cen­dus comme s’ils avaient un train à prendre, je me rends compte que je n’ar­ri­ve­rai pas à aller au même rythme. Je des­cends quand-même une par­tie des gou­lets sur les fesses tel­le­ment ça glisse. Et puis soyons hon­nête, je suis un peu pris par le ver­tige… La val­lée s’ouvre à nou­veau, cer­tains endroits sont lit­té­ra­le­ment brû­lés par le soleil, il n’y a plus que de l’herbe sèche, des cailloux qui roulent sous les chaus­sures, pay­sage qui s’ef­frite sous mes pas et que je contri­bue lar­ge­ment à éro­der. J’i­ma­gine sans dif­fi­cul­té ce que repré­sen­te­rait une averse dans ce pay­sage. L’eau qui n’est pas absor­bée par le soleil doit ruis­se­ler en tor­rents dans les gou­lets et se concen­trer dan­ge­reu­se­ment. Dans cette val­lée au nom évo­ca­teur, le fos­sé rouge (Kızıl Çukur), les falaises prennent des teintes colo­rées étranges, de rouge, de jaune vif cou­leur de souffre, de vert tendre, de rose doux.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 080 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 083 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 087 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Ici et là, on trouve des croix taillées dans les parois de la roche, des ouver­tures creu­sées pour conte­nir une simple pièce minus­cule dont on peut se poser la ques­tion de l’usage.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 097 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 100 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 102 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Je prends tout mon temps pour des­cendre et admi­rer ce pay­sage sen­sa­tion­nel… pour tom­ber sur un bar… Après cette des­cente impro­bable, tom­ber sur un bar avec une ter­rasse où se pré­lassent quelques per­sonnes, dont les Fran­çais, en train de siro­ter un jus d’o­range et de pam­ple­mousse à l’ombre d’un para­sol, cela a quelque chose de sur­réa­liste. Le type qui monte ici à pied ses caisses de fruits me demande d’où je viens. Quand je lui dis que je suis pas­sé la crête, il me féli­cite mais me dit qu’un che­min en contre­bas est beau­coup plus facile pour relier les deux val­lées. D’un côté, je me mau­dis, mais de l’autre, je n’au­rais pas vu ce superbe spec­tacle à che­val entre les deux val­lons. Je lui prends un grand jus et lui demande s’il connaît le che­min pour aller voir la Direk­li Kilise, une des plus belles églises de la val­lée, mais qui reste appa­rem­ment dif­fi­cile à trou­ver. Il me dit qu’un Fran­çais lui en a deman­dé le che­min un peu plus tôt, mais il était tel­le­ment aimable qu’il l’a envoyé dans une autre direc­tion. Il est en train de me dire que je suis plus aimable que l’autre et que peut-être je mérite de voir ça… Je ver­rai bien une fois sur place ce qu’il pen­sait de moi.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 104 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 105 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 106 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 107 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 109 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 112 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Avant de repar­tir, je prends le temps de visi­ter la petite église qui sur­plombe le bar, Haçlı kilise (église à la croix) où l’on trouve une très belle abside en forme de quart de sphère et des pein­tures excep­tion­nel­le­ment conser­vées. Une énorme croix est gra­vée au pla­fond de la nef. Je redes­cends le che­min en pre­nant soin de bien suivre les expli­ca­tions du tenan­cier du bar. Des pans entiers de rochers se sont effon­drés, lais­sant place à des creux taillées, des pièces désor­mais éven­trées, expo­sées aux quatre vents, patri­moine irré­cu­pé­rable qui va s’é­teindre avec la val­lée. De nom­breux pigeon­niers par­courent les falaises à des hau­teurs hal­lu­ci­nantes et on a du mal à s’i­ma­gi­ner com­ment font les pro­prié­taires pour aller récu­pé­rer la fiente qui ser­vi­ra d’en­grais. Cer­tains sont peints de très jolis motifs arabes, quelques mots écrits à la pein­ture verte, cou­leur de l’is­lam, achèvent de don­ner un air tendre à ces petites niches. Des damiers, des fleurs, des motifs cir­cu­laires, contournent l’in­ter­dic­tion des repré­sen­ta­tions humaines ou ani­males dans l’art de l’islam.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 118 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 124 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 129 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 137 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 145 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 146 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 147 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 149 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 150 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

