Stav­kirke, l’é­glise en bois debout (zone norvégienne)

Stav­kirke, l’é­glise en bois debout (zone norvégienne)

Stav­kirke, l’é­glise en bois debout

Zone nor­vé­gienne

Quel nom étrange… Église en bois debout… En bois debout… Le nom de ces églises qu’on ne trouve plus guère qu’en Nor­vège vient de la manière dont le bois est tra­vaillé. En réa­li­té, l’ex­pres­sion est “bois de bout”, par oppo­si­tion à “bois de fil”. Le bois de bout est tout sim­ple­ment le bois tra­vaillé dans le sens ver­ti­cal, dans le sens de la fibre, ce qui en fait un maté­riau très résis­tant à la com­pres­sion. Éri­gées à par­tir de pieux fichés dans le sol, la struc­ture toute entière est sup­por­tée par ces blocs de bois qui sont par­fois tout sim­ple­ment des troncs entiers, qu’on appelle stav en nor­vé­gien et qui en anglais, stave, signi­fie “por­tée”. Ce sont ces poteaux d’angle qui donnent leur nom à ces églises ; stav­kirke, ou stav­kyrkje. Entiè­re­ment en bois, ce sont des chefs‑d’œuvre d’in­gé­nie­rie médié­vale. Si on estime que l’Eu­rope du Nord pou­vait comp­ter envi­ron 1300 églises, peut-être plus, il n’en reste aujourd’­hui que 28, toutes en Norvège.

Pho­tos © Håkon Li

Gefðu Að Móðurmá­lið Mitt

by Ragn­heiður Grön­dal | Þjóðlög

Lais­sons-nous empor­ter dans les cam­pagnes du sud de la Nor­vège, en dehors des grandes villes, avec la voix cris­tal­line de la chan­teuse islan­daise Ragn­heiður Grön­dal et ce mer­veilleux titre par­fai­te­ment impro­non­çable, Gefðu Að Móðurmá­lið Mitt.

Je le disais plus haut, il ne reste que 28 églises conser­vées de ce type alors que les églises en bois debout étaient légion en Europe du Nord. La plu­part ont fini brû­lées, aban­don­nées ou tout sim­ple­ment désos­sées pour finir en bois de chauffage.

L’é­di­fi­ca­tion de ces petites églises cor­res­pond à la période de chris­tia­ni­sa­tion des terres nor­vé­giennes entre 1150 et 1350, tan­dis que la reli­gion natu­relle pré-chré­tienne finit d’être chas­sée par le chris­tia­nisme ; le qua­drillage des terres habi­tées est un for­mi­dable outil de pro­pa­gande qui fait son œuvre. Aux alen­tours de 1700, ces églises répu­tées rurales sont aban­don­nées au pro­fit d’é­glises en pierre construites en cœur de ville.

Le défi tech­nique de ce type de construc­tion est de pou­voir résis­ter aux vents forts, dans une région qui ne dis­posent que de feuillus peu hauts ; la tech­nique du bois debout avec ses semelles d’angles per­met de sim­ple­ment poser la struc­ture sur une semelle de pierre, ce qui réduit les risques d’en­li­se­ment et de pour­ris­se­ment des piliers dans le sol. Ain­si, il existe deux sortes de stav­kirke qui cor­res­pondent à leur point d’é­vo­lu­tion. Les pre­mières sont petites, car­rées et peu éle­vées, comme celles de Halt­da­len ou d’Uvdal. Les secondes sont plus élan­cées, ce sont les plus connues, car elles sortent de la terre nor­vé­gienne avec fier­té, par­fois bis­cor­nues et un peu tor­dues, on les croi­rait prêtes à s’é­crou­ler parce qu’elles prennent de la hau­teur et le tran­sept est éle­vé (comme l’at­teste la pho­to (© Micha L. Rie­ser) du pla­fond de celle de Hop­pers­tad ci-des­sous) ; elles sont la quin­tes­sence de l’art scan­di­nave, ornées de volutes et de têtes sculptées.

Que ce soit les por­tails, les cha­pi­teaux, les pein­tures, tout ce qui de loin peut paraître tris­te­ment sobre est en réa­li­té incroya­ble­ment pro­lixe d’originalité.

Si la plus connue est celle de Bor­gund, nichée dans un écrin de ver­dure, la plus ancienne est celle d’Urnes, plan­tée au bord d’un petit fjord. La plus grande est celle de Hed­dal, avec ses bois dorés qui flam­boient dans le soleil et son orne­men­ta­tion exté­rieure qui lui donne des airs de ruche… Celle de Gol est construite en bois sombre, celle de Rin­ge­bu porte fiè­re­ment une flèche peinte en rouge et celle de Øye semble per­due au-des­sus des eaux sombres d’un fjord, celle de Fan­toft est la plus intri­guante, sombre et fan­tô­ma­tique, la nou­velle car l’an­cienne a été détruite par un sombre cré­tin incen­diaire en 1992…

Il existe une carte inter­ac­tive des églises en bois debout de Nor­vège sur le site VisitNorway.com, qui peut don­ner des idées de voyage…

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Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’a­près ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chré­tien, il est l’ar­ché­type du chré­tien d’O­rient, n’ayant jamais quit­té sa terre natale. Enter­ré dans les sou­bas­se­ments de la laure de Saint Théo­dose (Théo­dose le Céno­biarque ou Théo­dose le Grand) dans le désert de Pales­tine, il est un des per­son­nages les plus impor­tants du céno­bi­tisme ortho­doxe. Il faut bien avoir à l’es­prit que les Chré­tiens, les quelques Chré­tiens qui arrivent encore à se main­te­nir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majo­ri­té issus d’un culte proche des ori­gines de la Chré­tien­té, ce qu’on appelle l’Or­tho­doxie, qui, dans sa forme actuelle exer­cée en Rus­sie ou en Grèce reste une ver­sion édul­co­rée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Chris­tia­nisme très archaïque en Éthio­pie. Jean Moschus est l’au­teur d’un livre très impor­tant à titre docu­men­taire : Le Pré spi­ri­tuel (Λειμών, Leimṓn, Pra­tum spi­ri­tuale en latin). C’est une immense hagio­gra­phie pleine d’a­nec­dotes sur l’his­toire de l’é­glise chré­tienne syriaque qui nous donne des élé­ments pré­cis sur le déve­lop­pe­ment de la reli­gion dans les pre­miers siècles du Chris­tia­nisme d’O­rient sur les terres syriennes. C’est accom­pa­gné de ce livre que William Dal­rymple, l’é­cri­vain spé­cia­liste des Indes Bri­tan­niques et du monde chré­tien d’O­rient, s’est ren­du sur le che­min qu’a par­cou­ru Moschos. Il en rap­porte un témoi­gnage poi­gnant des der­nières heures de ces cultes immé­mo­riaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en par­tie dis­pa­raître sous la colère sourde et des­truc­trice des fon­da­men­ta­listes de Daech ou par la folie natio­na­liste d’un état turc qui prend un malin plai­sir à détruite toute trace d’un chris­tia­nisme dérangeant.

