L’homme qui gra­touillait le men­ton des sta­tues à Borobudur

L’homme qui gra­touillait le men­ton des sta­tues à Borobudur

D’or­di­naire, il mur­mure à l’o­reille des che­vaux, mais là, c’est une toute autre confi­gu­ra­tion. Voi­ci une des pho­tos les plus incon­grues jamais vues, d’au­tant qu’elle date de 1895. C’est une dia­po­si­tive peinte, prise par le pho­to­graphe amé­ri­cain William Hen­ry Jack­son non loin du temple indo­né­sien de Boro­bu­dur repré­sen­tant un gar­dien dvâ­ra­pâ­la. On peut voir sur cette sta­tue un homme tout de blanc vêtu, chaus­sures blanches et cano­tier, mon­ter sur la sta­tue (assez irres­pec­tueu­se­ment) et prendre dans la paume de sa main le men­ton du monstre. Il y a des chances pour que cette sta­tue ait enle­vée à l’é­poque du roi thaï Chu­la­long­korn (Rama V, un peu moins connu sous le nom de Phra Bat Som­det Phra Pora­min­thra Maha Chu­la­long­korn Phra Chun­la Chom Klao Chao Yu Hua) puis­qu’au­jourd’­hui il n’existe aucune sta­tue de ce genre aux alen­tours du célèbre temple.
Je ne cache pas que j’aime par­ti­cu­liè­re­ment cette pho­to que je trouve à la fois amu­sante et absurde, pour son côté déca­lé et sur­tout ses cou­leurs, même si elles sont arti­fi­cielles, d’au­tant qu’on ne voit abso­lu­ment pas le visage de l’homme, ce qui le rend encore plus inquiétant.

William Henry Jackson - Homme au chapeau sur une statue de Borobudur - Diapositive peinte - 1895

William Hen­ry Jack­son — Homme au cha­peau sur une sta­tue de Boro­bu­dur — Dia­po­si­tive peinte — 1895

Read more

Vision sombre d’un Stam­bou­liote sur sa ville

Vendeur de salep dans la lumière du matin - Vieux pont de Galata - Istanbukl - 1957

Ven­deur de salep dans la lumière du matin — Vieux pont de Gala­ta — Istan­bul — 1957

Le pho­to­graphe est l’es­clave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette rai­son que je ne pho­to­gra­phie plus İst­anb­ul, parce que c’est de la merde (ou alors seule­ment si c’est une com­mande, pour prendre l’argent). J’ai assis­té à la des­truc­tion de la ville, j’ai vu le vieux cime­tière armé­nien, près de l’é­glise Notre-Dame-de-Sion, retour­né par les bull­do­zers pour éta­blir les fon­da­tions de deux hôtels, le Divan et le Hil­ton ; j’ai sui­vi les tra­vaux qui ont éven­tré la ville pour ouvrir la route de l’aé­ro­port ; en 1958, pen­dant la deuxième vague de démo­li­tion, j’ai vu d’é­normes machines, des dino­saures à moteur, écra­ser des mai­sons les unes après les autres. A cette époque, j’ai pho­to­gra­phié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les mai­sons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’é­tais enfant, les habi­tants pou­vaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sym­pa­thiques, on sou­le­vait son cha­peau pour se saluer, main­te­nant ce ne sont plus que des pay­sans, İst­anb­ul a été conquis une seconde fois, nous sommes occu­pés par qua­torze mil­lions d’A­na­to­liens. Bien sûr, on me dit que les Otto­mans fai­saient déjà venir ce genre de pay­sans, mais ils ne les uti­li­saient que pour le métier des armes, les Stam­bou­liotes n’al­laient jamais à la guerre, ils se conten­taient sage­ment d’ap­plau­dir le départ et le retour de l’ar­mée. Il est arri­vé ce qui devait arri­ver ; les Ana­to­liens ont pris leur revanche. Aujourd’­hui, il n’y a plus un mil­liar­daire turc qui ne soit né en Ana­to­lie. C’est pour toutes ces rai­sons que je sors main­te­nant sans mon Lei­ca. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İst­anb­ul, le monde entier s’en­lai­dit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bos­phore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aus­si— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trou­ve­rez une ville où l’on change de conti­nent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii - Corne d'Or - Istanbul - 1962

