Le temps très lent des toutes petites choses #2

Le temps très lent des toutes petites choses #2

Je retrouve le temps très lent des toutes petites choses et je me rends bien vite compte que toutes les toutes petites choses se loca­lisent pré­ci­sé­ment dans mon esprit plu­tôt que dans mon immé­dia­te­té au monde, comme si je vivais une par­tie de mon pré­sent dans mes souvenirs.

En reve­nant de voyage nous sommes comme des galions pleins de poivre et de mus­cade et d’autres épices pré­cieuses, mais une fois reve­nu au port, nous ne savons jamais que faire de notre car­gai­son. Nico­las Bou­vier (oui, encore lui)

Le temps de pré­pa­rer un thé vert au fruit dans une théière en fonte de laquelle monte une odeur de fer chaud, le temps de lais­ser infu­ser quelques infimes minutes et de faire autre chose, le temps de prendre un peu de temps, quelques ins­tants sus­pen­dus avant de goû­ter à l’eau chaude par­fu­mée. Et puis écou­ter Hương Thanh chan­ter Quê Hương Là Gì ? avec sur mes mains l’o­deur encore très pré­sente de l’Heli­chry­sum ita­li­cum, qui me fait tou­jours pen­ser aux plages de sable fin der­rière les dunes de Grand-Vil­lage plage à Oléron.

Puis­qu’au­jourd’­hui on est dimanche, com­men­çons cette jour­née avec la lit­té­ra­ture biblique, un des plus beaux livres de l’An­cien Tes­ta­ment qui reste aus­si un des plus énig­ma­tiques, le Livre de Job. Lamar­tine disait qu’au cas où la fin du monde advien­drait, il fau­drait avant tout sau­ver le poème de Job… Mais bon, on connaît la spon­ta­néi­té de Lamar­tine… Quelques ins­tants de lec­ture avec le cha­pitre 41. Texte étrange et sym­bo­liste, il n’y est ques­tion que du Mal, avec un M majuscule…

Ses éter­nue­ments font jaillir la lumière ; ses yeux sont les pau­pières de l’aurore.
De sa gueule partent des éclairs, des étin­celles de feu s’en échappent.
De ses naseaux sort une fumée, comme d’une mar­mite chauf­fée et bouillante.
Son haleine embrase les braises, et de sa gueule sort une flamme.
En son cou réside la force, devant lui bon­dit l’épouvante.
Les fanons de sa chair tiennent ferme, durs sur lui et compacts.
Son cœur est dur comme pierre, dur comme la meule de des­sous. »

Mais puis­qu’il est cou­tume de ne pas par­tir ain­si tra­vailler au jar­di­net sans avoir à l’es­prit quelque bon mot à se mettre sous la dent, lais­sons encore une fois par­ler Bou­vier qui m’ac­com­pa­gne­ra encore tant que la lec­ture est en cours :

N’ou­blions tout de même pas qu’en Chine du sud le cro­co­dile est père du tam­bour et de la musique, qu’au Cam­bodge il est seul maître des éclairs et des sal­vi­fiques pluie de la mous­son, qu’en Égypte… Mais là je m’a­ven­ture sur un ter­rain dont la den­si­té cultu­relle m’é­pou­vante, d’au­tant plus que le trou du cul auquel j’ai prê­té mon Dic­tion­naire de la civi­li­sa­tion égyp­tienne ne me l’a jamais rendu.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Le dieu cro­co­dile Sobek — Temple de Kom Ombo

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Pano­téens (Pano­tii) de Gog et Magog, peuple des Antipodes

