Boreaa­li­nen vyö­hyke (zone boréale)

Boreaa­li­nen vyö­hyke (zone boréale)

Boreaa­li­nen vyöhyke

Zone boréale

Le boréal est entré dans ma vie par plu­sieurs angles dif­fé­rents. Le pre­mier aura été la décou­verte de l’au­teur danois Jørn Riel, aujourd’­hui âgé de 88 ans et qui a écrit la série des racon­tars arc­tiques qui ont émaillé mes nuits d’é­tu­diants de beaux sou­ve­nirs et d’his­toires humaines fas­ci­nantes, que je n’ai tou­jours pas fini de lire, me les réser­vant comme de pré­cieux tré­sors, des cadeaux qu’on ne déballe pas tous à la fois. L’homme vit aujourd’­hui en Malai­sie, pour décon­ge­ler, dit-il. Et puis par cette porte ouverte sont entrés les très beaux textes de Jean Malau­rie (97 ans), Ulti­ma Thu­lé, Les der­niers rois de Thu­lé, des oeuvres magis­trales qui m’ont aus­si ouvert les portes de ceux de Paul-Émile Vic­tor, puis bien d’autres encore après. Le der­nier en date est un polar, écrit par Son­ja Del­zongle, un thril­ler très dur, qui m’a don­né des cau­che­mars et qui porte le simple nom de Boréal, et que j’ai ache­té à cause de la belle cou­ver­ture aux teintes vert pas­tel et de la pho­to d’un ours sur la ban­quise. Petite parenthèse.

Pho­to d’en-tête Wim Pau­wels on Uns­plash

Le moins qu’on puisse dire, c’est que le boréal va mal. Il est loin de nous, loin des yeux, loin du cœur, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne dit rien de notre monde qui va mal.

Un des symp­tômes de ce mal, c’est le Zacha­riæ Iss­trøm. C’est un immense gla­cier groën­lan­dais de 91 780 km2, dont la vitesse d’é­cou­le­ment a plus que dou­blé ces cinq der­nières années. Sa fonte, ain­si que celle d’un autre gla­cier, le Nio­ghalvf­jerd­sf­jor­den, qui se trouve sur le même sous-conti­nent gla­cé, n’au­rait qu’une inci­dence mineure sur l’a­ve­nir de l’hu­ma­ni­té : l’é­lé­va­tion du niveau de la mer de plus d’un mètre… Une paille, avec les consé­quences qu’on ima­gine. Lire l’ar­ticle sur Le monde.

Pho­to by Eric Welch on Uns­plash

Dans le livre de Son­ja Del­zongle, sans vou­loir dévoi­ler l’in­trigue, il est ques­tion d’une gigan­tesque faille qui se creuse dans l’in­land­sis du Groën­land. La réa­li­té dépasse alors la fic­tion puis­qu’on vient de décou­vrir (avant l’é­cri­ture du bou­quin) le canyon ter­restre le plus pro­fond du monde, non pas au Groën­land mais sous la glace de l’An­tar­tique, très exac­te­ment sous le gla­cier Den­man. Avec une pro­fon­deur de 3500 mètres sous le niveau de la mer, il dépasse la pro­fon­deur du canyon de Col­ca au Pérou.

Ce même relief abri­te­rait éga­le­ment celui du point le plus bas de la sur­face ter­restre non recou­vert d’eau (bien qu’il soit recou­vert par de la glace) — Géo.

En Islande, pays des glaces, pays des gla­ciers, on vient de rendre hom­mage au pre­mier gla­cier dis­pa­ru du pays. Une plaque com­mé­mo­ra­tive posée en août 2019 fait état de la dis­pa­ri­tion du gla­cier, en forme de lettre au futur (Bréf til framtíða­rin­nar), pré­ve­nant que d’i­ci 200 ans, tous les gla­ciers du pays auront dis­pa­ru. L’Okjö­kull n’est plus désor­mais qu’une petite calotte recou­vrant le vol­can Ok et décla­ré mort par le gla­cio­logue Oddur Sigurðs­son. Les pho­tos satel­lites qu’on peut trou­ver sur le web sont édi­fiantes ; entre 1986 et 2019, le gla­cier a tout sim­ple­ment disparu…