En conti­nuant ma des­cente, j’ar­rive devant l’é­glise superbe. De dehors, une simple falaise, quelques ouver­tures, rien qui ne laisse sup­po­ser le tré­sor qui se trouve der­rière la paroi ; une église blanche, toute blanche, imma­cu­lée, plon­gée dans l’obs­cu­ri­té des siècles. Ici, aucune fresque, pas un seul récit biblique des­si­né sur les murs, mais des colonnes ! Plus récente que les autres, elle a été construite en pleine période ico­no­claste et c’est la rai­son pour laquelle aucune image n’y figure. L’es­pace déga­gé est immense au vu de la struc­ture de la roche. Une colon­nade monte sur deux étages, avec des fenêtres don­nant sur l’ex­té­rieur. Cette église aux colonnes (Direk­li Kilise ou Sütun­lu Kilise) est un tel bijou qu’on pour­rait sans com­plexe lui don­ner le titre de cathé­drale de Cap­pa­doce ! L’im­pres­sion d’es­pace du lieu, sa blan­cheur, sa lon­gueur, font de ce lieu un havre de paix incroyable, à des kilo­mètres de la vie des hommes. Un cou­rant d’air mys­tique me par­court l’é­chine, une sorte d’ex­tase sen­suelle qui me dit de ne plus par­tir d’i­ci. La magie opère com­plè­te­ment. Dehors il fait chaud, et ici il fait si bon que je me repose un peu avant de reprendre la route. Je me sens comme un pèle­rin sur la route de Jéru­sa­lem, érein­té par la route, mais tel­le­ment heureux.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 139 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 142 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 159 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 164 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 167 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 170 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Au dehors, ce ne sont que pigeon­niers peints… A ma grande sur­prise, sur l’un deux, je vois des­si­né un che­val, et un homme !!! C’est à peine croyable ! Et puis sur un autre, un oiseau et un homme et une femme se fai­sant face ! Je n’en reviens pas. Cer­taines églises ont vu les visages de leurs repré­sen­ta­tions bif­fés, sca­ri­fiés, effa­cés, et ici dehors des musul­mans peignent des êtres humains sur leurs pigeon­niers… Je sou­ris à cette idée par­fai­te­ment… ico­no­claste. Plus loin, je tombe sur une église effon­drée. Ici c’est sur quatre étages que sont construites les colon­nades !!! Les hommes n’ont pas man­qué d’au­dace. Les bâtis­seurs (ou plu­tôt les exca­va­teurs) se sont sur­pas­sés dans ces chefs‑d’œuvre sou­ter­rains… Plus j’a­vance vers le début de la val­lée, plus il y a d’ombre, de plus en plus d’a­bri­co­tiers s’en­che­vêtrent dans la val­lée étroite. Des pieds de vigne portent sur eux de petites grappes d’un rai­sin sombre. La falaise fait des vagues blanches cré­meuses, et cer­taines me font pen­ser à des mon­tagnes de polen­ta… La falaise haute est creu­sée de cen­taines de trous. La fin de la val­lée est lar­dée de cônes de tuf.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 176 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 182 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 187 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 197 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 208 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

J’ar­rive au bout de ma ran­don­née, épui­sé, un peu triste presque de voir cet épi­sode se ter­mi­ner, tel­le­ment il fut intense et riche en émo­tions spi­ri­tuelles. Je n’au­rai pas le temps de visi­ter la troi­sième val­lée (Mes­ken­dir) qui vaut appa­rem­ment le coup aus­si avec son tun­nel et l’é­glise aux rai­sins (Üzümlü Kilise). Mais rien ne m’empêchera de reve­nir un jour accom­plir une seconde fois cette ran­don­née magique. Je rejoins ma voi­ture, seule sur le par­king, je jette mon sac sur le siège pas­sa­ger, délace mes chaus­sures pour chan­ger de chaus­settes et his­toire de m’aé­rer les pieds. J’en­tends une voi­ture s’ar­rê­ter à côté de moi, les por­tières claquent, bruits de chaus­sures… En rele­vant le nez, je suis sur­pris de voir un uni­forme. Deux types armés, ran­gers et béret, me parlent en anglais. Sur le 4x4 qui est garé à côté est écrit en blanc « Jan­dar­ma ». C’est votre voi­ture ? Je lui répon­drai bien quelque chose, mais non, je la joue humble, mieux vaut ne pas rigo­ler avec eux. Il me demande les papiers de la voi­ture. Évi­dem­ment je ne sais pas où ils sont, mais j’es­saie quand-même le pare-soleil ; ils tombent sur le siège. Après avoir regar­dé l’é­tat des pneus d’un air dis­trait, il me tend les papiers en me disant de ne pas garer ma voi­ture ici, il y a des voleurs qui s’en prennent aux voi­tures iso­lées. Je ne dis rien mais la voi­ture est pas­sa­ble­ment pour­rie, c’est un tacot, une Renault Sym­bol (oui, je sais) hors d’âge, c’est une voi­ture de loca­tion imma­tri­cu­lée à Deniz­li et je n’y avais rien lais­sé du tout. Mais je les remer­cie et leur dit que de toute façon j’ai fini ma jour­née, que je rentre. Ils me saluent en tou­chant leur béret et je ne demande pas mon reste.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 212 - Avanos

