Petit réper­toire des rêves d’un long été

Petit réper­toire des rêves d’un long été

Petit
réper­toire des rêves

D’un long été

Acte 1

J’ai tou­jours aimé les jour­nées chaudes, brû­lantes, pen­dant les­quelles je m’es­quinte la peau au soleil brû­lant, tou­jours avec excès, jamais avec modé­ra­tion, jus­qu’à la nau­sée, aux trem­ble­ments fébriles.

Une jour­née passe et je suis à nou­veau sur pied. J’ai des sou­ve­nirs de jour­nées tor­rides, cloî­tré der­rière les stores bais­sés, dans une semi-obs­cu­ri­té d’où on ne voit per­cer que quelques fins rayons de soleil sur le tapis ; je regar­dais dans une tor­peur moite les matches de Roland Gar­ros se suc­cé­der sans vrai­ment com­prendre ce que je voyais.

Depuis ce temps, j’aime les jour­nées chaudes, j’aime me pré­las­ser sans rien faire, en transpirant.

Mon lit est défait, comme tous les jours.

Je plonge des­sus pour me délas­ser et pro­fi­ter d’un répit dans une rela­tive fraî­cheur, volets fer­més et fenêtre ouverte, his­toire de ne pas être tota­le­ment décon­nec­té du monde. Tête au niveau des pieds, un oreiller calé sous la joue, je sens le som­meil m’emporter, dans des rêves de per­siennes et de mou­cha­ra­biehs (مَشْرَبِيَّةٌ), der­rière les­quels passent de maigres filets d’air, et des corps de femmes dont je ne dis­tingue que la silhouette…

Rêves de per­siennes, de stores vénitiens…

Acte 2

A pré­sent, je ne suis plus un enfant. Mais un ado­les­cent de quinze ans.

Dehors, l’at­mo­sphère était éton­nam­ment fraîche pour la sai­son, lourde d’ex­ha­lai­sons flo­rales, tan­dis que le long des trot­toirs, les chênes géants éclai­rés par les lam­pa­daires arbo­raient leur mousse espa­gnole dou­ce­ment sou­le­vée par la brise. Mol­ly Boyle et moi fîmes l’a­mour dans ma chambre, len­te­ment, sans hâte, comme un couple ras­su­ré sur son droit légi­time à pas­ser ses len­de­mains ensemble, comme si la mor­ta­li­té et les exi­gences du monde exté­rieur avaient peu d’im­por­tance. Quel plus beau moment de bon­heur les humains pou­vaient-ils se créer ? Au moins pour cette nuit, le monde devra trou­ver ses propres réponses.

James Lee Burke, L’en­blême du croisé.

Je peux me per­mettre de rêver, et même de me vau­trer dans des rêves érotiques…

Acte 3

C’est le plus chaud de tous les étés. Der­rière les volets fer­més, aucune rumeur du monde ne peut venir per­tur­ber ce qui se passe.

De beaux draps blancs, souples et soyeux. Der­rière les volets, seule la mer agite ses crêtes d’é­cume dans un ron­ron loin­tain. Cha­leur assourdissante.

Je suis amou­reux comme une allu­mette craquée.

Mon visage engon­cée entre ses cuisses entou­rées de mes bras, le plus savou­reux des nec­tars au bout de la langue, je navigue au rythme de ses res­pi­ra­tions jus­qu’à en perdre la raison.

En rele­vant le nez, je la vois cares­ser sa poi­trine, ses mains sur ses seins, peau­fi­nant l’œuvre suave.

En silence, le plai­sir gran­dit. Seule­ment des res­pi­ra­tions, des sou­pirs délicieux.

Le bas ventre ten­du à m’en faire mal, je glisse sur elle, cuisses ban­dées, bras à la ver­ti­cale, le regard vague et les pau­pières mi-closes, je la vois me regar­der inten­sé­ment tan­dis que je n’en peux plus de me rete­nir. Elle m’at­tend, plonge ses yeux dans les miens en sou­riant, scru­tant le plai­sir dans mes soupirs.

Nos ventres col­lés, humides de mon plaisir…

Éten­due sur le ventre, le regard sur son télé­phone et ses jambes rele­vées, je me couche sur elle de tout mon long, mon corps juste posé sur le sien.

Elle sou­rit, pose l’ins­tru­ment qui la dis­trait et pose sa tête sur le côté, une sou­rire heu­reux sur ses lèvres douces.

Acte 4

Les bras en croix sur le lit, le souffle coupé.

J’ai l’im­pres­sion de ne plus habi­ter mon corps, dévas­té comme un champ de mines, il me faut de l’air, mais il n’y en a plus un brin dans la pièce.

L’é­té le plus chaud aura rai­son de moi, l’âme dévo­rée par les flammes comme un maquis après l’incendie.

Comme un mau­vais rêve très alcoolisé.

