Archéo­lo­gie du renoncement

La jalou­sie est un sen­ti­ment atroce. Atroce parce que dévas­ta­teur et sur­tout parce qu’il est incon­trô­lable et qu’il mène à la vacui­té la plus pro­fonde. Je parle de la vraie jalou­sie, pas ce truc mala­dif d’a­do­les­cent qu’é­prouvent cer­taines per­sonnes qui ne sup­portent pas qu’on s’ap­proche de trop près de l’être aimé, mais cette vague de néant qui nous sub­merge quand l’être aimé en aime un autre. C’est une construc­tion com­plexe qui impose de s’af­fran­chir du réel pour se réfu­gier dans une par­celle incon­nue de l’ac­ti­vi­té habi­tuelle, dans laquelle plus rien n’a de jus­ti­fi­ca­tion et où l’on peut fomen­ter les plans les plus hor­ribles. Là où la jalou­sie prend la forme la plus laide, c’est lors­qu’on s’ac­croche à une espé­rance qui dis­pa­raît de manière défi­ni­tive, de telle sorte qu’on doive faire son deuil de l’être aimé.

C’est éga­le­ment une incroyable bles­sure à l’a­mour propre. C’est sur­tout l’é­go qui en prend un coup. Un coup de poing dans le dia­phragme qui coupe net la res­pi­ra­tion. Rien de moins. Et ensuite il faut apprendre à arrê­ter les nau­sées, sen­tir ses doigts bou­ger, se faire une rai­son (se faire un shoot ?), rete­nir les larmes, recom­men­cer depuis le début, se tordre les doigts, se dire que c’est fini, ne pas trop s’u­ser, reprendre un peu de cette joyeuse souf­france qui gratte sous les os, se dire qu’il faut avan­cer, s’at­te­ler à l’ar­chi­tec­ture du néant mais pour aller où, pour s’en­fer­mer dans l’in­con­sis­tance, les nour­ri­tures ter­restres n’y suf­fi­ront pas, toutes les lec­tures du monde ne vous ramè­ne­ront pas cette femme. Et pour reprendre une expres­sion que je lis tous les jours, il faut in fine se résoudre à vali­der encore et encore cette forme de renoncement.

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Sukk­wan Island

David Vann a peut-être écrit le roman qui inau­gu­re­ra une nou­velle ère de la lit­té­ra­ture. Sukk­wan Island décrit un huis-clos insou­te­nable sur une île per­due en Alas­ka, entre un père et son fils. Après une vie tumul­tueuse, deux mariages ratés, des échecs per­son­nels dif­fi­ciles à ava­ler, Jim pro­pose à son fils de treize de par­tir avec lui pen­dant un an à la ren­contre de la nature alas­kane sur une île uni­que­ment acces­sible par avion ou en bateau. Ce gar­çon né d’un pre­mier mariage, qu’il connait peu et qui le connais encore moins part un peu à recu­lons mais décide de lais­ser une chance à son père et de le suivre, coûte que coûte. Ins­tal­lés dans une cabane som­maire, avec un appro­vi­sion­ne­ment qui l’est tout autant, leurs nuits sont mou­ve­men­tées, sur­tout à cause de Jim qui pleure dans son som­meil, gémit sur sa culpa­bi­li­té d’homme à femmes et a de la peine à s’ex­cu­ser ses frasques sexuelles. C’est dans cette atmo­sphère humide et suin­tante dans l’au­tomne du grand nord que va se scel­ler le des­tin de ces deux êtres dés­unis par les liens du sang, étran­gers à eux-mêmes comme au monde dans lequel ils vivent. En pillant leurs réserves, un ours les aide­ra à chu­ter, les lais­sant à leur sort déjà pas reluisant.

Sitka Alaska Tribe Seal

Le livre de David Vann est d’une excep­tion­nelle cruau­té, comme s’il avait été écrit avec la lame brillante et froide d’un cou­teau de chasse sur la porte d’une cabane de trap­peur. Jus­qu’à la moi­tié des pages, on n’a aucune idée de la pos­sible dérive d’un père et de son fils, jus­qu’au moment où l’on est frap­pé en pleine face par leur des­tin. L’autre moi­tié du livre est une sombre des­cente aux enfers comme on n’en a jamais lu. Pas de com­plai­sance, pas de choix pos­sibles non plus, et fina­le­ment l’hu­ma­ni­té que l’on croyait per­due est redis­tri­buée d’une manière éton­nante comme des cartes sur une table de poker. Comme ils disent sur Tech­ni­kart, «La recette Sukk­wan Island ? Un père, un fils, l’Alaska et un putain de coup de théâtre.» 

