Jan 5, 2014 | Livres et carnets |

Annonciation sur la tranche d’un livre
Certains livres, bien qu’on ne s’en doute guère, recèlent des petits trésors, comme ces livres dont la tranche a été peinte de manière à ce que la peinture ne se voit que lorsque les pages sont disposées d’une certaine manière, peu naturelle à vrai dire.
Il est tout à fait possible qu’on n’en ait pas encore découvert qui sont de véritables œuvres d’art. A voir, plusieurs exemples sur La Boîte Verte.
Read more
Jan 4, 2014 | Photo, Sur les portulans |

Vendeur de salep dans la lumière du matin — Vieux pont de Galata — Istanbul — 1957
Le photographe est l’esclave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette raison que je ne photographie plus İstanbul, parce que c’est de la merde (ou alors seulement si c’est une commande, pour prendre l’argent). J’ai assisté à la destruction de la ville, j’ai vu le vieux cimetière arménien, près de l’église Notre-Dame-de-Sion, retourné par les bulldozers pour établir les fondations de deux hôtels, le Divan et le Hilton ; j’ai suivi les travaux qui ont éventré la ville pour ouvrir la route de l’aéroport ; en 1958, pendant la deuxième vague de démolition, j’ai vu d’énormes machines, des dinosaures à moteur, écraser des maisons les unes après les autres. A cette époque, j’ai photographié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les maisons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’étais enfant, les habitants pouvaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sympathiques, on soulevait son chapeau pour se saluer, maintenant ce ne sont plus que des paysans, İstanbul a été conquis une seconde fois, nous sommes occupés par quatorze millions d’Anatoliens. Bien sûr, on me dit que les Ottomans faisaient déjà venir ce genre de paysans, mais ils ne les utilisaient que pour le métier des armes, les Stambouliotes n’allaient jamais à la guerre, ils se contentaient sagement d’applaudir le départ et le retour de l’armée. Il est arrivé ce qui devait arriver ; les Anatoliens ont pris leur revanche. Aujourd’hui, il n’y a plus un milliardaire turc qui ne soit né en Anatolie. C’est pour toutes ces raisons que je sors maintenant sans mon Leica. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İstanbul, le monde entier s’enlaidit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bosphore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aussi— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trouverez une ville où l’on change de continent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii — Corne d’Or — Istanbul — 1962
Celui qui parle est un Stambouliote pur jus, un photographe émérite qu’on peut s’étonner d’entendre parler avec ces mots si durs à l’encontre des Anatoliens et des paysans. Ce photographe, c’est Ara Güler, celui que partout dans le monde on considère comme le chantre d’Istanbul, celui qui dit mieux que quiconque au travers de ses 800.000 clichés le passé d’une ville depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne photographie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait partie du club très fermé des masters of Leica et un très beau livre de ses photos a été édité en 2009 aux éditions du Pacifique, avec un texte admirable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Rondeau dans İstanbul, NiL Editions, 2002.
Les trois photos de cet article proviennent du site de Magnum.

Esplanade de la Yeni Camii — Eminönü — Istanbul — 1972
Read more
Jan 4, 2014 | Arts, Chambre acoustique |
L’Ars Subtilior, l’art le plus subtil, est une école de musique née à la fin du Moyen-Âge, dont la principale caractéristique était son extrême raffinement et sa complexité rythmique et polyphonique (Wikipédia). On trouve un superbe témoignage de cet art complexe dans un manuscrit qui, comme son nom l’indique, est conservé dans la bibliothèque du Château de Chantilly (cote MS 0564).
Le manuscrit datant lui-même du XIVe siècle est un chef‑d’œuvre d’illustration, reproduisant en des formes complexes l’aspect floral et travaillé des compositions d’auteur de l’époque comme Baude Cordier, Jacob Senleches ou Guillaume de Machaut, personnages dont on sait finalement peu de choses et dont l’existence même est sujette à caution. Le manuscrit tel qu’il nous est parvenu est dans son intégralité recopié d’après des originaux aujourd’hui disparus, et cela par un copiste certainement Italien ; le nombre de fautes dans le texte français indique que celui qui en est l’auteur ne comprenait pas ce qu’il écrivait. L’œuvre comprend en tout 99 chansons et 13 motets datant de la deuxième moitié du XIVe siècle. On trouvera un catalogue détaillé sur Wikipedia.

