Jul 26, 2015 | Livres et carnets |
Dimanche matin, ou plutôt midi. Je me réveille avec la tête dans un étau, incapable de bouger un orteil. Ça fait déjà trois fois que le sommeil me quitte mais rien de bon dans le fait d’ouvrir les yeux. La migraine est là et semble décider à ne pas bouger ses fesses. Dehors, il tombe des cordes et il fait frais ; on ne pouvait pas vraiment rêver mieux pour un dimanche en plein mois de juillet.
Je me suis enfin lancé dans la lecture de Dans la brume électrique, de James Lee Burke. L’auteur texan, installé en Louisiane, ressemble étrangement à son personnage, Dave Robicheaux, qui ressemble lui-même étrangement à celui qui l’interprète dans le film de Bertrand Tavernier, Tommy Lee Jones. Et du coup, je compte bien passer l’été avec Dave Robicheaux, qu’il fasse chaud ou qu’il pleuve. Anyway the wind blows…
Si d’aventure on me demande ce qui me séduit tant chez cet écrivain, je crois qu’il suffira de donner cet extrait en exemple :
La pluie tombait au travers de la marquise des chênes tandis que je descendais le chemin de terre longeant le bayou en direction de ma maison. Pendant l’été, il pleut presque tous les après-midi dans le sud de la Louisiane. Depuis ma galerie, aux environs de 15 heures, on peut observer les nuages qui s’amoncèlent, hauts et sombres comme des montagnes, au large sur le Golfe, puis, quelques minutes plus tard, le baromètre se met à dégringoler, l’air, soudain, fraîchit et se charge d’une odeur qui mêle ozone, métal et poisson en train de frayer. Le vent commence alors à souffler au sud et redresse la mousse espagnole accrochée aux cyprès morts du marais, il ploie les typhas du bayou, gonfle et ébouriffe les pacaniers de mon avant-cour ; puis un rideau de pluie grise avance au sortir des marécages, traverse les îlots de jacinthes mauves flottant sur les eaux, ma boutique à appâts et son auvent de toile tendu au-dessus du ponton où s’amarrent mes barques de location, et les gouttes d’eau résonnent sur ma galerie avec le bruit des billes à jouer en train de rebondir sur une tôle ondulée.
James Lee Burke, Dans la brume électrique
Payot Rivages/Noir 1999
[audio:tremblante.xol]
Bande originale du film In the electric mist,
chanté et joué par Courtney Granger, artiste américain cajun d’expression française
Les pêcheurs mettent leurs lignes comme des araignées
Piégeurs, voleurs des âmes
Les attrapes sont mises pour les innocents
Gambleurs, éviteurs des blâmes
Descends
Allons
Descends
Dans l’eau saumâtre
Reviens
C’est rien
Reviens
A la terre tremblante
Les voleurs, ça met leurs appâts sur la ligne
La bouteille, la fierté et l’argent
Ça voit pas qu’ils sont piégés pour toujours
Dedans un fil étranglant
Descends
Allons
Descends
Dans l’eau saumâtre
Reviens
C’est rien
Reviens
A la terre tremblante
Photo d’en-tête © Kevin O’Mara
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Jul 24, 2015 | Archéologie du quotidien |
L’année se termine, s’essouffle dans un râle caverneux, comme si elle avait fumé beaucoup trop longtemps tout au long de sa vie. Les matins sont douloureux et se suivent sans vraiment se ressembler, deviennent des petits supplices raffinés à chaque fois que le réveil sonne. Dehors, un soleil de guimauve teinte le ciel de couleurs extravagantes, comme un étal de marché à l’ouverture, un ciel qui se renouvelle sans cesse.
Il me revient en mémoire des odeurs surtout, plus que des images, et pas forcément de bonnes odeurs, mais des odeurs du réel, du quotidien de l’autre bout du monde. L’odeur des petites rues où personne ne passe, l’odeur des routes passantes, battues par la pluie qui tombe comme des coups de fouet sur l’asphalte brûlant, l’odeur des eaux stagnantes au beau milieu de la ville, d’un khlong bouché par une écluse jamais ouverte, où pourrissent en plein air des monceaux de végétaux impossibles à identifier, l’odeur des marchés aux plantes près d’un quai de la Chao Phraya et des milliers de poissons qui croupissent en plein soleil dans des bacs à peine remplis d’eau, l’odeur exhalant de la rivière où se battent des poissons-chats gros comme des silures, dans un fatras de queues et de têtes impossible à imaginer tant qu’on ne l’a pas vu, moment de folie animale où les poissons se montent les uns sur les autres ; spectacle irréel. C’est étrange comment les hommes créent eux-mêmes des odeurs qui n’existent pas forcément dans la nature.
