Mon voyage en Turquie commence. Voilà bien deux ou trois mois que tout est déjà prévu, que les billets d’avion sont réservés, que les chambres d’hôtel le sont exactement. J’ai juste encore un petit doute sur les deux nuits d’hôtel pour les deux derniers jours à Istanbul mais j’attends en fait de voir à quoi il ressemble une fois sur place puisque de toute façon, je passe par là avant d’y revenir à la fin du mois. L’itinéraire, lui, est parfaitement bouclé, même s’il y aura toujours de la place à l’imprévu. Il faut savoir sur si je suis un grand voyageur dans ma tête, il n’y a réellement que peu de temps que j’ai commencé à réellement partir à l’aventure et que malgré mon côté assez peu organisé en apparence (j’ai du mal dans mon travail et dans ma vie à avoir une visibilité au-delà d’une semaine), il me fallait absolument pour partir trois semaines en Turquie m’organiser un minimum d’autant que j’ai commencé à fréquenter des coins un peu excentrés. Sur une carte de la Turquie, voici ce que ça peut donner :
Je pars de Paris le 27 juillet au matin et j’atterris en début d’après-midi à Istanbul, aéroport Atatürk. 5 jours prévus pour voir quelques petites choses qui m’ont échappées en avril. Ensuite départ en avion depuis Atatürk pour Antalya dans le sud, location de voiture et trajet assez long (environ 300 km) jusqu’à la petite ville de Kaş où je dois rester 8 jours. Je repars ensuite en voiture à 30 km de là seulement pour changer de rayon et m’installer dans une toute petite ville, Patara où je reste 4 jours. Ensuite, je retourne à Antalya pour rendre la voiture et prendre le car jusqu’à Nevşehir en passant par la ville de Konya. A Nevşehir, je prends une navette qui m’emmène jusqu’à Uçhisar où je reste 4 jours. Retour à Nevşehir pour prendre un vol interne jusqu’à Istanbul, où je reste deux jours avant de reprendre l’avion pour Paris. Si je compte bien, ça fait 24 jours en comptant le jour du départ. Vingt quatre jours !! Quand j’y pense, ça semble faire une éternité loin de chez soi, loin des gens avec qui l’on est familier et en même temps l’éloignement est d’autant plus important que je suis rarement parti aussi loin, qui plus en est en Asie. Mais voilà, c’est parti, il faut y aller. Lorsque le réveil sonne le 27 au matin, j’ai comme l’impression de ne plus vraiment être dans mon corps, ni même dans mon esprit, c’est comme si déjà j’avais endossé la peau de quelqu’un d’autre, la transformation s’est amorcée.
Après avoir filé sur l’autoroute A1, le taxi arrive au terminal 2 de Roissy, le plus grand, le plus impressionnant avec son hall tout en longueur, une sorte de cathédrale aéronautique élevée pour le dieu des airs. C’est le terminal dédié aux vols d’Air France, le 1 étant réservé aux compagnies étrangères et le 3 au low cost. J’arrive donc dans le hall avec 10 minutes de retard sur l’heure que je me suis fixé et j’essaie d’imaginer ce qui pourrait se passer si je ratais l’avion (et puis finalement non, je préfère ne pas imaginer). C’est incroyable ce que les départs en vacances sont stressants ; d’ailleurs une foule énervée commence à grouiller sous la porte F ; pour moi la faim commence à se faire sentir et j’accuse déjà une nuit courte, alors je me dis que je trouverai bien une petite heure pour me reposer dans l’avion. Devant les stands d’enregistrement pour Istanbul, il n’y a encore personne, alors j’en profite pour faire enregistrer ma valise, puis je vais me détendre en allant boire un chocolat. Il faut que je sois à 9h40 devant la porte F47 pour le vol AF1590. Avec mon téléphone, j’envoie une photo du terminal à mes petits collègues qui, eux, sont encore au travail, ils finissent dans quelques heures, je suis simplement parti un peu plus tôt qu’eux, persuadé quand j’ai pris les billets d’avion que les vacances commençaient le 26 au soir.
