Une cuillère de pen­sée chi­noise à chaque repas

Une cuillère de pen­sée chi­noise à chaque repas

Zhuang Zi, ou Zhuāng Zhōu (莊周/庄周) et plus connu en France sous le nom de Tchouang-tseu, a vécu au 4ème siècle avant notre ère, soit il y a quelque chose comme 24 siècles. 2400 ans nous séparent et séparent notre bien aimée pen­sée de cette pen­sée chi­noise si mal connue en France, car jugée bien trop sou­vent chi­noise. Dans notre langue, ne dit-on pas de quel­qu’un qui tourne autour du pot sans arri­ver à fixer sa pen­sée qu’il chi­noise ? Il y a pour­tant bien des choses à y com­prendre, des choses à y apprendre. De Vic­tor Sega­len à Fran­çois Jul­lien et en pas­sant par Simon Leys, on apprend à connaître cette pen­sée qui est, non pas radi­ca­le­ment, mais obli­que­ment oppo­sée à notre pen­sée occi­den­tale. Un pro­verbe chi­nois dit : Faire du bruit à l’est pour atta­quer à l’ouest. Fran­çois Jul­lien (Che­min fai­sant, 2007) nous dit que ce pro­verbe vaut aus­si bien pour l’art de la guerre que pour celui de la parole. De cette pen­sée com­plexe, mais qui tend vers la sim­pli­ci­té (pas de sim­pli­fi­ca­tion), une nou­velle pen­sée est à l’œuvre, une pen­sée qui tra­vaille et qui fait tra­vailler dans les écarts de la pen­sée. Des petits pas de côtés, des gerbes foi­son­nantes de lyrisme bien­ve­nu, des inter­stices inquié­tants s’ouvrent et ne font que cette chose dont nous avons per­du dans notre quo­ti­dien­ne­té l’ha­bi­tude : nous étonner.
Dérou­tante, par­fois drô­la­tique, tou­jours per­ti­nente, c’est une pen­sée à la fois for­mu­laire et diluée. Jul­lien pour­rait en dire que c’est la pen­sée de l’i­nef­fi­ca­ci­té et de la fadeur, dont on aurait ôté tout pré­sup­po­sé péjoratif…

Zhuang Zi et le logi­cien Hui Zi se pro­me­naient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi obser­va : « Voyez les petits pois­sons qui fré­tillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! »
Hui Zi objec­ta : « Vous n’êtes pas un pois­son ; d’où tenez-vous que les pois­sons sont heureux ?
— Vous n’êtes pas moi, com­ment pou­vez-vous savoir ce que je sais du bon­heur des poissons ?
— Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un pois­son, vous ne pou­vez savoir si les pois­sons sont heureux.
— Repre­nons les choses par le com­men­ce­ment, rétor­qua Zhuang Zi, quand vous m’a­vez deman­dé “ d’où tenez-vous que les pois­sons sont heu­reux ” la forme même de votre ques­tion impli­quait que vous saviez que je le sais. Mais main­te­nant, si vous vou­lez savoir d’je le sais — eh bien, je le sais du haut du pont. »

Cité par Simon Leys, in Le bon­heur des petits pois­sons, Lettres des Antipodes
Jean-Claude Lat­tès, 2008

Read more
Une soi­rée à la Guillo­tine : lec­tures de poèmes avec le poète chi­nois Yu Jian

Une soi­rée à la Guillo­tine : lec­tures de poèmes avec le poète chi­nois Yu Jian

La Guillo­tine est un lieu unique, située rue Robes­pierre, métro Robes­pierre, à Mon­treuil, une friche indus­trielle recon­ver­tie en lieu de vie pour la poé­sie, un lieu pour qu’elle s’ex­prime libre­ment, avec des vrais gens dedans, qui l’é­crivent, la connaissent, la lisent et la par­tagent. Mon pote Fran­çois m’y a invi­té et comme cela fai­sait quelques années-lumières que nous ne nous étions pas vus, j’ai dit oui. Je connais son goût pour la poé­sie chi­noise, pour la poé­sie tout court, et pour la Chine tout court. Si les pas­sions ne se par­tagent pas, à quoi bon les vivre ? Je suis un être de pas­sion et je suis pas­sion­né par les pas­sions des autres, de voir à quel point leur âme est trans­fi­gu­rée par ce qu’ils y mettent et la manière dont ils font vivre leur res­plen­dis­sante vertu.

