Apr 20, 2014 | Arts, Livres et carnets |
Autrefois, je n’aimais pas beaucoup lire les préfaces, dont je ne voyais pas forcément l’intérêt. Le texte original est forcément plus intéressant, et puis j’étais souvent dans la perspective d’un gain de temps maximum, alors la préface, hop, on zappe.
Pourtant, certaines d’entre elles sont de véritables petits bijoux et en commençant Route d’Oxiane de Robert Byron, je suis tombé sur ces mots qu’a écrit un certain Bruce Chatwin, dans une préface solaire, d’une efficacité redoutable, reprenant lui-même des morceaux de textes de Byron, comme dans cet extrait :
[…] les spécialistes argueront que, si Byron a pu faire montre de qualités lyriques certaines dans ses descriptions, il n’a jamais été un « érudit » — et ils auront, en un sens, raison. Mais, bien souvent, il transcende la banale science par sa mystérieuse faculté de juger l’état d’avancement d’une civilisation à son architecture, et de traiter les édifices anciens et les hommes d’aujourd’hui comme deux aspects d’une même continuité historique. Déjà dans The Byzantine Achievement, écrit à l’âge de vingt-cinq ans, on trouve quatre lignes qui en disent à peu près autant sur le schisme entre l’Eglise d’Occident et celle d’Orient qu’une rangée de gros volumes :
L’existence de Sainte-Sophie est atmosphérique ; celle de Saint-Pierre puissamment, immédiatement, matérielle. L’une est une église pour Dieu ; l’autre est une salle de réception pour ses représentants. L’une est dédiée à la réalité, l’autre à l’illusion. En fait Sainte-Sophie est grande et Saint-Pierre bassement, tragiquement, petite.
Bruce Chatwin, préface, août 1980,
in Robert Byron, Route d’Oxiane,
Payot et Rivages, 2002
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Apr 17, 2014 | Arts |
Né en 701 et mort 761, Wang Wei est un esthète chinois qui a vécu pendant la période Tang.
Évidemment, la poésie chinoise de cette époque regorge de nombreux représentants, comme d’ailleurs les époques suivantes, mais ce Wang Wei est un personnage à part car il est à l’origine d’un style de représentation qui perdurera longtemps dans la tradition chinoise. C’est lui qui inventera le paysage monochromatique dessiné à l’encre de Chine en lavis.
Wang Wei est également le premier à avoir théorisé puis mis en pratique l’effacement lié à la distance, rendant les objets éloignés de moins en moins perceptibles.
Avec lui, c’est tout un pan de l’esthétique chinoise qui prend corps, un pan qui fait du paysage un personnage à part entière et qui inscrit le mystère du paysage comme un thématique qui se niche dans les plis de la nature.
Série de huit « Neige sur le Yangtzé »
Quatre paysages basés sur le pli…
Paysage (4) — Wang Wei
Paysage (1) — Wang Wei
Paysage (2) — Wang Wei
Paysage (3) — Wang Wei
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Apr 12, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Plongée en pays ouïghour, pour majeure partie situé en Chine, dans la région autonome du Xinjiang qui compte pour près d’un sixième du territoire chinois, mais dont on retrouve de nombreux ressortissants au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Cette partie du monde qu’on appelait autrefois Turkestan oriental a été ballotée entre plusieurs pays, dont les frontières se perdent finalement dans une histoire mouvementée. C’est également le berceau originel du peuple turc (le drapeau du Turkestan oriental ressemble étrangement au drapeau turc mais en bleu…) qui a parcouru les steppes jusqu’à Istanbul et dont on peut voir encore aujourd’hui, aux côtés des Anatoliens, les traits caractéristiques comme ces beaux yeux en amande et ces pommettes saillantes, héritiers des guerriers nomades qui ont fondu sur l’Europe en d’autres temps.