Cer­tains ont cru que le Groen­land était leur ter­rain de jeu per­son­nel et qu’ils pou­vaient s’y ins­tal­ler en fai­sant fi de tout. Ain­si les États-Unis ont colo­ni­sé le nord-ouest de cette terre gla­cée pour construire la plus grande base mili­taire entiè­re­ment creu­sée dans la glace, Camp Cen­tu­ry. Ins­tal­lée entre 1959 et 1967, le but de cette ville sou­ter­raine était de pou­voir sto­cker près de 600 ogives nucléaires au plus près des côtes de l’URSS. Si l’exis­tence de la base ain­si que du pro­jet n’ont été révé­lés qu’en 1997, on sait à pré­sent que l’ins­tal­la­tion est vic­time du réchauf­fe­ment des zones gla­ciaires et qu’elle risque d’être mise à nu si la glace conti­nue de fondre. Ce ne serait pas si grave si n’y étaient pas sto­ckés 200 000 litres de fuel et plus encore d’eaux usées et c’est sans comp­ter les fuites liées à l’a­ban­don du réac­teur nucléaire qui appro­vi­sion­nait la base en élec­tri­ci­té. La ville sou­ter­raine étant enfouie sous plus de trente mètres de glaces, on ima­gine par­fai­te­ment le risque de pol­lu­tion qu’en­trai­ne­rait la dis­per­sion de liquides hau­te­ment toxiques dans le sous-sol… Mais qu’on se ras­sure, les Amé­ri­cains ne se sentent abso­lu­ment pas concer­nés par les erreurs de leurs ainés et ne comptent pas inves­tir le moindre dol­lar dans la dépol­lu­tion du site.

Pour en savoir plus, voir cette vidéo sur Camp Cen­tu­ry sur Dai­ly­mo­tion.

Pour se ras­su­rer sur les inten­tions des êtres humains au regard des terres gla­cées, lais­sez-moi vous faire décou­vrir ces cairns que construisent les peuples inuit et yupik le long de la cein­ture allant de l’A­las­ka au Groen­land. Le mot inuk­shuk (au plu­riel inuk­suit) défi­nit une forme qui aurait la capa­ci­té d’a­gir comme un être humain. La construc­tion de pierre qui porte aujourd’­hui ce nom est plu­tôt consi­dé­rée par les Inuits comme inunn­guaq (plu­riel : inunn­guait) ; ce qui res­semble à un être humain, et le terme Inuk­su­ga­lait désigne le lieu « où il y a beau­coup d’i­nuk­suit ». Mais que sont ces empilements ?

Leur forme clai­re­ment anthro­po­morphe a réso­lu­ment une fonc­tion liée à la chasse. Si on peut faci­le­ment ima­gi­ner que c’est une sorte de totem, il n’en est rien. L’i­nuk­shut sert en réa­li­té d’é­pou­van­tail à l’at­ten­tion des cari­bous pour les atti­rer dans des culs de sac ; les chas­seurs sont géné­ra­le­ment cachés der­rière les hommes de pierre et attendent les ani­maux qui se font pié­ger. Les inuk­suit pou­vait éga­le­ment ser­vir de cache à nour­ri­ture, de borne de ter­ri­toire ou de pan­neau direc­tion­nel, le bras le plus long indi­quant la direc­tion du vil­lage le plus proche.

Aujourd’­hui, l’i­nuk­shuk fait office de sym­bole pour une nation qui cherche ses repères, autant que son auto­no­mie, puisque c’est la forme sty­li­sée qu’on trouve sur le dra­peau du ter­ri­toire fédé­ral cana­dien du Nuna­vut, mais aus­si du Nunat­sia­vut, l’as­so­cia­tion des Inuits du Labra­dor.

Voi­ci la légende de la créa­tion du pre­mier inukshuk :

Il y a très long­temps, un petit gar­çon aimé de ses parents, choyé, pro­té­gé, par son père qui était un grand chas­seur, et sa mère si douce… Il se retrou­va pour­tant très aigri à la nais­sance de sa petite sœur, car elle devînt l’ob­jet de toute l’at­ten­tion de ses parents, et le petit gar­çon, triste, éner­vé et plein de ran­cœur, déci­da de par­tir, seul.

