Jan 28, 2013 | Livres et carnets |
Photo © Frank Wuestefeld
Moi, Marianne, je voulais la voir morte. Je voulais qu’elle meure, ou que quelqu’un ou quelque chose la tue parce que je n’avais ni le courage ni la force de le faire. Je voulais que disparaisse cette femme qui frappait maman au point de l’étendre par terre, la bouche en sang. C’est ce que je voulais, jusqu’au jour ou cela arriva vraiment.
Marianne me frappait aussi, mais ce qui me faisait vraiment mal, la raison pour laquelle je voulais la voir morte, c’était le sang de maman. Je rêve souvent que j’échappe à Marianne, que je cours à travers la maison, fuyant cette femme qui en un instant et pour n’importe quoi explose et se jette sur moi. Je m’échappe comme je peux, ou j’essaie de le faire parce qu’elle est beaucoup plus grande et forte que moi ; en me poursuivant, elle renverse tout, les chaises, un portemanteau, la tablette du téléphone, des objets qui parfois la font trébucher, ce qui me laisse un répit et apaise, ne serait-ce qu’un instant, mon angoisse et ma tension. Je cours, poursuivi par ce vacarme de choses qui tombent, avec Marianne sur les talons, haletant et soufflant comme un animal, faisant de grands gestes pour m’attraper par le cou ou les cheveux. je cours comme quelqu’un qui cherche à échapper à une énorme vague. Plus que d’un rêve récurrent, il s’agit d’un souvenir incessant, de la reproduction continuelle de ce qui se passait vraiment. « Ce qui me faisait vraiment mal », « jusqu’au jour où cela arriva vraiment » : je ne sais pas s’il est bon qu’à la première page d’un roman apparaisse si souvent le mot « vraiment ».
Ainsi commence le roman de Jordi Soler que j’ai lu en très peu de temps, ce qui a failli ne pas arriver du tout si seulement j’avais su avant de l’acheter que le titre de son livre est en réalité le titre d’une chanson de Benjamin Biolay, que j’exècre « vraiment ». L’écriture de Jordi Soler est très puissante, ne se base quasiment sur aucun dialogue, un pur récit racontant l’enfance dans la forêt humide d’une plantation mexicaine, avec les siens, des Espagnols exilés par le franquisme, des Catalans loin de chez eux et parmi des Indiens qui leur rendent bien des siècles d’oppression. Dans ce monde d’adultes impitoyables, le jeune homme confesse ses craintes, ses fautes, mais plus que tout sa sensation de n’être né nulle part, lui qui a vécu dans un lieu qu’il revisite plus tard et dont la décrépitude n’est que l’affirmation définitive que tout ceci tient à peu de choses… L’écriture est robuste, serrée, des phrases longues et alanguies, non dépourvues d’humour et foncièrement lucides.
Jordi Soler, La dernière heure du dernier jour
10/18, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
Read more
Jan 26, 2013 | Histoires de gens |
Au cours du dîner, le 29 novembre (1943), Staline suggéra au passage que si, à la fin de la guerre, on raflait et liquidait quelques cinquante mille chefs des forces armées allemandes, c’en serait fini une fois pour toutes de la puissance militaire de l’Allemagne. Churchill fut interloqué par l’ampleur des liquidations envisagées par Staline. Il répondit simplement que le parlement et l’opinion n’accepteraient jamais de telles exécutions massives. Mais Roosevelt répondit plus chaleureusement à Staline et, voyant Churchill contrarié (tel était du moins le souvenir de ce dernier), le président américain ajouta que les Alliés devraient en exécuter non pas cinquante mille, mais « juste quarante-neuf mille ». […] La dérive de cette conversation inquiéta si bien Churchill qu’il quitta la salle, mais un Staline jovial lui courut après et protesta que, bien entendu, ce n’était qu’une plaisanterie.
1943, Conférence de Téhéran, les trois larrons de Yalta se retrouvent pour parler de l’après-guerre, quand tout sera terminé. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ambiance est détendue, mais derrière la plaisanterie, peut-on être certain qu’il n’y avait pas un fond de vérité, quand on sait que Staline avait déjà fait exécuter des soldats et des officiers russes accusés de couardise face à l’ennemi. Nikita Khrouchtchev lui-même, alors général de l’armée, fit exécuter plus de 15.000 de ses propres soldats sur le front.
in Les entretiens de Nuremberg, Leon Goldensohn
Introduction et présentation de Robert Gellatelly
Champs Flammarion Histoire
Read more
Jan 24, 2013 | Livres et carnets |
Je ne sais pas pourquoi je me suis rué sur ce bouquin. Il m’arrive parfois de retourner un livre pour en lire la quatrième de couverture et de rester accroché sur quelques mots. En l’occurrence, ce livre, s’il n’avait été recouvert d’un bandeau où figure la photo du cinéaste, vêtu d’une veste noire, d’un krama blanc écru, les traits tirés et le regard comme perdu dans le vague, une épaisse fumée de cigare l’enveloppant, je ne l’aurais peut-être pas retourné, il serait resté en-dehors de mon champ. La photo dit déjà le drame.