Pano­téens (Pano­tii) de Gog et Magog, peuple des Antipodes

On dit que les voyages forment la jeu­nesse, mais que l’on ne s’y trompe pas, ils forment aus­si l’i­ma­gi­na­tion, une ima­gi­na­tion folle, débor­dante, galo­pante… Les êtres dont il est ques­tion ici sont cer­tai­ne­ment les monstres décrits dans les Chro­niques de Nurem­berg, les Pano­tii ou Pano­téens. Une longue tra­di­tion les fait tra­ver­ser l’his­toire, une tra­di­tion qui pour­rait remon­ter aux écrits bibliques. Isi­dore de Séville les fait venir de Scy­thie, ce qui n’est pas une source ano­dine. En effet, on trouve dans la Bible, à l’é­vo­ca­tion de Gog et Magog, des traces de ces êtres. Dans la Table des Nations, Magog est un des fils de Japhet, et le terme de Gog est uti­li­sé de manière indif­fé­ren­ciée pour décrire Magog, terme qui désigne lui-même la direc­tion du nord de l’A­na­to­lie, ce qui fait dire à Isi­dore qu’on désigne là la Scy­thie… Dans le livre d’E­ze­chiel, le terme de Gog et Magog désigne l’en­ne­mi escha­to­lo­gique, qui devien­dra dans l’A­po­ca­lypse de Jean la figure de deux per­son­nages fai­sant par­tie de l’ar­mée de Satan. Dans les pre­miers textes chré­tiens, on assi­mile ensuite Gog et Magog aux Romains et à l’empereur, l’Antéchrist.
Mais reve­nons à nos Panot­ti que le Moyen-âge a affu­blé de plus de doigts que nous n’en avons, et par exten­sion, a fait de ce peuple atteint de poly­dac­ty­lie les habi­tants des Anti­podes (Opis­tho­dac­tyles / Rückwärtsfüss­ler), connus éga­le­ment sous le nom… d’Antipodes…

Représentation de Panotéen. Hartmann Schedel (1440-1514), - Chroniques de Nuremberg (Schedel'sche Weltchronik), page XIIr

Repré­sen­ta­tion de Pano­téen. Hart­mann Sche­del (1440–1514), — Chro­niques de Nurem­berg (Sche­del’sche Welt­chro­nik), page XIIr

Les anti­podes sont une race de monstres anthro­po­morphes qui ont le pied tour­né vers l’ar­rière, les talons vers l’a­vant et huit orteils à chaque pied; ils sont cen­sés cou­rir plus vite que le vent. À l’é­poque où l’on croyait la terre plate, on pen­sait que des peuples mar­chaient à l’en­vers de l’autre côté du disque et qu’ils avaient les pieds pla­cés de cette façon. Ces créa­tures auraient été obser­vées par Alexandre le Grand lors de ses conquêtes. (source Wiki­pe­dia).

Voi­ci ce qu’on peut lire à la suite du voyage autour du monde de Magellan :

Notre pilote nous dit qu’au­près de là était une île nom­mée Aru­chete où les hommes et les femmes ne sont pas plus grands qu’une cou­dée et leurs oreilles sont aus­si grandes qu’eux ; de l’une ils font leur lit et de l’autre ils se couvrent. Ils vont ton­dus et tout nus et courent fort. Ils ont la voix grêle et ils habitent dans des caves sous terre. Ils mangent du pois­son et une chose qui naît entre les arbres et l’é­corce qui est blanche et ronde comme dra­gée et qu’ils appellent ambu­lon. Là nous pûmes aller à cause des grands cou­rants d’eau et plu­sieurs rocs y sont.

Anto­nio Piga­fet­ta (XV-XVIè siècle)
Pre­mier voyage autour du monde par Magel­lan, IV, « 21 décembre 1521 »
in Umber­to Eco, His­toire des lieux de légende

Le lien entre les Panot­ti de Piga­fet­ta et Gog et Magog devient évident à la vision de ces deux repré­sen­ta­tions conser­vées à la biblio­thèque de la mos­quée Süley­ma­niye à Istan­bul, sous le nom de Ahval‑i Kıya­met (Ye’­cûc-Me’­cûc. Süley­ma­niye Kütü­pha­ne­si).

Ye'cûc-Me'cûc 1 - Ahval-i Kıyamet. Süleymaniye Kütüphanesi (2)

Ye'cûc-Me'cûc 1 - Ahval-i Kıyamet. Süleymaniye Kütüphanesi (1)

Voi­ci ce que nous en dit Fatih Cimok, dans son livre Ana­to­lie Biblique, de la Genèse aux conciles, en rajou­tant une petite couche d’A­lexandre le Grand :

