Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 27 juillet) : Retour à İstanbul
Bulletin météo de la journée (samedi) :
- 10h00 : 37.8°C / humidité : 44% / vent 22 km/h
- 14h00 : 37.8°C / humidité : 31% / vent 30 km/h
- 22h00 : 35.2°C / humidité : 78% / vent 13 km/h
Je me réveille sur les coups de 9h00, pour la dernière fois. La nuit n’a pas été bonne parce que j’ai laissé la climatisation toute la nuit et j’ai dû me lever pour l’éteindre, mais forcément, j’ai fini par avoir trop chaud. Il va falloir que j’apprenne à la régler de telle sorte à avoir la bonne température. Quand je me lève, je suis plein de courbatures, les jambes rompues, le dos cassé. Je prends mon petit déjeuner dans la salle du bas et à la télévision passe une très belle demoiselle qui chante du rap et s’amuse avec une canne comme les loulous de New-York City. La caricature est avantageuse. Elle porte le doux nom de Şimal, et chante une chanson qui s’appelle Şimal Yıldızı (chimal yeuldeuzeu) ce qui veut dire, à peu de chose près, Étoile Polaire. Je dois dire que j’aime bien…
Mon naturel candide me porte à croire que la température du dehors sera plus clémente qu’hier, mais dès que je sors de l’hôtel, je suis abattu par une chaleur écrasante et un soleil aveuglant. Il n’est que dix heures du matin. Je descends vers la petite Sainte-Sophie (église Saints Serge et Bacchus, Küçük Ayasofya Camii) et passe par des petites rues désertes, où l’on sent la vie bruire derrière les fenêtres ouvertes et où l’on sent que la chaleur s’est déjà installée. Dans l’enceinte de la mosquée, des tapis sont étendus et un petit chat s’abreuve au robinet mal fermé du Şadırvan (chadeurvane) qui trône au centre d’un jardinet calme. A l’intérieur de cette petite mosquée qui a le don de m’émouvoir par son histoire, j’espère trouver un peu de fraîcheur, mais l’atmosphère y est presque plus lourde que dehors. Un homme est en train de dormir sur un tapis dans un coin tandis que l’on peut entendre le battement d’aile d’un pigeon qui s’est perdu sous la coupole. Il fait calme. Calme et chaud. Je commence à prendre conscience qu’il faut que j’abandonne tout espoir de connaître les heures fraîches du jour et de la nuit tant que je serai sur le territoire turc. Évidemment, je me trompe, parce qu’Istanbul n’est pas la Turquie. Je m’assois en tailleur sur le tapis moelleux et j’attends d’être touché par l’atmosphère tendre et la grâce qui règne ici.
Je continue mon chemin en prenant les petites rues qui longent la voie de chemin de fer et je tombe sur deux chaises posées sur le trottoir et à qui il manque les quatre pieds. Un peu plus loin, les restes d’un bâtiment en mauvais état m’indique qu’il date d’une époque très éloignée ; le mélange de brique crue et de pierre signifie que c’est une construction datant de l’époque byzantine. On ne peut plus me tromper là-dessus.
Je ne croise personne, ni sur le quai de la petite gare de Cankurtaran, ni dans l’enclos ombragé de la petite mosquée İshak Paşa Camii, ni dans la rue Kutlugün où se trouve le plus majestueux hôtel de la ville, le Four Seasons. İshak Paşa fait référence à un superbe palais, aujourd’hui passablement en ruine à Doğubeyazıt, près de la frontière iranienne, sur la Route de la Soie. Un superbe exemple d’architecture seldjoukide qui domine une grande vallée au pied du Mont Ararat. Les Seldjoukides feront certainement un jour l’objet d’un autre voyage à travers la Turquie orientale.
Photo © Harbiforum
En revenant sur Sultanahmet, je me dis qu’Istanbul est plein de Turcs. Ce n’est pas forcément aussi évident que ça parce que je m’attendais à voir vraiment beaucoup de touristes et finalement, il n’y en a à peine plus qu’en avril dernier. On sent toutefois que la ville est remplie de touristes turcs qui viennent des quatre coins du pays.