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 214 - Avanos

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 215 - Avanos

Je file vers Ava­nos où je me pro­mène un peu dans le ville et où je retrouve les Fran­çais, dou­chés, chan­gés, en train de boire une Efes Pil­sen à la ter­rasse d’un café. Per­son­nel­le­ment je sens la trans­pi­ra­tion et j’ai de la pous­sière par­tout col­lée sur la peau, les chaus­sures dans un état lamen­table ; ma jour­née n’est pas ter­mi­née. Je passe voir Meh­met dans son ate­lier ; il m’offre un thé. Son fils Oğuz est en train de creu­ser des motifs à main levée dans la terre “consis­tance cuir” des pho­to­phores qui seront bien­tôt cuits.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 217 - Bayramhacı

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 218 - Bayramhacı

Quelque chose a atti­ré mon atten­tion sur le guide tou­ris­tique. A quelques kilo­mètres de là, on trouve des sources chaudes situées dans un com­plexe ther­mal, dans une toute petite ville por­tant le nom de Bay­ram­hacı. Je n’ai pour me repé­rer que les vagues indi­ca­tions du guide. Le GPS n’est pas aus­si fin pour trou­ver l’en­droit et la nuit com­mence à tom­ber. Par chance, l’en­droit est ouvert tard le soir. Je m’en­fonce dans le pay­sage lunaire à l’est d’A­va­nos, sur la route qui se dirige vers Kay­se­ri. La route est nue, plate, elle ne dit rien qui vaille. Tout ici me semble étran­ger, ne res­semble à rien de ce que je connais et l’i­dée de m’é­car­ter des routes prin­ci­pales pro­voque tou­jours chez moi une sorte d’an­goisse qui me décom­pose de l’in­té­rieur. Mais il me semble que j’aime cette sen­sa­tion puisque je la recherche, je me nour­ris de mes propres peurs et les trans­cende à chaque fois en pas­sant à l’acte. Ce n’est pas une angoisse blo­quante, mais la sen­sa­tion de se construire grâce au saut dans l’in­con­nu. Un simple pan­neau sur le bord de la route indique la direc­tion de Bay­ram­hacı et me fait tour­ner brus­que­ment. C’est une route pous­sié­reuse qui finit par se réduire à un simple che­min de terre. Le gou­dron dis­pa­raît tout bon­ne­ment sous les roues de la voi­ture. Le pay­sage change du tout au tout. Sur l’autre rive de ce qui me paraît être au pre­mier abord un lac se trouve un pay­sage lunaire, un pla­teau de tuf colo­ré. En fait, je vais me rendre compte assez vite que c’est une rete­nue d’eau arti­fi­cielle assez récente. Tel­le­ment récente qu’elle n’ap­pa­raît pas sur les cartes d’é­tat-major, mais seule­ment sur les pho­tos satel­lites. Le jour tombe, ren­dant l’at­mo­sphère du lieu impro­bable. Je conti­nue ma route et arrive dans le petit bourg de Bay­ram­hacı, à l’en­trée duquel se trouve un cali­cot au-des­sus de la route : Bay­ram­hacı Köyüne Hoş Gel­di­niz (Bien­ve­nue dans le vil­lage de Bay­ram­hacı). La ville est toute blanche, abso­lu­ment déserte, les mai­sons de pierre blanche, des mai­sons grecques, sont ornées de grilles en fer for­gé peint en bleu. Rien n’est indi­qué, il n’y a de pan­neaux nulle part, si ce n’est pour indi­quer des direc­tions qui me semblent presque fan­tai­sistes. J’ar­rive à la porte d’un hôtel qui pour­rait bien être ma des­ti­na­tion, mais tout semble fer­mé. L’en­droit ne manque pas de charme, il donne sur le lac et après un bon rafrai­chis­se­ment pour­rait avoir du charme. Le pro­blème c’est l’i­so­le­ment. Il faut vrai­ment se perdre pour arri­ver ici. Mais je ne désarme pas, je conti­nue de cher­cher et je finis par trou­ver un pan­neau qui indique (un comble dans un endroit aus­si recu­lé) Hot Springs. C’est un grand bâti­ment peint en jaune au bout de la route. Un chien m’ac­cueille en aboyant. Je prends un sac dans lequel je mets mon maillot de bain et une ser­viette et je me dirige vers la bâtisse.