En passant aux toilettes, je me dis que ce qui caractérise nos déplacements en dehors de chez nous, c’est l’odeur du savon des toilettes qui imprègne nos mains partout où l’on passe.
L’avion décolle à 10h20, c’est un Airbus A319 d’Air France. Ces avions qui ne sont pas de la dernière génération sont des avions assez petits je trouve, simples, sans fioritures mais incroyablement efficaces. Dans Libé, juste au moment de décoller, je trouve un article sur la guerre en Syrie et les autonomistes du Kurdistan syrien. En l’occurrence, j’aimerais simplement savoir si tout va bien au Kurdistan. Environ 1/4 du territoire turc est kurde et j’aimerais bien que les choses se passent bien là-bas, histoire de ne pas inquiéter ma famille. Depuis le vol retour de Budapest qui était assez tourmenté, je ne regarde plus les ailes de l’avion dans lequel je suis et je me promets de ne surtout pas le faire à l’atterrissage, histoire de ne pas avoir l’impression que la carlingue est en train de se démembrer.
Hier, il a fait 36°C à Paris et les températures prévues pour aujourd’hui vont descendre avec une dégradation orageuse probable, mais le temps qu’il va faire à Paris désormais ne m’intéresse plus. Grand bien me fasse car il faudra que j’attende le dernier jour en Turquie pour voir trois gouttes de pluie. L’air était doux en partant, mais comme depuis 7h30 je suis baigné dans l’air climatisé de l’aéroport, je ne sais pas si dehors il fait chaud ou pas puisque je rejoins l’avion par une passerelle. Le commandant de bord annonce une température à Istanbul de 30°C. En réalité, il fait 32°C. L’avion décolle et dépasse le fin voile de brume qui a recouvert Paris.
12h30
Je passe au-dessus de la Suisse avec ses crêtes encore enneigées : de hautes montagnes dentelées, des lacs verts, des vallées encaissées d’où partent de multiples routes vers les alpages, des glaciers pleins de grisaille pierreuse dévalent les pentes douces où s’accumulent les nuages.
Je n’arriverai finalement à dormir que quelques minutes dans l’avion. Les hôtesses passent avec les plateaux-repas, qui, n’hésitons pas à le dire, sont drôlement meilleurs chez Turkish Airlines… Un petit café et une sieste pour allonger la nuit. Il flotte dans l’avion un parfum de femme, léger et enivrant.
En parcourant l’allée jusqu’aux toilettes, j’assiste à une exposition de bouches ouvertes qui me donnent la tentation de balancer des trucs dedans en passant.
En regardant par le hublot j’arrive à repérer le moment précis où l’avion commence à virer de bord en faisant un crochet pour remonter du sud vers le nord pour attraper la piste qui se trouve vraiment en bord de mer.
14h09
L’avion commence à descendre et fait de drôles de bruits, le moteur semble s’arrêter par moments et c’est comme si on descendait brusquement par paliers (je dis comme si, mais c’est en réalité ce qui se passe), provoquant des haut-le-cœur désagréables.
Le commandant de bord prend le micro, il annonce 32°C au sol. Ce qu’il n’annonce pas, c’est que l’atterrissage va une fois de plus être sportif. Il y a un truc avec cet aéroport qu’il n’y a pas ailleurs, quand l’avion touche le sol, c’est toujours un peu violent. Comme un avertissement. Comme si le choc n’était pas qu’une simple métaphore.