Mes tempes battent sour­de­ment, il n’y a plus rien, plus d’air, plus de vie, plus d’a­mour. Tu vas mou­rir mon garçon…

Pas cer­tain que ce ne soit qu’un rêve…

Acte 5

- Allez, viens, on va man­ger au res­tau­rant… j’ai envie qu’on soit tous les deux.
- OK, tu veux aller man­ger où ?
- Je ne sais pas, peu importe, pour­vu que je sois avec toi.
- OK, je sais où on va, je te guide.

Un bord de Seine, une table pour deux, rien ni per­sonne autour, juste deux regards au même ins­tant. On s’au­to­rise à man­ger du bout de la four­chette sans grand appé­tit. Quelque chose d’autre nous nourrit.

Elle me donne les clefs de sa voi­ture en me disant qu’elle veux avoir l’es­prit libre pour me regarder.

Je repars avec elle en jetant un coup d’œil au fleuve, une main dans la sienne, l’autre dans sa poche… On n’a jamais le temps de faire une pause…

Acte 6

Revê­tus tous les deux de la garb noire, dans les stalles d’une cha­pelle aux trois quarts vides, côte à côte, nous avons dit les psaumes de Jéré­mie dans le superbe gré­go­rien angli­can. Je me tourne sou­dain vers The­si­ger et lui souffle : « Do you real­ly believe in it ? » — « No, not real­ly, but it is so beautiful ! »

Jean Malau­rie, in La vie que j’ai choi­sie de Wil­fred Thesiger

La plus belle des soi­rées au monde sur un lit sans draps, aux effluves lourdes de nos étreintes. Nos odeurs à tous les deux. Nos sou­rires, nos bai­sers, un sac en papier qui tombe à la porte d’en­trée pour la prendre dans mes bras.

Il pleut dehors, je ne m’en étais pas ren­du compte, il est très tard mais le temps n’a pas vrai­ment d’im­por­tance. Elle est allée fer­mer la fenêtre. Elle n’est plus là, je som­nole. Un gâteau qui porte mon nom, les pis­taches qui croquent. Seul au monde, mais avec elle.

C’est un rêve. Il n’y a pas de plus beaux rêves.

Elle marche nue et passe devant moi comme si de rien n’é­tait. Je ne la rêve pas, elle est là.

Je suis sa pute.

Cro­quer dans une nec­ta­rine juteuse. Sen­tir le soleil si rare cares­ser ma peau comme si c’é­tait les doigts d’une femme.

L’é­té n’est pas fini. Loin de là.

Ce sera le plus beau et le plus long de tous les étés.

Pho­tos © Chris Ber­tram, Korz 19, Liz M94
Cré­dits pour quelques cita­tions © Ben­ja­min Biolay
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Moka au bar au Bar Bam­boo Metropole

Moka au bar au Bar Bam­boo Metropole

Moka au bar

au Bar Bam­boo Metropole

Indo­chine

L’Indochine n’existe pas. Elle n’existe plus que dans les manuels d’his­toire et dans les romans de Mar­gue­rite Duras, dans les récits de Fran­çois Bizot et les mémoires de guerre de Jon Swain. L’i­dée de l’In­do­chine, c’est une image sur­an­née de teintes pas­telles, empruntes de colo­nia­lisme et d’une cer­taine nos­tal­gie de ce temps où l’on buvait un verre de Suze ou de Cam­pa­ri à la ter­rasse du Metro­pole ou de l’O­rient à Hanoï, du Majes­tic ou du Conti­nen­tal à Saï­gon, à l’ombre des banians sous une cha­leur écra­sante. Une cer­taine idée de la dou­ceur de vivre pour des mil­liers d’é­tran­gers, des Fran­çais sur­tout, des Bri­tan­niques, des Amé­ri­cains, qui venaient ici pour échap­per à la gri­saille de l’hi­ver, pro­fi­ter de la cha­leur dans leur cos­tume trois-pièces et sous leur pana­ma vis­sé sur le crâne, trans­pi­rant gen­ti­ment et avec digni­té dans leur che­mise en crêpe de coton.

Une carte pos­tale jau­nie au timbre rouge à qui il manque des dents, avec une jonque en arrière plan et une pas­tille dans laquelle trônent avec arro­gance les lettres RF, juste au-des­sus de “Postes-Indo­chine”, de belles jeunes femmes, aux che­veux noirs de jais lis­sés et à la sil­houette lon­gi­ligne qui se mouvent avec grâce dans leur ao dai ajus­té et imma­cu­lé, même après avoir par­cou­ru les rues pous­sié­reuses de Saï­gon à bicy­clette… Une monde par­fait, entre exo­tisme léché et pau­vre­té crasse qu’on ne côtoie même pas.