Un type m’ac­cueille dans un anglais bal­bu­tiant et me fait payer le droit d’en­trée. 5TL. Il me dit que les cabines se trouvent au bord du bas­sin et me laisse entrer. C’est une immense pis­cine où nagent une dizaine de Turcs. Nagent ou bar­botent plu­tôt. Évi­dem­ment, tous les regards se tournent vers moi. Sou­rire. Je m’en­gouffre dans la cabine et je mets mon maillot de bain. Il com­mence à faire un peu frais. Der­rière le mur, on a une vue superbe sur le lac, le vil­lage tout blanc et sa mos­quée au mina­ret jaune qui pour­fend le ciel. Un pay­sage sublime vu d’un lieu impro­bable. Le bas­sin est divi­sé en deux par­ties ; un bas­sin à 35°C, l’autre, plus grand à 30°C. Se détendre là après une bonne jour­née de marche, c’est appa­rem­ment une idée que je ne suis pas le seul à avoir eu puisque peu de temps après, une dizaine de jeunes Fran­çais (et de Fran­çaises) enva­hit le bas­sin. C’est cer­tai­ne­ment le seul endroit du coin où les femmes sont accep­tées dans le même espace que les hommes. Bien évi­dem­ment, cela n’é­vite en rien aux hommes de se rin­cer l’œil au contact des belles étran­gères et je soup­çonne que le lieu soit répu­té pour ça.

A l’in­té­rieur du bâti­ment se trouve le ham­mam. Un car­ré car­re­lé de plaques de ce très beau marbre blanc qu’on trouve par­tout s’ouvre sur un bas­sin noir dont on ne voit pas le fond, ce qui le rend assez inquié­tant. Une forte odeur d’œuf pour­ri prend à la gorge, ce qui est signe que les sources sont char­gées en souffre. L’en­droit est étrange, énig­ma­tique. On s’at­ten­drait presque à voir sur­gir de là une bête vis­queuse venant des entrailles de la terre. Il y a deux hommes au bord de la pis­cine, qui me regardent. J’es­saie de ras­sem­bler toute la digni­té dont je suis capable en entrant tout dou­ce­ment dans l’eau dont la tem­pé­ra­ture oscille en 40 et 45°C, mais à un moment, je dois lâcher quelques mots de fran­çais, du style “putain qu’elle est chaude…” puisque le type le plus jeune me dit : « Vous êtes Français ? »
— Oui ! La sur­prise doit se lire sur mon visage. Vous aus­si, lui demandé-je ?
— Non, nous sommes Belges. Je vous pré­sente mon père, Mehmet.
Je dois avouer que je suis un peu sur­pris. Tous les deux vivent en Bel­gique, ils sont venus pas­ser leurs vacances ici, et le fils m’ex­plique qu’ils viennent sou­vent ici, lui depuis qu’il est tout petit, et qu’un peu plus haut, il y a une autre source chaude où l’eau jaillit à plus de 60°C. Le père ne parle pas un mot de fran­çais, pas plus qu’il ne parle fla­mand. Le fils me demande si j’ap­pré­cie les Turcs, ce à quoi je réponds que je les trouve tel­le­ment gen­tils… Et je rajoute qu’ils sont tel­le­ment plus agréables que les Français.
— Ça, ce n’est pas très com­pli­qué… me dit-il en se marrant.
— Je suis bien d’ac­cord avec vous. J’ai par­fois honte de dire que je viens de France de peur qu’on me mette une éti­quette “pas aimable” dans le dos.
Nous res­tons là à dis­cu­ter au bord de la pis­cine où la cha­leur est dif­fi­ci­le­ment supportable.
Je retourne prendre un peu le frais dans la pis­cine exté­rieure, je prends mon temps, je flotte, je fais des bulles. Le temps s’est arrê­té dans cette pis­cine chaude, per­due au milieu de la Cap­pa­doce. La nuit est tom­bée désor­mais. Je retourne faire un tour dans le ham­mam ; le fils et son père sont par­tis, ils ont été rem­pla­cés par deux hommes et un bébé. Je ne sais pas pour­quoi mais le plus grand des deux me parle tout de suite en fran­çais. Celui-ci vient de Trappes, dans les Yve­lines. C’est bien le comble ça, de retrou­ver un Turc qui vit à côté de chez moi. Il m’ex­plique qu’il met deux jours à venir ici en voi­ture et qu’il passe par la Grèce désor­mais et arrive en bateau, ça lui revient moins cher que de pas­ser par la route, car dans ce cas il tra­verse la Bul­ga­rie et n’ar­rête pas de se faire racket­ter par les auto­ri­tés. Son frère est en train de man­ger un fruit sur le bord de l’eau, alors que le soleil n’est pas encore cou­ché et que le muez­zin n’a pas encore fait l’ap­pel à la rup­ture du jeûne. Il me dit qu’il n’y a que les vieux qui font le ramadan…