17h20
J’attends sur le quai des taxis, dans la queue, que le chasseur me dirige vers l’un d’entre eux. Il fait une chaleur étouffante et je commence à transpirer comme une bête de somme. Le chauffeur de taxi à côté de qui je monte (oui, il faut monter à côté du chauffeur pour pouvoir parler avec lui, pas question de monter derrière si vous êtes quelqu’un de civilisé) me demande où je vais en turc, et cette fois-ci je peux lui répondre avec une certaine fierté Kadırga Meydanı Sokak. Du coup, il continue en turc, mais là je suis bien obligé d’avouer que je suis coincé, alors il me fait comprendre qu’il ne connait pas bien le coin, mais je le rassure, moi si. Sur le quai, il me montre les îles des Princes (Prens Adaları), moi je lui montre plus au nord un autre endroit et je lui dis Üsküdar, alors il se marre et dit Evet Üsküdar !! Avant de passer sous le pont de la voie de chemin de fer, il s’embrouille avec une petite gitane qui vient le harceler au feu rouge et me demande ensuite de le guider. On croit rêver…
Il me dépose devant l’hôtel et sors ma valise du coffre. Le type de la réception me salue, m’invite à m’asseoir et pendant deux secondes me regarde fixement puis finit par me sourire chaleureusement ; c’est bon, il m’a reconnu et il appelle son collègue en turc pour lui dire certainement que je suis revenu, alors l’autre sort du bureau et vient me serrer la main en me lançant des grands Welcome ! Je suis à peine assis qu’on m’apporte une verre de thé fumant. C’est exactement pour toutes ces raisons que je suis revenu au Kupeli Palace Hotel. Le quartier est réellement un quartier populaire et on se demanderait presque pourquoi il y a un hôtel dans cette rue, mais en fait, ça ne s’explique pas.
Je m’habille léger et je ressors immédiatement. Une charrette pleine de pastèques est abandonnée en bas d’une rue en pente, en plein soleil. Je croise quatre filles assises sur le trottoir qui regardent en rigolant des photos de mariage sur un ordinateur portable posé à même le sol et un jeune goéland qui souffre apparemment de la chaleur tenter de se ventiler à l’ombre. Le vendeur de tapis en haut de Dizdariye Ykş. est toujours là et je suis toujours obligé de marcher sur ses tapis pour continuer… En montant la rue, le muezzin se met à réciter la prière (j’apprendrai à dire ezan et non adhan qui est un mot arabe) depuis la petite mosquée Bostani Ali Camii Şerifi.
Je me rends au Basin Café où je suis encore bien accueilli, on me prie de m’asseoir, de me rapprocher des joueurs de tavla, et on m’apporte un elma çay servi dans une immense tasse en verre. Pour continuer mon chemin vers Eminönü que je décide de rejoindre à pied, je rejoins Sultanahmet, puis je passe le long des grilles de Sainte-Sophie pour redescendre par la rue de la fontaine froide, Soğuk Çeşme Sokak (sohouk tchèchmé) puis le long du parc de Gülhane par Alemdar Caddesi, pour passer par une rue que je ne connaissais pas, Taya Hatun Caddesi, où je croise une multitude de chats, des commerçants qui prennent le frais sur le trottoir. Au fur et à mesure que j’avance, le quartier devient un peu glauque, d’autant qu’il est en travaux aux abords de la gare de Sirkeci.
En arrivant à Eminönü par ce côté-ci, on passe par le débarcadère du bac qui transporte les véhicules d’une rive à l’autre. Je m’arrête un instant pour regarder l’arrivée du Gayrettepe Vapuru.
Depuis l’esplanade au bord de la Corne d’Or (Haliç), au pied de la mosquée nouvelle, mon instinct de prédateur alimentaire est attiré par l’odeur du poisson grillé qu’on prépare sur les barques qui tanguent attachées au quai. Ce restaurant qui se révèle être une véritable institution, c’est Tarihi Eminönü Balık ekmek. Restaurant est un bien grand mot en réalité. Ce sont deux barques décorées de dorures comme des palais sur lesquelles cuisent de concert des centaines de maquereaux qu’on vient déguster entre deux tranches de pain garnies d’oignons et de jus de citron, assis sur des tonnelets entre lesquels de jeunes gitans tentent de vous vendre toutes les trente secondes des lingettes pour les mains. Le sandwich est une pure merveille et me chante des petites chansons à l’intérieur quand le muezzin lance son chant pour la rupture du jeûne.