Dans la lit­té­ra­ture chré­tienne tar­dive, Alexandre le Grand, le der­nier « empe­reur du monde », construit un mur de fer et de lai­ton dans les mon­tagnes du Cau­case pour empê­cher Gog et Magog d’en­va­hir le monde jus­qu’à la fin des temps. Cette his­toire appa­raît éga­le­ment dans le Coran (18 et 21) et dans d’autres mor­ceaux de la lit­té­ra­ture isla­mique. Ils sont consi­dé­rés comme vivant nus et mesu­rant envi­ron un mètre de haut. Ils ont de longues oreilles : pour dor­mir, ils se couchent sur l’une et se recouvrent de l’autre comme cou­ver­ture. L’his­toire dit qu’ils ont léché le mur de fer et de lai­ton jus­qu’à ce qu’il devienne aus­si fin qu’une coquille d’œuf et l’ont lais­sé ain­si en disant « demain, nous pas­se­rons à tra­vers ! ». Mais ils ont oublié de dire « inşal­lah ! » et retrou­vèrent donc le len­de­main le mur aus­si épais qu’au début. Ils enva­hi­ront le monde le jour du Juge­ment Der­nier, boi­ront toute l’eau du Tigre et de l’Eu­phrate et mas­sa­cre­ront tous les habi­tants de la Terre. En pein­ture, ils sont sou­vent repré­sen­tés comme des Scythes, des Tar­tares ou des Huns.

En bref, le Pano­téen, c’est le pur étran­ger qu’on affuble des plus incon­ci­liables tares.

Autre source concer­nant le texte de Pigafetta…

Ber­thold Lau­fer, “Colum­bus and Cathay, and the Mea­ning of Ame­ri­ca to the Orien­ta­list,” Jour­nal of the Ame­ri­can Orien­tal Socie­ty, vol. 51, no. 2  (June 1931), pp. 87–103.

From p. 96:  “Piga­fet­ta who accom­pa­nied Magal­haens on the first voyage round the world records a sto­ry told him by an old pilot from Malu­co: The inha­bi­tants of an island named Aru­chete are not more than a cubit high, and have ears as long as their bodies, so that when they lie down one ear serves them for a mat­tress, and with the other they cover them­selves. This is also an old Indo-Hel­le­nis­tic crea­tion going back to the days of the Mahâb­hâ­ra­ta (Kar­na­pra­va­ra­na, Lam­ba­kar­na, etc.) and reflec­ted in the Enoto­coi­tai of Cte­sias and Megas­thenes. As ear­ly as the first cen­tu­ry B. C. the Long-ears (Tan-erh) also appear in Chi­nese accounts; their ears are so long that they have to pick them up and car­ry them over their arms.”

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Les mys­té­rieuses paroles de l’Apocalypse

Les mys­té­rieuses paroles de l’Apocalypse

Je l’ai déjà dit et le redi­rai au besoin : il faut lire l’A­po­ca­lypse, et lire aus­si l’An­cien Tes­ta­ment. Pas pour leur mes­sage, mais pour leur beau­té intrin­sèque. Par­fois, la parole sacrée prend la forme d’une poé­sie presque éso­té­rique, dans laquelle du sens est révé­lé. Les reli­gions de la révé­la­tion sont per­cluses de ces petits apho­rismes qui ne veulent pas dire grand-chose du sacré, une fois sor­tis de leur contexte, mais qui en eux-mêmes sont d’une beau­té dévo­rante, presque indécente…

« Je vien­drai comme un voleur, et tu ne sau­ras pas à quelle heure je vien­drai sur toi. »

Apo­ca­lypse de Jean, 3:3.

Si vous vou­lez en connaître le sens réel, beau­coup moins pro­saïque, ce sera à vous de cher­cher, mais res­tons-en là… de grâce !!

Le Christ de la Pentecôte - Vitrail de la Cathédrale de Bourges

Le Christ de la Pen­te­côte — Vitrail de la Cathé­drale de Bourges — Pho­to © Les amis de la cathé­drale de Bourges

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Figures du Tétra­morphe, les Quatre Vivants

Figures du Tétra­morphe, les Quatre Vivants

On ne le voit même plus, mais il est par­tout autour de nous. Enfin presque par­tout. Sur­tout dans les églises et au-dehors aus­si, mais notre moder­ni­té nous en a fait perdre le sens. Le Tétra­morphe est une étrange figure mys­tique qu’on trouve dans la Bible, dans l’An­cien Tes­ta­ment (encore lui), asso­ciée au livre d’Ézé­chiel et de sa vision :