Je finis de faire trem­pette dehors, sous un ciel étoi­lé et les puis­sants halo­gènes qui éclairent la pis­cine. Les fran­çaises nagent tan­dis que les Turcs tentent de les imi­ter en bavant… C’est assez drôle de les regar­der se côtoyer dans cet endroit. La situa­tion est assez coquasse. Main­te­nant qu’il fait nuit, je retourne sur Ava­nos où je cherche un endroit pour dîner. Sur la route, je passe devant un pan­neau qui indique le pas­sage de tor­tues… Je trouve un petit res­tau­rant encore ouvert, Ava­nos Top­kapı Res­to­ran, à la déco­ra­tion vert anis, où flotte une bonne odeur de viande mari­née et grillée. Le corps déten­du, fati­gué, j’en­gouffre un Ada­na Kebap savou­reux avec un verre de thé.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 220 - Avanos de nuit

La ville est calme le soir, il fait doux dans ces mon­tagnes. Le pont qui tra­verse le Kızılır­mak est illu­mi­né de bleu et la belle mos­quée toute neuve res­plen­dit dans la nuit. Il est tard, je suis rom­pu. A l’hô­tel, c’est Abdul­lah qui tient la récep­tion. Il me demande d’at­tendre cinq minutes et revient avec un sou­rire énorme et une assiette de pas­tèque cou­pée en mor­ceaux. Nous man­geons ensemble notre pas­tèque sur le bal­con, sous le ciel déli­cat de la Cap­pa­doce, heu­reux comme s’il venait de neiger…

Voir les 221 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul 

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L’ai­guière aux oiseaux ou aiguière de Saint-Denis (Mr 333)

L’ai­guière aux oiseaux ou aiguière de Saint-Denis (Mr 333)

L’ai­guière aux oiseaux est un vrai tré­sor issu des échanges liés à l’his­toire médi­ter­ra­néenne. Elle est men­tion­née par le moine béné­dic­tin Dom Michel Féli­bien dans son His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France, en  1706, mais bien aupa­ra­vant, on retrouve trace de cet objet déjà aux pre­miers temps de l’é­di­fi­ca­tion de la basi­lique puisque dans les œuvres-mêmes de l’ab­bé Suger, on en retrouve men­tion, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vrai­ment d’où elle vient, ni dans quelles condi­tions elle est arri­vée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus pro­ba­ble­ment volée ou sor­tie d’E­gypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son cou­vercle en or, faus­se­ment de style orien­tal puis­qu’on sait de source sûre qu’il a été fabri­qué en Ita­lie, c’est que l’ob­jet a voya­gé jus­qu’à Saint-Denis en pas­sant par un ate­lier d’or­fè­vre­rie de haut rang, cer­tai­ne­ment dans le sud du pays. Orné de fili­granes tor­sa­dés, de rosettes et de minus­cules entre­lacs de type « ver­mi­cel­li », ce cou­vercle épouse l’ouverture en amande du bec ver­seur et « chris­tia­nise » l’objet. (source Qan­ta­ra)

L’his­toire de son arri­vée jus­qu’à Saint-Denis demeure un mystère.

Aiguière aux oiseaux - Musée du Louvre - cristal de roche

Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cris­tal de roche (Mr 333)

Ce qui fait de cet objet une rare­té, c’est non seule­ment sa matière, puis­qu’il a été réa­li­sé dans du cris­tal de roche, d’un seul bloc. De dimen­sion modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réa­li­sé sur son flanc en forme de poire repré­sente des oiseaux sty­li­sés enrou­lés autour de motifs flo­raux d’ins­pi­ra­tion per­sane. Même l’anse n’est pas rap­por­tée et fait par­tie du même bloc. La voir ain­si tou­jours soli­daire du corps prin­ci­pal plus de 1000 ans après sa créa­tion en fait une pièce tout-à-fait excep­tion­nelle, même si la par­tie supé­rieure taillée en ronde bosse repré­sen­tant cer­tai­ne­ment un oiseau ou un bou­que­tin, située sur le haut de l’anse a disparu.