Monastère de Mor Gabriel - Midyat - Mardin, Turquie

Monas­tère de Mor Gabriel — Midyat — Mar­din, Tur­quie. Pho­to © 2013 Wan­der­lust

Le pre­mier extrait que je four­nis ici pro­vient du monas­tère de Mor Gabriel (Day­ro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la pro­vince de Mar­din, en Tur­quie. Le monas­tère ances­tral est actuel­le­ment en pro­cé­dure judi­ciaire avec l’é­tat turc qui l’ac­cuse d’oc­cu­per illé­ga­le­ment les terres sur lequel il est ins­tal­lé. Sans com­men­taire. Dal­rymple s’y rend en 1994 pour assis­ter à une scène de prière, rap­pe­lant au pas­sage que cer­tains rituels étaient com­muns aux chré­tiens et aux musul­mans, et que ceux qui s’en sont sépa­rés ne sont pas ceux qu’on croit.

Bien­tôt une main invi­sible a écar­té les rideaux du chœur , un jeune gar­çon a fait tin­ter les chaînes de son encen­soir fumant. Les fidèles ont enta­mé une série de pros­ter­na­tions : ils tom­baient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’é­glise, on ne voyait plus que des ran­gées de der­rière dres­sés. Seule dif­fé­rence avec le spec­tacle offert par les mos­quées : le signe de croix qu’ils répé­taient inlas­sa­ble­ment. C’est déjà ain­si que priaient les pre­miers chré­tiens, et cette pra­tique est fidè­le­ment décrite par Moschos dans Le Pré spi­ri­tuel. Il semble que les pre­miers musul­mans se soient ins­pi­rés de pra­tiques chré­tiennes exis­tantes, et l’is­lam comme le chris­tia­nisme orien­tal ont conser­vé ces tra­di­tions aus­si antiques que sacrées ; ce sont les chré­tiens qui ont ces­sé de les respecter.

Cyrrhus theatre

Théâtre de Cyr (Cyr­rhus)

Par le hasard des che­mins, lon­geant la fron­tière entre la Tur­quie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloi­gnée de tout, une cité aujourd’­hui en ruine qu’il appelle Cyr, à qua­torze kilo­mètres de la ville de Kilis en Tur­quie. Cyr, c’est l’an­tique Cyr­rhus, Cyr­rus, ou Kyr­ros (Κύρρος) ayant éga­le­ment por­té les noms de Hagiou­po­lis, Nebi Huri, et Kho­ros. Suc­ces­si­ve­ment occu­pée par les Macé­do­niens, les Armé­niens, les Romains, les Perses puis les Musul­mans et les Croi­sés, elle se trouve au car­re­four de nom­breuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait direc­te­ment réfé­rence à l’his­toire dont il est ques­tion ici.

Intérieur du mausolée de Nebi Uri

Inté­rieur du mau­so­lée de Nebi Uri (Cyr, Cyrrhus)

Il ren­contre à l’é­cart des ruines prin­ci­pales un vieil homme, un cheikh nom­mé M. Alouf, gar­dien d’un mau­so­lée iso­lé où l’on trou­ve­rait les reliques d’un saint… musul­man, nom­mé Nebi Uri. Le lieu est char­gé d’une puis­sance béné­fique pour les gens qui viennent y trou­ver le remède à leurs maux. Le malade s’al­longe sur le sol pour y trou­ver l’ac­com­plis­se­ment du miracle. Lorsque Dal­rymple l’in­ter­roge sur l’his­toire de ce per­son­nage enter­ré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’his­toire du chef des armées de David, marié à Beth­sa­bée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hit­tite, per­son­nage de l’An­cien Tes­ta­ment que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’in­té­gra­li­té de cette légende sur les magni­fiques tapis­se­ries du châ­teau d’É­couen (Val d’Oise), Musée Natio­nal de la Renais­sance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la pro­fonde simi­li­tude des cultes chré­tiens et musul­mans qui se confondent, s’en­tre­lacent et disent fina­le­ment que les deux ont coha­bi­té dans une cer­taine poro­si­té sans pour autant cher­cher à s’an­nu­ler. Une belle leçon à racon­ter à tous ceux qui exposent des sen­ti­ments pro­fonds sur l’in­té­gri­té de la religion…

Petite remise en pers­pec­tive de l’histoire :

Quel impro­bable alliage de fables ! Un saint musul­man du Moyen-Âge enter­ré dans une tombe à tour byzan­tine beau­coup plus ancienne, et qui s’é­tait peu à peu confon­du avec cet Urie pré­sent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trou­vait, ce saint s’ap­pe­lait jus­te­ment Urie et, au fil du temps, sont iden­ti­té avait fusion­né avec celle de son homo­nyme biblique. Il était encore plus inso­lite que dans cette cité, depuis tou­jours répu­tée pour ses mau­so­lées chré­tiens, la tra­di­tion sou­fie ait repris le flam­beau là où l’a­vaient lais­sés les saints de Théo­do­ret. Avec ses cour­bettes et ses pros­ter­na­tions, la prière musul­mane sem­blait déri­ver de l’an­tique tra­di­tion syriaque encore pra­ti­quée à Mar Gabriel ; paral­lè­le­ment, l’ar­chi­tec­ture des pre­miers mina­rets s’ins­pi­rait indu­bi­ta­ble­ment des flèches d’é­glises syriennes de la basse Anti­qui­té. Alors les racines du mys­ti­cisme — donc du sou­fisme — musul­man étaient peut-être à cher­cher du côté des saints et des Pères du désert byzan­tins qui les avaient pré­cé­dés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’­hui, l’Oc­ci­dent per­çoit le monde musul­man comme radi­ca­le­ment dif­fé­rent du monde chré­tien, voire radi­ca­le­ment hos­tile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des ori­gines du chris­tia­nisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux reli­gions sont étroi­te­ment liées. Car l’une est direc­te­ment née de l’autre et aujourd’­hui encore, l’is­lam per­pé­tue bien des pra­tiques chré­tiennes ori­gi­nelles que le chris­tia­nisme actuel, dans sa ver­sion occi­den­tale, a oubliées. Confron­tés pour la pre­mière fois aux armées du Pro­phète, les anciens Byzan­tins crurent que l’is­lam était une simple héré­sie du chris­tia­nisme ; et par mains côtés, ils n’é­taient pas si loin de la véri­té : l’is­lam, en effet, recon­naît une bonne par­tie de l’An­cien et du Nou­veau Tes­ta­ment et honore Jésus et les anciens pro­phètes juifs.
Si Jean Moschos reve­nait aujourd’­hui, il serait bien plus en ter­rain connu avec les usages des sou­fis modernes que face à un « évan­gé­liste » amé­ri­cain. Pour­tant, cette évi­dence s’est per­due parce que nous consi­dé­rons tou­jours le chris­tia­nisme comme une reli­gion occi­den­tale, alors qu’il est, par essence, orien­tal. En outre, la dia­bo­li­sa­tion de l’is­lam en Occi­dent et la mon­tée de l’is­la­misme (née des humi­lia­tions répé­tées infli­gées par l’Oc­ci­dent au monde musul­man) font que nous ne vou­lons pas voir — la pro­fonde paren­té entre les deux religions.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

J’a­dresse ce court billet à tous ceux, comme cer­tains dont je suis par ailleurs très proche, n’ar­rêtent pas d’as­sé­ner ad nau­seam que notre socié­té est « chré­tienne » ou « judéo-chré­tienne » et que l’is­lam, quel qu’il soit, remet en cause ses fon­de­ments. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’a­vis, car c’est là une tâche impos­sible, mais pour leur dire sim­ple­ment que rien n’est pur, rien n’est aus­si lisse que ce qu’il sou­hai­te­rait, a for­tio­ri cer­tai­ne­ment pas la reli­gion qu’ils arborent autour du cou…