Dès les pre­mières lignes de sa pro­phé­tie, Ézé­chiel (Ez 1, 1–14) décrit une vision : « le ciel s’ou­vrit et je fus témoin de visions divines » (Ez 1, 1). « Au centre, je dis­cer­nais quelque chose qui res­sem­blait à quatre êtres vivants » (Ez 1, 5).
« Ils avaient cha­cun quatre faces et cha­cun quatre ailes (…) leurs sabots étaient comme des sabots de bœuf » (Ez 1, 6–7). « Quant à la forme de leurs faces, ils avaient une face d’homme, et tous les quatre avaient une face de lion à droite, et tous les quatre avaient une face de tau­reau à gauche, et tous les quatre avaient une face d’aigle. » (Ez 1, 10).
Il s’a­git de quatre ani­maux iden­tiques dotés cha­cun de quatre pattes de tau­reau, de quatre ailes d’aigle, de quatre mains humaines et de quatre faces dif­fé­rentes d’homme, de lion, de tau­reau et d’aigle. Ces quatre ani­maux ont leur place au pied du trône de la gloire de Dieu. (Wiki­pe­dia)

Cha­cun des Quatre Vivants est figu­ré dans le Nou­veau Tes­ta­ment sous la forme des évan­gé­listes (toutes les expli­ca­tions sont issues de Wikipedia) :

  • Mat­thieu : On lui attri­bue comme sym­bole l’homme ailé (par­fois qua­li­fié à tort d’ange) parce que son évan­gile com­mence par la généa­lo­gie de Jésus, ou, plus exac­te­ment, celle de Joseph, père légal de Jésus. Selon qu’il appa­raît comme col­lec­teur d’impôts, apôtre ou évan­gé­liste, Mat­thieu est repré­sen­té avec des balances de peseur d’or, l’épée du mar­tyre ou le livre de l’Évangile qui, fina­le­ment, est son attri­but le plus ordinaire.
  • Marc : Saint Marc est sym­bo­li­sé par un lion d’a­près l’un des pre­miers ver­sets de son évan­gile qui évoque le désert d’où reten­tit les rugis­se­ments du lion, l’un des quatre ani­maux sym­bo­liques de la vision d’Ézéchiel : « un cri sur­git dans le désert » (Ez 1, 1–14). Le lion sym­bo­li­sant saint Marc est géné­ra­le­ment ailé et par­fois sur­mon­té d’une auréole, ce qui le dis­tingue du lion de saint Jérôme, les ailes sym­bo­li­sant l’é­lé­va­tion spi­ri­tuelle et le halo sym­bo­li­sant la sainteté.
  • Luc : Luc est sym­bo­li­sé par le tau­reau, ani­mal de sacri­fice, parce que son évan­gile com­mence par l’é­vo­ca­tion d’un prêtre sacri­fi­ca­teur des­ser­vant le Temple de Jéru­sa­lem : Zacha­rie, le père de Jean-Baptiste.
  • Jean : Son sym­bole en tant qu’é­van­gé­liste dans la tra­di­tion du Tétra­morphe est l’aigle, d’où le sur­nom « l’aigle de Pat­mos ». Il est repré­sen­té avec une coupe sur­mon­tée d’un ser­pent ou avec une chau­dière rem­plie d’huile bouillante.
Tétramorphe de la Tour Saint-Jacques - Paris

Tétra­morphe de la Tour Saint-Jacques — Paris —  Tour Saint-Jacques 070508 02 » par Vas­silTra­vail per­son­nel. Sous licence Public domain via Wiki­me­dia Com­mons.

Cette figure qui n’est que les quatre faces d’un seul élé­ment trouve son ori­gine dans des repré­sen­ta­tions antiques, notam­ment égyp­tiennes, sous la forme de divi­ni­tés infé­rieures ou d’élé­ments natu­rels. Comme sou­vent dans l’An­cien Tes­ta­ment, les trans­crip­tions des visions pro­viennent de légendes anciennes, transformées.