Dom Michel Félibien - Trésor de Saint-Denis (1706) - Planche issue de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France - détail

Dom Michel Féli­bien — Tré­sor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France — détail

La tech­nique uti­li­sée par les artistes cai­rotes de la période fati­mide est une taille par abra­sion par des maté­riaux per­met­tant une grande pré­ci­sion (sable et dia­mant) dans une pierre d’une dure­té de 7 (le dia­mant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au pre­mier coup d’œil, la pièce de cris­tal de roche est creu­sée de l’in­té­rieur, évi­dée par abra­sion, ce qui repré­sente un tra­vail de longue haleine et de pré­ci­sion. A son point le plus fin, l’é­pais­seur au col n’est que de 3mm et il aura fal­lu à l’ar­tiste pas­ser un outil dans un gou­let de moins de 2cm de large. On remarque aus­si que la symé­trie de la pièce n’est pas par­faite, cer­tai­ne­ment parce que l’ar­tiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.

La période de fabri­ca­tion remonte très cer­tai­ne­ment au der­nier quart du Xè siècle et elle porte au col une ins­crip­tion en cou­fique signi­fiant “béné­dic­tion, satis­fac­tion et [mot man­quant] à son pos­ses­seur”. Source Wiki­pe­dia.

On retrouve la men­tion de la pré­sence de cet objet dans le tré­sor de Saint-Denis sur cette gra­vure de Dom Michel Féli­bien, sous le nom de vase d’A­lié­nor, mais on recon­naît bien sa forme, l’oi­seau et le bec, ain­si que son cou­vercle en or por­tant chaînette.

Dom Michel Félibien - Trésor de Saint-Denis (1706) - Planche issue de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France

Dom Michel Féli­bien — Tré­sor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France

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Les mys­tères de la Gue­ni­zah du Caire

Les mys­tères de la Gue­ni­zah du Caire

Dans les anciens royaumes boud­dhistes, il n’est pas rare de trou­ver des caches ou des salles annexes rem­plies des sta­tues de Boud­dha ou de bod­hi­satt­vas qui ont été offerts en offrande au temple, et que les textes — ou l’é­thique — inter­disent de détruire ou de se débar­ras­ser. Il se trouve sim­ple­ment que la place finit par man­quer. De la même manière, les syna­gogues sont en règle géné­rale, si la place le per­met, équi­pées d’une petite salle ser­vant de remise pour les objets cultuels ou les écrits sur les­quels figurent au moins un des sept noms de Dieu. Puis­qu’il est inter­dit d’ef­fa­cer le nom de Dieu ou de détruire le docu­ment sur lequel il est ins­crit, il faut donc remi­ser le docu­ment dans un lieu sacré, mais à l’é­cart de l’es­pace prin­ci­pal de culte. Ain­si existent ces petites salles dans les syna­gogues qu’on appellent gue­ni­za ou gue­ni­zah (גניזה). Si le terme hébreu désigne un endroit de mise en dépôt, il signi­fie éga­le­ment pré­ser­va­tion.

Synagogue Ben Ezra (intérieur) - Le Caire

Syna­gogue Ben Ezra (inté­rieur) — Le Caire

La gue­ni­zah la plus connue est celle que l’on nomme gue­ni­zah du Caire, que l’on trouve dans une petite syna­gogue du Caire, la syna­gogue Ben Ezra. Cette syna­gogue, lieu de culte juif situé en terre d’is­lam, porte en elle une his­toire par­ti­cu­lière ; située dans un vieux quar­tier cai­rote, au des­sus du por­tail sud de la Cita­delle de Baby­lone, à deux pas du Nil, elle est construite sur le lieu exact où Moïse aurait été recueilli dans son panier aqua­tique. On trouve éga­le­ment dans les envi­rons l’é­trange et célèbre église sus­pen­due (Al-Kanî­sah al-Mu’al­la­qah) qui fut autre­fois le siège du patriar­cat copte, ain­si que le monas­tère Saint-Georges, haut lieu de l’or­tho­doxie d’Égypte. Non loin de là, on trou­vé éga­le­ment l’É­glise d’Abou Ser­ga, lieu sup­po­sé où Marie, Joseph et l’en­fant Jésus se réfu­gièrent lor­qu’­Hé­rode ordon­na l’exé­cu­tion des enfants du Royaume. En clair, dans ce Vieux Caire sont ras­sem­blées toutes les reli­gions du livre.

Les Juifs gui­dés par Jéré­mie lors de l’exode baby­lo­nienne sous Nabu­cho­do­no­sor II, y construi­sirent la pre­mière syna­gogue dans laquelle ils dépo­sèrent à l’in­té­rieur de la gue­ni­zah la Torah inache­vée du scribe Esdras (Ezra — עזרא הסופר). A plu­sieurs reprises dans son his­toire, le lieu fut dévas­té puis recons­truit, mais éton­nam­ment, la gue­ni­zah fut pré­ser­vée, ain­si que les docu­ments qui s’y trouvent. Ain­si, ce sont plus de 250 000 docu­ments, rédi­gés en hébreu, qu’on a pu mettre à jour dans cette petite salle.