Rithy Panh, je ne le connais pas, à part de nom. Je sais de lui qu’il a réalisé un film, un grand film sur les années sombres où les khmers rouges ont littéralement exterminé la population du Cambodge, un film au titre qui ne laisse aucunement de place au doute : S21, la machine de mort khmère rouge. En réalité, je ne savais rien des khmers rouges, je ne savais rien du Cambodge, et je ne savais rien de ce qui s’y était passé, et je ne dis pas qu’aujourd’hui j’en sais beaucoup plus mais au moins je connais cette histoire, l’histoire de cet homme brisé par un passé trop lourd à porter.
L’élimination, c’est le récit mêlé de son expérience d’enfant dont le souvenir lui rappelle Phnom Penh, la capitale encore vivante et qui sera vidée de sa population, et des heures d’un procès qui aurait pu faire date si les vrais responsables avaient été jugés et punis, celui du responsable du S21, le bureau de sécurité, centre de torture et d’exécution de la mécanique mortelle mise en place par un régime pris de folie meurtrière. Le responsable, à tous les sens du terme, c’est Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch ou Douch.
Kaing Guek Eav (Douch) à son procès en 2012
Photo © Ho New / Reuters
L’histoire de Rithy Panh, c’est simplement l’histoire d’un jeune garçon pris dans la folie de l’histoire de son peuple, c’est l’histoire de sa famille, d’un drame qui lui a ôté son père qui finit par cesser de croire en des jours meilleurs et se laisse mourir de désespoir, un inspecteur de l’éducation érudit, éduqué, et selon l’auteur l’archétype de l’homme tourné vers la modernité, vers ce que l’homme a en lui du plus précieux pour sa propre préservation.
C’était la défaite de l’Encyclopédie. Plutôt l’ancien monde, élémentaire, terrien, que la connaissance, froide et difficile.
Ce drame lui a également ôté sa mère, une femme admirable, aimante, qui donna tout à ses enfants pour qu’ils s’en sortent, mais elle renonce le jour où sa fille décède. D’autres mourront, des êtres proches, des inconnus, des dizaines, des milliers de morts jalonnent ce livre, des milliers d’êtres innocents emportés par la folie meurtrière d’un idéologue fou porté par ses théories vaseuses et une absence totale de visibilité sur ses fins, l’horrible Saloth Sâr (Pol Pot) avec son visage figé et son sourire de statue de cire.
Face au bourreau Douch, Rithy Panh n’arrive à tirer que des explications floues, pompeuses et vides de sens, des repentances, des aveux du bout des lèvres ponctués de phrases qui le dégagent de toute responsabilité, lui, l’exécutant, le petit professeur de mathématiques devenu un immonde bureaucrate tortionnaire qui ne pouvait être en tort, car il était en accord avec l’idéologie…
Je comprends qu’on change de nom et de prénom dans la clandestinité. Mais réduire l’autre à un geste, à une mécanique, à une parcelle de son corps, ce n’est pas propager la révolution. C’est déshumaniser. C’est tenir l’être dans son poing.
Jusqu’à la libération, je suis resté le « camarade chauve », et c’était très bien ainsi : je ne portais plus le nom de mon père, trop connu. J’étais sans famille. J’étais sans nom. J’étais sans visage. Ainsi j’étais vivant, car je n’étais plus rien.
Le récit de Rithy Panh, c’est le récit de la déshumanisation la plus totale, alors on pense immanquablement à Primo Levi, Robert Anthelme ou Elie Wiesel… C’est précisément cela l’élimination, L’Angkar (l’organisation), c’est l’élimination car vous n’êtes plus rien. Une des scènes les pires qui me reste est celle de ce jeune garçon dont la jambe s’infecte et sur laquelle il voit des vers grouiller.
Nous savions intuitivement que c’était la fin : l’irruption de la vie animale dans la vie humaine. Il est mort le lendemain.
S21 (Tuol Sleng, la colline du manguier sauvage),
ancien lycée reconverti en centre de torture
Photo © Chris Gravett
J’ai lu ce livre en peu de temps, absorbé dans ces pages qui me disaient que je devais savoir, que je devais terminer, malgré les haut-le-cœur, malgré la nausée qui prend devant la déchéance qu’on fait subir à un peuple, qu’on exécute froidement, qu’on torture et qu’on viole. Un million sept cent mille (le chiffre paraît lui-même dément) Cambodgiens sont morts directement ou indirectement des conséquences de cet assassinat organisé par une poignée de fous. 1 Cambodgien sur 5, mort… au nom d’une révolution sans classe, une révolution bornée, idiote, sans raison.