Je m’installai pour manger de bon appétit, réconforté par l’ambiance animée. Dehors, devant la fenêtre, des bergers conduisaient leurs chèvres à travers le blizzard de sable, coiffés de hauts bonnets de peau de mouton tordus par la tourmente. Des femmes avançaient, enveloppées de voiles blancs sous les toques aux allures de tasse de thé retournée qui se portent localement. La région était bien particulière, je le savais. Les Ouïgours sont à plus de cinquante pour cent de type européen, comme l’ont révélé les recherches génétiques, et c’est ici à Kenya, à la limite sud-est du désert, que survit la population la plus hybride de toutes. Il ne s’écoulait guère de minutes sans que les portes s’ouvrent violemment et que le vent nous jette une nouvelle apparition. Parfois, les arrivants arrachaient leurs couvre-chefs fourrés pour révéler un fouillis de cheveux de feu et des figures longues aux paupières lourdes, collages issus d’une ascendance oubliée. D’autres fois, des yeux improbables éclairaient des visages basanés par le soleil. Un mélange d’ancien sang iranien, tocharien et même bactrien, faisait d’eux la mémoire ambulante des peuples évanouis. Un homme au teint rosé me rappelait un ami anglais, sauf qu’il portait une calotte décolorée et qu’il boitait. Trois femmes enlevèrent leurs écharpes et dénudèrent leur pâleur olive.
Tentant de comprendre ce pot-pourri de voix et de physionomies qui m’entouraient, je glissai peu à peu dans une rivière où les nations avaient perdu leur signification. Après tout, c’était cette route qui avait apporté les soies chinoises dans les tombes de la Germanie de l’Âge de fer. Elle avait répandu la variété et une riche impureté. Le Taklamakan en était à la fois la mémoire et le protecteur. Le désert avait livré des sceaux à l’effigie de Zeus et de Pallas Athéna — lointain héritage d’Alexandre le Grand. Un linceul provenant des plateaux salins s’orne d’un portrait d’Hermès, où figure même le caducée ; et la dépouille d’un officiel chinois, vieille de deux mille ans, gît dans un manteau orné de motifs de chérubins gréco-romains, tissés dans l’étoffe. Tout semble en état de changement permanent. Les longues manches chères à l’opéra chinois sont, semble-t-il, venues de la Crête antique, au terme de nombreuses mutations. Les tartans des momies tochariennes font échos aux Celtes des temps anciens ; les pièces d’or byzantines ferment les bouches des morts de la dynastie Tang ou se retrouvent transformées en bijoux par les nobles, toujours gravées des symboles de l’empire chrétien.
Colin Thubron, L’ombre de la route de la soie
Folio, 2006
Photo d’en-tête © Uyghur East Turkistan
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Apr 12, 2014 | Arts, Livres et carnets, Sur les portulans |
Deux femmes de haut-rang — Pakistan — Art du Gandhara — Los Angeles County Museum of Art
On doit au Musée Guimet d’avoir, il y a quelques années de cela, popularisé la connaissance que nous avons aujourd’hui en France de l’art du Gandhara. Cette antique région fait figure d’accident artistique inscrit dans une épopée historique dont on ne connait souvent que le nom et peu les faits ; la conquête de l’Asie centrale par Alexandre le Grand. Située sur les contreforts de la passe de Khyber et au pied de la ville aujourd’hui pakistanaise de Peshawar et de Mardan, cette civilisation s’est répandue dans une aire relativement restreinte. Entre le premier siècle avant notre ère et le IXème siècle, le Gandhara s’est bâti sur les fondations de l’empire kouchan, lui-même né d’un peuple trouvant ses origines dans les plaines chinoises et c’est du contact avec les troupes d’Alexandre le Grand venu jusque là pour soumettre le monde à son désir qu’est né un art qu’on qualifie de gréco-bouddhique.
Peshawar d’aujourd’hui. Vendeur de thé dans le bazar de Peshawar. Photo © Zerega
Amenant avec lui les influences grecques de sa Macédoine natale, c’est tout naturellement que les deux mouvances artistiques se sont mêlées pour générer une statuaire, notamment, à l’expression tout à fait étrange. On trouve ainsi des bouddhas ou des bodhisattvas moustachus drapés de toges manifestement grecques. C’est ici un raccourci de circonstances puisque la synthèse des arts est plus profonde et plus complexe que cela. Les influences de cet art aux contours peu précis sont aussi bien hellénistiques que romaines ou perses et l’iconographie ou l’art architectural contient un programme strictement bouddhique avec une forte connotation indienne. Ceux qui auront un jour l’occasion de venir à Paris voir les fantastiques collections du Musée Guimet seront troublés par toute une série de sculptures provenant de cette région, mais aussi d’Afghanistan, dans lequel on est saisi par la ressemblance entre le programme iconographique racontant les heures de Bouddha avec une statuaire que j’oserais presque qualifier de paléochrétienne tant on a l’impression que ces vestiges pourraient provenir des murs d’un antique église orientale. Cet art est troublant pour toutes ces raisons, car il témoigne d’une improbable synthèse fantastique qui s’est répandue jusqu’aux portes de la Chine à une époque où les voyages de Marco Polo n’était qu’une hypothèse futuriste, et qui, en secret, flatte nos égos d’Européens en nous susurrant à l’oreille que tout ceci est plus de notre culture que de l’Asie…
Ce qui est surprenant, c’est que cet art a survécu à la Grèce longtemps après que celle-ci fut enfoui sous les décombres de l’histoire et de voir à quel point l’architecture particulière a frappé les esprits qui se sont aventurés jusque dans ces confins.