Sur le che­min, il ren­con­tra un cha­man. Mais ce der­nier n’é­tait pas un “anga­kok” (cha­man en langue inuit) bon pour les humains. Il ensei­gna donc au gar­çon per­du, l’art du cha­ma­nisme pour se ven­ger des Hommes. Les années pas­sèrent et le petit gar­çon gran­dit, et avec lui la haine qu’il por­tait désor­mais aux Hommes. Il apprit à maî­tri­ser la magie du grand cha­man, et réveilla le grand vent du Nord, qui souf­fla en tem­pête et sou­le­va un ter­rible bliz­zard… Il vou­lait ain­si faire dis­pa­raître toutes les habi­ta­tions et les vil­lages des Hommes. Mais face à cet oura­gan blanc qui mor­dait sa famille, qui l’a­vait tant aimé, il fût pris de remords.

Mon­té au som­met de la plus haute col­line, il ouvrit grand les bras pour lut­ter contre vent gla­cial du Nord. Le com­bat dura toute la nuit. Et au petit matin, la tem­pête avait ces­sée… mais le jeune gar­çon lui, avait été chan­gé en pierre. C’est ain­si qu’ap­pa­rût le tout pre­mier Inukshuk.

Il est temps de refer­mer la page boréale de ce blog, dans un hiver qui res­semble à un prin­temps et qui n’an­nonce rien de bon pour les mois pro­chains, pour la terre, pour le jar­din. Je nour­ris un rêve secret, celui de rejoindre un jour les terres gla­cées des régions arc­tiques, bien au-delà du cercle polaire et au-des­sus encore des gla­ciers de l’Is­lande. Il y a trois lieux qui m’en­chantent et qui sont pour moi comme des nir­va­nas où j’ai­me­rais un jour poser le pied.

Les îles Lofo­ten, un archi­pel au nord de la Nor­vège et au large de Bodø, où les falaises tombent à pic dans une mer noire, où sub­sistent encore quelques vil­lages de pêcheurs et où les noms des îles se finissent tous en -øya (Austvågøya, Gim­søya, etc.).

J’ai­me­rais aus­si vivre quelques semaines à Trom­sø, encore plus au nord de la Nor­vège, la ville de plus de cin­quante mille habi­tants la plus sep­ten­trio­nale du monde. Plus de 6000 étu­diants y étu­dient la gla­cio­lo­gie et la cli­ma­to­lo­gie arc­tique, et selon les périodes de l’an­née, dans l’obs­cu­ri­té de la nuit polaire… Enchâs­sée dans un dédale de fjords aux eaux pro­fondes et de mon­tagnes ennei­gées, la ville est un refuge, loin des côtes de la haute mer et des vents impétueux.

J’ai­me­rais connaître le pays sâme fin­lan­dais (Sáp­mi), plus connu sous le nom de Lapo­nie, plus à l’est que Trom­sø, pour y admi­rer les aurores boréales et y voir, dit-on, le blanc le plus blanc du monde. Il n’y a rien qui me ferait plus plai­sir au monde que faire la connais­sance de ce peuple encore un peu pré­ser­vé, dont on dit que les jeunes filles ont les yeux clairs et les che­veux de la cou­leur de la neige.

Pho­to ci-des­sous © Eri­ka Larsen

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Archives sonores du fonds Mar­ceau Gast

Archives sonores du fonds Mar­ceau Gast

Décou­verts un peu au hasard, les tra­vaux de l’eth­no­logue Mar­ceau Gast consti­tuent une source impor­tante de témoi­gnages sonores recueillis dans le Saha­ra du sud algé­rien, au Yémen mais aus­si en France ; ses quatre thèmes de tra­vail sont l’artisanat, les pra­tiques agri­coles, les tech­niques de conser­va­tion des ali­ments et les tra­di­tions orales. On peut trou­ver sur cette page (sur le site Ency­clo­pé­die Ber­bère) l’in­té­gra­li­té des réfé­rences de ses travaux.
Ses archives sonores, dans le but d’être exploi­tées, de consti­tuer un fonds patri­mo­nial consé­quent et pour aus­si être pro­té­gées des méfaits du temps, ont été dépo­sées sur le site de la pho­no­thèque de la Mai­son Médi­ter­ra­néenne des Sciences de l’Homme (MMSH).
On trou­ve­ra éga­le­ment ici une notice de réfé­rence sur Mar­ceau Gast.