En ce qui concerne la sym­bo­lique du chiffre 4 expri­mée au tra­vers des Quatre Vivants, on la retrouve dans bon nombre de figures. Tout d’a­bord, le sym­bole d’A­tha­nase. Ce sym­bole connu aus­si sous le nom de Qui­cumque, est un conden­sé de la pen­sée litur­gique ortho­doxe qui reprend les 3 figures de la Tri­ni­té, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ain­si que celle de Dieu, cen­trale. Les liens qui sont faits entre les sphères se com­posent de cette manière, qui pour cha­cune des occur­rences se lit dans les deux sens :

  • Le Saint-Esprit n’est pas le Père
  • Le Père n’est pas le Fils
  • Le Fils n’est pas le Saint-Esprit
  • Le Saint-Esprit est Dieu
  • Le Père est Dieu
  • Le Fils est Dieu

Le sens de lec­ture des Quatre Vivants s’ins­pire aus­si de quatre moments de la vie du Christ ; l’in­car­na­tion de Dieu dans l’homme (Mat­thieu, l’homme ailé), la ten­ta­tion dans le désert (Marc, le lion), l’im­mo­la­tion (Luc, le tau­reau, sym­bole de sacri­fice) et la mon­tée au ciel (Jean, l’aigle). On retrouve aus­si chez Luc (10, 27) les com­po­santes de l’es­sence humaine : l’homme est le sym­bole de l’es­prit, le lion est le sym­bole des pas­sions, le tau­reau est le sym­bole du corps, l’aigle est le sym­bole de l’esprit.

La figure du tétra­morphe est donc un moment pri­vi­lé­gié de sym­bo­lisme litur­gique que l’on trouve sur­tout dans les repré­sen­ta­tions byzan­tines et romanes de l’art chré­tien. En regar­dant par­fois sur cer­tains monu­ments plus proches de nous, sur les bâti­ments gothiques, on arrive par­fois à le retrou­ver, comme plus haut, sur le som­met de la Tour Saint-Jacques à Paris, mais ce sont des sta­tues qui pour le coup datent du XIXè siècle.

Pho­to d’en-tête © José Luis Fil­po Cabana
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Eglise de San­to Domin­go, Soria, Pre­mière vision d’Ézéchiel.

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L’ar­cher scythe du vase de Kul-Oba, la « mala­die fémi­nine » et le peuple d’Ashkenaz

L’ar­cher scythe du vase de Kul-Oba, la « mala­die fémi­nine » et le peuple d’Ashkenaz

Trésor de Kul-Oba, vase en électrum (détail archer) - Musée de l'Ermitage - Saint-Petersbourg

Prince scythe ten­dant l’arc d’Hé­ra­clès. Tré­sor de Kul-Oba, vase en élec­trum — Musée de l’Er­mi­tage — Saint-Peters­bourg. Deuxième moi­tié du IVè siècle avant notre ère.

Dans la Table des Nations, le patriarche Ash­ke­naz est le fils de Gomer, lui-même fils de Japhet, lui-même un des trois fils de Noé (ai-je déjà dit qu’il fal­lait lire l’An­cien Tes­ta­ment pour sa richesse ?). Si Japhet est l’an­cêtre des peuples vivant au nord de la médi­ter­ra­née, Gomer (גמר), l’aî­né de ses fils, est l’an­cêtre du peuple cim­mé­rien (Κιμμέριοι en grecGimir­raya en assy­rien — rien à voir avec Conan le Bar­bare), appa­ren­té aux Thraces ins­tal­lés en Tau­ride et dont le nom est à l’o­ri­gine du mot Cri­mée. Plus géné­ra­le­ment, on attri­bue à Gomer la paren­té des peuples euro­péens de l’ouest. Ash­ke­naz donc, fils de Gomer, est un nom qu’on connait pour dési­gner les Juifs d’Eu­rope de l’est et du nord, et pour les dis­tin­guer des Séfa­rades, les Juifs d’Eu­rope du sud et du Magh­reb, mais avant de dési­gner ces peuples, il est à l’o­ri­gine d’un autre mot : il a don­né en grec Σκὐθαι (Skú­thai), Ish­ku­za ou Asku­zai en assy­rien, et dans le lan­gage moderne, il s’est appa­ren­té au nom du peuple des Scythes. Ces guer­riers redou­tables, dont l’aire d’ex­pan­sion s’é­tend de l’ac­tuelle Ukraine à l’ouest jus­qu’aux contre­forts du Tad­ji­kis­tan et de la Bac­triane à l’est, demeurent connus pour leur orfè­vre­rie très riche, notam­ment par la décou­verte de fabu­leux tré­sors d’or caché dans des tumu­lus funé­raires. On attri­bue au peuple d’Ash­ke­naz la paren­té des peuples scan­di­naves et russes.
Tom­bé par hasard sur la repré­sen­ta­tion ci-des­sus d’un archer, repro­duit sur le vase en élec­trum du tré­sor trou­vé dans le kour­gane de Kul-Oba, je n’ai pu faire autre­ment que de m’ex­ta­sier sur la finesse d’exé­cu­tion de cet homme, dont le geste s’est trans­mis à tra­vers les âges, d’au­tant que ce vase date de la seconde moi­tié du IVè siècle avant notre ère, ce qui révèle un haut niveau de tech­no­lo­gie. Ce qui me semble le plus frap­pant, c’est la maî­trise par­faite de la gra­vure en bas-relief, exces­si­ve­ment bien ren­due dans l’or­don­nan­ce­ment des pos­tures ana­to­miques dans le corps de cet archer repré­sen­té de pro­fil. Ce vase repré­sente en tout quatre scènes.