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La Rome chré­tienne et sou­ter­raine de Gio­van­ni Bat­tis­ta de Rossi

La Rome chré­tienne et sou­ter­raine de Gio­van­ni Bat­tis­ta de Rossi

Si Rome ne s’est pas faite en un jour, elle n’est pas non plus res­sor­tie de terre comme un fleur dans une prai­rie. La Rome telle qu’on la connaît aujourd’­hui, ce vaste champ de ruines com­po­sé d’un mil­le­feuille inex­tri­cable d’é­poques dif­fé­rentes, a été en par­tie mis au jour par un archéo­logue ita­lien, Gio­van­ni Bat­tis­ta de Ros­si, dont le tra­vail a notam­ment révé­lé dans son inté­gra­li­té une des plus grandes cata­combes de la capi­tale ita­lienne : les cata­combes de Saint-Calixte.
Le lieu s’é­tend sur plus de 15 hec­tares, com­pre­nant presque 20km de gale­ries situées pour la plu­part à près de 20 mètres de pro­fon­deur. On trouve ici un ensemble de cryptes ras­sem­blant pas moins de seize tombes par­mi les pre­miers papes de la Chré­tien­té, ain­si que de nom­breuses autres tombes de mar­tyrs et pon­tifes des pre­mières lueurs du chris­tia­nisme. On consi­dère que c’est le tout pre­mier cime­tière chré­tien et sur­tout le pre­mier cime­tière sacré puisque les pre­miers papes de Rome y étaient enter­rés, à tel point que Ros­si sur­nom­ma la cryptes des papes, le petit Vati­can.
Les restes des papes dont les tombes ont été trou­vés ici ont géné­ra­le­ment été trans­fé­rés à une période ancienne vers d’autres églises. C’est éga­le­ment dans cette vaste nécro­pole que fut enter­rée celle qui fut mar­ty­ri­sée sous le nom de Sainte Cécile, la sainte patronne des musi­ciens. Si l’on connais­sait les cata­combes depuis le IXè siècle, l’in­té­rêt qu’on lui por­tait fut redou­blé lors­qu’en 1509, des fouilles archéo­lo­giques mirent au jour la dépouille de la sainte, appa­rem­ment par­fai­te­ment conservée…
Un autre inté­rêt de ce lieu est le pro­gramme ico­no­gra­phique ; puisque pré­ser­vées de la lumière du jour pen­dant plu­sieurs siècles, de très belles fresques repré­sen­tant les scènes de la vie du Christ et de la litur­gie en géné­ral y ont décou­vertes presque intactes. C’est tout ce tra­vail qui fut mis au jour par Ros­si et qui fut repro­duit dans trois superbes ouvrages aujourd’­hui dis­po­nibles sur le site de l’U­ni­ver­si­té de Heidelberg.

  1. Volume 1
  2. Volume 2
  3. Volume 3
  4. La Roma Sot­ter­ra­nea cris­tia­na par de Rossi
  5. Le même ouvrage en français

 

 

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Dans la vapeur blanche des jours sans vent (car­net de voyage en Tur­quie — 15 août) : La Cap­pa­doce vue des airs et les cités sou­ter­raines de Tat­la­rin et Derinkuyu

Dans la vapeur blanche des jours sans vent (car­net de voyage en Tur­quie — 15 août) : La Cap­pa­doce vue des airs et les cités sou­ter­raines de Tat­la­rin et Derinkuyu

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (car­net de voyage en Tur­quie — 14 août) : Çavuşin, Ava­nos, Mus­ta­fa­paşa et en dehors des routes tracées

Bul­le­tin météo de la jour­née (mer­cre­di) :

10h00 : 25°C / humi­di­té : 49% / vent 4 km/h
14h00 : 29°C / humi­di­té : 21% / vent 11 km/h
22h00 : 23°C / humi­di­té : 34% / vent 6 km/h

Ce matin est un jour par­ti­cu­lier. Je me lève à 4h00 dans la nuit turque pour faire quelque chose que je n’ai encore jamais fait. Dans un pre­mier temps, je cède à la grande faran­dole des tou­ristes en sui­vant leur mou­ve­ment, et dans un deuxième temps, je vais mon­ter dans une mont­gol­fière pour par­cou­rir la Cap­pa­doce depuis les airs. Je ne cache pas que chez moi, le ver­tige est une don­née aléa­toire. Inca­pable de pré­voir quand ça va se déclen­cher, je garde à la fois le — très bon — sou­ve­nir d’un jeune homme qui mar­chait au bord des falaises des gorges de l’Ar­dèche et le très mau­vais du jeune homme un peu plus âgé qui trans­pi­rait toute l’eau de son corps au pied des colosses de pho­no­lite de Bort-les-Orgues, comme en haut du bar­rage sur lequel avait tra­vaillé mon grand-père. Une ter­reur panique, tota­le­ment irra­tion­nelle s’é­tait alors empa­ré de moi et moi qui suis géné­ra­le­ment d’un natu­rel à ne pas me lais­ser sub­mer­ger par les émo­tions, j’a­vais dû me résoudre à faire demi-tour tel­le­ment les scé­na­rios catas­trophes com­men­çaient à prendre forme de manière tota­le­ment absurde. Même his­toire dans l’es­ca­lier métal­lique qui des­cend au centre du Gouffre de Padi­rac quelques années plus tard. Du coup, je n’ar­rive pas à savoir si mon­ter dans une mont­gol­fière est réel­le­ment une bonne idée. Mais j’ai réser­vé ma place, je dois partir.

Je des­cends à la récep­tion où je trouve un couple de jeunes Fran­çais habillés comme s’ils allaient à l’hip­po­drome de Long­champ. Ça sent le voyage de noces de bonne famille, petit ber­mu­da à motif et col Mar­tine. Le mini­bus vient me cher­cher vers 4h30 juste à l’en­trée de l’hô­tel, même pas un pas à faire. Je dors encore à moi­tié et dans l’obs­cu­ri­té je n’ar­rive pas à com­prendre quel che­min nous pre­nons ni où nous arri­vons, tou­jours est-il que je me retrouve dans un champ immense où les pre­miers bal­lons sont en train d’être gon­flés. Les mini­bus déversent tous ceux qui partent ce matin et je constate avec une cer­taine sur­prise et effa­re­ment aus­si que plus de la moi­tié des gens pré­sents ici sont des Chi­nois. Des tables sont ins­tal­lées en plein milieu du champ dans la pénombre de l’aube, des crois­sants et du café sur des nappes en papier, décor sur­réa­liste si l’on ne sait pas ce qu’il se trame ici. Dans une demi-heure, tout ce petit monde sera en l’air, même les Chi­nois qui eux ont le droit à des nouilles déshy­dra­tés au lieu des crois­sants et qui n’ar­rivent pas à se décol­ler du buffet.