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Barat­tages #1

Barat­tage [baʁa­taʒ] n. m. — 1845 ; de barat­ter ♦ Action de barat­ter (la crème) pour obte­nir le beurre.
Barat­ter [baʁate] v. tr. — 1583 ; « s’a­gi­ter » XIIè ; peut-être du scan­di­nave barât­ta « com­bat », ou du préf. bar- expri­mant l’op­pos., et lat. actiare de agere « agir » ♦ Battre (la crème) dans une baratte.

Barattage du lait aigri en pays berbère (photo M. Gast)

Barat­tage du lait aigri en pays ber­bère (pho­to M. Gast)

Je n’a­vais pas assez d’es­pace, alors j’en ai créé. Il me fal­lait un endroit où dépo­ser quelque chose de l’ordre de la pen­sée ins­tinc­tive, de la pure imma­nence de la pen­sée, que je ne savais pas où mettre et qu’il fal­lait que j’ex­prime quelque part ; une onde me mur­mure qu’il faut que j’en fasse quelque chose, que ce que j’é­cris un peu dans la marge prenne un peu plus d’am­pleur ; c’est ici l’endroit.

J’ai appe­lé cette sec­tion barat­tage avec plu­sieurs références.
Le barat­tage est une action ances­trale dont on ne connait plus le sens aujourd’­hui. Deman­dez à n’im­porte qui dans la rue com­ment on fabrique du beurre, je ne suis pas cer­tain qu’on vous réponde cor­rec­te­ment et dans l’ordre que c’est fait à par­tir du lait (de vache), dont on extrait la crème qu’on bat dans une baratte, là où se séparent la matière grasse et le babeurre… On en perd le sens, mais cela signi­fie qu’on en perd aus­si le geste. Les plus ter­riens d’entre nous ont déjà vu une baratte à manche ou une baratte mobile dans une bro­cante ou chez un parent qui conserve encore des outils fami­liaux, voire ances­traux, mais on serait bien en peine aujourd’­hui de repro­duire ces gestes d’al­chi­mistes par les­quels on créé une matière aus­si com­mune dans la cui­sine que le beurre.

Baratte indiennes (batte-beurre) - Musée de Bâle (Wirz 1938-1939)

Baratte indiennes (batte-beurre) — Musée de Bâle (Wirz 1938–1939)

Le second sens que j’ai vou­lu y mettre fait réfé­rence au barat­tage de la mer de lait (amri­ta­man­tha­na), qui est une des scènes prin­ci­pales qu’on peut trou­ver gra­vée sur les murs d’Ang­kor Vat et qu’on retrouve comme un mythe fon­da­teur de la cos­mo­go­nie hin­douiste. Mythe prin­ci­pal et fon­da­teur, pour dire mon atta­che­ment à la parole fon­da­trice et mytho­lo­gique. Là encore, les mythes ne sont plus tel­le­ment pris au sérieux, à part par les eth­no­logues et les his­to­riens des religions.
Enfin, la troi­sième réfé­rence, c’est celle qui concerne les peuples nomades. Le barat­tage est une action ins­tan­ta­née repro­duite par les peuples nomades et les peuples qui gardent une forte tra­di­tion pas­to­rale. On trait le lait qu’on laisse repo­ser une nuit et on en fait du beurre ou du yaourt. C’est un geste ances­tral et uni­ver­sel de trans­for­ma­tion de la matière, qui contient en lui une foule de signifiants.
Pour finir, l’i­dée que le mot barat­tage puisse venir d’un mot scan­di­nave (barât­ta) qui signi­fie “com­bat” est une notion presque exci­tante si on y place un sens dans lequel on y voit un com­bat de l’homme contre le lait pour lui faire subir une trans­for­ma­tion. La notion est là.