Baude Cordier — Partition de la chanson Belle, bonne, sage — MS 564 — Codex Chantilly
Il n’existe à ce jour aucun fac-simile du manuscrit original, ni non plus de copie numérisée, ce qui semble tout de même assez étonnant et qui doit certainement tenir à des raisons éditoriales ou d’intérêts financiers. Même la page Wikipedia Commons a été supprimée, ce qui en dit long.
On se contentera d’écouter des évocations de l’ars subtilior avec ces extraits.
http://www.youtube.com/watch?v=k_HAVv2VTzI&list=PL7CF2FE2EC75A5129
Read more
Jan 3, 2014 | Barattages |
J’aurais dit putain, mais bon… Pour bien commencer l’année, en lieu et place de vœux, parlons d’argent avec ce texte de toute beauté que seul Shakespeare eût pu écrire.
— O soleil, bienfaisant générateur, fais sortir de la terre une humidité empestée, infecte l’air sous l’orbe de ta sœur! Prends deux frères jumeaux nourris dans le même sein, dont la conception, la gestation et la naissance furent presque simultanées ; fais-leur éprouver des destinées diverses : le plus grand méprisera le plus petit. La nature qu’assiègent tous les maux ne peut supporter une grande fortune qu’en méprisant la nature. Élève ce mendiant, dépouille ce seigneur ; le seigneur va essuyer un mépris héréditaire, et le mendiant jouira des honneurs de la naissance. C’est la bonne chère qui engraisse les flancs d’un frère ; c’est le besoin qui le maigrit. Qui osera, qui osera lever le front avec une pureté mâle, et dire : cet homme est un flatteur? S’il en est un seul, ils le sont tous ; chaque degré de la fortune est aplani par celui qui est au-dessous. La tête savante fait plongeon devant l’imbécile vêtu d’or : tout est oblique, rien n’est uni dans notre nature maudite, que le sentier direct de la perversité. Haine donc aux fêtes, aux sociétés et aux assemblées des hommes! Timon méprise son semblable et lui-même. Que la destruction dévore le genre humain! —O terre, cède-moi quelques racines. (Il creuse la terre.) Celui qui te demande quelque chose de plus, flatte son palais de tes poisons les plus actifs! Que vois-je! de l’or? cet or jaune, ce brillant et précieux inconstant. Non, dieux, je ne suis point un suppliant inconstant. Des racines, cieux purs! Ce peu d’or suffirait pour rendre le noir blanc, la laideur beauté, le mal bien, la bassesse noblesse, la vieillesse jeunesse, la lâcheté bravoure. —Oh! pourquoi cela, grands dieux? Qu’est-ce donc, ô dieux! pourquoi cet or peut-il faire déserter de vos autels, vos prêtres et vos serviteurs? il arrache l’oreiller placé sous la tête du malade encore plein de vie. Ce jaune esclave forme ou rompt les noeuds des pactes les plus sacrés, bénit ce qui fut maudit, fait adorer la lèpre blanche ; il place un fripon auprès du sénateur, sur le siège de justice, lui assure les titres, les génuflexions et l’approbation publique. C’est lui qui fait remarier la veuve flétrie. Celle dont ses ulcères dégoûteraient l’hôpital, l’or la parfume et l’embaume, et la ramène au mois d’avril. Viens, poussière maudite, prostituée commune à tout le genre humain, qui sèmes le trouble parmi la foule des nations, je veux te faire reprendre la place que t’assigne la nature!—(Une marche militaire.) Un tambour! Tu es bien vif, mais je veux t’ensevelir : va, robuste brigand, rentre aux lieux où ne peuvent rester tes gardiens goutteux ; mais gardons-en un peu pour échantillon.
Il est question ici de l’argent, que Timon repousse et maudit, mais aussi de la misanthropie dont le personnage principal est un digne tenant. Et pourquoi donc parler d’argent, spécialement en ce début d’année ? Pour deux raisons. La première, c’est que quelqu’un que j’aime beaucoup, Jean-Claude Carrière, sort un livre, L’argent : sa vie, sa mort, aux éditions Odile Jacob et qu’il en parle admirablement bien pour sa promotion. La seconde raison, qui elle me révulse, tient plus à la période précisément, mais j’en parlerai plus loin. (more…)
Read more
Jan 2, 2014 | Barattages |
Barattage [baʁataʒ] n. m. — 1845 ; de baratter ♦ Action de baratter (la crème) pour obtenir le beurre.
Baratter [baʁate] v. tr. — 1583 ; « s’agiter » XIIè ; peut-être du scandinave barâtta « combat », ou du préf. bar- exprimant l’oppos., et lat. actiare de agere « agir » ♦ Battre (la crème) dans une baratte.