Pho­to © Manh­hai

Conti­nen­tal Palace Hotel, Saï­gon, 1968 (before the falling…)

Sài Gòn

Saï­gon n’existe pas. Saï­gon n’existe plus. Hồ Chí Minh-Ville… Lorsque j’é­tais enfant, le nom de Saï­gon me don­nait des envies de voyage, avait la saveur de l’exo­tisme véhi­cu­lée par des années d’ha­bi­tudes ser­viles, l’In­do­chine était fran­çaise. Je ne savais même pas dans quel pays ça se trou­vait… Je suis né alors que la ville n’é­tait pas encore tom­bée. The fal­ling… 1975. Dans les années 80, j’a­vais enten­du par­ler des boat people sans savoir ce que c’é­tait. Je me sou­viens de mon grand-père par­lant avec une cer­taine hargne d’un de ses voi­sins qui s’é­tait enga­gé dans l’ar­mée pour aller com­battre pen­dant la guerre d’In­do­chine. A côté de ça, d’autres noms ; Java, Suma­tra, Bor­néo, Sin­ga­pour… ça sen­tait bon l’exo­tisme de carte pos­tale, un ima­gi­naire mys­té­rieux, la grande Asie secrète, avec des lam­pions en papier rouge, des odeurs d’en­cens dont les volutes bleu­tées s’é­le­vait vers les pales du ven­ti­la­teur d’un tri­pot fré­quen­té par des hommes por­tant che­mise à col mon­tant en soie noire, une fine natte dans le dos et une mous­tache aus­si fine qu’un trait de crayon, l’air vrai­ment très très mystérieux…

On est un peu idiot quand on est jeune. L’im­por­tant c’est que ça ne se dif­fuse pas trop dans le temps.

Je ne suis jamais allé à Saï­gon, ni à Hồ Chí Minh-Ville, et je n’i­rai peut-être jamais. La nos­tal­gie des jours heu­reux n’est pas pour moi. Cher­cher les traces d’un pas­sé glo­rieux qui n’é­tait glo­rieux que pour ceux qui en pro­fi­taient, dont les grands hôtels avec pignon sur rue sont les témoins muets et silen­cieux, ce n’est pas pour moi.

Khách sạn Metro­pole Hà Nội 

Grand hôtel sur une large ave­nue décou­pée à la Hauss­mann qui por­tait autre­fois le nom d’Hen­ri Rivière, héros de la conquête du « Ton­kin » ; ana­chro­nisme, ou plu­tôt dys­to­pie… Le Métro­pole a vu pas­ser, comme dans tous les hôtels des grandes villes, de grands noms, comme Aga­tha Chris­tie au Péra Hotel d’Is­tan­bul ou comme de nom­breuses per­son­na­li­tés à l’Hô­tel Conti­nen­tal de Saï­gon, rue Cati­nat, point de ren­dez-vous des cor­res­pon­dants et des jour­na­listes pen­dant la Guerre du Viet­nam.  Les maga­zines amé­ri­cains News­week et Time avaient cha­cun leur bureau de Saï­gon au deuxième étage de l’hô­tel. Le Metro­pole, lui, accueillit Somer­set Mau­gham, Char­lie Cha­plin et Pau­lette Godard qui y ont pas­sé leur nuit de noces, et même Gra­ham Greene, alors qu’il écri­vait… Un Amé­ri­cain bien tran­quille… ça fait un peu cli­ché, non ?

Havre de paix, point de chute des repor­ters de guerre, dont cer­tains ne revien­dront jamais, ces hôtels étaient des refuges luxueux au milieu de la tour­mente de la guerre, à tel point que dans l’es­prit de ceux qui y vivaient à demeure, c’é­tait un peu le temps béni des dieux, une paren­thèse tem­po­relle de laquelle ils sont sou­vent nos­tal­giques, comme le raconte très bien Jon Swain dans River of time, un livre gran­diose sur la guerre au Viet­nam et au Cam­bodge, deux guerres qu’il a couvertes :

Le front était proche de Phnom Penh ; si proche qu’à trente minutes de voi­ture, dans n’im­porte quelle direc­tion, un vaste pano­ra­ma de la guerre s’of­frait à nous. Les jour­na­listes pou­vaient prendre leur voi­ture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cor­dite et être de retour au Royal pour déjeu­ner au bord de la pis­cine. En fait, il fal­lait moins de temps pour rejoindre la ligne de front qu’il n’en fal­lait à un Lon­do­nien pour aller au bou­lot en voi­ture aux heures de pointe.
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

Nul autre que lui n’a eu la modes­tie et l’hon­nê­te­té de dire les hor­reurs de cette guerre, lui qui a été un des der­niers repor­ters à assis­ter à la prise de pou­voir au Cam­bodge par Pol Pot et les Khmers rouges, enfer­mé dans l’en­ceinte de l’am­bas­sade de France, avec Fran­çois Bizot qui en rap­por­te­ra le ter­rible témoi­gnage, Le por­tail, fai­sant réfé­rence au por­tail de l’am­bas­sade, der­nier rem­part avant la bar­ba­rie. Son récit est poi­gnant et ces lignes, que je trouve ter­ri­fiantes et qui font allu­sion à ce qu’en disait déjà Hen­ri Mou­hot aux alen­tours de 1860, cassent tota­le­ment le mythe des sages petits hommes jaunes du Sud-est asia­tique, que l’on s’i­ma­gine débon­naires et paisibles…