Mos­quée Süley­ma­niye Camii — Corne d’Or — Istan­bul — 1962

Celui qui parle est un Stam­bou­liote pur jus, un pho­to­graphe émé­rite qu’on peut s’é­ton­ner d’en­tendre par­ler avec ces mots si durs à l’en­contre des Ana­to­liens et des pay­sans. Ce pho­to­graphe, c’est Ara Güler, celui que par­tout dans le monde on consi­dère comme le chantre d’Is­tan­bul, celui qui dit mieux que qui­conque au tra­vers de ses 800.000 cli­chés le pas­sé d’une ville depuis les années 50 jus­qu’à aujourd’­hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne pho­to­gra­phie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait par­tie du club très fer­mé des mas­ters of Lei­ca et un très beau livre de ses pho­tos a été édi­té en 2009 aux édi­tions du Paci­fique, avec un texte admi­rable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Ron­deau dans İst­anb­ul, NiL Edi­tions, 2002.
Les trois pho­tos de cet article pro­viennent du site de Mag­num.

Esplanade de la Yeni Camii - Eminönü - Istanbul - 1972

Espla­nade de la Yeni Camii — Eminönü — Istan­bul — 1972

Read more
1993 : Venise sau­vage et secrète

1993 : Venise sau­vage et secrète

 

J’ai visi­té Venise en voyage d’é­tudes alors que j’é­tais déjà à l’u­ni­ver­si­té et la pre­mière chose que j’ai faite en arri­vant a été de lais­ser le groupe des lycéens pour aller boire un vrai café ita­lien dans une petite échoppe au comp­toir duquel on venait sim­ple­ment s’ap­puyer avec sa tasse et les volutes de fumées pour seuls com­pa­gnons. Les sou­ve­nirs que j’en ai sont vagues. J’ai des sou­ve­nirs écor­nés, des bribes de sou­ve­nirs que j’ai du mal à recol­ler entre eux pour leur don­ner une cohé­rence, des odeurs qui me reviennent, mais pas grand-chose somme toute. C’est triste de voir que les plus belles mer­veilles du monde peuvent vous suf­fo­quer et vingt ans après ne plus vivre que par l’en­tre­mise de quelques pho­tos. Je me sou­viens du ghet­to, et d’un cap­puc­ci­no pris dans un des salons du Café Flo­rian, des rues le long des canaux, déser­tées, de l’eau sau­mâtre qu’on m’a­vait dit puante, du par­fum entê­tant de belles véni­tiennes com­pas­sées, je me sou­viens comme si c’é­tait hier du sein blanc et des doux che­veux blonds… véni­tiens… de la belle Aude, je me sou­viens des soi­rées éclai­rées par les réver­bères dans des rues où j’o­sais me ris­quer seul, laby­rinthe plus effrayant que dans n’im­porte quel conte, du Har­ry’s Bar et du fan­tôme d’He­ming­way, du Hol­lan­dais Volant per­du quelque part, de la Fenice majes­tueuse dans son écrin de pierre, du Lido de Tho­mas Mann, de Vis­con­ti et de Bogarde, des scuole indes­crip­tibles et du bureau de poste, des mots ita­liens ou véni­tiens peut-être qui flot­taient dans l’air avec un air natu­rel, dont j’ar­ri­vais presque à sai­sir toutes les nuances, de l’air brouillas­seux qui plane sur la lagune et peut-être aus­si, qui sait, au détour d’une rue ou d’une pla­cette où se trou­ve­rait une locan­da, un puits à la mar­gelle ouvra­gée, un chat qui s’é­chap­pe­rait à l’angle, peut-être, je ne sais plus, le fan­tôme gaillard de Cor­to Mal­tese. J’ai tra­qué le soleil dans l’ombre, la lumière dans les ténèbres et le sou­ve­nir en est presque effa­cé à présent.

