Mar 8, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Difficile, vu de loin, de prôner la démocratie à tout prix. Difficile aussi de vouloir un retour en arrière, quoi qu’il en coûte. Mais la modernité est passée en Inde et a fait ses ravages. Court extrait du livre de William Dalrymple, L’âge de Kali, où il ne peut faire que constater que les temps changent et que les processus de modernisation ne sont pas forcément aussi profitables aux plus petits et que les dégâts, une fois ceux-ci opérés, sont impossibles à effacer…
— Avant, on se sentait bien protégé. Aujourd’hui, il y a trop de concurrence.
— Si l’on n’écrase pas quelqu’un, on ne peut pas monter.
Les deux vieillards se regardèrent avec tristesse.
— Vous ne pouvez pas imaginer la splendeur et la richesse de cette époque-là, dit Vanmala en rompant ce moment de silence. Si je vous en parlais, vous croiriez que je vous raconte des histoires.
— A l’époque, tout serdar avait quinze chevaux et un éléphant, précisa le commandant. Mais maintenant, on ne peut même pas s’offrir un âne.
— Les serdars ne sont pas les seuls à être nostalgiques, fit remarquer Vanmala. Toute la population regrette l’ancien temps. C’est pourquoi la rajmata — et tous les Scindia — sont encore tellement aimés du peuple. Si l’un des membres de la famille se présente aux élections, tout le monde vote pour lui.
— Mais pourquoi ? demandai-je. Les gens ne préfèrent donc pas la démocratie ?
— Non, répondirent les Pawar à l’unisson.
— Absolument pas, renchérit le commandant.
— Vous comprenez, en ce temps-là, il n’y avait pas de corruption, expliqua le général. Les maharajahs se consacraient vraiment à l’administration de leur domaine. Tout était bien géré.
— La cité était parfaitement tenue, dit le commandant. Le maharajah faisait lui-même le tour de la ville, la nuit, incognito, pour voir comment les choses se passaient. Il considérait vraiment ses sujets comme ses enfants. Maintenant, où que vous alliez, il n’y a que corruption et extorsion.
— Aujourd’hui, dit Vanmala, tout babu de la fonction publique se prend pour un maharajah et essaie de compliquer la vie de l’homme ordinaire. Mais à l’époque, il n’y avait qu’un seul roi. Les gens de Gwalior étaient certains que s’ils lui racontaient leur histoire, il les écouterait et essaierait de les remettre en selle.
— Le maharajah et la rajmata étaient comme un père et une mère pour eux, dit le commandant.
— Tout cela a disparu, ajouta le général Pawar.
— Ce monde est mort, conclut le commandant.
— Il ne nous reste plus que nos souvenirs, dit le général. C’est tout. C’est tout ce que nous avons.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
Photo d’en-tête © Ananda Vrindavan
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Mar 7, 2014 | Sur les portulans |
Il existe un endroit en Inde, dans la ville de Vrindavan, dans la région de l’Uttar Pradesh, dont nous parle l’auteur de L’âge de Kali, William Dalrymple, qui est un des hauts lieux saints de l’Inde, petit paradis pour le dévot, enfer pour d’autres. A la découverte de ce lieu hors du commun.
La foi permet souvent de voir beaucoup de choses qui demeurent cachées au non-croyant. Aux yeux de la plupart des visiteurs profanes, Vindavan semble n’être rien de plus qu’une ville marchande du nord de l’Inde, en piteux état, aux rues poussiéreuses encombrées de vaches, de mendiants, de bicyclettes et de rickshaws. Mais pour le pèlerin pieux, c’est la résidence de Krishna, et donc — en ce sens du moins — un paradis terrestre qu’embaume le parfum des tamariniers et des arjuns.
Les hindous dévots croient que Krishna est encore présent dans cette ville aux palais en ruine et aux ashrams fourmillant de pèlerins, aux égouts du ciel ouvert et aux étals exposant des lithographies de l’Enfant Dieu, aux couleurs vives. Un vieux sadhu, rencontré au bord de la rivière, m’a dit qu’en prêtant l’oreille avec attention, on peut encore capter les accents lointains de la flûte de Krishna. Le matin, ajouta-t-il, on peut parfois entrevoir le dieu se baignant en bas des ghats ; le soir, on le voit souvent se promener avec Radha sur les berges de la Yamuna.
Chaque année, des centaines de milliers de dévots hindous viennent à Vrindavan et suivent, pieds nus, le parikrama qui, passant devant la plupart des temples et des lieux saints, mène à la Yamuna. La plupart se rendent ensuite à un autre lieu de pèlerinage voisin : Govardhan, une montagne que, selon la légende, Krishna utilisait comme ombrelle en la soulevant avec son petit doigt. Ce n’est qu’une petite colline, mais cela ne trouble pas les pèlerins ; ils savent que plus le mal prolifère dans le monde, plus la montagne diminue.
