Moka au bar sur les terres vertes du Kalaal­lit Nunaat ou avec les femmes nues des toiles d’An­ders Zorn

Au lever il fait froid, il fait presque soleil, vague­ment. Je me suis levé sur les coups de sept heures, la gorge sèche, pour boire un coup, cal­mer le feu qui s’a­nime à l’in­té­rieur. J’ai rêvé d’a­qua­relles et d’un voyage dans le désert ; une femme toua­reg au loin engon­cée dans ses dra­pe­ries bleues me fixait depuis le toit pous­sié­reux d’une mai­son en adobe, son regard vert intense ne cil­lant qu’à peine. J’ai rêvé de mouettes volant au-des­sus de la terre verte (Kalaal­lit Nunaat).

En octobre, les cou­leurs de la nature sont plus vives, plus nettes et plus nom­breuses que pen­dant les autres mois de l’an­née. La glace, dans la mer, prend des cou­leurs avec le soleil bas et rayonne for­te­ment de bleu, de rouge et de vio­let, et les som­mets des mon­tagnes, qui, chaque matin, sont sau­pou­drés de neige, brillent d’un bleu de glace toute la jour­née, pour virer au rose, et fina­le­ment au rouge sang le soir. Pen­dant une courte période, on peut à nou­veau divi­ser les vingt-quatre heures en jour et en nuit, et per­sonne ne com­prend où est par­tie la longue jour­née claire de l’é­té, ni com­ment on va pou­voir sur­vivre à la nuit éter­nelle de l’hiver.
Le pire en octobre, c’est le silence. L’a­gi­ta­tion de l’é­té dis­pa­raît, la mer gèle de plus en plus, cou­vrant ain­si les der­nières flaques, les rivières coulent de plus en plus fai­ble­ment pour enfin se figer, la neige nou­velle feutre l’a­gréable cris­se­ment des cailloux sous les bottes, et les oiseaux sont par­tis pour des régions plus accueillantes. On découvre une fois qu’ils sont dis­pa­ru à quel point ils chan­taient bien et fort. Au cours de ce mois étrange, on n’en­tend plus que le cri des cor­beaux, quelques appels de goé­lands du haut ciel bleu et, loin sur la mer, le souffle d’ailes de quelques mouettes attardées.

Le rat, in Un safa­ri arctique
Jørn Riel
, Ed 10/18

J’ai décou­vert Anders Zorn un peu par hasard, en feuille­tant une revue, je ne me rap­pelle plus quand ni où, mais j’ai le sou­ve­nir per­sis­tant de ces femmes nues au bord de l’eau, peintes dans des car­na­tions trou­blantes, des peaux velou­tées et des regards las­cifs ou pro­vo­ca­teurs. On sent dans l’œuvre de Zorn une cer­taine vio­lence dans les cou­leurs, un trouble roman­tique et l’an­goisse du sujet. Je repro­duis ici un mini Zorn­Mu­seet autour de ces femmes prises sur le vif, sen­suelles et cal­li­pyges, peintes sans pudeur ou offertes, sou­vent en pré­sence de l’élé­ment liquide, pour une rai­son qui m’é­chappe. La der­nière œuvre est une gra­vure met­tant en scène l’au­teur et un de ses modèles dans une mise en scène tout à fait éton­nante de modernisme…

Si Zorn reste mar­gi­nal par­mi les plus grands peintres, sa noto­rié­té s’est envo­lée de manière spec­ta­cu­laire le 3 juin 2010, lors­qu’une de ses plus lumi­neuses toiles, Som­marnöje (Plai­sirs d’é­té, peinte en 1886) a été ven­due 26 mil­lions de cou­ronnes sué­doises (soit près de 3 mil­lions d’eu­ros). Ce tableau est majes­tueux ; il suf­fit de se rap­pro­cher et de regar­der le trai­te­ment de la matière de l’eau et de la robe de la femme. Un chef d’œuvre de lumière nordique.

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Moka au bar en lisant les Méta­mor­phoses d’O­vide, quelque part entre deux rêves, ou dans un rêve

Je ne me rap­pelle même plus à quelle occa­sion j’ai com­man­dé un moka au bar du Bana­na Moka Night Café, mais c’é­tait sur les rives d’un rêve bor­dé d’une man­grove pro­fonde et téné­breuse, où les palé­tu­viers fron­deurs fouis­saient de leurs doigts fins la terre d’ocre, boueuse et col­lante. L’air était moite, les saveurs humides, l’ombre me man­geait le visage.