Reliques d’un voyage d’é­tudes il y a vingt ans, j’ai retrou­vé de vieilles pho­tos de Venise oubliées dans un album. De vraies pho­tos en noir et blanc que le temps n’a même pas alté­rées, c’est ce que j’ai rame­né de cette Venise qui s’est levée devant moi, une Venise sau­vage et secrète puis­qu’à l’é­poque j’a­vais pris le par­ti de ne choi­sir que des cadrages sévères, déshu­ma­ni­sés, en évi­tant soi­gneu­se­ment, si pos­sible les cli­chés de cartes pos­tales. Cer­taines n’é­vitent pas l’é­cueil, mais peu importe, ce sont mes pho­tos, ma vision, ce que je me suis appro­prié et qui semble rele­ver désor­mais d’une autre époque, d’un temps sans numé­rique, une temps de mémoire, avec de vrais appa­reils pho­tos qu’il fal­lait cares­ser pour qu’ils soient dociles et que la magie de la lumière fasse son œuvre. Ces temps, comme ces pho­tos dans mon cœur, demeurent magiques.

Read more
Bey­routh centre-ville — Ray­mond Depardon

Bey­routh centre-ville — Ray­mond Depardon

Bey­routh centre-ville est le récit pho­to­gra­phique de Ray­mond Depar­don dans un Bey­routh en pleine guerre. En quelques pho­tos noir & blanc, il plante le décor d’un Bey­routh idyl­lique en 1965, qu’il visite pour la pre­mière fois. Tout semble beau, les pay­sages, les gens, la jet-set un peu futile, la gen­tillesse des gens. Lors­qu’il revient, nous sommes en 1978, il vient d’en­trer à l’a­gence Mag­num et part faire son pre­mier grand repor­tage avec des bobines cou­leurs. Et là, tout a changé…
Avec ses cli­chés au plan res­ser­ré, un cadrage tou­jours très strict mal­gré par­fois l’ur­gence de la situa­tion, Depar­don monte un repor­tage uni­que­ment ponc­tué de quelques phrases laco­niques, comme à son habi­tude, qui rend la lec­ture fié­vreuse et ten­due, comme un jour sous les bombes et les tirs de mitrailleuses…

Un jour, dans une zone tenue par le PNL, en des­cen­dant de voi­ture avec mes appa­reils pho­to, une dizaine de com­bat­tants m’a encer­clé. Je n’ai pas eu le temps d’a­voir peur. J’a­vais pris l’ha­bi­tude de par­ler fort et de me pré­sen­ter en fran­çais. J’ai bien enten­du le cran de sûre­té des kalach­ni­kov sau­ter, ils me bra­quaient, la balle était enga­gée dans le canon, nous avons par­lé. J’é­tais calme, j’ai expli­qué que je sou­hai­tais sim­ple­ment les pho­to­gra­phier ; les minutes étaient longues, les crans de sûre­té sont reve­nus en posi­tion d’attente.
Puis sou­dain j’ai de nou­veau enten­du les crans de sûre­té sau­ter, la balle enga­gée dans le canon : « Il faut nous photographier ! »

 

Il y revient encore en 1991 et les images qu’il en rap­porte lui donne l’im­pres­sion d’une terre dévas­tée, vidée de son huma­ni­té. Un témoi­gnage fort, au bord du cata­clysme, inédit jusque là, d’un conflit qui reste à ce jour encore, tota­le­ment incompréhensible…

Ray­mond Depar­don, Bey­routh centre-ville
Points 2010
Mag­num Pho­tos pour les clichés,
tous dis­po­nibles sur le site de l’a­gence.

Read more

En apnée

René Burri - Thaïlande - Bangkok - 1961

© Rene Burri/Magnum Photos

On fait le fier, for­cé­ment. Les voyages ne forment pas seule­ment l’en­ten­de­ment. Ils aiguisent, dit-on, le regard et vous raf­fer­missent l’âme. Peut-être même qu’à la longue ils ver­rouillent en vous quelque chose. On ne peut arpen­ter tous les désastres sans pro­tec­tion inté­rieure ; on ne court pas les incen­dies du monde et les détresses sans se cla­que­mu­rer, mine de rien, dans une dure­té mini­male. Sans elle, tien­drait-on long­temps debout sur le che­min ? Tous les vrais voyages — et cer­tains plus que d’autres — se font en apnée.

Ray­mond Depar­don et Jean-Claude Guille­baud, La col­line des anges
Retour au Viet­nam (1972–1992)
Edi­tions Points 1993

 

Read more