Barattage de la mer de lait - Angkor Vat

Barat­tage de la mer de lait — Ang­kor Vat

Voi­là l’es­prit dans lequel je créé cette sec­tion dont je numé­ro­te­rai les actes ; ce que je compte faire ici est de trans­crire un cer­tain nombre de tra­vaux que je compte mener tout long de cette année. Il se trouve que ces der­niers jours, j’ai eu toute lati­tude pour réflé­chir à un cer­tain nombre de choses qui me tra­vaillent depuis quelques temps et que j’ai envie de mettre en mots, puis en forme.

A lire sur le barat­tage : Les mots et les actes Barat­ter, allu­mer le feu. Ques­tion de texte et d’ensemble tech­nique par Marie-Claude Mahias, ain­si que ce très bon article sur l’a­li­men­ta­tion et les lai­tages en par­ti­cu­lier sur le site de l’Ency­clo­pé­die Ber­bère (E.B., G. Camps, J.-P. Morel, G. Hano­teau, A. Letour­neux, A. Nou­schi, R. Fery, F. Demou­lin, M.-C. Cham­la, A. Louis, A. Ben Tan­fous, S. Ben Baa­ziz, L. Sous­si, D. Cham­pault et M. Gast), deux articles dont sont extraites les pho­tos illus­trant ce billet.

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Ceux de Falesa

Ceux de Falesa

Robert Louis Ste­ven­son a fini sa courte vie (il est mort à 44 ans d’une crise d’apoplexie) dans les îles Samoa. Sa san­té pré­caire depuis son plus jeune âge et un emphy­sème chro­nique lui ron­geant les pou­mons le for­cèrent à quit­ter le cli­mat humide et froid de son Écosse natale. Il s’était ins­tal­lé non comme un vul­gaire occi­den­tal dans une hutte pour faire un peu bohème, il était réel­le­ment venu ici pour ter­mi­ner son rêve, sa vie et che­min fai­sant, prendre fait et cause pour le peuple samoan contre l’impérialisme. Les iliens qu’il côtoya pen­dant les der­nières années de sa vie construi­sirent une route jusqu’à sa plan­ta­tion et lui don­nèrent le nom res­pec­tueux de Tusi­ta­la, le racon­teur d’histoires.
Pen­dant ces années d’isolement, loin de Londres et d’Édimbourg, il conti­nua d’écrire mais dans un style beau­coup plus âpre que celui qu’on lui connais­sait, plus sau­vage, dans un style qu’on pour­rait qua­li­fier de style de la matu­ri­té. Mort trop jeune, on ne lui connait fina­le­ment pas d’autre enver­gure et il n’eut pas l’occasion de mon­trer ce nou­veau visage. En effet, vivant à l’autre bout du monde, Sid­ney Col­vin, son (soi-disant) ami et « agent lit­té­raire » qui s’occupait de ses écrits fit en sorte que son der­nier livre, Ceux de Fale­sa, ne soit pas publié de son vivant, par un concours de cir­cons­tance qui demeure aujourd’hui encore com­plexe à comprendre.