  1. Une scène mon­trant un homme avec les doigts dans la bouche de l’autre, indi­quant clai­re­ment les soins de den­tis­te­rie connus à cette époque.
  2. La deuxième scène montre un homme en train de pra­ti­quer un ban­dage sur la jambe d’un guer­rier blessé.
  3. La troi­sième montre deux sol­dats en armes assis l’un en face de l’autre. L’un des deux semble être un prince.
  4. La qua­trième repré­sente cet archer, en réa­li­té un prince scythe qui fait réfé­rence non pas au mythe chré­tien des ori­gines du peuple mais au mythe grec, impli­quant Héraclès :

Lorsque le héros Héra­clès se fut accou­plé avec le monstre Échid­na, cette der­nière mit au monde trois gar­çons. Puis vint le moment pour Héra­clès de conti­nuer sa route. Mais le jour du départ, Échid­na deman­da à son amant ce qu’elle devrait faire de leurs enfants, une fois par­ve­nu à l’âge d’homme. Héra­clès prit l’un de ses deux arcs et son bau­drier qu’il don­na à Échid­na. Il ajou­ta que celui des trois qui par­vien­drait à posi­tion­ner le bau­drier et à ban­der l’arc comme lui-même le fai­sait, devien­drait le roi du pays. Les deux autres frères devraient alors s’exiler. Arri­vé à l’âge d’homme, Échid­na ras­sem­bla ses trois enfants, Aga­thyr­sos, Gélo­nos et Scy­thès. Le test pou­vait alors com­men­cer. Seul Scy­thès par­vint à réus­sir les deux épreuves. Comme l’avait exi­gé Héra­clès, Échid­na don­na le pou­voir suprême au vain­queur, tan­dis que ses deux autres enfants s’exilèrent. À ce moment, Scy­thès don­na son nom à cette région et à son peuple. (source Wiki­pe­dia)

J’ai trou­vé éga­le­ment cet extrait du livre de Fatih Cimok rap­por­tant une autre légende, rap­por­tée par Héro­dote dans son Enquête, une légende pour le moins cocasse…

Le pha­raon Psam­mé­tique I (663–609 avant notre ère) les paya pour qu’ils ne dévastent pas son pays.
Lors de leur retour, les Scythes pillèrent Ash­ke­lon, un acte qui, d’a­près Héro­dote, pro­voque la malé­dic­tion de la déesse qui les infli­gea d’une mala­die appe­lée “mala­die fémi­nine”, c’est-à-dire l’ho­mo­sexua­li­té, dont “souffrent encore leurs des­cen­dants” ; cette his­toire a pu ins­pi­rer la remarque de Samuel (I Sm 5:6) que Dieu a infli­gé des hémor­roïdes aux Phi­lis­tins d’Ash­dod pour avoir pro­fa­né l’Arche d’Al­liance.

Fatih Cimok, Ana­to­lie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayın­ları, İst­anb­ul, 2010

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