J’ai visi­té Venise en voyage d’é­tudes alors que j’é­tais déjà à l’u­ni­ver­si­té et la pre­mière chose que j’ai faite en arri­vant a été de lais­ser le groupe des lycéens pour aller boire un vrai café ita­lien dans une petite échoppe au comp­toir duquel on venait sim­ple­ment s’ap­puyer avec sa tasse et les volutes de fumées pour seuls com­pa­gnons. Les sou­ve­nirs que j’en ai sont vagues. J’ai des sou­ve­nirs écor­nés, des bribes de sou­ve­nirs que j’ai du mal à recol­ler entre eux pour leur don­ner une cohé­rence, des odeurs qui me reviennent, mais pas grand-chose somme toute. C’est triste de voir que les plus belles mer­veilles du monde peuvent vous suf­fo­quer et vingt ans après ne plus vivre que par l’en­tre­mise de quelques pho­tos. Je me sou­viens du ghet­to, et d’un cap­puc­ci­no pris dans un des salons du Café Flo­rian, des rues le long des canaux, déser­tées, de l’eau sau­mâtre qu’on m’a­vait dit puante, du par­fum entê­tant de belles véni­tiennes com­pas­sées, je me sou­viens comme si c’é­tait hier du sein blanc et des doux che­veux blonds… véni­tiens… de la belle Aude, je me sou­viens des soi­rées éclai­rées par les réver­bères dans des rues où j’o­sais me ris­quer seul, laby­rinthe plus effrayant que dans n’im­porte quel conte, du Har­ry’s Bar et du fan­tôme d’He­ming­way, du Hol­lan­dais Volant per­du quelque part, de la Fenice majes­tueuse dans son écrin de pierre, du Lido de Tho­mas Mann, de Vis­con­ti et de Bogarde, des scuole indes­crip­tibles et du bureau de poste, des mots ita­liens ou véni­tiens peut-être qui flot­taient dans l’air avec un air natu­rel, dont j’ar­ri­vais presque à sai­sir toutes les nuances, de l’air brouillas­seux qui plane sur la lagune et peut-être aus­si, qui sait, au détour d’une rue ou d’une pla­cette où se trou­ve­rait une locan­da, un puits à la mar­gelle ouvra­gée, un chat qui s’é­chap­pe­rait à l’angle, peut-être, je ne sais plus, le fan­tôme gaillard de Cor­to Mal­tese. J’ai tra­qué le soleil dans l’ombre, la lumière dans les ténèbres et le sou­ve­nir en est presque effa­cé à présent.

Reliques d’un voyage d’é­tudes il y a vingt ans, j’ai retrou­vé de vieilles pho­tos de Venise oubliées dans un album. De vraies pho­tos en noir et blanc que le temps n’a même pas alté­rées, c’est ce que j’ai rame­né de cette Venise qui s’est levée devant moi, une Venise sau­vage et secrète puis­qu’à l’é­poque j’a­vais pris le par­ti de ne choi­sir que des cadrages sévères, déshu­ma­ni­sés, en évi­tant soi­gneu­se­ment, si pos­sible les cli­chés de cartes pos­tales. Cer­taines n’é­vitent pas l’é­cueil, mais peu importe, ce sont mes pho­tos, ma vision, ce que je me suis appro­prié et qui semble rele­ver désor­mais d’une autre époque, d’un temps sans numé­rique, une temps de mémoire, avec de vrais appa­reils pho­tos qu’il fal­lait cares­ser pour qu’ils soient dociles et que la magie de la lumière fasse son œuvre. Ces temps, comme ces pho­tos dans mon cœur, demeurent magiques.

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