Je tiens Aurel Stein en très haute estime dans le panthéon de mes idoles. Découvreur des Manuscrits de Dunhuang dans la grotte de Mogao, des momies de Loulan et de sanctuaires oubliés dans le désert de Lop Nor et du Taklamakan, il a ressuscité l’image du passé des anciens royaumes d’Asie Centrale et de Chine. Auteur de plusieurs livres, dont aucun n’est traduit en français, c’est un des explorateurs les plus sympathiques qu’il m’ait été donné de croiser au fil de mes lectures. C’est principalement grâce à Colin Thubron et son livre L’ombre de la route de la soie, que j’ai pu faire connaissance avec ce monsieur né en Hongrie et mort en Afghanistan en 1943. Au cœur de son ouvrage, il nous raconte comment Aurel Stein a fait une découverte archéologique majeure, la découverte des premiers écrits sur papier :
Ce n’est qu’en 751 après Jésus-Christ, quand les Arabes écrasèrent les Chinois à la bataille de Talas, que l’art — jalousement gardé — de la fabrication du papier partit pour Samarcande, à l’ouest, en même temps que des artisans chinois capturés. Il ne devait pas atteindre l’Europe avant trois autres siècles. Dans le musée feutré, cette page, la première de toutes, semble trop grossière pour porter des inscriptions. Cependant, des lettres écrites sur de l’écorce de mûrier voyageaient déjà sur la route de la Soie, cent ans après Jésus-Christ. L’archéologue Aurel Stein, qui travaillait sur une tour de guet dans le désert du Lop, tomba sur une cache de courrier non distribué, qui renfermait des messages en sogdien datant de 313 après Jésus-Christ. Ce sont les premiers écrits sur papier que l’on connaisse. Les mots sont tracés au noir de fumée. L’un des messages livre l’éclat de colère d’une épouse négligée: « Je préférerais être mariée à un chien ou à un porc, qu’à toi ! ». Un autre évoque la défaillance de l’Etat chinois — sac des villes, fuite de l’empereur — et ses conséquences sur le commerce. Quant au reste, les écrits qui couvrent les fragments ont la netteté d’un bilan de société : « A Gunzand, il y a 2500 mesures de poivre à envoyer… Kharstang vous devait 20 statères d’argent… Il m’a donné l’argent, je l’ai pesé et n’ai trouvé que 4,4 statères en tout. J’ai demandé… »
Je ne m’en lasse pas. Monsieur le Consul Auguste François a toujours un bon mot à l’attention de ses amis. Le 13 avril 1900, il est question de cigare, un cigare qu’on traite d’une drôle de manière, un cigare qui lui sert d’embarcation.
Lettre d’Auguste François à Jean-Baptiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 janvier 1899
Mon cher ami,
Je suis bien convaincu que vous n’avez pas manqué de vous demander aujourd’hui : « Que fait cet animal de François en ce saint jour du Vendredi anniversaire de la mort du Seigneur ? » Alors je réponds à votre question, et voici.
Imaginez un cigare, un peu long et plutôt blond : évidez-le par la pensée, de façon à ne lui conserver que ses feuilles d’enveloppe ; celles-ci, au lieu de tabac de la Havane, proviennent de latoniers (Palma latonia, en latin). Mettez ce cigare à l’eau, ce qui est une singulière manière de traiter un cigare, mais c’est ainsi, vous n’y pouvez rien, ni moi non plus. Hé bien c’est là-dedans que je vis. On ne s’y tient pas debout, la station assise et tolérable, si on n’en abuse pas ; la position normale y est l’horizontale. Avec le soleil qui tape là-dessus, on y jouit, à l’intérieur, d’une température qui n’est pas de beaucoup inférieure à celle d’un bon cigare allumé et grâce à la cuisine qui se pratique à l’un des bouts, on y est aussi complètement enfumé qu’on peut le désirer. […]
Personnellement, j’aurais bien aimé connaître cet homme…
Voici un personnage hors du commun. Auguste François, né à Lunéville en 1857, est devenu consul un peu par hasard après avoir été résident de France au Tonkin. Son expérience la plus significative, il l’a vécue en Chine sous la dynastie Qing, dans les xian de Guangxi et du Yunnan. Il en rapportera un matériel volumineux, entre photographies et écrits, il tournera même quelques petits films qu’on considère comme étant les premiers témoignages filmés en Chine.
Il existe une association (AAF) chez qui on peut trouver quelques renseignements mais la quasi-totalité de ses photos et de ses carnets sont aujourd’hui conservés au Musée Guimet ou au Musée du Quai Branly, donc inaccessibles au profane.