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Pen­dant que les esto­macs se rem­plissent, je reste à côté des bal­lons cou­chés dans les phares des 4x4, à deux pas des flammes qui me chauffent le visage dans cette atmo­sphère encore un peu fraiche. Le jour se lève petit à petit, de manière presque pal­pable et déjà quelques uns des bal­lons sont debout, amar­rés, n’at­ten­dant plus que leur car­gai­son humaine. On me dirige vers les deux bal­lons sur les­quels est écrit en gros Cihan­gi­roğ­lu Bal­loons, sans oublier évi­dem­ment de me faire pas­ser devant un type avec un lec­teur de carte ban­caire qui réclame le prix non négli­geable du vol et que par décence, je tai­rai. On nous invite à mon­ter dans le bal­lon encore atta­ché en nous don­nant deux ou trois conseils pour l’at­ter­ris­sage, mais abso­lu­ment rien en cas de pro­blème. Cela dit, la ques­tion peut être vite élu­dée puis­qu’au cas où le bal­lon tombe, il n’y a pas grand chose à faire, sinon attendre que la nacelle touche le sol et espé­rer que le corps d’un autre amor­tisse sa propre masse. Pour ma part, je me retrouve coin­cé entre un vieux Chi­nois plus grand que moi et sa gre­luche qui a moins de la moi­tié de son âge. J’é­voque ce pas­sage main­te­nant pour évi­ter d’en repar­ler plus parce que ça reste pour moi un des moments les plus désa­gréables de ces vacances. Le type a pas­sé son temps à m’é­cra­ser les pieds, à prendre exac­te­ment les mêmes pho­tos que moi, me pous­sant par­fois pour que je rate mes pho­tos. J’ai haï le peuple chi­nois dans son ensemble pen­dant toute la durée du vol, en me disant que ce type n’é­tait qu’une raclure avec sa catin qu’il avait dû payer pour se marier et qu’il sera très content de reve­nir dans son pays pour faire des soi­rées dia­po avec ses col­lègues de tra­vail en se gar­ga­ri­sant d’a­voir dépen­sé si peu pour cette petite excur­sion. Je me suis quand-même mar­ré quand j’ai vu que le bal­lon le plus haut dans le ciel ce matin-là, était lar­dé d’i­déo­grammes chi­nois. Je me suis dit que ça devait être cultu­rel, tou­jours pas­ser devant les autres, faire mieux, plus, etc. Je me suis encore plus mar­ré quand le pilote du bal­lon nous a dit qu’il était mon­té trop haut et qu’il aurait du mal à redes­cendre… J’ai tou­jours un peu de mal avec ces gens qui ne font aucun effort pour connaître les habi­tants et dans le regard des­quels se lit la peur d’être sub­mer­gé par un autre peuple que le leur. Page tournée.

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Le bal­lon s’en­vole tout dou­ce­ment et je com­mence à être pris d’an­goisse, tout sim­ple­ment parce que j’ai peur d’a­voir le ver­tige, mais tout semble se pas­ser très sage­ment ; je ne sais pas pour­quoi mais rien ne vient, le fait qu’il n’y ait aucun bruit autre que celui du brû­leur et la dou­ceur du dépla­ce­ment de cet étrange aéro­stat me rem­plit de bien être. Les pre­mières choses que je vois sous mes pieds sont des tombes musul­manes dans un cime­tière ouvert, puis très vite, c’est la ville entière de Çavuşin qui appa­raît. Je ne suis vrai­ment pas si loin que ça de mon point de départ et je découvre alors cette petite ville que je ne visi­te­rai que plus tard. L’air est encore gris, le soleil encore caché der­rière l’ho­ri­zon et le bal­lon prend de plus en plus de hau­teur. De là-haut, on découvre tout un tas de recoins tro­glo­dytes qu’on n’i­ma­gine même pas et dont on a peine à ima­gi­ner qu’on puisse y accé­der facilement.

Le mieux est encore de regar­der ce que ça donne en vidéo pour se rendre compte. Une vidéo de 11′24″ réglée au mil­li­mètre avec la très belle musique d’Omar Faruk Tek­bi­lek (From emp­ti­ness) sur l’al­bum Fata Morgana,

Le bal­lon passe à proxi­mi­té du pla­teau de Çavuşin et laisse voir cette pierre si belle tein­tée de cou­leurs spec­trales et à son pied, des ver­gers, des champs culti­vés où ne voit pas trop bien com­ment un trac­teur pour­rait accé­der. Nous sommes main­te­nant suf­fi­sam­ment hauts pour voir un bel hori­zon déga­gé. La han­tise de ce genre de jour­née serait de décol­ler dans les nuages. L’air se réchauffe dou­ce­ment et le soleil pointe le bout de son nez der­rière les mon­tagnes. C’est un ins­tant bref, mais qu’on a l’a­van­tage de vivre quelques secondes avant ceux qui sont res­tés à terre. Un moment pri­vi­lé­gié, de pure grâce, pen­dant lequel per­sonne ne parle, tout le monde se tient extrê­me­ment silen­cieux de peur peut-être de déran­ger l’astre dans son exer­cice mati­nal. Le spec­tacle est magni­fique, au-delà de ce qu’on peut ima­gi­ner et je com­prends mieux main­te­nant pour­quoi ces nuées de bal­lons ont trou­vé dans cette région un lieu pro­pice à la ballade.

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Sous mes pieds, des mou­tons énormes des­sinent des formes mou­vantes sur la terre sèche par leurs dépla­ce­ments. Les che­mi­nées des fées se dressent comme des doigts poin­tés vers nos âmes envo­lées et les pics de tuf sont autant d’a­ver­tis­se­ments qui disent de ne pas venir s’y frot­ter. Dans l’air pur et silen­cieux, on peut entendre les brû­leurs chauf­fer l’air des autres ballons.

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Le bal­lon monte haut et le pilote, Nigel, un amé­ri­cain venu ici exer­cer ses talents d’aé­ros­tier, nous annonce dans son anglais mâché que nous nous trou­vons actuel­le­ment à 1500 mètres d’al­ti­tude. Une simple ram­barde en osier tres­sé me sépare d’un vide qui pour­rait me ter­ro­ri­ser, mais je n’é­prouve qu’une simple dou­ceur, emmi­tou­flé dans mes ori­peaux d’é­té, le regard per­du à l’ho­ri­zon devant le spec­tacle qui ne cesse de bou­ger de quelques mil­li­mètres dans le vide. Des deux côtés, je peux voir clai­re­ment les contours des deux prin­ci­pales mon­tagnes qui entourent la Cap­pa­doce, le Hasan dağı et l’Erciyes dağı, et juste au-des­sous, les innom­brables petites val­lées creu­sées par l’eau qui s’est infil­trée depuis des mil­liers d’an­nées, dans les­quelles cer­tains bal­lons s’a­ven­turent pour aller voir au plus près. Cette mul­ti­tude de bal­lons est un spec­tacle à la fois gros­sier et impres­sion­nant. J’i­ma­gine que ce bal­let inces­sant qui crible les lieux de ces masses gon­flées d’air doit cer­tai­ne­ment aga­cer les habi­tants de la région pen­dant la haute sai­son. L’in­con­vé­nient de ces grosses bau­druches, c’est qu’il faut bien qu’elles se posent quelque part, et comme le dit très bien Nigel, we go where the wind takes us… Ce qui veut dire aus­si qu’on atter­rit là où on peut et là où le vent veut bien ces­ser de pos­sé­der la toile. Par­fois, on atter­rit dans des champs de par­ti­cu­liers. Mais c’est la ran­çon de la gloire.