Solomon Schechter étudiant les manuscrits de la guenizah de la synagogue Ben Ezra au Caire

Solo­mon Schech­ter étu­diant les manus­crits de la gue­ni­zah de la syna­gogue Ben Ezra au Caire

Le doc­teur Solo­mon Schech­ter, un éru­dit mol­dave exi­lé ensuite aux États-Unis où il fon­da le conser­va­tisme juif amé­ri­cain se fixa comme objec­tif de recen­ser les ouvrages conser­vés ici. A par­tir de 1896, il pas­sa son temps à décor­ti­quer les lignes, dans la pous­sière nocive de ce lieu éteint et secret qui alté­ra pro­fon­dé­ment sa san­té et fit des décou­vertes excep­tion­nelles. La plus impor­tante pièce de cette col­lec­tion se trouve être pré­ci­sé­ment la Torah inache­vée d’Ez­ra, mais éga­le­ment le contrat de mariage d’un rab­bin égyp­tien ayant vécu au XIIIème siècle, Avra­ham Maï­mo­nide, fils de Moïse Maï­mo­nide, célèbre rab­bin anda­lou, une Torah écrite sur une peau de gazelle remon­tant au Vème siècle AEC et enfin, deux exem­plaires d’un extrait du Manus­crit de Qum­rân qui n’a­vait pas encore été décou­vert lors du recensement.

Lettre autographe d’Avraham Maïmonide, conservée à la Gueniza du Caire

Lettre auto­graphe d’Avraham Maï­mo­nide, conser­vée à la Gue­ni­za du Caire

Tous ces docu­ments ont per­mis d’a­voir une vision pro­fonde des mœurs juifs en terre d’is­lam puisque nombre d’entre eux per­mettent de connaître la manière dont on par­lait l’a­rabe au début de la conquête de l’Égypte par les peuples arabes, mais éga­le­ment, puisque beau­coup de ces docu­ments sont des actes de la vie quo­ti­dienne admi­nis­tra­tive, de com­prendre com­ment évo­luait cette socié­té dans ces rap­ports de coha­bi­ta­tion entre les dif­fé­rentes reli­gions. La syna­gogue telle qu’on peut la voir aujourd’­hui a été réno­vée il y a peu, mais la majeure par­tie du bâti­ment est iden­tique à la syna­gogue recons­truite en 1115, ce qui en fait une des plus anciennes syna­gogues du monde. Aujourd’­hui, la tota­li­té des docu­ments sont dis­per­sés et conser­vés dans des biblio­thèques amé­ri­caines ou anglaises.

Synagogue Ben Ezra - Le Caire

Syna­gogue Ben Ezra — Le Caire

Synagogue Ben Ezra (localisation) - Le Caire

Loca­li­sa­tion de la Syna­gogue Ben Ezra du Caire sur Google Maps

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A la ren­contre des alé­vis turcs

A la ren­contre des alé­vis turcs

Res­ca­pés des inté­grismes et des pogroms, liber­taires par essence, aty­piques par leurs croyances, les alé­vis ne sont pas beau­coup aimés du reste de la com­mu­nau­té musul­mane, a for­tio­ri parce que leur foi a pour ori­gine la branche mal-aimée de l’is­lam ; le chiisme. Le mot alé­vi lui-même signi­fie adepte d’A­li, le gendre du pro­phète, celui par lequel le chiisme a fait dissidence.
Au cours de mes péri­pé­ties, j’ai pu moi-même me rendre compte que si les alé­vis sont regar­dés de tra­vers, consi­dé­rés comme des illu­mi­nés, voire comme des fous (pas au sens fana­tiques) et mal­gré leur litur­gie peu ortho­doxe, ils n’en sont pas moins res­pec­tés, même si par le pas­sé, cela ne fut pas tou­jours le cas. Abso­lu­ment pas mino­ri­taires en Tur­quie (1 Turc sur 4 est alé­vi, les sta­tis­tiques offi­cielles fai­sant plu­tôt état de 10 à 15% de la popu­la­tion), un musul­man sun­nite vous accom­pa­gne­ra tout de même volon­tiers au tekke ou à la cem evi le plus proche si le cœur vous en dit, mais il n’est pas dit qu’on vous pro­pose d’as­sis­ter au sema avec vous, il ne faut tout de même pas exagérer.

dilek ağacı

Arbre à sou­haits alé­vi (dilek ağacı). Pho­to © Son Til­ki

Voi­ci un extrait du livre de Sébas­tien de Cour­tois (Un thé à İst­anb­ul, récit d’une ville) nous en appre­nant un peu plus sur ces reli­gieux d’un autre genre qui pra­tiquent leur foi dans un étrange syn­cré­tisme. Ren­contre avec Mehmet.