J’ai remarqué que les gens boivent avec leur balık ekmek (littéralement : pain au poisson) une drôle de mixture rouge et blanche dans un gobelet en plastique qu’il faut allez chercher du côté de la carriole un peu plus loin. Je compte bien en avoir moi aussi. Une fois le gobelet devant moi, je constate avec surprise qu’un cornichon trempe dedans. Sous le cornichon, je trouve baignant dans de la saumure des lamelles de chou blanc qu’on va chercher avec une petite fourchette en plastique. A priori, ça semble très étonnant, mais c’est véritablement délicieux et déroutant de trouver ce genre de boisson en accompagnement d’un sandwich. Je cherche le nom de cette boisson qui se trouve s’appeler Turşu suyu (tourchou souyou, littéralement : jus de légumes, ou légumes marinés en saumure, imaginez vous manger ça sur les bords de Seine…).
Dans une autre carriole, je trouve des beignets flottant dans le miel et saupoudrés de pistache concassée dont je ne connais pas encore le nom, mais que je découvrirai plus tard sous le marché couvert d’Üsküdar : İzmir Lokması (littéralement : beignets d’Izmir). Je profite de ce moment de grâce en écoutant la rumeur d’Eminönü, le chant du muezzin et je me sens tout à coup incroyablement vivant, heureux d’être là comme si j’avais attendu cela depuis quatre mois. Et dire que ce matin, j’étais encore à Paris et que ce soir, je mange du maquereau et du jus de cornichon à Istanbul… Pour le coup, j’ai l’impression réelle d’être immergé dans la vie stambouliote, à l’heure où les travailleurs sont assis sur les bords de la Corne d’Or pour attendre leur bus ou leur Vapur pour l’autre rive, à l’heure où une partie d’entre eux se met à manger tandis que l’autre attend que le muezzin le leur dise, à l’heure où le soleil décroit et que les familles se retrouvent dans leurs maisons de bois d’où on peut entendre brailler la télévision et les gamins qui jouent dans leur chambre, ou plus simplement, comme tous les gamins du monde, dans la rue… Plus que cela, je ne suis pas vraiment à Istanbul, mais je suis ici chez moi.
Je comptais sur le fait que le soleil se couche pour sentir enfin la température baisser, mais c’est une douce illusion, la température ne baissera pas de la nuit.
Au pied de la Mosquée Neuve (Yeni Camii), des chats dorment sur les bâches des étalages des commerçants. Un type boit un verre de thé, assis devant la guérite blanche depuis laquelle il va surveiller ces commerces en plein air tout la nuit. Le vent du soir se lève, les gens commencent à se ruer vers les restaurants pour rompre le jeûne et notamment vers une grande tente sur l’esplanade de la mosquée dont les minarets sont ornés d’une inscription disant à peu de choses prêt qu’il faut partager Ramadan (Ramazan Paylaşmaktır).
Je prends le tramway pour rejoindre Sultanahmet et je m’aperçois avec un certain bonheur que les environs de l’hippodrome sont noirs de monde alors qu’il est plus de dix heures. Les gens dorment sur les pelouses du parc, et des tables sont dressées tout le long de la place. Tout le monde mange, parle, semble bien heureux et vivant et je comprends d’un seul coup un peu mieux ce que signifiait l’inscription entre les minarets de la Mosquée Neuve.
Je rentre à l’hôtel en prenant les petites rues où les gens prennent le frais sur le pas de la porte. Les trottoirs sont tout à coup le lieu d’une vie qu’on ne voit pas la journée, même s’il ne fait pas vraiment plus frais que la journée. Une épicerie qui reste ouverte tard me permet d’acheter deux bouteilles de Sirma citron, histoire de me rafraichir avant d’aller dormir.
Devant l’hôtel, un homme me salue, me serre la main et me parle en turc, peut-être pour me souhaiter bonne nuit… ça ne tient pas à grand-chose, mais c’est ça la magie d’Istanbul…
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Épisode suivant : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 28 juillet) : La Süleymaniye et Üsküdar
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