Après avoir bullé sous les murs de la Mosquée Bleue, je redescends vers Eminönü avec un but bien particulier et ce sera finalement non loin de la mosquée Rüstem Paşa Camii que je m’arrête pour prendre un déjeuner rapide. Dans une rue très passagère et étroite, Uzun Çarşı Caddesi, je trouve une petite échoppe avec deux tables donnant sur la rue et où l’on peut manger pour trois fois rien. Le restaurant s’appelle Osmanlı Balıkçı et comme son nom l’indique, on y mange du poisson, et plus particulièrement de la friture, mais comme je n’aime pas spécialement ce plat, je ne m’y risquerai pas. Le tenancier, un moustachu souriant, m’invite à entrer pour m’asseoir à une table du fond, mais c’est un vrai four et je suis à peine assis que je me répands en sueur sur ma chaise. Je lui indique la table qui se trouve en plein soleil, près de la plaque de tôle bombée sur laquelle cuisent les unes après les autres les crêpes qu’on appelle Gözleme (gueuzlémé), et que je retrouverai partout sur mon chemin puisque c’est une spécialité anatolienne. Le contexte est parfait : soleil en pleine face, plaque à gaz à proximité, je pense que ce jour là j’ai dû perdre deux litres de transpiration. La petite dame qui fait cuire les gözleme sur la plaque se trouve dans la même situation que moi, sauf qu’elle porte un fichu sur la tête et un tablier, mais pas une goutte de sueur ne perle de là-dessous. J’apprendrai un peu plus tard qu’on s’habitue fort bien à la chaleur et qu’arrêter de transpirer, c’est juste une question de volonté… Elle me fait signe, pendant je suis en train de dévorer mon gözleme au fromage, avec son pouce tourné vers le haut et se marre de toute ses dents.
Je remonte Uzun Çarşı Caddesi recouverte d’une longue banderole rouge et jaune censée protéger du soleil, mais je pense que malheureusement, cela produit l’effet inverse et l’air emprisonné dans ce couloir ne circule plus, me laissant là presque mort d’asphyxie, dans les odeurs de jus d’orange et de grenades frais qu’on presse devant vous pour 1TL. Je m’arrête cette fois-ci (la dernière fois, je suis passé devant sans le voir) pour entrer dans le Tahtakale Hamamı Çarşısı. Il y a quelques temps encore, ce très grand hammam construit par Mimar Sinan conservait une activité ralentie, maintenue par quelques commerçants et un café, mais à l’heure qu’il est, ce n’est plus qu’une galerie vidée de tout, où l’on trouve une immense fontaine dans laquelle nagent quelques gros poissons rouges. Le lieu donne un idée de ce qu’était un hamman du temps des sultans, mais il mériterait qu’on le remette en fonction, pour le bien de tout le monde.
Je remonte Prof. Cemil Birsel Caddesi dans le but de retourner à la Süleymaniye, la grande mosquée de Süleyman, construite elle aussi par Mimar Sinan, mais la route monte sec et je suis obligé de m’arrêter plusieurs fois pour reprendre mon souffle et boire quelques gorgées d’eau. Je n’ai jamais bu autant d’eau que pendant ces trois semaines en Turquie, avalant jusqu’à deux litres d’eau en dehors des repas, alternant de temps en temps avec un bouteille de Sirma ou de Fanta, ou alors une tasse de café ou de thé.
Cette fois-ci, je suis venu avec un petit caméscope en plus de mon appareil photo dans l’idée de prendre sur le vif des morceaux de vie des Stambouliotes dans leur ville, histoire de prendre la température (chaude) et de simplement regarder les gens vivre. J’en ai tiré des moments que je me plais à regarder pour me rappeler ces instants dans leur vie. J’ai la ferme intention de me poser là et de regarder ce qui se passe, par tranches de deux minutes.
J’arrive à la Süleymaniye (Süleymaniye Camii) par une rue qui n’en termine pas de monter et où, prévoyant, un marchand ambulant vend des prunes et des oranges sur le bord du trottoir en plus de ses bouteilles d’eau (partout on entend gueuler soğuk su, soğuk su (sohouk sou) !!! par les jeunes gitans qui se font un peu d’argent en vous vendant des bouteilles d’eau fraîche à la sauvette et qui, sans que vous vous en rendiez compte, vous sauvent la vie à tous les coins de rue.
