Les petits papiers chi­nois d’Au­rel Stein

Les petits papiers chi­nois d’Au­rel Stein

Je tiens Aurel Stein en très haute estime dans le pan­théon de mes idoles. Décou­vreur des Manus­crits de Dun­huang dans la grotte de Mogao, des momies de Lou­lan et de sanc­tuaires oubliés dans le désert de Lop Nor et du Tak­la­ma­kan, il a res­sus­ci­té l’i­mage du pas­sé des anciens royaumes d’A­sie Cen­trale et de Chine. Auteur de plu­sieurs livres, dont aucun n’est tra­duit en fran­çais, c’est un des explo­ra­teurs les plus sym­pa­thiques qu’il m’ait été don­né de croi­ser au fil de mes lec­tures. C’est prin­ci­pa­le­ment grâce à Colin Thu­bron et son livre L’ombre de la route de la soie, que j’ai pu faire connais­sance avec ce mon­sieur né en Hon­grie et mort en Afgha­nis­tan en 1943. Au cœur de son ouvrage, il nous raconte com­ment Aurel Stein a fait une décou­verte archéo­lo­gique majeure, la décou­verte des pre­miers écrits sur papier :

Momie, Loulan, Sir Marc Aurel Stein, 1914. Photo © The British Library Board

Momie, Lou­lan, Sir Marc Aurel Stein, 1914. Pho­to © The Bri­tish Libra­ry Board

Ce n’est qu’en 751 après Jésus-Christ, quand les Arabes écra­sèrent les Chi­nois à la bataille de Talas, que l’art — jalou­se­ment gar­dé — de la fabri­ca­tion du papier par­tit pour Samar­cande, à l’ouest, en même temps que des arti­sans chi­nois cap­tu­rés. Il ne devait pas atteindre l’Eu­rope avant trois autres siècles. Dans le musée feu­tré, cette page, la pre­mière de toutes, semble trop gros­sière pour por­ter des ins­crip­tions. Cepen­dant, des lettres écrites sur de l’é­corce de mûrier voya­geaient déjà sur la route de la Soie, cent ans après Jésus-Christ. L’ar­chéo­logue Aurel Stein, qui tra­vaillait sur une tour de guet dans le désert du Lop, tom­ba sur une cache de cour­rier non dis­tri­bué, qui ren­fer­mait des mes­sages en sog­dien datant de 313 après Jésus-Christ. Ce sont les pre­miers écrits sur papier que l’on connaisse. Les mots sont tra­cés au noir de fumée. L’un des mes­sages livre l’é­clat de colère d’une épouse négli­gée: « Je pré­fé­re­rais être mariée à un chien ou à un porc, qu’à toi ! ». Un autre évoque la défaillance de l’E­tat chi­nois — sac des villes, fuite de l’empereur — et ses consé­quences sur le com­merce. Quant au reste, les écrits qui couvrent les frag­ments ont la net­te­té d’un bilan de socié­té : « A Gun­zand, il y a 2500 mesures de poivre à envoyer… Khars­tang vous devait 20 sta­tères d’argent… Il m’a don­né l’argent, je l’ai pesé et n’ai trou­vé que 4,4 sta­tères en tout. J’ai demandé… »

Dunhuang - Grottes de Mogao - Photo Aurel Stein - 1921

Dun­huang — Grottes de Mogao — Pho­to © Aurel Stein — 1921

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Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Je ne m’en lasse pas. Mon­sieur le Consul Auguste Fran­çois a tou­jours un bon mot à l’at­ten­tion de ses amis. Le 13 avril 1900, il est ques­tion de cigare, un cigare qu’on traite d’une drôle de manière, un cigare qui lui sert d’embarcation.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
Je suis bien convain­cu que vous n’a­vez pas man­qué de vous deman­der aujourd’­hui : « Que fait cet ani­mal de Fran­çois en ce saint jour du Ven­dre­di anni­ver­saire de la mort du Sei­gneur ? » Alors je réponds à votre ques­tion, et voici.
Ima­gi­nez un cigare, un peu long et plu­tôt blond : évi­dez-le par la pen­sée, de façon à ne lui conser­ver que ses feuilles d’en­ve­loppe ; celles-ci, au lieu de tabac de la Havane, pro­viennent de lato­niers (Pal­ma lato­nia, en latin). Met­tez ce cigare à l’eau, ce qui est une sin­gu­lière manière de trai­ter un cigare, mais c’est ain­si, vous n’y pou­vez rien, ni moi non plus. Hé bien c’est là-dedans que je vis. On ne s’y tient pas debout, la sta­tion assise et tolé­rable, si on n’en abuse pas ; la posi­tion nor­male y est l’ho­ri­zon­tale. Avec le soleil qui tape là-des­sus, on y jouit, à l’in­té­rieur, d’une tem­pé­ra­ture qui n’est pas de beau­coup infé­rieure à celle d’un bon cigare allu­mé et grâce à la cui­sine qui se pra­tique à l’un des bouts, on y est aus­si com­plè­te­ment enfu­mé qu’on peut le désirer. […]