C’est à cette période de l’histoire que l’on doit également les superbes découvertes éphémères d’Aurel Stein dont j’ai déjà rapporté ici la description qu’en a faite Colin Thubron.
Bodhisattva debout — monastère de Shahbaz-Garhi, (Gandhara). Musée Guimet, Paris
C’était une vision extraordinaire. Il y avait là, parfaitement préservées au milieu de nulle part, à des kilomètres de la grande route la plus proche, les ruines d’un beau monastère dont l’architecture n’aurait pas déparé Athènes, Rome ou Constantinople ; les portiques et les frontons de la façade étaient soutenus par des colonnes à chapiteaux corinthiens. Les grandes salles, la chapelle, les stupa —tout était construit dans un style grec classique immédiatement identifiable. Cependant, il s’agissait de bâtiments bouddhistes, situés à quelques kilomètres de la frontière afghane, et qui dataient des premiers siècles de l’ère chrétienne, longtemps après la fin de la civilisation antique. Je me tenais en haut du plus grand stupa. Un croissant de lune venait de se lever, bien qu’il ne fit pas encore noir, et les cigales chantaient. Des fumées de feux de brousse montaient des villages, dans la vallée. Je parcourais le paysage des yeux, stupéfait par ce que je voyais ; ce ne fut que plus tard, dans les bibliothèques de mon pays, que je pus en saisir toute la signification. Il semble que l’origine de ces extraordinaires bâtiments remonte à l’été 327 av. J.-C., quand Alexandre le Grand pénétra dans les hautes terres du Swat, à la tête de son armée macédonienne victorieuse. Dans l’intention de conquérir même les provinces les plus lointaines de l’ancien empire perse, Alexandre était venu jusque dans l’Hindu Kush ; et là, sur les hauteurs du plateau afghan, il avaient entendu parler, pour la première fois, des richesses légendaires du sous-continent indien — de son or, que l’on disait enterré par de gigantesques fourmis et gardé par des griffons ; de ses hommes qui vivaient deux cents ans, et de ses femmes qui faisaient l’amour au vu de tous ; des sciapodes, qui aimaient s’abriter à l’ombre de leur unique et énorme pied ; des parfums et de la soie qui, disaient les Afghans aux Grecs, poussaient sur les arbres et même dans les carrés de choux de l’Inde ; des licornes et des Pygmées ; des éléphants et des faucons ; des pierres précieuses qui parsemaient le sol comme des gravillons ; et d’un genre d’acier unique qui pouvait détourner l’orage. […] Le Gandhara a survécu durant mille ans, longtemps après que la civilisation grecque eut disparu en Europe ; et quand, au VIIè siècle, ce royaume fut détruit par une autre vague d’envahisseurs venus d’Asie Centrale, il laissa derrière lui des monastères d’une fort belle architecture — dans les plaines autour de Peshawar. Fa-Xian, un voyageur chinois du début du Vè siècle, n’en compta pas moins de deux mille quatre cents —et un semis de cités classiques, des acropoli, des stupa, et de superbes sculptures. La plupart s’inspirent des écritures bouddhistes, mais pour ce faire, utilisent les motifs et les techniques de l’art gréco-romain, avec ses volutes de plantes et ses chérubins, ses tritons et ses centaures. Les ruines de la civilisation qui émergea de cet extraordinaire choc des cultures qui jonchent encore la plus grande partie du nord du Pakistan.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
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Apr 7, 2014 | Routes croisées |
Rien de tel que de s’asseoir sur la place du village pour se reposer un peu et se marrer un bon coup avec les copains. N’est-il point ? (more…)
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