Fran­çois m’a donc invi­té à venir écou­ter cette lec­ture de poé­sie de Yu Jian, poète dont il nous dit tout sur l’en­re­gis­tre­ment et qu’il a lui-même tra­duit. Je ne connais­sais pas la poé­sie chi­noise, si ce n’est que quelques bribes qu’il m’a­vait don­né à man­ger au tra­vers de son site (Mâcher mes mots), et je connais­sais encore moins Yu Jian, même s’il m’en avait déjà par­lé. Mais tant qu’on n’est pas confron­tés aux gens, ils ne sont que des ombres. J’ai donc ren­con­tré l’homme, un peu impres­sion­né, lui deman­dant sim­ple­ment s’il pou­vait poser pour une pho­to. La fille assise à côté de moi m’a deman­dé d’un air péné­tré com­ment j’a­vais décou­vert l’au­teur. Elle avait l’air très déçue que je lui réponde « je connais Fran­çois qui connaît Yu Jian ». Elle a ser­ré contre elle son exem­plaire de Un vol publié chez Gal­li­mard. J’ai crû bon d’en rajou­ter une couche. « C’est ce soir que je me fais déflo­rer. Il faut bien com­men­cer un jour. » Elle n’a rien rajou­té. J’ai sou­ri presque exagérément.

Réponses donc, entre le poète, et ses lec­teurs, Phi­lippe, Anne et Fran­çois. Avec l’au­to­ri­sa­tion de Fran­çois qui m’a assu­ré que cela ferait plai­sir à Yu Jian qu’il reste une trace de cette soi­rée sur un enre­gis­tre­ment audio, j’ai donc enre­gis­tré, puis repro­duit ce moment de dou­ceur dans la nuit mon­treuillaise, même si on entend bien le bruit de la cir­cu­la­tion et par­fois pas assez les réci­tants. Voi­ci éga­le­ment, pour ceux qui lisent le chi­nois ou ceux qui veulent avoir le texte inté­gral, le pro­gramme que m’a four­ni François.
Fer­mons les yeux et lais­sons nous por­ter. Mer­ci Yu Jian.

1ère par­tie

[audio:Yu Jian 01.mp3]

Pause musi­cale

[audio:Yu Jian 02.mp3]
Soirée lecture avec Yu Jian - 23 octobre 2014 - 06

Pro­jec­tion de pho­tos de la région de l’auteur

2ème par­tie

[audio:Yu Jian 03.mp3]
Soirée lecture avec Yu Jian - 23 octobre 2014 - 05

Yu Jian

Soirée lecture avec Yu Jian - 23 octobre 2014 - 03

Yu Jian et Anne Segal

Soirée lecture avec Yu Jian - 23 octobre 2014 - 02

Yu Jian et Fran­çois Charton

Read more
Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Je ne m’en lasse pas. Mon­sieur le Consul Auguste Fran­çois a tou­jours un bon mot à l’at­ten­tion de ses amis. Le 13 avril 1900, il est ques­tion de cigare, un cigare qu’on traite d’une drôle de manière, un cigare qui lui sert d’embarcation.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
Je suis bien convain­cu que vous n’a­vez pas man­qué de vous deman­der aujourd’­hui : « Que fait cet ani­mal de Fran­çois en ce saint jour du Ven­dre­di anni­ver­saire de la mort du Sei­gneur ? » Alors je réponds à votre ques­tion, et voici.
Ima­gi­nez un cigare, un peu long et plu­tôt blond : évi­dez-le par la pen­sée, de façon à ne lui conser­ver que ses feuilles d’en­ve­loppe ; celles-ci, au lieu de tabac de la Havane, pro­viennent de lato­niers (Pal­ma lato­nia, en latin). Met­tez ce cigare à l’eau, ce qui est une sin­gu­lière manière de trai­ter un cigare, mais c’est ain­si, vous n’y pou­vez rien, ni moi non plus. Hé bien c’est là-dedans que je vis. On ne s’y tient pas debout, la sta­tion assise et tolé­rable, si on n’en abuse pas ; la posi­tion nor­male y est l’ho­ri­zon­tale. Avec le soleil qui tape là-des­sus, on y jouit, à l’in­té­rieur, d’une tem­pé­ra­ture qui n’est pas de beau­coup infé­rieure à celle d’un bon cigare allu­mé et grâce à la cui­sine qui se pra­tique à l’un des bouts, on y est aus­si com­plè­te­ment enfu­mé qu’on peut le désirer. […]

Per­son­nel­le­ment, j’au­rais bien aimé connaître cet homme…

Read more
Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Voi­ci un per­son­nage hors du com­mun. Auguste Fran­çois, né à Luné­ville en 1857, est deve­nu consul un peu par hasard après avoir été résident de France au Ton­kin. Son expé­rience la plus signi­fi­ca­tive, il l’a vécue en Chine sous la dynas­tie Qing, dans les xian de Guangxi et du Yun­nan. Il en rap­por­te­ra un maté­riel volu­mi­neux, entre pho­to­gra­phies et écrits, il tour­ne­ra même quelques petits films qu’on consi­dère comme étant les pre­miers témoi­gnages fil­més en Chine.
Il existe une asso­cia­tion (AAF) chez qui on peut trou­ver quelques ren­sei­gne­ments mais la qua­si-tota­li­té de ses pho­tos et de ses car­nets sont aujourd’­hui conser­vés au Musée Gui­met ou au Musée du Quai Bran­ly, donc inac­ces­sibles au profane.