Per­son­nel­le­ment, j’au­rais bien aimé connaître cet homme…

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Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Voi­ci un per­son­nage hors du com­mun. Auguste Fran­çois, né à Luné­ville en 1857, est deve­nu consul un peu par hasard après avoir été résident de France au Ton­kin. Son expé­rience la plus signi­fi­ca­tive, il l’a vécue en Chine sous la dynas­tie Qing, dans les xian de Guangxi et du Yun­nan. Il en rap­por­te­ra un maté­riel volu­mi­neux, entre pho­to­gra­phies et écrits, il tour­ne­ra même quelques petits films qu’on consi­dère comme étant les pre­miers témoi­gnages fil­més en Chine.
Il existe une asso­cia­tion (AAF) chez qui on peut trou­ver quelques ren­sei­gne­ments mais la qua­si-tota­li­té de ses pho­tos et de ses car­nets sont aujourd’­hui conser­vés au Musée Gui­met ou au Musée du Quai Bran­ly, donc inac­ces­sibles au profane.

Auguste François

Auguste Fran­çois en 1900 au Tonkin

Ce qui m’a tout de suite inter­pel­lé chez cet homme, c’est ces yeux clairs, per­çants, ce regard, à la fois froid et espiègle, un tan­ti­net fron­deur, et une désin­vol­ture raf­fi­née, fusil à peine rete­nu dans un main, l’autre dans la poche. Et il sou­rit alors qu’il vient de sau­ver ses cama­rades du mas­sacre. A cette appa­rence, on ne peut se dire que l’homme est un drôle, qu’il va nous entraî­ner sur les pentes sca­breuses du calem­bour et du bon mot. Les lettres qu’il écrit à son ami Jean-Bap­tiste Beau en sont un bel exemple.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
En consul­tant mon calen­drier ce matin, j’ai appris que nous étions au 9e jour de la 12e lune; j’ai vu ensuite que le jour était pro­pice pour se raser la tête et coudre des habits, mais déplo­rable pour se cou­per les ongles des mains et des pieds, qu’on pou­vait sans crainte construire sa mai­son et même y dis­po­ser la poutre maî­tresse de sa toi­ture, mais qu’il ne fal­lait pas ce jour-là remon­ter sa pen­dule, ni consul­ter les esprits, ni man­ger du chien. Par contre, c’est un jour fameux pour prendre un bain et pour écrire à ses amis. Ain­si ins­truit de ce que je peux entre­prendre dans cette 9e jour­née de la 12e lune, je me suis dit : « Tu vas prendre un tube sérieux et puis tu écri­ras à cet ani­mal de Beau, sans crainte de l’in­dis­po­ser ou de l’en­nuyer. » Si j’a­vais tou­jours consul­té mon calen­drier, j’au­rais choi­si les jours pro­pices et j’au­rais connu les moments oppor­tuns pour dire que Gérard est une canaille, car bien évi­dem­ment c’est indi­qué dans mon alma­nach. Or voyez comme cela se trouve, que ce 9e jour de la 12e lune coïn­ci­dait avec le 1er jan­vier et en même temps, en sui­vant ma route sur ma carte, j’ar­ri­vais au der­nier trait de car­min, c’est-à-dire le pre­mier que je tra­çais l’an der­nier en quit­tant Wou-Tchéou-Fou ; et en effet, le sif­fle­ment des vapeurs me confir­mait que j’é­tais ren­du dans ce port ouvert où je vou­drais voir éle­ver une sta­tue à Gérard. La matière pour la cou­ler ne manque pas ici et il aurait là une sta­tue odo­rante et bien appropriée.
Donc, mon cher ami, puisque nous renou­ve­lons l’an­née, « Kong-Chi, Kong-Chi ». C’est du chi­nois. N’al­lez pas vous méprendre sur le sens de ces deux vocables. Ce n’est pas une injonc­tion que je vous adresse, mais des com­pli­ments et des sou­haits que je  forme pour votre san­té. Il en est donc qui s’ap­pliquent au bon fonc­tion­ne­ment de vos intes­tins mais enfin, vous me connais­sez trop pour pen­ser que je les for­mu­le­rai d’une manière aus­si crue.