Si j’ai tenu à revenir ici, c’est que lors de mon dernier séjour, je suis arrivé ici un vendredi matin, en pleine prière. J’ai tout même pu prendre la mesure de l’endroit où je me trouvais. Cette mosquée, c’est celle que l’on voit le mieux lorsqu’on se trouve de l’autre côté, à Galata, parce qu’elle surplombe la colline sur laquelle elle est construite. Mais c’est surtout un des plus beaux monuments construits à la gloire de Süleyman (ou Soliman le Magnifique, Kanûnî Sultan Süleyman en turc, ce qui signifie le législateur) par l’architecte le plus connu du monde ottoman, Mimar Sinan (Mimar signifiant en turc, architecte, de son nom complet avec son titre Mimar Koca Sinan ibn Abd al-Mannan), dont on trouve la tombe, humblement, à côté d’un de ses plus belles œuvres. La particularité de la Süleymaniye, c’est de n’être pas simplement qu’une mosquée, mais également ce qu’on appelle une Külliye, c’est-à-dire un complexe religieux basé sur les fondements de l’Islam, la transmission et la charité. On trouve généralement dans l’enceinte de ce complexe une medrese (école coranique), une imarethane ou imaret (cantine destinée aux indigents), un türbe (tombeau, en l’occurrence, on en trouve ici deux, celui du sultan ottoman et celui de son épouse, l’esclave ukrainienne Roxelane), une kütüphane (bibliothèque), un hammam (hamam en turc), un aşevi (soupe populaire), un kervansaray (caravanserail, saray voulant dire palais), un çarşı (marché), mais aussi des écoles (okul), un hôpital (hastane) et des bâtiments communautaires (tekke), bref, toute une vie tournée vers la bienfaisance et la transmission du savoir pour tous ceux qui souhaitent en bénéficier. C’est donc quasiment une ville dans la ville, que le marbre blanc du Proconnèse fait étinceler du haut de sa colline.
Les planches ci-dessus sont extraites du livre de Henri Stierlin, Turquie : Des Seldjoukides aux Ottomans, chez Taschen.
La Süleymaniye aux alentours de 1890, face sud.
Je suis resté là longtemps, prenant le temps de regarder les gens entrer et sortir de ce temple magnifique (mais dont, je l’avoue, je préfère l’extérieur à l’intérieur), où deux hommes discutent avant de s’allonger pour profiter des courants d’air et dormir un peu, à regarder les hommes faire leurs ablutions au şadırvan et les femmes s’y rafraîchir le visage. Dans la cour, j’ai vu les enfants mettre consciencieusement leurs chaussures dans les sacs plastiques mis à disposition à l’entrée et qui finissent toujours par s’envoler et les femmes couvertes de leur hijab se promener dans le parc aux parterres recouverts de fleurs. Une petite mésange se réfugie sur un encadrement de porte, juste sous un verset du Coran en céramique d’Iznik. Je suis resté longtemps dans la cour, assis dos au mur, perdu dans mes pensées, accablé de chaleur, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte pour un moment de réparation, pour relancer la machine qui tendait déjà à s’essouffler. Et puis le muezzin s’est mis à chanter. Celui de la Süleymaniye doit avoir quelque chose en plus que les autres. Voici 13′12″ d’errance aux abords de la belle mosquée.
Je suis redescendu jusqu’à Eminönü par les petites rues populaires où je croise quelques hommes barbus habillés de manière traditionnelle et à l’air pas franchement aimable. Le quartier est resté assez renfermé sur lui-même même si à deux pas d’ici se trouve cet endroit très fréquenté. Pour finir la journée, je décide de me rendre à Üsküdar avec le ferry. Là aussi l’espoir de prendre un peu le frais sur le Bosphore s’évanouit rapidement. Un peu d’air parvient jusqu’à moi, mais de l’air chaud. Je regarde les gens autour de moi, le paysage attendra. Juste à côté de moi se tiennent deux policiers qui s’émerveillent de tout, de l’eau, du paysage… C’est cela je pense la magie d’ici, traverser tous les jours le Bosphore pour aller travailler et continuer à s’émerveiller de ses habitudes, comme si de rien n’était. Je m’y emploie dans mon recoin d’Île-de-France, mais c’est beaucoup moins facile.
A Üsküdar tandis que le soleil est déjà bas, la chaleur est terrible, plus étouffante et plus humide encore que de l’autre côté, peut-être parce qu’ici on est face au soleil qui se couche. Derrière la toute petite mosquée (elle aussi construite par Mimar Sinan) Şemsipaşa Camii, le quai continue pour couvrir tout le front du Bosphore jusqu’à Kadıköy et bien plus au sud, face aux Îles des Princes. Là les pêcheurs se font arroser dès qu’un ferry ou qu’un cargo passe, mais vouent à cette pêche simple et heureuse un culte passionné. Rien ne peut les détourner de leur occupation.