Très vite, le fleuve m’a sub­mer­gé. A ses côtés, j’ai appris des choses sur la vie et la mort que je n’au­rais jamais pu per­ce­voir en Europe. J’ai appris l’ex­ci­ta­tion de l’a­mour, tein­té de mélan­co­lie, si carac­té­ris­tique de ce coin d’A­sie. j’ai appris aus­si que le Mékong n’est pas aus­si inno­cent qu’il y paraît par­fois. Il est vrai qu’il est source de vie pour les terres d’In­do­chine, mais il a un autre visage qui, le moment venu, se dévoile : celui de la vio­lence et de la cor­rup­tion des pays qui le bordent.
Les terres d’In­do­chine n’ont jamais été ce coin pai­sible et recu­lé d’A­sie, peu­plé de pay­sans dociles et sou­riants que l’on dépeint com­mu­né­ment. Au contraire, c’est une terre de des­po­tisme, de sau­va­ge­rie pri­mi­tive et de souf­france. L’His­toire montre que la vio­lence autant que le plai­sir des sens sont inhé­rents au carac­tère indo­chi­nois, et par­ti­cu­liè­re­ment à celui des Cam­bod­giens. La vio­lence est ins­crite dans leur ADN. Les Cam­bod­giens “semblent seule­ment savoir com­ment détruire, pour ne jamais recons­truire ” a écrire Hen­ri Mou­hot, illustre explo­ra­teur fran­çais, mort du palu­disme en remon­tant le fleuve en 1861. A pro­pos du Mékong, il pour­sui­vait : “La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la ren­contre d’un ami ; c’est que j’ai long­temps bu ses eaux ; c’est une vieille connais­sance ; il m’a long­temps ber­cé et tour­men­té. Aujourd’­hui, il coule majes­tueux, à pleins bords, entre de hautes mon­tagnes dont il a ron­gé la base pour creu­ser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jau­nâtres comme l’Ar­no à Flo­rence, mais rapides comme un tor­rent ; c’est un spec­tacle vrai­ment gran­diose.“
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

L’In­do­chine n’a jamais existé…

Rue Cati­nat à Saï­gon en 1922, un petit air de rue pari­sienne… Pho­to © Mann­hai
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Moka au bar au cà phê hòa tan

Moka au bar au cà phê hòa tan

Moka au bar

au cà phê hòa tan

Une odeur de lait chaud me cueille au petit matin, sur­pris comme un vieux chat qui aurait lou­pé une marche, une odeur de lait chaud qui me fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser au salon d’un hôtel de Londres, non loin de la gare dont le nom est asso­cié à l’ours. Pad­ding­ton. Odeur de café brû­lant… de tar­tines grillées… de confi­ture… odeur de bacon grillé et de scram­bled eggs… On est au Royaume-Uni tout de même et le break­fast ne sau­rait se satis­faire d’une com­bi­nai­son de petites choses qu’on trou­ve­rait dans un hôtel à quelques cen­taines de mètres du Mont Saint-Michel.

L’o­deur du lait chaud… odeur d’en­fance, de lait chauf­fé dans une cas­se­role en fer blanc dans lequel ma grand-mère fai­sait fondre un sucre et ver­sait une cuiller à café d’eau de fleur d’o­ran­ger, recette de mémé dont elle disait que ça aidait à s’en­dor­mir… je ne sais pas si c’é­tait vrai mais rien que pour le goût et les sen­sa­tions, c’é­tait un velours pour l’âme et pour les sens. Une larme au coin de l’œil à l’é­vo­ca­tion de ce sou­ve­nir si précieux.

Ne pas se lais­ser enva­hir. Sur­tout pas. Pas maintenant.

Retour au Viet­nam.

Pho­to © Jared Yeh

Hà Nội

Hôtel dans une de ces mai­sons tubes qu’on trouve par­tout à Hà Nội, Viet­nam nord, mai­sons étroites et tout en lon­gueur pour évi­ter de payer des taxes sur la devan­ture. Hôtel simple, per­son­nel un peu mal­adroit mais serviable. 

La nuit où je suis arri­vé, le gar­dien ron­flait affa­lé sur un tas de valises, désar­ti­cu­lé dans son pan­ta­lon de cos­tume trop étroit et sa che­mise blanche frois­sée qui n’a­vait plus de blanche et de repas­sée que le sou­ve­nir des jours heu­reux. Avant le com­mu­nisme, certainement.

Je prends le petit déjeu­ner sur le toit, où se trouve une pis­ci­nette sur un angle, der­rière une vitre qui ne donne pas envie de s’en appro­cher. En siro­tant une bia hà nội gla­cée, je peux voir d’i­ci le mau­so­lée de l’oncle Hô. Mais ce n’est pas la bière qui me donne des fris­sons. Des fris­sons par 45°C. On m’a­vait pré­ve­nu, on ne part pas à Hà Nội en plein mois d’août, les tem­pé­ra­tures sont insou­te­nables et le ciel d’un gris plom­bé qui plaque la pol­lu­tion au sol dans une atmo­sphère si humide que j’ai l’im­pres­sion qu’il bruine sur ma peau.