Certains de ceux qui viennent à Vrindavan n’en repartent plus. Car beaucoup d’hindous croient qu’il n’y a pas, dans toute l’Inde, de lieu plus saint et que c’est là qu’il convient donc de passer ses derniers jours.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
Pourtant, dans l’Inde d’aujourd’hui, cette ville porte une histoire triste et est devenue le théâtre d’un véritable drame humain qui touche directement la population féminine d’un pays qui, s’étant débarrassé de quelques unes de ses lois les plus iniques (les castes), a plongé toute une population dans une situation horrible. En effet, les veuves, autrefois, avait comme obligation à la mort de leur époux de pratiquer la coutume séculaire de la sati, qui consistait à ce que la femme soit immolée par le feu en même temps que son époux sur le bûcher lors de la mort de celui-ci. Dans la tradition hindoue, la femme perd son statut à la mort de son mari. Ce pratique de la sati (littéralement femme bien, ce qui implique que si elle n’est plus sati, c’est une mauvaise femme…) désormais interdite a créé les conditions d’une situation impossible pour ces veuves puisqu’elles sont désormais rejetées par leurs enfants, envoyées à la rue comme des mendiantes, quelle que soit leur condition et c’est dans cette ville qu’elle se retrouvent, vêtues de blanc sale, le crâne rasé. Pour les plus jeunes d’entre elles, et peut-être aussi les plus belles, elles sont mises à la disposition des gangsters ou même de certains sadhus indélicats qui alimentent ces trafics dans les ashrams de Vindavran. Une fois abîmées, elles sont alors revendues dans les bordels de Dehli. Une situation atroce pour ces milliers de femmes à qui on confisque tout une fois leur mari décédé, et qui vient presque à se poser la question de savoir si la sati n’était pas une tradition qui avait au moins le mérite de ne pas permettre une telle humiliation.
La petite ville provinciale de Vindavran devient alors le révélateur d’une dégradation sociale pas forcément visible, mais qui se concentre ici et devrait faire réagir les forces publiques, désormais tenues par des escrocs et des bandits.
Lire cet article sur le site de l’Express, ainsi que sur le site Mes carnets d’Asie.
Photo d’en-tête © Somebody
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Oct 14, 2013 | Livres et carnets, Sur les portulans |
On peut commencer à lire Joseph Kessel en passant par la grande porte, avec Le Lion et les livres qui ont été portés à l’écran et que l’on connaît plus pour leur succès propre que par le nom de celui qui en a écrit l’histoire, comme La passante du sans-souci ou L’armée des ombres. Ou alors on peut entrer par la petite porte avec ses romans de jeunesse ou tardifs, ou ses reportages magnifiques. Il y a de toute façon beaucoup de matière, beaucoup à lire, et c’est ce que j’ai commencé à faire, sans trop crier gare. Une réédition récente de La vallée des rubis m’a permis de découvrir un texte passionnant sur un des lieux les plus étranges de ce monde ; Mogok. Mogok est une ville birmane située dans la région de l’ancienne capitale royale Mandalay. Réputée pour ses mines de pierres précieuses et semi-précieuses, les étrangers ne peuvent s’y rendre qu’avec un permis spécial et à condition qu’ils bénéficient d’une licence leur permettant d’exploiter le commerce des pierres. On sait aussi que les ouvriers des mines sont souvent drogués afin de supporter les conditions de travail abominables dans lesquelles sont extraites les gemmes, et que les autorités font tout pour que cela ne soit pas connu. Pas assez apparemment, mais cela n’empêche pas l’exploitation de continuer.
L’histoire de Kessel se déroule depuis Paris jusqu’à Mogok, où le narrateur et son ami Jean se rendent pour retrouver les traces d’un trésor de rubis « sang-de-pigeon » perdu de manière mystérieuse. Avant d’arriver sur les terres birmanes, ils passent par Bombay, ce qui sera pour eux une expérience glaçante… Je livre ici deux pages de ce grand livre, à lire avec précautions. Âmes sensibles… s’abstenir… (more…)
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Mar 23, 2013 | Livres et carnets |
Voici un petit livre tout à fait étonnant. Trouvé dans la sélection 2013 du prix du meilleur roman décerné par les lecteurs de Points, cet OVNI littéraire à la couverture rose brillante est un conte clair comme l’eau du ruisseau. Parfois, je me demande ce qui me passe par la tête quand je me décide à acheter des bouquins.