Auguste François

Auguste Fran­çois en 1900 au Tonkin

Ce qui m’a tout de suite inter­pel­lé chez cet homme, c’est ces yeux clairs, per­çants, ce regard, à la fois froid et espiègle, un tan­ti­net fron­deur, et une désin­vol­ture raf­fi­née, fusil à peine rete­nu dans un main, l’autre dans la poche. Et il sou­rit alors qu’il vient de sau­ver ses cama­rades du mas­sacre. A cette appa­rence, on ne peut se dire que l’homme est un drôle, qu’il va nous entraî­ner sur les pentes sca­breuses du calem­bour et du bon mot. Les lettres qu’il écrit à son ami Jean-Bap­tiste Beau en sont un bel exemple.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
En consul­tant mon calen­drier ce matin, j’ai appris que nous étions au 9e jour de la 12e lune; j’ai vu ensuite que le jour était pro­pice pour se raser la tête et coudre des habits, mais déplo­rable pour se cou­per les ongles des mains et des pieds, qu’on pou­vait sans crainte construire sa mai­son et même y dis­po­ser la poutre maî­tresse de sa toi­ture, mais qu’il ne fal­lait pas ce jour-là remon­ter sa pen­dule, ni consul­ter les esprits, ni man­ger du chien. Par contre, c’est un jour fameux pour prendre un bain et pour écrire à ses amis. Ain­si ins­truit de ce que je peux entre­prendre dans cette 9e jour­née de la 12e lune, je me suis dit : « Tu vas prendre un tube sérieux et puis tu écri­ras à cet ani­mal de Beau, sans crainte de l’in­dis­po­ser ou de l’en­nuyer. » Si j’a­vais tou­jours consul­té mon calen­drier, j’au­rais choi­si les jours pro­pices et j’au­rais connu les moments oppor­tuns pour dire que Gérard est une canaille, car bien évi­dem­ment c’est indi­qué dans mon alma­nach. Or voyez comme cela se trouve, que ce 9e jour de la 12e lune coïn­ci­dait avec le 1er jan­vier et en même temps, en sui­vant ma route sur ma carte, j’ar­ri­vais au der­nier trait de car­min, c’est-à-dire le pre­mier que je tra­çais l’an der­nier en quit­tant Wou-Tchéou-Fou ; et en effet, le sif­fle­ment des vapeurs me confir­mait que j’é­tais ren­du dans ce port ouvert où je vou­drais voir éle­ver une sta­tue à Gérard. La matière pour la cou­ler ne manque pas ici et il aurait là une sta­tue odo­rante et bien appropriée.
Donc, mon cher ami, puisque nous renou­ve­lons l’an­née, « Kong-Chi, Kong-Chi ». C’est du chi­nois. N’al­lez pas vous méprendre sur le sens de ces deux vocables. Ce n’est pas une injonc­tion que je vous adresse, mais des com­pli­ments et des sou­haits que je  forme pour votre san­té. Il en est donc qui s’ap­pliquent au bon fonc­tion­ne­ment de vos intes­tins mais enfin, vous me connais­sez trop pour pen­ser que je les for­mu­le­rai d’une manière aus­si crue.

in Aven­tu­riers du monde,
édi­tions L’iconoclaste, 2013

Read more
L’in­ven­tion du pay­sage : Wang Wei

L’in­ven­tion du pay­sage : Wang Wei

Wang Wei - paysage enneigé au bord de la rivièreNé en 701 et mort 761, Wang Wei est un esthète chi­nois qui a vécu pen­dant la période Tang.
Évi­dem­ment, la poé­sie chi­noise de cette époque regorge de nom­breux repré­sen­tants, comme d’ailleurs les époques sui­vantes, mais ce Wang Wei est un per­son­nage à part car il est à l’o­ri­gine d’un style de repré­sen­ta­tion qui per­du­re­ra long­temps dans la tra­di­tion chi­noise. C’est lui qui inven­te­ra le pay­sage mono­chro­ma­tique des­si­né à l’encre de Chine en lavis.
Wang Wei est éga­le­ment le pre­mier à avoir théo­ri­sé puis mis en pra­tique l’ef­fa­ce­ment lié à la dis­tance, ren­dant les objets éloi­gnés de moins en moins perceptibles.
Avec lui, c’est tout un pan de l’es­thé­tique chi­noise qui prend corps, un pan qui fait du pay­sage un per­son­nage à part entière et qui ins­crit le mys­tère du pay­sage comme un thé­ma­tique qui se niche dans les plis de la nature.

Série de huit « Neige sur le Yangtzé »

Quatre pay­sages basés sur le pli…

Read more