Pho­to © Marques Ste­wart

Encore une pré­face de Michel Le Bris qui nous explique avec force détails la situa­tion. Col­vin fait tout son pos­sible pour ne pas publier ce que lui envoie Ste­ven­son depuis les Samoa, mais Ste­ven­son ne sait pas pour­quoi. Il enrage devant les com­pro­mis­sions que lui demande son agent. Il est ques­tion dans l’histoire d’un contrat de mariage entre le nar­ra­teur et une ilienne dont la date doit être cen­su­rée, repous­sée, pour ne pas cho­quer les bonnes âmes chré­tiennes ; d’autre part, il est mal venu de faire l’apologie du sau­vage de la part d’un grand écri­vain au suc­cès énorme de son vivant. Il est éga­le­ment aus­si ques­tion de lan­gage. Ste­ven­son emploie le bêche-de-mer(1) et sys­té­ma­ti­que­ment le lan­gage sera cor­ri­gé pour reve­nir vers un anglais tra­di­tion­nel. D’autre part, il y a fort à parier que der­rière cette volon­té de cen­su­rer se trouve une forte rai­son poli­tique. Les Samoa sont à l’époque l’objet de convoi­tises de ter­ri­toire et le fait que Ste­ven­son se batte pour l’autonomie du peuples des îles fait mau­vais effet.
Ste­ven­son est un écri­vain à suc­cès et son style deve­nu rude, ses sujets sombres risquent de cho­quer son lec­to­rat et de créer un séisme. Ce sont en tout cas les rai­sons offi­cieuses qui ont dû pous­ser l’ami Col­vin à cen­su­rer celui qui repré­sen­tait pour lui une manne finan­cière incroyable. Ste­ven­son n’était cer­tai­ne­ment pas dupe, mais sans lui, il n’avait aucune porte d’entrée vers la publication.
Le texte sera publié en Angle­terre, cen­su­rée, tron­qué, modi­fié, et de sur­croît après la mort de l’écrivain. Pour la pre­mière fois, il est res­ti­tué ici dans sa ver­sion ori­gi­nale, tel que Ste­ven­son l’avait sou­hai­té, et dans l’esprit dans lequel il aurait cer­tai­ne­ment sou­hai­té voir son œuvre per­du­rer s’il n’avait suc­com­bé à son mau­vais état de san­té. Ste­ven­son est enter­ré sur le mont Vaea selon sa volon­té et sur sa tombe est ins­crite cette épi­taphe, un extrait d’un de ses poèmes écrit en 1884 :

Sous le vaste ciel étoilé
Creuse la tombe et laisse moi en paix;
Heu­reux ai-je vécu et heu­reux je suis mort
Et me suis cou­ché ici de mon plein gré.

Ceux de Fale­sa est un texte à carac­tère eth­no­gra­phique. Il raconte la vie d’un homme, un Blanc, débar­qué dans une île pour y faire com­merce. Il éta­blit un contrat de mariage bidon avec une jolie fille de l’île dont il ne sait rien. D’autres Blancs vivent ici et lui parlent de le façon de vivre locale et bien vite il se retrouve “tabou”, inca­pable de vendre quoi que ce soit sur cette terre, pour une rai­son qu’il n’arrive pas à détec­ter. Il s’avère bien vite que ces Blancs uti­lisent la ruse pour asser­vir (une vieille his­toire) les iliens en les main­te­nant dans la crainte des ancêtres et des démons. Le nar­ra­teur va décou­vrir le pot-aux-roses…
Une nou­velle d’aventures comme on en voit peu, à l’opposé des autres textes de Ste­ven­son, moins joyeux, moins opti­miste, mais manu­fac­tu­ré dans une langue claire et riche, lumineuse.

Bref, ce que je pou­vais faire de mieux était de res­ter bien tran­quille, de gar­der la main sur mon fusil et d’attendre l’explosion. Ce fut un moment d’une solen­ni­té écra­sante. La noir­ceur de la nuit était comme pal­pable ; la seule chose qu’on pût voir était la sale lueur mal­saine du bois mort mais elle n’éclairait rien qu’elle-même. Quant aux bruits alen­tour, j’eus beau tendre l’oreille jusqu’à’ m’imaginer entendre brû­ler la mèche dans le tun­nel, la brousse res­tait aus­si silen­cieuse qu’un tom­beau.  De temps en temps se pro­dui­saient bien des espèces de cra­que­ments, mais quant à dire s’ils étaient proches ou loin­tains, s’ils pro­ve­naient de Case se cognant les orteils contre une branche à quelques pas de moi ou d’un arbre de bri­sant à des milles de là, j’en étais aus­si inca­pable qu’un enfant à naître.
Et alors, d’un seul coup, le Vésuve explo­sa. Ça avait été long à venir mais quand ça vint, per­sonne (même si ce n’est pas à moi de le dire) n’aurait pu rêver mieux. D’abord ce fut un énorme cham­bard et une trombe de feu, et le bois s’éclaira, au point qu’on aurait pu y lire son jour­nal. Puis les ennuis com­men­cèrent. Uma et moi, nous fûmes à demi recou­verts d’une char­rette de terre et heu­reux d’en être quitte à bon compte, car un des rochers qui for­maient l’entrée du tun­nel fut car­ré­ment pro­je­té en l’air, et retom­ba à moins de deux brasses de l’endroit où nous étions, et rebon­dit par-des­sus le som­met de la col­line pour s’écraser au fond de la val­lée. Ce qui montre que j’avais mal cal­cu­lé la dis­tance de sécu­ri­té, ou un peu trop for­cé sur la poudre et la dyna­mite, à votre préférence.