Bữa sáng. Petit déjeu­ner dans une salle imper­son­nelle. Faux buf­fet conti­nen­tal. Des mi xào aux légumes, au pou­let, plus ou moins épi­cées. Mais sur­tout, un café excep­tion­nel. Cer­tai­ne­ment un café indus­triel ache­té en sac de 20kg à un gros­siste qui ne four­nit que les hôtels à tou­ristes, mais alors un café… impos­sible de s’ar­rê­ter, je pou­vais en boire cinq à six tasses à la suite, quitte à res­sen­tir des pal­pi­ta­tions infernales.

Je l’i­ma­gi­nais des­cendre seul, à pied, des pentes embru­mées de la cam­pagne fron­ta­lière de la Chine, prêt à être tor­ré­fié, tas­sé dans des sacs en toile de jute sur les­quels étaient peints au pochoir des mono­syl­labes agré­men­tées d’ac­cents dia­cri­tiques qu’un œil pro­fane comme le mien, mal­gré de loin­tains cours de chi­nois, n’ar­rive pas à dis­tin­guer. Toutes les lettres se disent de la même manière dans mon esprit (sauf la soupe, phở, qui ne se dit pas “fo”, à moins de vou­loir atti­rer des rires moqueurs, parce que la rue par exemple, ça s’é­crit aus­si phố, et adjoint, ça s’é­crit phó…).

Un café au goût excep­tion­nel dont je buvais chaque gor­gée comme on se repaît d’un nec­tar de fruits tro­pi­caux. Un café divin, que le Boud­dha lui-même a cer­tai­ne­ment dû boire un jour, sans quoi il n’au­rait pas connu l’éveil…

Toute mon expé­rience viet­na­mienne gra­vite autour de ce breu­vage d’une inten­si­té rare, aux arrières-goûts de cho­co­lat qu’on ne trou­ve­ra nulle part ailleurs dans le monde. S’il fal­lait que je choi­sisse entre le temple de la lit­té­ra­ture avec ses jar­dins pleins de stèles en forme de tor­tues, le mau­so­lée de Hô avec son déco­rum mili­taire et ses sol­dats en uni­forme blanc, figés dans une atti­tude mar­mo­réenne, et les devan­tures du vieux quar­tier ou de Phố Hàng Bông, eh bien je choi­si­rais le café viet­na­mien. What else ?

Tout autre café ne trouve plus aucune grâce à mes yeux.

Salon de mas­sage sur Phố Hàng Gai (rue du chanvre), 7 août 2017

Cà phê hòa tan

Café ins­tan­ta­né. En sachet… lyo­phi­li­sé… en poudre… café, lait, sucre… comme on dit en viet, 3 trong 1… 3 en 1… Pra­tique, déjà dosé, ne reste plus qu’à ver­ser l’eau chaude et à touiller et vous avez un café au lait sucré comme on en boit en Asie du sud-est. Sur ma ter­rasse un peu ombra­gée sous des canisses ron­gées par le suc de l’é­rable qui ver­dit tout ce qu’il touche, allon­gé comme un chien errant sur une route déserte, je déguste mon cà phê à peine chaud en lisant d’un œil dis­trait l’es­sai d’i­co­no­gra­phie ana­ly­tique de Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau… ça a l’air rude au pre­mier abord, mais comme tou­jours chez Arasse, l’homme fait du sujet presque un amu­se­ment, une badi­ne­rie un peu pri­me­sau­tière, tant et si bien que ça finit par se lire comme une bro­chure de voyage.

Le som­meil me gagne… de toute façon, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire dans ma petite bulle… J’ai déjà les mains râpées par la terre que j’ai retour­née, le teint légè­re­ment hâlé d’a­voir trop tra­vaillé au jar­din, un peu de trans­pi­ra­tion sur les tempes, qu’un léger brin d’air a fini par sécher… il est temps de ne rien faire, de juste boire un café, et de lire. L’es­prit plus libre, moins encom­bré, sur­tout pour lire une des plus grands spé­cia­listes de l’his­toire de l’art ita­lien et de la Renais­sance, il faut au moins ça.

Ça… et un bon cà phê.

Les pages se tournent, mais avant cela, il faut les lire. Arasse citant Machiavel :

« Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabi­net et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, cou­verte de fange et de boue, pour revê­tir des habits de cour royale et pon­ti­fi­cale ; ain­si hono­ra­ble­ment accou­tré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’An­ti­qui­té. Là, accueilli avec affa­bi­li­té par eux, je me repais de l’a­li­ment qui par excel­lence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à par­ler avec eux, en ver­tu de leur huma­ni­té, ils me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’ou­blie tous mes tour­ments, je cesse de redou­ter la pau­vre­té, la mort même ne m’ef­fraie pas. »

Hà-nôi , Ton­kin , Indo­chine. Des bou­tiques et des flam­boyants en fleurs dans la « rue des Paniers », par Léon Busy, auto­chrome. 1915. © Col­lec­tion Albert Kahn

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Je suis tou­jours dans la pièce d’à-côté

Je suis tou­jours dans la pièce d’à-côté

Je suis tou­jours dans la pièce d’à-côté

Et par­fois un peu dans celle où je suis

Quelle jour­née étrange, quelle jour­née étrange…

Après avoir hiber­né en plein été pen­dant plus d’une semaine parce que je me suis fait rat­tra­pé par un sale virus qui court pas mal ces der­niers temps, j’ai vécu une étrange journée.