Si les alé­vis de Tur­quie sont consi­dé­rés comme des « musul­mans » par l’of­fice des cultes, leurs pra­tiques rituelles n’ont rien à voir avec l’is­lam ortho­doxe, ni même avec l’is­lam tout court étant don­né qu’ils n’en res­pectent aucun des piliers. Ils ne vont pas à la mos­quée, m’ex­plique Alber­to, spé­cia­liste de la ques­tion, ne lisent pas le Coran et, au pèle­ri­nage de La Mecque, ils pré­fèrent celui plus proche de Haci Bek­taş, une saint homme de Cap­pa­doce. De même, les cinq prières quo­ti­diennes ne leur sont pas fami­lières, comme le jeûne du rama­dan qu’ils ne res­pectent pas, et — comble d’hé­ré­sie — ils n’hé­sitent pas à jurer sur la tête du Pro­phète. Le por­trait d’A­li, le gendre du Pro­phète, trône dans leurs mai­sons de prière, les cem evi, à côté du saint cap­pa­do­cien et d’un Atatürk repré­sen­té en odeur de sain­te­té. Une étrange tri­ni­té cha­ma­nique qui n’est pas pour me déplaire tant elle est sur­réa­liste. Il fau­drait plu­tôt voir dans l’a­lé­visme turc — qui concerne près de 25% de la popu­la­tion, tout de même — un main­tien de croyances pré­sis­la­miques liées au par­cours des peuples turcs en Asie, avec une touche d’in­fluence chré­tienne, comme des rémi­nis­cences de cultures plus anciennes.

Costume traditionnel de cérémonie alévi

Cos­tume tra­di­tion­nel de céré­mo­nie alé­vi. Pho­to © Sol Por­tal

Meh­met est fier de sa reli­gion. Une iden­ti­té qui fait de lui un être à part dans la socié­té turque, comme l’en­semble de ses congé­nères. Digne des­cen­dant de ses aïeux, il conspue régu­liè­re­ment toute forme d’au­to­ri­ta­risme reli­gieux et reste un fervent défen­seur de la laï­ci­té et du sécu­la­risme. « Cha­cun chez soi, me dit-il sou­vent, les imams à la mos­quée ! » Aux dires de cer­tains obser­va­teurs — dont je suis —, si la Tur­quie n’a pas encore bas­cu­lé dans le camp de l’obs­cu­ran­tisme, c’est grâce à cette mino­ri­té de râleurs nés. Les quar­tiers alé­vis ne se mélangent pas avec ceux des sun­nites, les deux groupes se regar­dant en chien de faïence et sus­pec­tant l’autre d’un mau­vais coup. Ils aiment la musique, la trans­mis­sion des cultures locales, dont celle des bardes, les aşık, qui ont por­té jus­qu’à nous des siècles de mémoire orale.
J’ai com­pris la spé­ci­fi­ci­té des alé­vis en assis­tant à leur culte dans une cem evi située au der­nier étage d’un immeuble moderne du quar­tier de Yeni­bos­na. Rien de bien attrac­tif en appa­rence — une tour vitrée près d’un péri­phé­rique —, mais je décou­vris là le ter­rain d’une magie secrète ber­cée par les chants, les danses où hommes et femmes se meuvent pour des rituels qui me sem­blaient sor­ti du jour­nal d’ex­plo­ra­tion d’un décou­vreur de cam­pagnes turques au Moyen-Âge.
Un autre genre de voyage dans la ville, celui des sectes, confré­ries et ordres mys­tiques. Meh­met m’a­vait intro­duit dans cet uni­vers de signes et de sym­boles. Le dede, le maitre spi­ri­tuel, était l’un de ses parents éloi­gnés. Il m’a­vait pla­cé au pre­mier rang, en signe de res­pect pour l’in­vi­té, dans une sorte d’am­phi­théâtre minia­ture. Je décou­vrais un autre aspect de mon ami, celui d’un homme res­pec­té dans sa com­mu­nau­té pour ses ascen­dances fami­liales car, dans la croyance alé­vie, on croit à la trans­mi­gra­tion des âmes — la réin­car­na­tion, pour être pré­cis —, et son lignage était hono­rable. « On ne parle pas de mort », me dit-il, mais plu­tôt de « pas­sage », ce qui aidait à dédra­ma­ti­ser le ter­rible acci­dent de son frère.

Sébas­tien de Cour­tois, Un thé à İst­anb­ul, récit d’une ville
Le Pas­seur édi­tions, coll. Che­mins d’étoiles, 2014

Pho­to d’en-tête © Utku Kay­nar

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