Lire Robert Walser est un baume pour le cœur. Il fait partie de ces Grands Hommes qui ont gardé un pied dans le dix-neuvième siècle et qui se sont promenés discrètement dans la vie d’autres Grands Hommes, laissant quelques traces légères à la surface de son époque, imperceptibles. Aussi, Walser a fait l’admiration de Robert Musil, de Franz Kafka mais de manière générale, il est resté confiné dans une période un peu bâtarde.
Son écriture se caractérise par une vision très infime des choses, son regard s’attache au moindre détail au point qu’il a rendu ce trait si caractéristique dans la forme-même de son écriture, dans ses «microgrammes» (Cf. le blog de Jean-Louis Kuffer), une écriture si minuscule couvrant des petits papiers qu’elle semble tendre vers l’infiniment petit, vers la disparition.
Robert Walser a été interné en 1929 à la clinique psychiatrique d’Herisau en Suisse, et s’est arrêté d’écrire en 1933, errant entre ces murs jusqu’au jour de sa mort à 78 ans, en 1956, jour étonnant de Noël où il s’enfonça dans la neige jusqu’à l’épuisement, retournant ainsi à la neige…
Un soir, après le repas, j’allai encore en hâte au bord du lac drapé de je ne sais plus très bien quelle mélancolie pluvieuse et sombre. Je m’assis sur un banc sous les branches dégagées d’un saule et ainsi, m’abandonnant à des pensées vagues, je voulus m’imaginer que je n’étais nulle part, une philosophie qui me procura un bien-être étrange et délicieux. L’image de la tristesse sur le lac, sous la pluie, était magnifique. Dans son eau chaude et grise tombait une pluie minutieuse et pour ainsi dire prudente. Mon vieux père avec ses cheveux blancs m’apparut en pensées, ce qui fit de moi un enfant timide et insignifiant, et le portrait de ma mère se mêla au doux et paisible murmure et à la caresse des vagues. Avec l’étendue du lac qui me regardait comme je le faisais moi-même, je découvris l’enfance qui me considérait elle aussi, comme avec de beaux yeux limpides et bons. Tantôt j’oubliais tout à fait où je me trouvais, tantôt je le savais de nouveau. Quelques promeneurs silencieux allaient et venaient tranquillement sur la rive, deux jeunes ouvrières s’assirent sur le banc voisin et commencèrent à bavarder et là-bas sur l’eau, là-bas sur le lac bien-aimé, où les larmes douces et sereines coulaient paisiblement, des amateurs de navigation voguaient encore dans des bateaux ou des barques, le parapluie ouvert au-dessus de leurs têtes, une image qui me fit rêver que j’étais en Chine ou au Japon ou dans un autre pays de poésie et de rêve. Il pleuvait si gentiment et si tendrement dans l’eau et il faisait si sombre. Toutes les pensées sommeillaient puis toutes les pensées étaient de nouveau en éveil. Un vapeur sortit sur le lac; ses lumières scintillaient à merveille dans l’eau lisse et gris argent du lac qui portait ce beau bateau comme s’il éprouvait de la joie à cette apparition féerique. La nuit tomba peu après, et avec elle l’aimable invitation à se lever du banc sous les arbres, à s’éloigner de la rive et à prendre le chemin du retour.
Retour dans la Neige, Robert Walser,
traduit de l’allemand par Golnaz Houchidar, 1999
Éditions Points.
Photo d’en-tête © Billy Wilson
Tags de cet article: hiver, littérature, neige, Noël, Suisse
« Je concède volontiers que je bavarde, car il faut bien remplir les lignes avec quelque chose. » L’Institut Benjamenta fut le premier livre de Robert Walser que je me suis procuré.
http://passouline.blog.lemonde.fr/livres/2006/08/comment_robert_.html
Je note je note. Merci Mohamed. J’ai lu Félix aussi il y a quelques mois.
ah ces écrivains suisses, quand même, c’est quelque chose ! 😉
Je ne te le fais pas dire 🙂