Robert Louis Ste­ven­son, Ceux de Falesa
tra­duit de l’anglais par Eric Deschodt
édi­tion éta­blie et pré­sen­tée par Michel Le Bris,
La Table ronde, 1990

Notes:
(1) Le biche­la­mar (aus­si appe­lé bichla­mar ou — sur­tout en anglais — bis­la­ma) est un pid­gin à base lexi­cale anglaise, par­lé au Vanua­tu (anciennes Nou­velles-Hébrides). C’est la langue véhi­cu­laire de cet archi­pel qui compte, par ailleurs, envi­ron 105 langues ver­na­cu­laires ; depuis son indé­pen­dance en 1980, c’est aus­si l’une des trois langues offi­cielles de la Répu­blique du Vanua­tu, à éga­li­té avec le fran­çais et l’anglais.
Le mot biche­la­mar vient du por­tu­gais bicho do mar « bêche de mer » qui dési­gnait un ani­mal marin, l’holothurie. En anglais, cet ani­mal est appe­lé sea-slug ou sea cucum­ber ; en fran­çais, bêche de mer, biche de mer ou concombre de mer. Les holo­thu­ries étaient un pro­duit consom­mé par les Chi­nois. Leur com­merce se fit d’abord avec les Malais, puis il s’étendit au Paci­fique-Sud. Au milieu du XIXe siècle, des tra­fi­quants, les bea­ch­com­bers (« bat­teurs de grève »), allèrent la ramas­ser sur les récifs des îles méla­né­siennes pour la revendre en Chine. La langue par­lée entre ces navi­ga­teurs et les popu­la­tions locales, sorte de sabir à base d’anglais, consti­tue la toute pre­mière forme du futur pid­gin qui allait se répandre dans toute la Méla­né­sie. C’est ain­si que le terme biche­la­mar a fini par dési­gner l’une des variantes de ce pid­gin. La forme bis­la­ma est la pro­non­cia­tion de ce même mot dans le pid­gin lui-même. (source Wiki­pé­dia)

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Fische der Süd­see (Jour­nal des Museum Godeffroy)‎

Le Museum Godef­froy, autre­fois ins­tal­lé à Ham­bourg entre 1861 et 1876, était une petite entre­prise fami­liale née du com­merce avec l’A­mé­rique cen­trale, les Caraïbes et plus tard l’A­mé­rique du Sud. D’o­ri­gine fran­çaise, les Rochel­lois hugue­nots de la famille Godef­froy se sont ins­tal­lés en Alle­magne au bord de la mer, suite à la révo­ca­tion de l’Édit de Nantes et ont consti­tué une flotte qui attein­dra vite 27 bateaux. Le sieur Johann Cesar IV Godef­froy deman­dait à ses capi­taines de vais­seaux de rame­ner de cha­cun de ses voyages tout ce qui pou­vait consti­tuer la base d’une connais­sance en his­toire natu­relle et eth­no­lo­gique. La somme des objets rame­nés ser­vit en 1876 à sol­der les comptes de l’en­tre­prise lors de la ban­que­route de celle-ci et les col­lec­tions furent épar­pillées entre plu­sieurs musées alle­mands. Il en reste aujourd’­hui ce fameux Jour­nal des Museum Godef­froy, riche de table d’illus­tra­tions des­si­nées par les frères Sem­per ou l’ex­plo­ra­teur Andrew Gar­rett, dont voi­ci 86 planches super­be­ment illus­trées, colo­rées, autour des pois­sons des mers du sud. Les planches ont été regrou­pées dans une gale­rie visible en cli­quant sur ce lien, accom­pa­gnée par Por­ti­co Quar­tet, avec le mor­ceau Knee-Deep In The North Sea.
Un peu plus tard, seront regrou­pées ici les planches d’illus­tra­tion des six tomes com­pi­lant les actes du Museum.

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