De la fièvre, de manière immo­dé­rée, m’a contraint à limi­ter mes efforts à mon­ter l’es­ca­lier pour rejoindre mon lit, et même là, je me sen­tais essouf­flé, nau­séeux et sujet à des ver­tiges. J’ai tel­le­ment dor­mi que j’au­rais pu me lais­ser aller à me lais­ser pous­ser des mous­taches et des cous­si­nets, en droit d’at­tendre qu’on me grat­touille le ventre, mais rien de tout cela ne s’est pro­duit, j’é­tais sim­ple­ment allon­gé sur ma couette, trans­pi­rant comme un pri­son­nier en train de cas­ser des cailloux en Loui­siane, les che­veux col­lés au front par la sueur et je rêvais de sor­be­tières qui tour­naient à plein régime sous un soleil de plomb, de fleurs de fran­gi­pa­nier qu’on essayait de me four­rer dans les narines et de Jean-Luc Mélen­chon dégui­sé en bal­le­rine. Bref, des délires de fièvre, des crises d’an­goisse aus­si quand je me suis aper­çu que j’a­vais per­du l’o­do­rat. Peut-être pour tou­jours, allez savoir. Par­fois, je me réveillais avec la sen­sa­tion étrange que quelque chose gout­tait sur ma main. Ce n’é­tait que le conte­nu de mon nez qui était en train de fuir sous forme de goutte à goutte… Je crois que je n’ai jamais vécu un truc aus­si bizarre en étant malade.

Récit au présent :

Alors on se prend à vou­loir sor­tir de sa propre tor­peur en se disant qu’on va faire des trucs, vider le lave-vais­selle, allu­mer le bar­be­cue pour faire griller quatre gam­bas ou des­cendre le linge pour le mettre à laver. Pro­blème, tout me demande un effort sur­hu­main, le moindre dépla­ce­ment m’oc­ca­sionne une suée et le souffle court, je finis la tête sur le plan de tra­vail à me deman­der si tout cela va s’ar­rê­ter. Comme je suis un gar­çon, je vais cer­tai­ne­ment mou­rir bien­tôt… et en souf­frant tant qu’à faire. Donc je ne suis bon à rien.

Je prends un bou­quin parce que je ne suis pas vrai­ment bon à quoi que ce soit d’autre et au bout de quatre para­graphes, je ne sais même plus ce que j’ai lu. Je recom­mence mais rien, ça ne sert à rien, je n’im­prime pas. Je reprends, et je lis cinq para­graphes. A ce rythme j’au­rais fini le bou­quin à Noël. Mon cer­veau est en train de fuir par un ori­fice dont l’a­na­to­mie n’a pas l’ex­pé­rience, il se trans­forme en por­ridge. Un truc inutile.

Alors voi­là, cette jour­née de retour au tra­vail a été étrange. Elle a com­men­cé étran­ge­ment par un conci­lia­bule impro­vi­sé. Puis j’ai pris ma voi­ture pour me rendre à la librai­rie la 23ème marche à Auvers-sur-Oise pour récu­pé­rer une com­mande. Sur le che­min du retour, je sen­tais que mon embrayage mon­trait des signes de fai­blesse et que quelque chose allait finir par céder. Arri­vé dans une côte où je devais lais­ser la prio­ri­té, je n’ai pas pu repar­tir, impos­sible de pas­ser la pre­mière, impos­sible de redé­mar­rer. Très cal­me­ment, j’ai appe­lé mon assu­rance pour qu’on vienne me dépan­ner. J’ai atten­du long­temps assis sur un pote­let en regar­dant la voi­ture inani­mée en plein milieu de la route, un peu per­plexe et désa­bu­sé. La seule per­sonne qui s’est arrê­tée pour me deman­der si j’a­vais besoin d’aide, c’est une toute petite femme dans une toute petite voi­ture qui n’au­rait même pas pu m’ai­der à pous­ser la voi­ture dans la côte, mais j’ai trou­vé ça vrai­ment touchant.