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Le bal­lon redes­cend tout dou­ce­ment sans qu’on se rende vrai­ment compte de la vitesse ou de la dis­tance et en peu de temps, on se retrouve au ras du sol, en train de frô­ler des arbustes, des buis­sons, quelques pics de tuf qui ne demandent qu’à vio­len­ter la nacelle et plu­sieurs fois Nigel se retrouve à balan­cer de l’air chaud pour remon­ter au der­nier moment. Ce type est un as, il connaît son aéro­stat et le manœuvre au cen­ti­mètre comme s’il avait la direc­tion assis­tée sur une grosse cylin­drée. Le soleil rasant déchire les vagues de pierre blanche qu’on pour­rait croire tendre comme de la gui­mauve. Dans mes yeux, après Çavuşin, on passe près de la cita­delle de pierre natu­relle d’Üçhi­sar, on sur­vole la val­lée des pigeon­niers (Güver­cin­lik Vadi­si), cer­tai­ne­ment la plus connue des val­lées des envi­rons et enfin Göreme, avec son bourg ramas­sé dans sa val­lée, sur les toits duquel nous pou­vons poser nos regards indis­crets et silen­cieux ; nous pas­sons ici comme des cor­beaux mes­sa­gers qu’au­cun regard ne vient troubler.

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Dans un pre­mier champs, nous avions cru que le bal­lon finis­sait sa course, mais à peine la nacelle posée, la voi­ci sou­le­vée à nou­veau et nous repar­tons un peu plus loin. Deuxième essai, cette fois-ci est la bonne, la nacelle se pose vio­lem­ment après avoir arra­ché un buis­son d’é­pi­neux. Le voyage se ter­mine là. Nigel nous demande d’at­tendre que la nacelle soit bien posi­tion­née sur la remorque du camion qui nous a cou­ru après pour nous retrou­ver dans les champs de Göreme. Le bal­lon s’é­crase au sol et immé­dia­te­ment, une armée d’hommes en bleu s’af­faire à replier la car­casse dégon­flée. Nigel fume un clope, appa­rem­ment fier de lui, puis nous buvons un coup d’une espèce de pétillant sans alcool — rama­dan oblige — que je suis loin de pré­fé­rer à une bonne coupe de cham­pagne pour ce bap­tême de l’air hors du com­mun. Il est à peine 8h00 du matin et la jour­née est loin d’être ter­mi­née. Le mini­bus me ramène à l’hô­tel, où je prends à nou­veau un déjeu­ner copieux, avant d’al­ler dor­mir un peu pour rat­tra­per cette nuit un peu courte.

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Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 144 - Nigel Jeffrey Jovey

Après une bonne douche — voler dans les airs rem­plit de pous­sière — je reprends la voi­ture pour me diri­ger vers une petite ville qui se trouve bien après Nevşe­hir en allant vers l’ouest, ville que je tra­verse en essayant de trou­ver un dis­tri­bu­teur d’argent de la banque par­te­naire de la mienne, mais j’ai beau tour­ner, entrer dans les petites rues encom­brées et pous­sié­reuses, je n’ar­rive pas à trou­ver l’a­gence. La route jus­qu’à Tat­la­rin me réserve quelques sur­prises. C’est une petite route de cam­pagne qui n’ar­rête pas de tour­ner autour du tra­cé des champs et j’y ren­contre des femmes bien élé­gantes, voi­lées, assises sur un trac­teur, d’autres dans des car­rioles tirées par des ânes souf­fre­teux, trois hommes assis sur la même moto pous­sive, des ven­deurs de patates sur le bord de la route, loin de tout, au beau milieu de rien, à dix kilo­mètres de la pre­mière maison.

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 150 - Route de Tatlarin

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Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 156 - Cité souterraine de Tatlarin

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 166 - Cité souterraine de Tatlarin

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 172 - Tatlarin

La petite ville de Tat­la­rin est per­due, rude et pauvre. C’est une petite ville de cam­pagne en dehors des cir­cuits tou­ris­tiques et lorsque je me gare devant la cité sou­ter­raine (Tat­la­rin yeraltı şeh­ri), qui est d’ailleurs très bien indi­quée (en turc), je me pose tout à coup la ques­tion de savoir si c’est ouvert. Par chance, je vois un type pos­té devant l’en­trée, ou plu­tôt, qui dort dans un recoin. C’est un grand bon­homme mous­ta­chu, racé, en cos­tume, che­mise impec­ca­ble­ment repas­sée, et chaus­sures de villes bri­quées, un spec­tacle un peu déton­nant dans ce décor pous­sié­reux et d’une pau­vre­té mani­feste. Il m’emmène d’a­bord dans l’é­glise de la cité. La pre­mière par­tie est inté­gra­le­ment recou­verte de pein­tures splen­dides, une cru­ci­fixion abî­mée recou­vrant la nef, la seconde est beau­coup plus sobre. Quelques vieilles ampoules à incan­des­cence illu­minent les par­ties les plus belles, lais­sant le reste dans une pénombre qui tranche avec la lumi­no­si­té du dehors.

Les deux pho­tos de l’in­té­rieur de cette église sont dis­po­nibles sur CNRS édi­tions.

Le guide referme la porte der­rière moi, lais­sant cette église du XIè siècle dans l’obs­cu­ri­té des siècles, là où il m’a été impos­sible de prendre la moindre pho­to à cause des inter­dic­tions écrites par­tout. Par­fois, je me mau­dis de voir que je ne peux rap­por­ter que des sou­ve­nirs gra­vés dans ma mémoire au lieu de faire comme ceux qui ne res­pectent pas les règles. Au moins ai-je ma conscience pour moi.
Il m’emmène dans une deuxième salle fer­mée par une porte blin­dée ; le cœur de l’an­tique cité creu­sée dans le roc.

Dans son Ana­base, Xéno­phon, au VIè siècle av. J.-C. décri­vait déjà ces habi­ta­tions rupestres.

Les habi­ta­tions étaient sous terre. Leur ouver­ture res­sem­blait à celle d’un puits, mais l’in­té­rieur était spa­cieux. Il y avait pour le bétail des entrées creu­sées en terre ; les gens des­cen­daient par une échelle. Dans ces habi­ta­tions, il y avait des chèvres, des mou­tons, des vaches, de la volaille et les petits de ces ani­maux. Tout le bétail était nour­ri de foin à l’in­té­rieur. Il y avait aus­si du blé, de l’orge, des légumes et du vin d’orge dans des cra­tères. Les grains d’orge même nageaient à la sur­face et il y avait dedans des cha­lu­meaux sans noeuds, les uns plus grand les autres plus petits. Quand on avait soif, il fal­lait prendre ces cha­lu­meaux entre les lèvres et aspi­rer. Cette bois­son était très forte, si l’on y ver­sait pas d’eau. Elle était fort agréable quand on en avait pris l’habitude.

XÉNO­PHON, Ana­base, livre IV, cha­pitre V, tra­duc­tion P. Cham­bry, éd. Garnier

Si les habi­ta­tions affleu­rant sur les falaises de Tat­la­rin étaient visibles, l’en­trée de cette cité n’a été décou­verte qu’en 1975, en rai­son des ébou­lis qui mas­quaient son entrée. Depuis son ouver­ture en 1991, on peut admi­rer l’en­fi­lade de salles qui la com­posent. Les cou­loirs, par­fois pas plus hauts qu’un petit mètre, per­mettent d’at­teindre au plus pro­fond ces salles. La pre­mière semble être une salle de vie, large, spa­cieuse, avec une échelle qui per­met de rejoindre un sys­tème de ven­ti­la­tion qui remonte jus­qu’à la sur­face. Cel­lier, chambres, tout y est. On y voit même des toi­lettes. On peut éga­le­ment encore voir les meules qui ser­vaient à fer­mer les issues en cas d’at­taques, ce qui rend le lieu fon­ciè­re­ment oppres­sant. Un tout petit cou­loir qui tourne à angle droit par deux fois où je rampe der­rière mon guide m’emmène dans une seconde salle dont le pla­fond est à peine plus haut que moi. Il m’in­dique une bouche d’aé­ra­tion qui conti­nue pen­dant une tren­taine de mètres : l’ou­ver­ture fait 70cm de haut, mais là, c’est trop pour moi, je m’en­gouffre avec ma lampe torche, et avec le gou­lot qui se res­sert, je suis pris d’une crise d’an­goisse. Impos­sible de me retour­ner, je fais demi-tour le cul en l’air, à toute vitesse, la lampe torche coin­cée entre les dents… Mon guide se marre comme une baleine en mar­mon­nant quelques mots en turc. Je finis par me mar­rer aus­si, pas bien cer­tain que ce soit à cause de mon geste ou que ce soit un rire ner­veux. Je sors d’i­ci avec un cer­tain empressement.