Tan­dis qu’ils sur­vo­laient les lieux, Roy obser­vait le reflet de l’avion jaune qui se déta­chait sur celui, plus grand, des mon­tagnes vert sombre et du ciel bleu. Il vit la cime des arbres se rap­pro­cher de chaque côté de l’appareil, et quand ils amer­rirent des gerbes d’eau giclèrent de toute part. Le père de Roy­sor­tit la tête par la fenêtre laté­rale, sou­rire aux lèvres, impa­tient. L’espace d’un ins­tant, Roy eut la sen­sa­tion de débar­quer sur une terre fée­rique, un endroit irréel.
Ils se mirent à l’ouvrage. Ils avaient empor­té autant de maté­riel que l’avion pou­vait en conte­nir. Debout sur un des flot­teurs, son père gon­fla le Zodiac avec la pompe à pied pen­dant que Roy aidait le pilote à déchar­ger le moteur John­son six che­vaux au-des­sus de la poupe où il patien­ta, sus­pen­du dans le vide, jusqu’à ce que l’embarcation fût prête. Ils l’y fixèrent, char­gèrent le bateau de bidons d’essence et de jer­ry­cans qui com­po­sèrent le pre­mier voyage. Son père le fit en soli­taire tan­dis que Roy, anxieux, atten­dait dans la car­lingue avec le pilote qui ne ces­sait pas de parler.

En lisant quelques cri­tiques (ici et et encore notam­ment), je me suis aper­çu que les avis néga­tifs por­taient sur­tout l’ab­sence de des­crip­tions gran­dioses de la nature du Grand Nord et éga­le­ment le peu d’ap­pro­fon­dis­se­ment de la psy­cho­lo­gie des per­son­nages. Alors évi­dem­ment, pour les des­crip­tions de la nature, il va plu­tôt fal­loir se diri­ger vers Jack Lon­don ou des écri­vains natu­ra­listes. Le maga­zine Geo fait très bien ça. Ou le Natio­nal Geo­gra­phic. Vann pose les bases dès le départ, il n’est pas là pour faire un joli tableau idyl­lique d’une île para­di­siaque, mais pour racon­ter l’his­toire la plus ter­ri­fiante qui soit, c’est à dire le moment où les rela­tions d’un père et son fils bas­culent dans la plus grande noir­ceur parce que plus rien, même l’i­so­le­ment, le confi­ne­ment, n’ar­rive à réta­blir la com­pré­hen­sion des êtres. D’autre part, et il va fal­loir s’y habi­tuer, le roman tend à s’af­fran­chir de la psy­cho­lo­gie parce que la psy­cho­lo­gie c’est chiant. La psy­cho­lo­gie, c’est ce qui reste quand un auteur manque de souffle et ne sait pas racon­ter des his­toires. C’est un peu ce gamin qu’on a tous connu dans la cour de récréa­tions qui raconte des his­toires drôles qui ne font rire per­sonne, parce que déci­dé­ment, il ne sait pas les racon­ter. La psy­cho­lo­gie, c’est pour les gens struc­tu­rés en manque d’imagination.
Ce que veut le lec­teur d’au­jourd’­hui, ce sont des vraies his­toires, un style, un souffle, des coups de poing dans la gueule, des trem­ble­ments de crainte et de dégoût (fear and loa­thing) pas des mas­tur­ba­tions autour de la com­plexi­té des sen­ti­ments et bla­bla­bla ni de se prendre de sym­pa­thie ou pas pour un per­son­nage qui est là pour être détes­té… David Vann en ce sens fera date et d’autres après lui, il faut l’espérer.

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Came­ra obscura

J’ai par­lé hier de Sebas­tian Schu­ty­ser et de ses pho­tos prises à la chambre noire. La chambre noire ou came­ra obs­cu­ra est l’ap­pa­reil pho­to du pauvre, sim­ple­ment fabri­quée avec une boîte per­cée d’un trou d’ai­guille (pin­hole). Elle per­met de faire de pho­tos sans objec­tif, en deux dimen­sions et très proches de la vision humaine réelle. Ces « sté­no­pés » néces­sitent des temps de poses longs puisque le dia­phragme est pour le coup très petit. Afin de décou­vrir ces petites mer­veilles de sim­pli­ci­té, je vous invite à vous rendre sur © l’œil en boite (Del­phine Lan­celle) ain­si que les 197 superbes pho­tos de Effixe, et un peu plus loin quelques exemples sor­tis de la sté­no­ca­mé­ra de Thier­ry Goni­dec.

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Sebas­tian Schu­ty­ser — Ermita

Sebas­tian Schu­ty­ser a pho­to­gra­phié 575 cha­pelles romanes à tra­vers l’Eu­rope avec un sté­no­pé (ou “pin­hole came­ra”). Toutes ces struc­tures ont pour point com­mun d’être des lieux construits à l’é­cart du monde. Un tra­vail superbe sur l’ar­chi­tec­ture de l’hu­mi­li­té et de la sim­pli­ci­té, ren­for­cé par le cadre simple de l’en­vi­ron­ne­ment de ces lieux hors du temps, hors des lieux des hommes. Tout ceci est fort bien expli­qué par Geoff Manaugh sur son superbe site BLDG­BLOG.

A voir éga­le­ment un tra­vail superbe sur les mos­quées en adobe du Mali.

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Un coup de télé­phone d’Is­tan­bul n°1

A l’is­sue d’un week-end de dépres­sif confi­né dans la fièvre et la dou­leur, je me suis réveillé avec quelques petites mer­veilles trou­vées sur mon chemin.

Kana­ko Sasaki

Xiao

Et éga­le­ment ces pho­tos très impres­sion­nantes des alen­tours de ce vol­can dont per­sonne n’ose plus pro­non­cer le nom sans se ridi­cu­li­ser sur trois géné­ra­tions ; Eyjaf­jal­la­jö­kull, pho­to­gra­phié par Sean Stie­ge­meier et en vidéo.

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