Une fois la voi­ture sur le pla­teau (j’ai ras­sem­blé quelques affaires dans un vieux sac plas­tique trou­vé dans le faux coffre, mes papiers, mon bou­quin, mes clefs), j’ai rap­pe­lé l’as­su­rance pour qu’on m’en­voie un taxi et comme je n’a­vais tou­jours pas déjeu­né, je me suis ren­du dans une petite supé­rette pour me prendre un sand­wich et un soda par­ti­cu­liè­re­ment sucré. Un type éden­té m’a ser­vi un sou­rire que j’au­rais pré­fé­ré ne pas voir lorsque je suis sor­ti. Tout en ten­tant d’ou­vrir le cel­lo­phane du sand­wich, je me suis assis sur une grosse pierre. Le type au sou­rire éden­té est venu s’as­seoir sur une autre pierre. Il avait ache­té une bière et, chose qui ne m’a­vait pas sau­té aux yeux (parce que je n’en avais pas grand-chose à faire), j’ai fini par com­prendre qu’il était alcoo­li­sé. Sur­tout quand il s’est mis à beu­gler des insultes racistes tout en buvant sa bière. Moi, imper­tur­bable, j’a­va­lais les bou­chées de mon sand­wich, lunettes de soleil vis­sées sur le nez, et lorsque je me regar­dais, sans ma voi­ture, blo­qué dans un virage au pied d’un petite centre com­mer­cial avec mon sac plas­tique au pied et ma can­nette à la main, je ne me suis pas sen­ti tel­le­ment dif­fé­rent de l’homme. La dif­fé­rence, c’est que je ne beu­glais pas des insultes racistes et que je n’a­vais trois grammes d’al­cool dans le sang. En réa­li­té, il ne me déran­geait pas. Je ne fai­sais que regar­der les pas­sants en assou­vis­sant le seul ins­tinct qu’il m’est dif­fi­cile de ne pas com­bler ; la faim.

J’ai atten­du long­temps, en regar­dant les gens pas­ser. Aucun n’a­vait quoi que ce soit de par­ti­cu­lier. C’é­tait sim­ple­ment des pas­sants. Le chauf­feur de taxi qui m’a accom­pa­gné était très gen­til. Très bavard et très gen­til. Je lui ai tenu gen­ti­ment compagnie.

Étran­ge­ment, j’ai l’im­pres­sion d’a­voir pas­sé ma jour­née en n’é­tant pas tout à fait là, pas tout à fait pré­sent à moi-même. Ce qui n’é­tait pas for­cé­ment désa­gréable, mais je n’é­tais pas vrai­ment là…

C’est peut-être cela qui vou­lait dire Fer­nan­do Pes­soa quand il disait : « Je suis tou­jours dans la pièce d’à-côté »…

Pho­to by Carl Nen­zen Loven on Uns­plash

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Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois,
il est ques­tion de Dieu

Par­fois non…

Le hasard n’existe pas, m’a-t-on déjà dit plu­sieurs fois. Il n’existe pas, n’existent que des cor­res­pon­dances. Le monde entier ne peut être que le fait du hasard, d’un chaos sans ordre régi par des lois pré-éta­blies, pas plus qu’il ne peut être fait d’une déter­mi­na­tion ori­gi­nelle qui pré­ten­drait que tout est pré­vu, orga­ni­sé, et donc se pré­vau­drait d’un com­men­ce­ment et d’une fin qui sont déter­mi­nables par avance, mêmes si les cri­tères qui le consti­tuent sont émi­nem­ment complexes.

Seule­ment des cor­res­pon­dances. C’est ain­si qu’au fil de mes lec­tures, je récolte les fils d’une seule et même bobine, et même si par­fois je suis le seul à éta­blir des rap­ports, le prin­ci­pal c’est que, pour moi, cela garde sa cohérence.

Pho­to © Fusion of horizons

Eglise de la Theo­to­kos Pam­ma­ka­ris­tos (Θεοτόκος ἡ Παμμακάριστος, — Très sainte mère de Dieu, en turc : Fethiye Camii – mos­quée de la conquête)

Ευλογήσατε τον Κυρίον

by Greek Byzan­tine Choir | Mathi­ma­ta Mais­to­ros Koukouzele

Par­mi toutes les célé­bri­tés que le Pera Palas peut s’e­nor­gueillir d’a­voir héber­gées, deux figurent émergent, par leur renom­mée autant que par la marque qu’elles ont lais­sées à l’hô­tel, cha­cune nim­bée de mys­tère. La pre­mière est bien sûr Mus­ta­fa Kemal Atatürk, fon­da­teur de la Tur­quie moderne. Il avait ses habi­tudes à la chambre 101, lorsque, avant la guerre d’in­dé­pen­dance, au moment où la Tur­quie était occu­pée, il se sen­tait plus pro­té­gé dans la foule d’un hôtel que chez lui. Sa chambre, aujourd’­hui bap­ti­sée « Musée Atatürk », est ouverte aux visi­teurs et per­met d’ad­mi­rer trente-sept de ses objets per­son­nels, par­mi les­quels du linge, des lunettes de soleil, des pan­toufles et un tapis de prière en soie bro­dé de fil d’or, d’o­ri­gine indienne, offert par un maha­rad­jah de pas­sage. A la mort d’A­tatürk, le tapis atti­ra toutes les atten­tions, non seule­ment parce qu’il consti­tuait un objet de qua­li­té, mais parce que sa com­po­si­tion appa­rais­sait comme une pré­dic­tion. Sur le tapis est tis­sée une montre, dont l’heure indique neuf heures sept. Or, le 10 novembre 1938, au palais Dol­ma­bah­çe, Atatürk est mort à neuf heures cinq. Il y a plus : le tapis repré­sente dix chry­san­thèmes. Et voi­là que deux autres indices appa­raissent. « Chry­san­thème », en turc, se dit kasım­patı , et kasım veut dire « novembre »… Il y en avait dix… et Atatürk est mort le 10 novembre. A neuf heures cinq plu­tôt que neuf heures sept. Com­ment expli­quer ce mys­tère ? A mon sens, (il ne s’a­git là que de simples hypo­thèses), de deux choses l’une : soit le tout consti­tue un extra­or­di­naire ensemble de coïn­ci­dences, ce qui peut arri­ver, soit le maha­rad­jah aurait dû com­man­der son tapis en Suisse (ou dans le Jura fran­çais, soyons ouverts) et l’heure aurait été exacte.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