Depuis l’es­pla­nade du par­king, je regarde la vie du vil­lage s’é­brouer ten­dre­ment avec l’in­dis­cré­tion du point de vue en hau­teur ; un camion char­gé de sacs de jute, qui doublent sa hau­teur, une jeune femme joue avec ses enfants dans la cour de sa mai­son. Cer­taines des mai­sons sont creu­sées dans le roc et n’af­fleurent que par les voûtes à moi­tié enfouies sous la terre.

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Je reprends mon che­min vers Nevşe­hir sur une route défon­cée, un autre che­min que celui de l’al­ler, un revê­te­ment fait de pierres noires qui criblent le bas de caisse de la voi­ture dans un bruit de gre­naille aga­çant. Dans les champs, des courges spa­ghet­tis et des tour­ne­sols immenses. De retour aux abords de Nevşe­hir, je m’ar­rête quelques ins­tants sur les contre­forts d’un quar­tier aban­don­né où je peux voir clai­re­ment une église ortho­doxe avec son plan en croix grecque, aban­don­née elle aus­si, meur­trie par l’his­toire. Ici devaient vivre les popu­la­tions grecques dépla­cées. Le quar­tier n’a visi­ble­ment jamais été réinvesti.

Je prends la route qui des­cend vers le sud, vers la ville de Derin­kuyu où se trouve une autre cité sou­ter­raine (Derin­kuyu yeraltı şeh­ri). Celle-ci est plus impres­sion­nante encore, elle s’é­tend sur 9 étages et des­cend à plus de 35 mètres sous le sol plat d’une ville au creux d’une val­lée ; c’est la plus grande de Tur­quie, ce qui fait qu’elle est éga­le­ment plus fré­quen­tée que celle de Tat­la­rin, mais tant pis, le dépla­ce­ment vaut le coup.

Cette cité avait une capa­ci­té maxi­male de 50 000 per­sonnes mais en abri­tait en moyenne 10 000, ce qui est abso­lu­ment énorme. On pense qu’un tun­nel caché devait rejoindre l’autre grande cité sou­ter­raine de Cap­pa­doce, celle de Kay­maklı, dis­tante de 9km de celle-ci. Un puits cen­tral per­met la cir­cu­la­tion de l’air, prin­ci­pal point de sur­vie des habi­tants. On trouve au der­nier sous-sol une immense salle capi­tu­laire, qui fai­sait office de monas­tère. L’am­biance y est oppres­sante quand on sait qu’on a toutes ces tonnes de rochers au-des­sus de nos têtes. La des­cente est éprou­vante pour les nerfs, la remon­tée, un soulagement.

Billet d'entrée - Derinkuyu yeraltı şehri

Billet d’en­trée — Derin­kuyu yeraltı şehri

Plan de coupe de la cité souterraine de Derinkuyu

Plan de coupe de la cité sou­ter­raine de Derinkuyu

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 187 - Cité souterraine de Derinkuyu

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Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 196 - Cité souterraine de Derinkuyu

Je ne cache pas que je me sens mieux à l’ex­té­rieur, sous le soleil piquant. Tout près de la sor­tie de la cité, se trouve une grande et belle église ortho­doxe construite en croix grecque. Per­sonne ne se trouve dans l’en­clos autour, sauf une petite fille que j’ai vu deux minutes aupa­ra­vant qui avait essayé de me vendre une pou­pée en laine. Ce qui m’a éton­né chez elle, c’est son air farouche, ses che­veux blonds et ses grands yeux bleus mali­cieux. Cer­tai­ne­ment une gitane comme il en reste tant ici, au milieu des popu­la­tions, vivant dis­crè­te­ment leur vie nomade. Lorsque j’entre dans l’en­clos, je la sur­prends hon­teuse en train de pis­ser contre le mur l’église.

Par le trou de la ser­rure de la grande porte en bronze, j’ar­rive à sai­sir l’in­té­rieur de l’é­glise déla­brée. Piliers ouvra­gés, fenêtres en forme de croix, c’est un lieu obs­cur et mys­té­rieux, mais encore char­gé d’é­mo­tions et de spi­ri­tua­li­té. Dom­mage que je ne puisse y entrer. Le sol est en revanche par­fai­te­ment arasé.

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 198 - Derinkuyu

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 204 - Derinkuyu

Je quitte la ville un peu trop vite à mon goût, n’ayant pas eu le temps de prendre le temps. Je m’ex­ta­sie devant le chant du muez­zin cra­ché par des hauts-par­leurs accro­chés aux poteaux d’é­clai­rage et devant une ancienne église recon­ver­tie en mos­quée. Ici, les mai­sons sont clai­re­ment de style grec, faites avec ses pierres blanches qu’on voit par­tout. A la sor­tie de la ville, je m’ar­rête dans une sta­tion essence aban­don­née pour pis­ser. Bien éle­vé, je vais dans les toi­lettes, enfin, ce qu’il en reste.

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 211 - Route de Derinkuyu

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 213 - Route de Derinkuyu

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 215 - Nevşehir

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Je repasse par Nevşe­hir, je m’ar­rête encore, je prends en pho­to des barres d’im­meubles modernes lais­sées en jachère et qui pour le coup semblent aus­si incon­grues que ces mai­sons encore debout mais aban­don­nées. Les temps anciens et la moder­ni­té de cette région ne sont fina­le­ment que deux facettes d’une même identité.

Un peu affa­mé, je rejoins Göreme où je m’ar­rête pour man­ger un peu au Cap­pa­do­cia Kebap Cen­ter, recom­man­dé par le Rou­tard. Ser­vice fran­che­ment désa­gréable, nour­ri­ture dégueu­lasse et chiche, c’est dans ce « res­tau­rant » que j’ai vu des Fran­çais s’in­sur­ger et quit­ter la table parce que le ser­veur refu­sait de leur ser­vir du vin, en plein rama­dan. Mau­dits Fran­çais qui col­portent notre répu­ta­tion dans le monde entier… Un ins­tant, je me suis pris à avoir honte de par­ler la même langue que ces gens.

Je repasse par l’hô­tel pour souf­fler un peu. Abdul­lah m’ac­cueille une fois encore avec ses grands bras dont il m’en­lace pour m’embrasser ; il m’in­vite à m’as­seoir sur la ter­rasse et me fait appor­ter un jus d’a­bri­cot (kayısı suyu) du jar­din. Ses abri­cots sont encore un peu jeunes et pas assez sucrés, mais j’a­dore son inten­tion et je lui demande de venir s’as­seoir avec moi. Nous échan­geons quelques mots en anglais, lui en turc ; avec les gestes, nous finis­sons par nous com­prendre. A l’ombre de la ter­rasse, un petit vent frais rafraî­chit ma peau cuite de soleil. Abdul­lah me demande où je vais après. Je lui dit que j’ai­me­rais bien voir la val­lée que j’ai vu des­cendre au pied de la cita­delle. Il me dit que c’est la Val­lée Blanche (Bağlı Dere) et m’in­dique en bre­douillant quelques mots d’an­glais, puis en deman­dant à Bukem de l’ai­der, com­ment m’y rendre. Je ne com­prends pas tout, mais après avoir gobé mon jus, je me remets en route.

Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 216 - Bağlıdere Vadisi

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Turquie - jour 20 - Cappadoce, dans les airs et sous terre - 245 - Bağlıdere Vadisi

Je me retrouve à prendre un che­min dont je ne sais pas où il peut me mener, sur les pla­teaux qui sur­plombent les petites val­lées de tuf creu­sé. Je trouve sur ces che­mins des poi­riers por­tant de tout petits fruits, des abri­co­tiers sur les­quels je me sers fru­ga­le­ment, dont les fruits regor­geant de sucre me font oublier le jus d’Ab­dul­lah. Je trouve des plantes por­tant des gousses gon­flées d’air, des fleurs d’un bleu pro­fond, deux tor­tues qui rentrent leurs membres sous leur cara­pace quand elles me voient arri­ver vers elle, des hiron­delles qui découpent le ciel, une terre aux cou­leurs ocres et vertes tota­le­ment incon­grues… Je ne sais pas où se trouve exac­te­ment la Bağlı Dere mais peu importe, je suis bien ici et je ter­mine cette jour­née en jouis­sant de cet ins­tant pré­cieux, four­bu de fatigue, rom­pu jus­qu’aux os, dans la lumière du soleil déclinant.

C’est ce soir là que je fais la connais­sance de Biş­ra, la jeune ser­veuse de chez Özlem, où je déguste une fan­tas­tique tes­ti kebap, cuit et ser­vi dans son pot en terre fen­du en deux que le patron vient lui-même appor­ter avec sa manique et le manche du mar­teau avec lequel il fen­dille l’ou­ver­ture avec toute la théâ­tra­li­té dont il est capable. Biş­ra est une belle jeune fille à qui je ne don­ne­rais pas plus de vingt-ans et avec qui j’é­chan­ge­rai quelques mots lorsque je revien­drai en mai de l’an­née d’après.

C’est ce soir là que je me rends compte que tant qu’on dit mer­ci (teşekkür ede­rim) quand les plats arrivent, on nous répond cette étrange for­mule : Afiyet olsun, qu’on peut vite tra­duire par bon appé­tit, mais qui pré­cise qu’on puisse appré­cier ce qui vient de nous être ser­vi. Il ne faut donc pas s’é­ton­ner qu’on nous le répète à chaque fois qu’on remer­cie pour l’ar­ri­vée d’une cor­beille de pain ou d’une bière.

Voir les 249 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Loca­li­sa­tion sur Google Maps :

Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı 

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Le chant d’Ul­li­kum­mi, la pierre de Rome et Armil­lus, l’Antéchrist

Le chant d’Ul­li­kum­mi, la pierre de Rome et Armil­lus, l’Antéchrist

Le clergé catholique au service de l’Antéchrist (« Unterscheid zwischen der waren Religion Christi und falschen Abgöttischenlehr des Antichrists in den fürnemsten Stücken ») Gravure sur bois en deux parties de Lucas Cranach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moitié du XVIe siècle (reproduit dans : The German Single-Leaf Woodcut : 1550 – 1600, ed. Max Geisberg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)

Le cler­gé catho­lique au ser­vice de l’Antéchrist (« Unter­scheid zwi­schen der waren Reli­gion Chris­ti und fal­schen Abgöt­ti­schen­lehr des Anti­christs in den für­nem­sten Stü­cken »)
Gra­vure sur bois en deux par­ties de Lucas Cra­nach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moi­tié du XVIe siècle (repro­duit dans : The Ger­man Single-Leaf Wood­cut : 1550 – 1600, ed. Max Geis­berg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)

J’ai trou­vé dans le livre de Fatih Cimok (Ana­to­lie Biblique, de la Genèse aux Conciles) une légende fai­sant appel à la fois au Déluge, aux peuples Hour­rites et à un des mythes de la Bible les plus inquié­tant ; celui de l’Antéchrist.
Dans la légende du Déluge, que ce soit celui des Chré­tiens ou celui dont j’ai déjà par­lé lors­qu’il était ques­tion du Mont Ara­rat, il est ques­tion au tra­vers de cette épi­pha­nie d’un moment de puri­fi­ca­tion du mal sur Terre par l’eau, ce que l’on peut tra­duire dans une cer­taine mesure comme une méta­phore à une dif­fé­rente échelle du bap­tême. Mais après le déluge ? Non, il n’est pas ques­tion ici de l’a­pho­risme de Madame de Pom­pa­dour, « Après moi, le déluge… » mais bel et bien de ce qui s’est pas­sé après que la Terre fut enva­hie par l’eau, que Noé se retrou­va per­ché sur Ara­rat et qu’il repeu­pla la terre par sa pro­gé­ni­ture (Table des Nations) en la per­sonne de ses fils, Sem, Cham et Japhet et de leurs enfants.

Monstres nés du Déluge, Chroniques de Nuremberg, 1493

Dans les croyances popu­laires, des monstres sont nés du déluge, comme en témoignent les Chro­niques de Nurem­berg écrites en 1493 par l’hu­ma­niste Hart­mann Sche­del. Il est d’autre part ques­tion dans l’An­cien Tes­ta­ment, d’un pas­sage peu connu (l’An­cien Tes­ta­ment est de toute façon trop peu connu, les Chré­tiens pré­fé­rant s’ex­ta­sier sur la vie par­faite et tra­gique du Christ) du Livre des Nombres. Dans ce livre, il est ques­tion d’une race de géants appe­lés les Nephi­lim (הנּפלים: géant) :

27 Voi­ci ce qu’ils [les chefs des douze tri­bus envoyés par Moïse en mis­sion de repé­rage] racon­tèrent à Moïse : « Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés. À la véri­té, c’est un pays où coulent le lait et le miel, et en voi­ci les fruits.
28 Mais le peuple qui habite ce pays est puis­sant, les villes sont for­ti­fiées, très grandes ; nous y avons vu des enfants d’Anak.
29 Les Ama­lé­cites habitent la contrée du midi ; les Héthiens, les Jébu­séens et les Amo­réens habitent la mon­tagne ; et les Cana­néens habitent près de la mer et le long du Jourdain. »
30 Caleb fit taire le peuple, qui mur­mu­rait contre Moïse. Il dit : « Mon­tons, empa­rons-nous du pays, nous y serons vainqueurs ! »
31 Mais les hommes qui y étaient allés avec lui dirent : « Nous ne pou­vons pas mon­ter contre ce peuple, car il est plus fort que nous. »
32 Et ils décrièrent devant les enfants d’Is­raël le pays qu’ils avaient explo­ré. Ils dirent : « Le pays que nous avons par­cou­ru, pour l’ex­plo­rer, est un pays qui dévore ses habi­tants ; tous ceux que nous y avons vus sont des hommes d’une haute taille ;
33 et nous y avons vu les nephi­lim, enfants d’A­nak, de la race des nephi­lim : nous étions à nos yeux et aux leurs comme des sauterelles.