Barattage du lait aigri en pays berbère (photo M. Gast)
Je n’avais pas assez d’espace, alors j’en ai créé. Il me fallait un endroit où déposer quelque chose de l’ordre de la pensée instinctive, de la pure immanence de la pensée, que je ne savais pas où mettre et qu’il fallait que j’exprime quelque part ; une onde me murmure qu’il faut que j’en fasse quelque chose, que ce que j’écris un peu dans la marge prenne un peu plus d’ampleur ; c’est ici l’endroit.
J’ai appelé cette section barattage avec plusieurs références.
Le barattage est une action ancestrale dont on ne connait plus le sens aujourd’hui. Demandez à n’importe qui dans la rue comment on fabrique du beurre, je ne suis pas certain qu’on vous réponde correctement et dans l’ordre que c’est fait à partir du lait (de vache), dont on extrait la crème qu’on bat dans une baratte, là où se séparent la matière grasse et le babeurre… On en perd le sens, mais cela signifie qu’on en perd aussi le geste. Les plus terriens d’entre nous ont déjà vu une baratte à manche ou une baratte mobile dans une brocante ou chez un parent qui conserve encore des outils familiaux, voire ancestraux, mais on serait bien en peine aujourd’hui de reproduire ces gestes d’alchimistes par lesquels on créé une matière aussi commune dans la cuisine que le beurre.

Baratte indiennes (batte-beurre) — Musée de Bâle (Wirz 1938–1939)
Le second sens que j’ai voulu y mettre fait référence au barattage de la mer de lait (amritamanthana), qui est une des scènes principales qu’on peut trouver gravée sur les murs d’Angkor Vat et qu’on retrouve comme un mythe fondateur de la cosmogonie hindouiste. Mythe principal et fondateur, pour dire mon attachement à la parole fondatrice et mythologique. Là encore, les mythes ne sont plus tellement pris au sérieux, à part par les ethnologues et les historiens des religions.
Enfin, la troisième référence, c’est celle qui concerne les peuples nomades. Le barattage est une action instantanée reproduite par les peuples nomades et les peuples qui gardent une forte tradition pastorale. On trait le lait qu’on laisse reposer une nuit et on en fait du beurre ou du yaourt. C’est un geste ancestral et universel de transformation de la matière, qui contient en lui une foule de signifiants.
Pour finir, l’idée que le mot barattage puisse venir d’un mot scandinave (barâtta) qui signifie “combat” est une notion presque excitante si on y place un sens dans lequel on y voit un combat de l’homme contre le lait pour lui faire subir une transformation. La notion est là.

Barattage de la mer de lait — Angkor Vat
Voilà l’esprit dans lequel je créé cette section dont je numéroterai les actes ; ce que je compte faire ici est de transcrire un certain nombre de travaux que je compte mener tout long de cette année. Il se trouve que ces derniers jours, j’ai eu toute latitude pour réfléchir à un certain nombre de choses qui me travaillent depuis quelques temps et que j’ai envie de mettre en mots, puis en forme.
A lire sur le barattage : Les mots et les actes Baratter, allumer le feu. Question de texte et d’ensemble technique par Marie-Claude Mahias, ainsi que ce très bon article sur l’alimentation et les laitages en particulier sur le site de l’Encyclopédie Berbère (E.B., G. Camps, J.-P. Morel, G. Hanoteau, A. Letourneux, A. Nouschi, R. Fery, F. Demoulin, M.-C. Chamla, A. Louis, A. Ben Tanfous, S. Ben Baaziz, L. Soussi, D. Champault et M. Gast), deux articles dont sont extraites les photos illustrant ce billet.
Read more