Je m’arrête à la terrasse d’un café pour boire une limonata Uludağ (qui n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire une limonade, mais un jus de citron) et manger un urfa dürüm avec un thé. Le soleil se couche tranquillement tandis qu’une maman montre à sa petite fille les poissons dans le seau du pêcheur. Au début, elle prend peur de ces petites choses qui bougent toutes seules dans sa main mais le pêcheur la met en confiance et elle finit par s’en amuser. L’eau du Bosphore vient lécher le bord du quai, une belle eau bleu profond.
A l’heure de rentrer, je passe devant le quai où une foule immense fait la queue sans vraiment comprendre ce qui se passe ici. Je m’arrête et regarde les gens, les prends en photo avant qu’un policier ne me regarde d’un air étrange, suspect, pas vraiment avenant, et il me fait signe d’avancer vers lui et me parle en turc. Alors j’approche tout doucement, pas vraiment rassuré. Il comprend que je ne suis pas d’ici mais continue à me parler en turc et me prend le bras pour m’emmener dans la queue, attrape un plateau vide dans une pile et demande aux cuisiniers qui sont en train de remplir des assiettes de riz de me servir. Nous échangeons un sourire et je me dis que je vais tenter de lui expliquer que j’ai déjà dîné, mais le garçon est sympathique et en plus il me fait passer devant tout le monde, ce qui au passage me met franchement mal à l’aise vu qu’en deux minutes je suis passé devant une centaine de gens qui faisaient la queue. Je me retrouve à table avec des centaines de Turcs avec un plateau plein alors que je viens de manger un kebap. Du riz au bœuf et aux pois-chiches, du pain, des dattes, des beignets d’Izmir, une bouteille d’eau et une autre d’Ayran. Je reprends le ferry gonflé comme une baudruche. Quand je repense au policier qui était content de m’avoir fait profité de ce repas offert la municipalité (belediyesi), quand je revois son sourire, et quand je me rappelle de ces mots sur Ramazan et le partage… je suis en plein dedans.
Quelques heures auparavant, je me suis procuré dans une guitoune sur le quai du ferry un petit dépliant que je comprends vite être le détail des heures du Ramadan sur Istanbul. J’en ai pris plusieurs, histoire d’être certain de ne pas le perdre et je m’en servirai pendant tout le voyage pour savoir quand être là au bon moment… Les différentes heures de prière ne me sont désormais plus étrangères (imsak, sabah, öğle, ikindi, akşam, yatsı et la rupture du jeune, iftar)
Je reprends le Vapur dans l’autre sens pour rejoindre Eminönü. Une très belle femme portant le hijab est assise à deux pas de moi ; je tente comme je peux de garder une trace de son visage pour l’emporter avec moi.
Je passe par Sultanahmet pour rejoindre l’hôtel, il y a toujours autant de monde sur la place. Hier soir, un homme, apparemment une célébrité, mettait le feu à la petite scène de la place Mehmet Akif Ersoy Parkı avec ses chansons traditionnelles endiablées, mais ce soir la place est calme et ne bruit que de la clameur des habitants. Deux voix s’élèvent dans les haut-parleurs de la petite mosquée Firuzağa Camii pour chanter des chants religieux. Un vendeur de sucettes ottomanes colorées (Osmanlı macunu, osmanleu madjounou) fait fureur en entortillant les fils de sucre autour de son bout de bois. J’en ai acheté une, histoire de ne pas mourir idiot ; très sincèrement, ça sent un peu le caramel, beaucoup le sucre, mais ça n’a pas vraiment plus d’intérêt que ça… Les enfants et les parents dorment ici sur les pelouses, sans distinction d’âge, dans un joyeux fatras de sacs en plastique et de couvertures.
J’arrive à l’hôtel encore en sueur et je prends une bonne douche en attendant que la climatisation fasse descendre notablement la température de la chambre. En me regardant dans le miroir, je vois que mes jambes sont déjà toutes bronzées et j’ai la nuque et le visage brûlés. Je me suis endormi la vieille avec la télévision, une émission qui fait penser à Champs-Élysées. Ce soir, je fais silence.
Voir toutes les 110 photos de cette deuxième journée.
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