Nombres, 13, 27–33

Albrecht Dürer - Révélation de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d'agneau

Albrecht Dürer — Révé­la­tion de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d’agneau

Les Nephi­lim, per­son­nages pour le moins mys­té­rieux ont été assi­mi­lés, dans cer­taines inter­pré­ta­tions, à des anges déchus, que le pas­sage du Déluge aurait eu pour mis­sion d’ex­ter­mi­ner en tant que tel. L’hé­breu nephel désigne qui celui qui tombe (ליפול). Dans cette ambiance inquié­tante appa­rait un per­son­nage qu’on retrouve dans nombres de récits éso­té­riques et escha­to­lo­giques, sou­vent inté­gré aux théo­ries com­plo­tistes ; l’Anté­christ. Ce per­son­nage est consi­dé­ré comme un double néfaste du Christ, ayant pour fonc­tion de détour­ner l’œuvre chris­tique et par son impos­ture d’in­flé­chir la marche de l’his­toire pour que celle-ci prenne un mau­vais tour­nant. Je me gar­de­rai bien ici de com­men­ter quoi que ce soit sur cette his­toire que les Chré­tiens connaissent à la lec­ture des Épîtres de Jean et qu’on retrouve aus­si dans la mytho­lo­gie juive sous le nom d’an­ti-mes­sie et dans les hadîth musul­mans sous le nom de Masih ad-Daj­jâl (le faux mes­sie). L’o­ri­gine de ce type de figure peut tou­jours paraître un peu obs­cure, mais il faut regar­der dans la longue his­toire de la reli­gion juive pour en retrou­ver des traces et c’est ici qu’in­ter­vient un autre per­son­nage ; Armi­lus ou Armil­lus, ארמילוס‎ (Armi­los) en hébreu. L’o­ri­gine de ce nom est incon­nue, bien qu’on en retrouve des traces dans le Sefer Zerub­ba­bel, dans l’Apo­ca­lypse du pseu­do-Méthode ain­si que dans le Midrash Vayo­sha où il appa­raît sous la forme d’un roi qui ver­ra son avè­ne­ment à la fin des temps. La plu­part des sources qui citent Armil­lus prennent leurs sources dans des textes méso­po­ta­miens ou syriaques, et pour cause, puis­qu’on sup­pose qu’il est un double d’une autre his­toire, plus ancienne encore et c’est dans cette niche qu’in­ter­vient le mythe de Teshup (Teshub) au sein du Chant d’Ul­li­ku­mi, un chant pro­ve­nant de la civi­li­sa­tion hit­tite (cen­trée sur l’A­na­to­lie), qui s’est elle-même réap­pro­prié une vieille légende hourrite. 

Le peuple des Hour­rites trouve son ori­gine deux mil­lé­naires av. J.-C. dans le bas­sin méso­po­ta­mien et par­lait une langue répu­tée être la plus ancienne langue indo-euro­péenne connue. C’est dans ce recoin de l’his­toire que prend forme la légende d’Ar­mil­lus auprès d’un per­son­nage nom­mé Teshup, roi des dieux du pan­théon hour­rite qui com­plote pour prendre la place de son père, le dieu Kumar­bi, dont le chant épo­nyme a été repris en par­tie par Hésiode dans sa Théo­go­nie. C’est dans cet acte de vou­loir prendre la place de entre le père et le fils bila­té­ra­le­ment que le paral­lèle se fait entre les deux légendes et se forge dans le temps jus­qu’à nos mythes fon­da­teurs au tra­vers d’un phé­no­mène étrange ; la sub­stan­tia­tion dans la pierre et la véné­ra­tion des pierres, comme on peut le voir dans les reli­gions anté-isla­miques. Voi­ci ce qu’en dit Fatih Cimok :

La légende escha­to­lo­gique juive de Armil­lus, l’An­té­christ semble avoir été ins­pi­rée par l’é­po­pée hour­rite du « Chant d’Ul­li­kum­mi ». Le sujet de ce mythe hour­rite est la ten­ta­tive du dieu de l’o­rage, Kumar­bi, de détrô­ner son fils Teshup, qui l’a­vait lui-même évin­cé. Kumar­bi fécon­da « le som­met d’une grande mon­tagne » qui enfan­ta Ulli­kum­mi, un monstre aveugle et sourd fait de dio­rite. Teshup grim­pa au som­met du mont Haz­zi, à l’embouchure de l’O­ronte pour obser­ver ce monstre de pierre pous­sé hors de la mer, aujourd’­hui le golfe d’İsk­end­er­un. A la fin de l’his­toire, les dieux entrèrent en guerre contre le monstre et sem­blèrent l’a­voir vain­cu. Le thème de la nais­sance à par­tir de la roche semble avoir été rap­por­té par les Hour­rites du Nord-Est de la Méso­po­ta­mie. Cette idée était fami­lière aux Sémites occi­den­taux qui révé­raient des rochers ani­més, pou­vant êtres consi­dé­ré comme les mères sym­bo­liques des êtres humains. Ain­si Jéré­mie (2:27) reproche à ses com­pa­triotes de suivre des étran­gers qui disent au bois : « Tu es mon père ! » et à la pierre : « Toi, tu m’as enfan­té ! ». On ren­contre ce concept plu­sieurs fois dans la Bible, par exemple dans Isaïe (51:1–2), Abra­ham et Sarah sont com­pa­rés à des rochers qui ont don­né nais­sance au peuple d’Is­raël : « Regar­dez le rocher d’où l’on vous a tirés… Regar­dez Abra­ham votre père et Sarah qui vous a enfan­tés ». De même on retrouve cette image dans l’é­van­gile selon Saint Mat­thieu (3:9) lorsque Jean le Bap­tiste dit « Dieu peut, des pierres [de l’hé­breu aba­nim] que voi­ci, faire sur­gir des enfants [de l’hé­breu banim] à Abra­ham », et répé­tée dans l’é­van­gile selon Saint Luc (3:8). Selon la légende de Armillus :

Il existe à Rome une pierre de marbre, et elle a la forme d’une jolie fille. Elle fut créée durant les six jours de la Créa­tion. Des gens sans valeur venus des nations viennent et l’a­busent et elle devint enceinte et à la fin des neuf mois elle éclate et un enfant mâle en sort de la forme d’un homme dont la hau­teur est de douze cubes et dont la lar­geur est de deux cubes. Ses yeux sont rouges et tors, les che­veux de sa tête sont rouges comme de l’or, et les empreintes de ses pieds sont vertes et il a deux crânes. Ils l’ap­pellent Armillus.

Fatih Cimok, Ana­to­lie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayın­ları, İst­anb­ul, 2010

Une his­toire tout à fait sur­pre­nante qui fait appel aux mys­tères ori­gi­nels de la Créa­tion et aux mythes de la Des­truc­tion. L’Α et l’Ω en somme.

Je suis l’al­pha et l’o­mé­ga, dit le Sei­gneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout Puissant.
Εγώ ειμι το Αλφα και το Ωμεγα, λέγει κύριος ο θεός, ο ων και ο ην και ο ερχόμενος, ο παντοκράτωρ.

Apo­ca­lypse 1:8

Chrisme

Sources :

Image d’en-tête : Ren­contre de la pro­ces­sion des dieux menés par le Dieu de l’O­rage du Hatti/Teshub (à gauche) et la pro­ces­sion des déesses menées par la Déesse-Soleil d’Arinna/Hebat (à droite). Des­sin d’un bas-relief de la Chambre A de Yazılı­kaya par Charles Texier.

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