Auguste François en 1900 au Tonkin
Ce qui m’a tout de suite interpellé chez cet homme, c’est ces yeux clairs, perçants, ce regard, à la fois froid et espiègle, un tantinet frondeur, et une désinvolture raffinée, fusil à peine retenu dans un main, l’autre dans la poche. Et il sourit alors qu’il vient de sauver ses camarades du massacre. A cette apparence, on ne peut se dire que l’homme est un drôle, qu’il va nous entraîner sur les pentes scabreuses du calembour et du bon mot. Les lettres qu’il écrit à son ami Jean-Baptiste Beau en sont un bel exemple.
Lettre d’Auguste François à Jean-Baptiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 janvier 1899
Mon cher ami,
En consultant mon calendrier ce matin, j’ai appris que nous étions au 9e jour de la 12e lune; j’ai vu ensuite que le jour était propice pour se raser la tête et coudre des habits, mais déplorable pour se couper les ongles des mains et des pieds, qu’on pouvait sans crainte construire sa maison et même y disposer la poutre maîtresse de sa toiture, mais qu’il ne fallait pas ce jour-là remonter sa pendule, ni consulter les esprits, ni manger du chien. Par contre, c’est un jour fameux pour prendre un bain et pour écrire à ses amis. Ainsi instruit de ce que je peux entreprendre dans cette 9e journée de la 12e lune, je me suis dit : « Tu vas prendre un tube sérieux et puis tu écriras à cet animal de Beau, sans crainte de l’indisposer ou de l’ennuyer. » Si j’avais toujours consulté mon calendrier, j’aurais choisi les jours propices et j’aurais connu les moments opportuns pour dire que Gérard est une canaille, car bien évidemment c’est indiqué dans mon almanach. Or voyez comme cela se trouve, que ce 9e jour de la 12e lune coïncidait avec le 1er janvier et en même temps, en suivant ma route sur ma carte, j’arrivais au dernier trait de carmin, c’est-à-dire le premier que je traçais l’an dernier en quittant Wou-Tchéou-Fou ; et en effet, le sifflement des vapeurs me confirmait que j’étais rendu dans ce port ouvert où je voudrais voir élever une statue à Gérard. La matière pour la couler ne manque pas ici et il aurait là une statue odorante et bien appropriée.
Donc, mon cher ami, puisque nous renouvelons l’année, « Kong-Chi, Kong-Chi ». C’est du chinois. N’allez pas vous méprendre sur le sens de ces deux vocables. Ce n’est pas une injonction que je vous adresse, mais des compliments et des souhaits que je forme pour votre santé. Il en est donc qui s’appliquent au bon fonctionnement de vos intestins mais enfin, vous me connaissez trop pour penser que je les formulerai d’une manière aussi crue.
in Aventuriers du monde,
éditions L’iconoclaste, 2013
La confusion est facile, envisageable. Bouvier, Bouvier, ce nom dit quelque chose. Un fils caché ? Un pseudonyme honteusement arraché pour profiter d’une postérité qui se lirait jusque dans le titre de l’ouvrage ? Non aucunement. Pierre Bouvier n’a rien à voir avec Nicolas, mais c’est cela qui m’a fait aller vers ce livre. Pierre Bouvier est socio-anthropologue et ses carnets de voyages sont le prolongement ou la source, ou les deux, de son œuvre, une œuvre scientifique.
A la fin des années 60, il parcourt une partie du monde, s’attarde en Afrique pour des raisons qu’on apprend assez tard dans le livre, sillonne l’Asie, de la Mer d’Oman à Tokyo, dans le dessin d’une grande virgule qui paraît d’ici, presque évidente, mais Bouvier n’est pas un voyageur comme les autres. On ne voit pas ses valises, on ne l’entend pas prendre sa douche dans l’hôtel miteux du bord de route, même si parfois on sait qu’on repasse sa chemise qu’il peut remettre après être passé au Sentō. Mais le cœur du livre de Bouvier n’est pas réellement le voyage. Ce dont il est question ici, c’est le regard, le sien et celui de l’autre, une communion à un moment donné qui fait parler, qui donne à penser l’incompréhension des chocs culturels, le malaise de l’Européen dans un monde colonial en train de s’effriter. On comprend mieux pourquoi l’Afrique, pourquoi l’Asie, sans vraiment mieux comprendre les pays sans pourquoi.