J’ai cette sale habi­tude de tou­jours lire plu­sieurs livres en même temps, de lire tout ce qui me passe sous la main, de sur­jouer mon propre uni­vers, et dans cet autre livre que je suis en train de lire, Pour­quoi Byzance ?, du grand médié­viste fran­çais, spé­cia­liste du monde byzan­tin, Michel Kaplan, je trouve ce texte qui fait appel à l’ac­tua­li­té avec une force frap­pante (le livre a été publié en 2016). Je n’ai gar­dé qu’une petite par­tie de cette longue démons­tra­tion qui démontre que l’his­toire de la Rus­sie est émaillée de l’é­mer­gence d’au­to­crates, qui, tous autant qu’ils sont, que ce soit Ivan IV le Ter­rible, Pierre le Grand, Nico­las II, ou même Pou­tine, repré­sentent tous les héri­tiers d’un pou­voir byzan­tin qui a lais­sé des traces aus­si bien dans les manières de s’im­po­ser et de gou­ver­ner que dans cette pos­ture en tant que repré­sen­tant de Dieu sur terre. Le mot Tsar, ou Czar, celui qui est lieu­te­nant de Dieu sur terre, vient direc­te­ment du latin par l’in­ter­mé­diaire du grec, du mot César, qui a éga­le­ment don­né le terme alle­mand Kai­ser. Sa démons­tra­tion est édi­fiante, mais cette révé­la­tion l’est encore plus et sonne aujourd’­hui pré­ci­sé­ment comme un revers de l’his­toire qui devrait… rendre à César…

Au début du XIè siècle, les rela­tions poli­tiques et com­mer­ciales se dis­tendent entre Constan­ti­nople et Kiev, car le com­merce de Constan­ti­nople se tourne de plus en plus vers l’Oc­ci­dent. Mais les rela­tions intel­lec­tuelles et sur­tout reli­gieuses res­tent intenses entre Kiev et Constan­ti­nople. Jus­qu’au milieu du XIè siècle, les titu­laires de la métro­pole de Kiev, créée peu après le bap­tême col­lec­tif, sont envoyés de Constan­ti­nople ; par la suite, ils sont de plus en plus sou­vent russes, mais l’Em­pe­reur byzan­tin gar­dait la pos­si­bi­li­té de pour­voir le poste. La Rus­sie est donc née à Kiev et fai­sait alors non pas par­tie de l’Em­pire byzan­tin, qui ne pré­ten­dait pas contrô­ler la prin­ci­pau­té, mais de l’oikou­mène byzan­tin, cette com­mu­nau­té à voca­tion uni­ver­selle qui était l’un des fon­de­ments idéo­lo­giques de la puis­sance byzan­tine. La cathé­drale de Kiev, dont la déno­mi­na­tion de Sainte-Sophie ne doit évi­dem­ment rien au hasard, fut construite à par­tir de 1037 sur un plan byzan­tin amé­na­gé (cinq nefs et treize cou­poles) ; elle est déco­rée de mosaïques byzan­tines, fabri­quées à Constan­ti­nople et mon­tées sur place. Elle échap­pa de peu à la des­truc­tion que lui pro­met­tait Sta­line, qui céda à l’ins­tante demande de Romain Rol­land de conser­ver ce chef‑d’œuvre, témoi­gnage de la pre­mière splen­deur russe. […]
Quant aux rela­tions de l’Église russe actuelle avec Vla­di­mir Vla­di­mi­ro­vitch Pou­tine, cha­cun juge­ra et l’His­toire ensuite ; mais il semble bien que la même idéo­lo­gie de l’au­to­cra­tie soit à l’œuvre. En matière d’ab­so­lu­tisme et d’ar­bi­traire, Basile II appa­raît en com­pa­rai­son comme un amateur.

Michel Kaplan, Pour­quoi Byzance ?
Gal­li­mard, 2016

Et pour en ter­mi­ner avec Dieu (tiens, ça me rap­pelle quelque chose), je viens de lire cet article de Télé­ra­ma sur un repor­ter de guerre dont j’aime le style, Omar Ouah­mane, qu’on entend fré­quem­ment sur les radios de Radio France :

Je suis 100% athée ! Une fois qu’on a réglé la ques­tion de Dieu, on peut se concen­trer sur les hommes. J’ai vu trop de guerre, trop de sang. Com­ment croire que Dieu existe ? Il est par­ti en RTT ? Moi, je ne fais pas le même pari que Pas­cal. Ça doit être mon côté prise de risque.

Télé­ra­ma n°3772 du 27 avril 2022

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