Au milieu de tout ça reste l’odeur inégalable du linge qui sèche derrière un mur en pisé, les fleurs de frangipanier, grandes ouvertes comme des gueules d’animaux assoiffés, dont les pétales blancs se parent d’une jaune qui fait penser à des taches de beurre, la terre ruisselante d’eau au pied des manguiers, l’odeur du petit matin qui se révèle tendrement après une nuit écrasante.
Il reste en moi plus d’odeurs que d’images, et chaque odeur suscite en moi une sensation, un goût en particulier dans la bouche, les souvenirs se transforment en quelque chose de presque palpable. Comme si j’étais assis par terre, le regard vers la terre, tenant entre mes mains une fleur délicate de lotus.
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Jul 19, 2015 | Livres et carnets |
Aldous Huxley est un auteur à la fois caustique, naïf et très méthodique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un sceptique, en 1926, il file de Port Saïd à Bombay en passant par la Mer Rouge. Une fois arrivé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de couleurs, de senteurs et de personnages étranges comme on pourrait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en examine les contours, devise, argumente, procède par analogie… on comprend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en français presque rien à voir avec le titre original, Jesting pilate). Huxley me fait l’effet de quelqu’un qui ne s’émeut de rien et qui prend le monde comme une attraction un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un succédané du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suffisamment drôle et pertinent pour que la lecture en soit agréable. Le voici qui d’un coup se met à disserter sur la différence entre nous autres, gens du Nord, et les Méridionaux. Un morceau d’anthologie qui reste d’une lucidité assez rigoureuse :
Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs metteurs en scène que les Méridionaux. Nous nous donnons de la peine pour nous impressionner nous-mêmes, et, en même temps, nous donnons à la cérémonie que nous avons préparée toutes les chances de nous émouvoir. Nous la prenons au sérieux et nous gardons cet état d’esprit jusqu’à la fin de la cérémonie. Le Méridional refuse de se fatiguer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se préoccuper de garder continuellement la même attitude mentale. C’est pourquoi il nous semble fâcheusement sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gardons-nous de jugements trop hâtifs. Le Méridional, en ces matières, a ses propres traditions, et il se trouve qu’elle diffèrent des nôtres. Il se pourrait que sur ce point ses habitudes de pensée et de sentiment soient plus proches de celles des Orientaux que des nôtres. Essayons de comprendre avant de condamner.
Nous accusons le Méridional d’incurie parce qu’il tolère la petitesse parmi ses splendeurs et s’arrange toujours pour que ses cérémonies aient un côté grotesque qui les empêche de nous émouvoir. Mais il pourrait, lui, nous reprocher d’être assez lourdement dépourvus d’imagination pour ne pas savoir découvrir la beauté de l’intention à travers l’insuffisance des moyens qui l’expriment et apprécier la noblesse de l’effet final en dépit de la pauvreté des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le cérémonies religieuses qui ne sont que des ballets solennels et des charades symboliques représentant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’intention, et c’est l’effet d’ensemble. Ces petits supports, ces petits arcs-boutants de marbre dont usaient les Grecs pour consolider leurs statues, sont ridicules si vous y regardez de près. Mais il était entendu qu’on les ignorait. Au point de vue sculptural une fausse façade est grotesque : un Méridional sait cela aussi bien que Mr Ruskin. Mais, plus sage que Ruskin, il n’éclate pas d’une sainte indignation sous prétexte qu’elle constitue un mensonge. il s’autorise à apprécier son aspect grandiose d’un certain point de vue. A l’église, le prêtre peut bredouiller aussi précipitamment que s’il devait battre un record mondial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chanteurs détonner bravement, et le bedeau cracher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indulgent Méridional passe par-dessus ces détails sans importance et jouit du bel effet du ballet ecclésiastique, en dépit de ses petites imperfections. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’apprécie tant, pourquoi ne reste-t-il pas tranquille, sans rire ni chuchoter, pourquoi ne fait-il pas l’effort de regarder, et, s’il en ressent quelque émotion, pourquoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répliquera en se moquant du manque de souplesse et de la lenteur d’esprit de l’homme du Nord, de sa grandiloquence et de son incapacité à éprouver franchement deux émotions simultanément ou tout au moins, quasi instantanément. « Je vois, dira-t-il, tout aussi bien que vous les détails ridicules et misérables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des proportions et je ne permets pas à de simples détails de troubler mon appréciation de l’ensemble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sourire et rester grave au même instant […]».
Aldous Huxley, Tour du monde d’un sceptique (1926)
Traduit de l’anglais par Fernande Dauriac (1932)
Petite bibliothèque Payot, 2005
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Jul 18, 2015 | Livres et carnets |
On a beaucoup parlé du Musée du Bardo ces derniers temps pour l’histoire tragique qui s’y est déroulée. Ce musée regroupant certaines des plus belles merveilles du monde méditerranéen à travers les âges, renferme en son cœur quelques pages d’une des plus belles copies du Coran qui existe au monde, une pièce maîtresse de l’art islamique. Une autre partie se trouve non loin de Kairouan, dans le très beau Musée national d’art islamique de Raqqada et quelques feuillets sont détenus dans des collections privées qui les rendent parfaitement inaccessibles.