L’auteur, Vaikom Muhammad Basheer, est connu pour son œuvre à caractère social, racontant avec une certaine tendresse la vie dans la province du Kerala (extrême sud-ouest de l’Inde), où un quart des habitants sont musulmans), aussi bien que pour son rôle politique dans le processus d’indépendance de l’Inde.
Kounnioupattoumma est une jeune fille indienne, musulmane, élevée dans un cocon de tendresse et de richesses ; son père s’occupe des affaires de la mosquée et personne ne lève le petit doigt sans en référer à son avis, jusqu’au jour où les affaires ne vont plus et voici la famille ruinée, la jeune fille et sa mère obligée de vendre leurs bracelets en or pour acheter une petite maison dans les faubourgs, là où les gens font leurs besoins sur la route ou dans la rivière où est tirée l’eau à boire… Pourtant, Oumma, sa mère est la fille préférée de son grand-père, lequel avait pourtant un éléphant, un grand mâle avec des défenses !
Photo © Riccardo Romano
Dans cet univers devenu sombre, Kounnioupattoumma passe les années sans trouver d’homme qui ne veuille d’elle à marier, à plus forte raison parce que ses parents sont pauvres, jusqu’au jour où, voulant secourir un moineau femelle, elle tombe dans un fossé et n’arrive à en sortir que grâce aux bons soins d’un jeune homme qui va disparaître aussi vite qu’il est apparu.
Derrière l’histoire simple d’une fille naïve surprotégée qui finit par être livrée à un monde dur se trouve une belle réflexion sur les liens qu’entretiennent les différentes religions qu’on trouve en Inde. Car même entre musulmans, parfois, on a du mal à reconnaître les siens…
- C’est quoi? demande Kounnioupattoumma.
Pour le reste, elle avait compris. Elle avait entendu parler de « poules électriques » qui s’allument quand on appuie sur un bouton. Mais le mot « radio », en revanche, elle ne le connaissait pas.
— C’est une boîte, explique Aïsha, d’où sortent de la musique et des informations de très, très nombreux pays.
— On entend La Mecque ?
— L’Arabie, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, la Russie, l’Afrique, Madras, l’Allemagne, l’Amérique, Singapour, Delhi, Karachi, Lahore, Mysore, l’Angleterre, Le Caire, l’Australie, Calcutta, Ceylan — on peut capter des stations de presque partout dans le monde.
Kounnioupattoumma ne comprenait pas bien de quoi il était question. Mais une chose était sûre, cette fille en faisait trop.
— Tu as un tamarin chez toi ?
— Non !
Et pourtant, c’était bien le plus important, non ? Elle poussa l’avantage :
— Et un éléphant, fausse bécasse, tu en as un ?
— Non !
— Mon grand-père avait un éléphant, dit Kounnioupattoummaen se rengorgeant, un grand mâle à défenses !
Aïsha répondit avec fierté :
— Mon grand-père avait un char à bœufs ! Il transportait des marchandises qu’il livrait dans des boutiques ou chez les gens. C’était son travail. Avec son char à bœufs, il a payé des études à mon père jusqu’à la maîtrise. Et ton grand éléphant, où est-ce qu’il est ?
— Oh, il est mort. Enfin, décédé.
— Quand est-ce qu’il est mort ?
— Pas mort, décédé. (C’était un éléphant musulman, il fallait donc dire « décédé », ou « trépassé », comme pour les croyants. « Mort », c’était bien pour les kafir(*).) Il a tué quatre kafir !
— Seulement quatre ? Et combien de musulmans ?
— Zéro. C’était un éléphant formidable !
— Si c’est bien vrai, répondit Aïsha en riant, il aura droit à quatre demeures au paradis, richement incrustées, pierres précieuses, diamants, perles et rubis, respectivement !
Quand une personne avait accompli ici bas des actions méritoires — et tuer un kafir en était une — elle jouissait dans l’autre monde de multiples plaisirs.
Notes :
kafir : désigne de manière péjorative les non-musulmans.
Vaikom Muhammad Basheer, Grand-père avait un éléphant
Points Zulma, 2005
Traduit du Malayalam (Inde) par Dominique Vitalyos
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Jul 12, 2012 | Livres et carnets |
Le célèbre archéologue Prisse d’Avennes, particulièrement inspiré pour transmettre son goût de l’art arabe, possédait dans ses collections particulières deux petits recueils de miniatures indiennes du XVIIème siècle, d’inspiration moghole, de très belles gouaches fines, rehaussées de fil d’or et d’argent.
Recueils de miniatures indiennes n°1
Recueils de miniatures indiennes n°2
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