Pendant et après la lecture, le trouble reste, ces petites didascalies insérées au milieu du texte sont indécentes. Oui, indécentes parce qu’intimes, mais tellement sucrées, poétisées qu’on ne se préoccupe plus de savoir ce qu’il est bien de dire ou non, on cesse de porter un jugement et on prend. J’en transpire encore. De Dakar à Tokyo se lit tout seul, d’une seule traite (ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai même trainé des pieds, mais il faut le laisser tomber, reprendre depuis le début et le terrasser d’un seul coup), ce livre brûle les doigts et la langue, donne soif, ne parle pas de voyages, mais seulement d’un être dans une étrangeté. On en ressort un peu fourbu, comme après une longue nuit d’amour. Une bonne douche et après on verra…
Je vais dresser une carte de mon Inde, de celle dessinée par petites touches de rêverie, de lecture, de témoignage : Louison, la tigresse fidèle des aventures du capitaine Corcoran, les temples sculptés dans la roche, les dieux aux mains multiples, déhanchés au centre du cercle de feu. Nehru, une colombe posée sur le dos de sa paume, il la flatte. Le moine que guident des enfants, cellule improductive de ce continent qui pense ailleurs, la cruauté des maharadjahs, les lanciers, l’Angleterre victorienne et ses pelouses, ses joueurs de polo, ses Indiens en socquettes, mais également la démocratie des illettrés, les élections, les petits partis agressifs, la majorité indolente, le monde des infirmes jaloux de leurs moignons qui pleurent aux heures de visite et les jeunes filles en sari ciel clair, nuageux au crépuscule, les femmes encastrées aux temples, la tolérance, l’intolérance. Il y a aussi les exilés qui se moquent et amassent ; les étudiants aux visages de Latin ou d’Arabe, la jungle où se joue le destin de quelque enfant-loup, où les mangoustes font semblant de craindre le cobra, les fronts fardés d’une tache rouge, tous ces poètes et ces hommes émasculés contre un peu d’argent.
Pierre Bouvier, De Dakar à Tokyo, Carnets de voyage
Éditions Galilée, 2014
5 septembre 1914, la guerre a été déclarée deux mois auparavant. La suite on la connaît (enfin, j’espère) ; des milliers de morts, une boucherie sans nom, des hommes qui se battent pour des gens qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne connaissent pas les intentions. L’Europe finira exsangue et meurtrie. La France, elle, ravagée, fera le terreau du nazisme en saignant une population allemande aux abois et mourant de faim.
5 septembre 1914, donc, la guerre vient de commencer. La 19e compagnie du 276e régiment d’infanterie (VIe armée Maunoury) est mobilisée dès le mois d’août et les soldats et officiers réservistes sont envoyés sur le front, dans la fournaise de ce qu’on appellera par la suite la Première Bataille de la Marne, une tuerie qui durera sept jours complets. Un des premiers hommes à tomber ce premier jour de la bataille est un des officiers, un lieutenant, à la tête d’une colonne de quelques hommes, un homme fier qui tançait ses soldats en les priant de ne pas céder la moindre parcelle à l’ennemi et l’on sait par la suite que la mémoire de cet homme fut récupéré par le gouvernement de Vichy pour en faire un martyr national, lui qui n’était qu’un pauvre bougre qui ne devait certainement pas savoir qu’on l’enverrait se faire descendre et qui tombera d’une balle dans le front qui a certainement dû stopper net un geste peut-être trop théâtralisé pour être sincère. Il ne reviendra pas chez lui, tué dans les premiers instants de cette guerre terrible, et ne verra pas son fils qui naîtra en février 1915.
Cet homme, c’est un de ses soldats qui en parle avec des trémolos dans la voix et une fierté délicate d’homme qui a été pris dans le tourment et qui ne s’attendait à voir un homme bien tomber aussi rapidement, avec cette emphase un peu gouailleuse qu’avaient les hommes de cette époque et dont la dignité s’affichait sur le plastron comme une médaille d’honneur, malgré quelques dents absentes ou gâtées qu’une fine moustache vient à peine voiler. Cet homme, c’est Victor Boudon, qui racontera les derniers instants de son lieutenant dans son livre, Mon Lieutenant Charles Péguy.
Non, on n’a pas eu peur, mais la peur est un sentiment que tout homme connaît, que tout soldat connaît, ceux qui viendront vous dire je n’ai pas eu peur, mais ils mentent ceux-là…
Charles Péguy ne sera jamais inscrit au titre des morts de la bataille de la Marne car il est mort le 5 septembre. Le début officiel de cette bataille est le 6 septembre.