J’ai ren­con­tré Isaac Bashe­vis Sin­ger dans un recueil d’en­tre­tiens avec Antho­ny Bur­gess que l’é­di­teur, en toute modes­tie a nom­mé “Ren­contre au som­met”(1). Ce petit livre, qui est la trans­crip­tion des échanges entre les deux hommes pour un docu­men­taire de la télé­vi­sion sué­doise, tour­né en 1985, est une œuvre dense, dont cha­cune des phrases pour­raient ali­men­ter une antho­lo­gie des cita­tions sur la reli­gion. Mal­heu­reu­se­ment, depuis mon démé­na­ge­ment, je ne retrouve pas ce livre. C’est après avoir lu ce petit opus­cule que je me suis ache­té Ombres sur l’Hud­son, un épais livre écrit en yid­dish et paru sous forme de feuille­ton dans le jour­nal The For­ward (פֿאָרווערטס, For­verts) à par­tir de 1957, puis tra­duit en anglais et publié tel quel en 1998. Le livre en fran­çais est donc une tra­duc­tion de tra­duc­tion, mais le style est fluide et la pré­sence d’un lexique yid­dish per­met une bonne compréhension.

Pho­to © Luke Red­mond

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- Tout a disparu.
— Pour­quoi, mon ché­ri ? Pour­quoi ? Quel­que­fois, je feuillette L’His­toire des Juifs de Graetz. Il n’y est ques­tion que d’une chose : les per­sé­cu­tions. Mais le monde a oublié la façon dont les Juifs aimaient les fêtes. J’ai une théo­rie : si les Juifs n’a­vaient pas été un peuple aus­si joyeux, le monde ne les auraient pas autant haïs. Toute haine est bâtie sur l’envie.

Ombres sur l’Hud­son est typi­que­ment une œuvre com­mu­nau­ta­riste. On est en 1947, à New-York, dans la com­mu­nau­té ash­ké­naze amé­ri­caine immé­dia­te­ment issue de l’exode euro­péenne pen­dant la guerre, et à quelques temps de la créa­tion de l’é­tat d’Is­raël, dans un espace de temps et de lieu où les Juifs qui ont échap­pé au mas­sacre de la Shoah vivent une sorte d’er­rance et de déprime dans les­quelles appa­raissent les ques­tions qui ont fait les grands débats phi­lo­so­phiques d’a­près-guerre sur l’exis­tence de Dieu, la bon­té de Dieu, et la ques­tion de la fin de l’his­toire. On y voit appa­raître en fili­grane les visages de Spi­no­za ou de Leib­niz quand il s’a­git de la théo­di­cée (Θεοũ δίκη, « jus­tice de Dieu »).

- Vois-la donc et confie-lui tes affaires pour­ries. Puis pars et ima­gine-toi que tu es déjà dans le monde à venir, en train de man­ger la chair du Léviathan.

Sunset on the Hudson waterfront

Pho­to © Joi­sey Showaa

Nous sommes dans un milieu de Juifs réfu­giés échoués à Ellis Island comme d’autres se trompent de che­min pour aller au tra­vail pour la pre­mière fois, réunis autour d’un riche veuf, un par­ve­nu autour duquel gra­vitent un vieux méde­cin éden­té par­lant à peine anglais, un autre méde­cin, jeune et athée qui trouve toute jus­ti­fi­ca­tion de la vie entre les cuisses des femmes qu’il séduit, un bel­lâtre cin­quan­te­naire qui n’a plus foi en rien et vit de quelques menues opé­ra­tions en bourse et la fille de Maka­ver (on peut ima­gi­ner que ce Maka­ver est l’i­mage de Sin­ger), mariée à Luria, une ombre, un avo­cat miteux qui ne peut exer­cer ici comme il le fai­sait en Pologne, dont la pre­mière femme et les enfants ont péri dans les camps de concentration…
Ombres sur l’Hud­son, c’est la chute d’un homme, Hertz Grein, de vingt ans l’aî­né de la fille de Maka­ver qu’il va séduire et entrai­ner avec lui dans un New-York immense et déso­lé. C’est la chute d’un Maka­ver qui d’un revers de for­tune tom­be­ra aus­si bas qu’il est pos­sible pour un homme de son enver­gure et c’est la chute d’un Luria qui ne pour­ra fina­le­ment conti­nuer à vivre sans sa pre­mière femme, morte et la seconde, par­tie avec un autre. Grein chute, il n’en peut plus de tom­ber entre sa femme malade d’un can­cer, Esther son ancienne maî­tresse qu’il n’ar­rive pas à chas­ser de sa vie et qui le retient sans arrêt et sa com­pagne qu’il ché­rit depuis qu’il la connaît, toute enfant. Grein se perd dans la ville, dans sa vie et les bras des femmes qu’il aime, jus­qu’à quel point, jus­qu’à retrou­ver sa foi, revê­tir le châle de prière et les phylactères ?
Ombres sur l’Hud­son, c’est une fresque immense dans une ville qui l’est tout autant, ani­mée par des per­son­nages qui n’ar­rivent plus à savoir qui ils sont, entre un pays qui les accueille à bras ouverts mais qu’ils n’ar­rivent pas à adop­ter et une Europe qui les a exter­mi­né, chas­sé… Il flotte dans ce livre comme un par­fum de fin du monde par­mi des hommes damnés…

Comme une ode sau­vage, je tiens par­ti­cu­liè­re­ment à ce para­graphe, une des plus belles des­crip­tions que j’ai lues depuis bien long­temps, une ambiance de renais­sance après une nuit ombrageuse…

Quand Grein quit­ta la syna­gogue, le soleil brillait. La rue était pleine d’en­fants. Les éboueurs tiraient les pou­belles jus­qu’aux bennes où les ordures seraient broyées. A demi-nus, en che­mises mul­ti­co­lores, le visage mar­qué par d’in­nom­brables guerres, des siècles de métis­sage, des actes de vio­lence, venus des pre­miers âges, des peines sans nombre que des géné­ra­tions entières ne pou­vaient effa­cer, des Por­to­ri­cains étaient assis sur le pas de leur porte. Un cha­riot pas­sa, rem­pli de tomates à moi­tié pour­ries, tiré par un vieux che­val et le mar­chand criait comme un pos­sé­dé. Un poli­cier noir sur­git de nulle part, fai­sant adroi­te­ment tour­noyer son bâton. Sur le trot­toir, à côté d’une pou­belle, un ivrogne était éten­du, le visage tumé­fié, rouge comme s’il avait la peste, en train de bre­douiller et de baver, tan­dis que ses yeux expri­maient la dou­leur de ceux qui ont per­du tout contrôle d’eux-mêmes. Cette épave humaine sem­blait imbi­bée d’al­cool au point d’être prête à s’en­flam­mer à n’im­porte quel instant.

Notes:
1 — Edi­tions Mille Et Une Nuits, 1998.

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