Sans doute est-ce cela, un révolutionnaire : un homme qui a du riz dans son assiette ; et qui cherche un ennemi dans le regard de l’autre.
Il faut avoir lu ce livre, pour la trace qu’il laisse, pour le futur des nations, pour être en paix avec soi malgré le déchirement qu’il procure à l’intérieur, pour apporter la paix aux morts, pour se regarder en face, pour ne pas faire comme si on ne savait pas, pour lui, pour Rithy Panh et pour les autres qui se sont vu destituer leur droit à être des êtres humains, pour peut-être cauchemarder et finalement ouvrir à nouveau les yeux sur un monde qui produit des monstres, mais au moins, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas…
Duch: Je suis jour et nuit avec la mort.
Je lui réponds: Moi aussi. Mais nous ne sommes pas du même côté.
Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’élimination
Éditions Grasset
EDIT : on me souffle dans l’oreillette qu’il existe un blog autour d’un projet sur la reconstruction du Cambodge et de la mémoire des années sombre, un projet d’Émilie Arfeuil et Alexandre Liebert qui se nomme Scars of Cambodia.
Read more
Jan 20, 2013 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 27 juillet) : Retour à İstanbul
Bulletin météo de la journée (samedi) :
- 10h00 : 37.8°C / humidité : 44% / vent 22 km/h
- 14h00 : 37.8°C / humidité : 31% / vent 30 km/h
- 22h00 : 35.2°C / humidité : 78% / vent 13 km/h
Je me réveille sur les coups de 9h00, pour la dernière fois. La nuit n’a pas été bonne parce que j’ai laissé la climatisation toute la nuit et j’ai dû me lever pour l’éteindre, mais forcément, j’ai fini par avoir trop chaud. Il va falloir que j’apprenne à la régler de telle sorte à avoir la bonne température. Quand je me lève, je suis plein de courbatures, les jambes rompues, le dos cassé. Je prends mon petit déjeuner dans la salle du bas et à la télévision passe une très belle demoiselle qui chante du rap et s’amuse avec une canne comme les loulous de New-York City. La caricature est avantageuse. Elle porte le doux nom de Şimal, et chante une chanson qui s’appelle Şimal Yıldızı (chimal yeuldeuzeu) ce qui veut dire, à peu de chose près, Étoile Polaire. Je dois dire que j’aime bien…
(more…)
Read more
Jan 19, 2013 | Arts |
Sur la lagune de Venise se trouve une petite île que personne ne va visiter parce que ce n’est qu’un endroit périphérique des grands parcours touristiques. Pourtant, on connait son nom, ou tout au moins on en a déjà entendu parler : Torcello. La particularité des îles qui composent l’archipel de Venise c’est de n’être pas tellement plus haut que le niveau de la mer qui vient lui lécher les pieds et c’est alors ce qu’on voit tous les ans (ou deux fois par an, puisque cela arrive au moment des équinoxes) aux journaux télévisés comme une ritournelle, l’acqua alta. Les Italiens ont un don pour nommer les choses de la manière la plus simple qui soit. Quand l’eau monte, l’eau devient haute… C’est tout.
De cette petite île, Torcello, dépasse un campanile carré surplombant une cathédrale dont on se demande finalement ce qu’elle fait là puisque l’île n’abrite plus que quelques habitants, tandis qu’au Xème siècle elle voyait sa population s’élever à plus de 10 000 habitants. La façade de ce bâtiment révèle qu’il date de la période romane, et même, puisque nous sommes en Italie, de la période byzantine si l’on en croit l’inscription qui fait remonter son origine à 639. A l’intérieur se trouve le cul-de-four de l’abside, une demi-couple décorée d’une mosaïque absolument somptueuse datant du XIIè-XIIè siècle, parée d’or, représentant dans un espace assez grand la Vierge à l’enfant (Theotokos, mère de Dieu, et Odigitria, qui montre la direction) entourée du monogramme qui est le sien (MP ΘY). La figure de la Vierge est surplombé par une Annonciation au-dessus du cul-de-four, l’Ange Gabriel à gauche, la Vierge à droite. Sous les pieds de la Vierge, les douze apôtres marchant sur un parterre de coquelicots. Comme toutes les fleurs rouges, celle-ci en particulier est symbole du sang du Christ versé pour les hommes.
Dans la cathédrale se trouvent d’autres mosaïques très belles, finement exécutées, notamment celle du Jugement Dernier, mais celle-ci a la charme de sa taille, impressionnante et tend à nous faire savoir si on l’avait oublié que l’histoire de Venise a de tout temps été tournée vers l’Orient et se place sur le même plan que de l’art de Byzance. Promenez-vous dans Venise et vous verrez que nous sommes aux portes de Constantinople…
Pour en savoir plus : Les peintres de Venise, Enrico Maria dal Pozzolo, Actes Sud.
Read more