Le Coran bleu de Kairouan est un livre de toute beauté datant des environs du Xè siècle (IVè siècle de l’Hégire). Son format relativement petit (41 x 31cm) en fait un objet qui ne vaut par sa taille mais par l’exceptionnelle couleur bleue qui orne le fond des pages. De qualités inégales et d’une teinte qui varie d’un feuillet à l’autre, ce bleu est certainement relatif à la couleur céleste, couleur sacrée. L’écriture est faire d’encre d’or rappelant que la parole divine est ce qu’il y a de plus précieux, appliquée sur des feuilles de vélin épaisses (de la véritable peau de veau) d’abord teintes à l’indigo puis séchées avant d’être recouvertes d’écriture coufique à hampes courtes et corps étiré. Il semblerait que cette technique extrêmement coûteuse soit inspirée des techniques de chrysographie des codex impériaux byzantins, généralement teints en pourpre.
Un cartel est disponible sur le site de Qantara.
Coran bleu de Kairouan — The Nasli M. Heeramaneck Collection
Coran bleu de Kairouan- sourate 30 — Metropitan Museum of Art.jpg
Coran bleu de Kairouan — sourate 35 — Musée national du Bardo
Coran bleu de Kairouan — Musée national du Bardo
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Jul 18, 2015 | Archéologie du quotidien |
Une photo mystère, une photo mystérieuse. Au beau milieu des albums photos de mon grand-père, des clichés qu’il a pris en Guyane lors de l’unique déplacement qu’il a effectué sur ce petit bout de terre française à l’autre bout du monde, se trouve cette photo. Au beau milieu des photos de paysages, des abords de la base de lancement de Kourou, des photos de fleurs exotiques aux allures de vulves improbablement ouvertes, se trouve ce cliché représentant un homme et une femme à la peau noire, au devant d’une scène qui représente certainement un village forestier au beau milieu de la forêt guyanaise. Peu d’indices, somme toute. Le voyage de mon grand-père remonte à 1983, j’avais neuf ans. Il en rapporté plein de souvenirs, des bouteilles de rhum guyanais, des fleurs en plumes d’ibis pour ma grand-mère, certainement aussi des fruits qu’il ramenait par kilos entiers, des choses aux formes impossibles à décrire et qui faisait mon bonheur de petit garçon. Premier contact par procuration avec un monde que ne soupçonnais même pas.
Il me semble que je suis tombé plusieurs fois sur cette photo en feuilletant les dizaines d’albums photos qu’il y a chez mes grands-parents, et même si j’ai déjà dû poser la question à mon grand père, je n’ai pas le souvenir du pourquoi de cette photo. Je sais qu’il a passé quelques jours dans la forêt guyanaise, qu’il a dormi à la belle étoile et il m’a raconté plusieurs fois combien il avait mal dormi sous ces gigantesques moustiquaires, dans une atmosphère saturée d’humidité et poisseuse, avec tous ces bruits inquiétants, les toucans avec leur cris de bête qu’on égorge et surtout les singes qui se battaient dans les hautes branches d’arbres mastodontes… sans parler des nuées d’insectes géants crissant pendant qu’il essayait de trouver le sommeil.
Cet homme est-il leur guide ? Est-il un chef de village qu’ils ont traversé pendant leur escapade le long du Maroni ? Je n’en sais plus rien, mais connaissant mon grand-père, c’est forcément une de ces raisons. Il a voulu fixer sur la pellicule le visage d’un homme qu’il a côtoyé, forcément. Si l’on regarde attentivement la photo, l’homme porte un de ces maillots de bain tels qu’on pouvait en porter dans les années 70 ou 80. Est-ce l’étiquette qui ressort sur le côté droit ? La ficelle qui pend sur le devant ? Une chevalière est visible sur son annulaire gauche. Il a le cheveu pas trop court, et porte des pattes, une moustache fine. Tout semble dire que l’homme est bien de son époque, mais rien n’indique son identité, ni son statut… Seule sa posture traduit une certaine assurance. Ce mystère restera un mystère, rien ne pourra plus désormais lever le voile.
La photo est passée, jaunie, elle vire au rouge, mais j’aime bien son cadrage, l’instantané de la situation et surtout son mystère insondable. Je viens de la scanner pour la faire basculer du côté de l’éternité. A présent, je peux la remettre à sa place, dans son album, celui qui porte le numéro 07 et dont l’inscription à l’intérieur indique : Guyane, 1983. Je referme l’album, jusqu’à la prochaine photo.
Guyane, 1983
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