Voici un petit livre tout à fait étonnant. Trouvé dans la sélection 2013 du prix du meilleur roman décerné par les lecteurs de Points, cet OVNI littéraire à la couverture rose brillante est un conte clair comme l’eau du ruisseau. Parfois, je me demande ce qui me passe par la tête quand je me décide à acheter des bouquins.
L’auteur, Vaikom Muhammad Basheer, est connu pour son œuvre à caractère social, racontant avec une certaine tendresse la vie dans la province du Kerala (extrême sud-ouest de l’Inde), où un quart des habitants sont musulmans), aussi bien que pour son rôle politique dans le processus d’indépendance de l’Inde.
Kounnioupattoumma est une jeune fille indienne, musulmane, élevée dans un cocon de tendresse et de richesses ; son père s’occupe des affaires de la mosquée et personne ne lève le petit doigt sans en référer à son avis, jusqu’au jour où les affaires ne vont plus et voici la famille ruinée, la jeune fille et sa mère obligée de vendre leurs bracelets en or pour acheter une petite maison dans les faubourgs, là où les gens font leurs besoins sur la route ou dans la rivière où est tirée l’eau à boire… Pourtant, Oumma, sa mère est la fille préférée de son grand-père, lequel avait pourtant un éléphant, un grand mâle avec des défenses !
Photo © Riccardo Romano
Dans cet univers devenu sombre, Kounnioupattoumma passe les années sans trouver d’homme qui ne veuille d’elle à marier, à plus forte raison parce que ses parents sont pauvres, jusqu’au jour où, voulant secourir un moineau femelle, elle tombe dans un fossé et n’arrive à en sortir que grâce aux bons soins d’un jeune homme qui va disparaître aussi vite qu’il est apparu.
Derrière l’histoire simple d’une fille naïve surprotégée qui finit par être livrée à un monde dur se trouve une belle réflexion sur les liens qu’entretiennent les différentes religions qu’on trouve en Inde. Car même entre musulmans, parfois, on a du mal à reconnaître les siens…
- C’est quoi? demande Kounnioupattoumma.
Pour le reste, elle avait compris. Elle avait entendu parler de « poules électriques » qui s’allument quand on appuie sur un bouton. Mais le mot « radio », en revanche, elle ne le connaissait pas.
— C’est une boîte, explique Aïsha, d’où sortent de la musique et des informations de très, très nombreux pays.
— On entend La Mecque ?
— L’Arabie, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, la Russie, l’Afrique, Madras, l’Allemagne, l’Amérique, Singapour, Delhi, Karachi, Lahore, Mysore, l’Angleterre, Le Caire, l’Australie, Calcutta, Ceylan — on peut capter des stations de presque partout dans le monde.
Kounnioupattoumma ne comprenait pas bien de quoi il était question. Mais une chose était sûre, cette fille en faisait trop.
— Tu as un tamarin chez toi ?
— Non !
Et pourtant, c’était bien le plus important, non ? Elle poussa l’avantage :
— Et un éléphant, fausse bécasse, tu en as un ?
— Non !
— Mon grand-père avait un éléphant, dit Kounnioupattoummaen se rengorgeant, un grand mâle à défenses !
Aïsha répondit avec fierté :
— Mon grand-père avait un char à bœufs ! Il transportait des marchandises qu’il livrait dans des boutiques ou chez les gens. C’était son travail. Avec son char à bœufs, il a payé des études à mon père jusqu’à la maîtrise. Et ton grand éléphant, où est-ce qu’il est ?
— Oh, il est mort. Enfin, décédé.
— Quand est-ce qu’il est mort ?
— Pas mort, décédé. (C’était un éléphant musulman, il fallait donc dire « décédé », ou « trépassé », comme pour les croyants. « Mort », c’était bien pour les kafir(*).) Il a tué quatre kafir !
— Seulement quatre ? Et combien de musulmans ?
— Zéro. C’était un éléphant formidable !
— Si c’est bien vrai, répondit Aïsha en riant, il aura droit à quatre demeures au paradis, richement incrustées, pierres précieuses, diamants, perles et rubis, respectivement !
Quand une personne avait accompli ici bas des actions méritoires — et tuer un kafir en était une — elle jouissait dans l’autre monde de multiples plaisirs.
Notes :
kafir : désigne de manière péjorative les non-musulmans.
Vaikom Muhammad Basheer, Grand-père avait un éléphant
Points Zulma, 2005
Traduit du Malayalam (Inde) par Dominique Vitalyos