in Aven­tu­riers du monde,
édi­tions L’iconoclaste, 2013

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Car­nets de voyage de Pierre Bou­vier : de Dakar à Tokyo

Car­nets de voyage de Pierre Bou­vier : de Dakar à Tokyo

La confu­sion est facile, envi­sa­geable. Bou­vier, Bou­vier, ce nom dit quelque chose. Un fils caché ? Un pseu­do­nyme hon­teu­se­ment arra­ché pour pro­fi­ter d’une pos­té­ri­té qui se lirait jusque dans le titre de l’ou­vrage ? Non aucu­ne­ment. Pierre Bou­vier n’a rien à voir avec Nico­las, mais c’est cela qui m’a fait aller vers ce livre. Pierre Bou­vier est socio-anthro­po­logue et ses car­nets de voyages sont le pro­lon­ge­ment ou la source, ou les deux, de son œuvre, une œuvre scientifique.
A la fin des années 60, il par­court une par­tie du monde, s’at­tarde en Afrique pour des rai­sons qu’on apprend assez tard dans le livre, sillonne l’A­sie, de la Mer d’O­man à Tokyo, dans le des­sin d’une grande vir­gule qui paraît d’i­ci, presque évi­dente, mais Bou­vier n’est pas un voya­geur comme les autres. On ne voit pas ses valises, on ne l’en­tend pas prendre sa douche dans l’hô­tel miteux du bord de route, même si par­fois on sait qu’on repasse sa che­mise qu’il peut remettre après être pas­sé au Sentō. Mais le cœur du livre de Bou­vier n’est pas réel­le­ment le voyage. Ce dont il est ques­tion ici, c’est le regard, le sien et celui de l’autre, une com­mu­nion à un moment don­né qui fait par­ler, qui donne à pen­ser l’in­com­pré­hen­sion des chocs cultu­rels, le malaise de l’Eu­ro­péen dans un monde colo­nial en train de s’ef­fri­ter. On com­prend mieux pour­quoi l’A­frique, pour­quoi l’A­sie, sans vrai­ment mieux com­prendre les pays sans pourquoi.
Pen­dant et après la lec­ture, le trouble reste, ces petites didas­ca­lies insé­rées au milieu du texte sont indé­centes. Oui, indé­centes parce qu’in­times, mais tel­le­ment sucrées, poé­ti­sées qu’on ne se pré­oc­cupe plus de savoir ce qu’il est bien de dire ou non, on cesse de por­ter un juge­ment et on prend. J’en trans­pire encore.
De Dakar à Tokyo se lit tout seul, d’une seule traite (ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai même trai­né des pieds, mais il faut le lais­ser tom­ber, reprendre depuis le début et le ter­ras­ser d’un seul coup), ce livre brûle les doigts et la langue, donne soif, ne parle pas de voyages, mais seule­ment d’un être dans une étran­ge­té. On en res­sort un peu four­bu, comme après une longue nuit d’a­mour. Une bonne douche et après on verra…

Je vais dres­ser une carte de mon Inde, de celle des­si­née par petites touches de rêve­rie, de lec­ture, de témoi­gnage : Loui­son, la tigresse fidèle des aven­tures du capi­taine Cor­co­ran, les temples sculp­tés dans la roche, les dieux aux mains mul­tiples, déhan­chés au centre du cercle de feu. Neh­ru, une colombe posée sur le dos de sa paume, il la flatte. Le moine que guident des enfants, cel­lule impro­duc­tive de ce conti­nent qui pense ailleurs, la cruau­té des maha­rad­jahs, les lan­ciers, l’An­gle­terre vic­to­rienne et ses pelouses, ses joueurs de polo, ses Indiens en soc­quettes, mais éga­le­ment la démo­cra­tie des illet­trés, les élec­tions, les petits par­tis agres­sifs, la majo­ri­té indo­lente, le monde des infirmes jaloux de leurs moi­gnons qui pleurent aux heures de visite et les jeunes filles en sari ciel clair, nua­geux au cré­pus­cule, les femmes encas­trées aux temples, la tolé­rance, l’in­to­lé­rance. Il y a aus­si les exi­lés qui se moquent et amassent ; les étu­diants aux visages de Latin ou d’A­rabe, la jungle où se joue le des­tin de quelque enfant-loup, où les man­goustes font sem­blant de craindre le cobra, les fronts far­dés d’une tache rouge, tous ces poètes et ces hommes émas­cu­lés contre un peu d’argent.

Pierre Bou­vierDe Dakar à Tokyo, Car­nets de voyage
Édi­tions Gali­lée, 2014

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La mort d’un lieu­te­nant au champ d’hon­neur, par Vic­tor Boudon

La mort d’un lieu­te­nant au champ d’hon­neur, par Vic­tor Boudon

5 sep­tembre 1914, la guerre a été décla­rée deux mois aupa­ra­vant. La suite on la connaît (enfin, j’es­père) ; des mil­liers de morts, une bou­che­rie sans nom, des hommes qui se battent pour des gens qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne connaissent pas les inten­tions. L’Eu­rope fini­ra exsangue et meur­trie. La France, elle, rava­gée, fera le ter­reau du nazisme en sai­gnant une popu­la­tion alle­mande aux abois et mou­rant de faim.
5 sep­tembre 1914, donc, la guerre vient de com­men­cer. La 19e com­pa­gnie du 276e régi­ment d’in­fan­te­rie (VIe armée Mau­nou­ry) est mobi­li­sée dès le mois d’août et les sol­dats et offi­ciers réser­vistes sont envoyés sur le front, dans la four­naise de ce qu’on appel­le­ra par la suite la Pre­mière Bataille de la Marne, une tue­rie qui dure­ra sept jours com­plets. Un des pre­miers hommes à tom­ber ce pre­mier jour de la bataille est un des offi­ciers, un lieu­te­nant, à la tête d’une colonne de quelques hommes, un homme fier qui tan­çait ses sol­dats en les priant de ne pas céder la moindre par­celle à l’en­ne­mi et l’on sait par la suite que la mémoire de cet homme fut récu­pé­ré par le gou­ver­ne­ment de Vichy pour en faire un mar­tyr natio­nal, lui qui n’é­tait qu’un pauvre bougre qui ne devait cer­tai­ne­ment pas savoir qu’on l’en­ver­rait se faire des­cendre et qui tom­be­ra d’une balle dans le front qui a cer­tai­ne­ment dû stop­per net un geste peut-être trop théâ­tra­li­sé pour être sin­cère. Il ne revien­dra pas chez lui, tué dans les pre­miers ins­tants de cette guerre ter­rible, et ne ver­ra pas son fils qui naî­tra en février 1915.
Cet homme, c’est un de ses sol­dats qui en parle avec des tré­mo­los dans la voix et une fier­té déli­cate d’homme qui a été pris dans le tour­ment et qui ne s’at­ten­dait à voir un homme bien tom­ber aus­si rapi­de­ment, avec cette emphase un peu gouailleuse qu’a­vaient les hommes de cette époque et dont la digni­té s’af­fi­chait sur le plas­tron comme une médaille d’hon­neur, mal­gré quelques dents absentes ou gâtées qu’une fine mous­tache vient à peine voi­ler. Cet homme, c’est Vic­tor Bou­don, qui racon­te­ra les der­niers ins­tants de son lieu­te­nant dans son livre, Mon Lieu­te­nant Charles Péguy.

Non, on n’a pas eu peur, mais la peur est un sen­ti­ment que tout homme connaît, que tout sol­dat connaît, ceux qui vien­dront vous dire je n’ai pas eu peur, mais ils mentent ceux-là…

Charles Péguy ne sera jamais ins­crit au titre des morts de la bataille de la Marne car il est mort le 5 sep­tembre. Le début offi­ciel de cette bataille est le 6 septembre.

Pho­to d’en-tête © 2010 Pré­fec­ture de Paris et d’Ile-de-France

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