Sur les rives d’un autre rêve, je me suis per­du sous les murs de l’en­ceinte majes­tueuse du monas­tère des Hié­ro­ny­mites, celui-là même qui fut finan­cé par l’argent des échanges com­mer­ciaux du Por­tu­gal du XVIè siècle sur les nou­velles routes qui venaient de s’ou­vrir avec les Moluques (Jazi­rat al Muluk) et notam­ment du com­merce des épices, flo­ris­sant en d’autres temps.

Monastère des Hiéronymites (Lisbonne)

Je cherche dans ma boîte mail les mails d’une femme qui ne m’é­crit pas.
Je passe l’as­pi­ra­teur et je me brûle les doigts avec les verres chauds qui sortent du lave-vaisselle.

Un matin de jan­vier, un matin froid qui sort tout droit de l’an­née d’a­vant, je me retrouve dans un petit vil­lage du Vexin, sans même un com­merce, rien d’autre qu’un res­tau­rant et des tour­te­relles qui rou­coulent dans le vent gla­cial, rien d’autre alen­tour que des champs plats à perte de vue, un hori­zon uni­que­ment bri­sé par la pré­sence d’un silo bête­ment plan­té au milieu de nulle part. J’aime la lumière de ces jours sans espoir, de ces ondes qui par­courent le sol sous mes pieds. Je m’ar­rête en plein milieu de nulle part. Au loin une petite église dont je décide de m’ap­pro­cher à pas mesu­rés. Elle sent l’hu­mi­di­té, la cam­pagne, la sou­ris cre­vée, la paille. Ses trot­toirs sont sales, la rue recou­verte de neige. Pas un bruit. Les tour­te­relles se sont tues. Nulle âme qui vit ici, je pré­fère repar­tir avant de me lais­ser happer.

Champs sous la neige

Lorsque le réveil sonne, je suis encore fati­gué. C’est même sur­pre­nant que je ne sois pas réveillé avant qu’il ne se mette à sonner.
Il fait calme. Je rêve d’un air frais et pur.
Existe-t-il une rai­son pour laquelle j’ou­blie par­fois ce qui s’est pas­sé pen­dant tout une jour­née ? Je me dis que l’ou­bli a quelque chose à voir avec la volon­té d’oublier.

[audio:nosunshine.xol]

Ripples

Les jours passent, deviennent froids, puis se réchauffent, la pluie tombe et le sol sèche, on joue à cache-cache avec ses propres vête­ments, ne sachant plus s’il faut se cou­vrir à l’in­té­rieur ou se décou­vrir à l’ex­té­rieur. L’en­vie s’en va, les yeux se brouillent, la fatigue sur­prend et on me tape sur l’é­paule ; je m’é­tais endor­mi, une fois de plus.
Il s’al­longe dans son petit lit sous sa couette gon­flée, je caresse sa joue ronde, celui qu’on dit tant me res­sem­bler. Une fois de plus, ce soir, il a lu un pas­sage des Méta­mor­phoses d’O­vide parce que j’ai pris l’ha­bi­tude de lui en lire un extrait le soir avant de dor­mir, alors il me demande son dic­tion­naire de mytho­lo­gie (Michael Grant et John Hazel) et lit ces lignes qui me font sou­rire, à l’en­trée Acca Laren­tia :

Femme du ber­ger Faus­tu­lus, qui trouve les jumeaux aban­don­nés Romu­lus et Rémus et les éle­va. Parce que les enfants avaient été éle­vés par une louve, Acca fut appe­lée lupa, ce qui, en latin, signi­fie “pros­ti­tuée” et “louve”. Acca est aus­si nom­mé Fau­la ou Fabu­la, autre nom pour les filles de joie en latin.

Allez faire com­prendre ça à un gamin de huit ans…

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Rup­ture de trêve

Je reprends le maquis quelques ins­tants, comme un acci­dent au beau milieu de la nuit. Il est 4h03.
Je suis réveillé depuis 2h30 envi­ron, la gorge en feu, l’en­vie de dor­mir s’est évanouie.
L’es­pace de quelques minutes, je décide de ter­mi­ner enfin la lec­ture de Tout bouge autour de moi de Dany Lafer­rière que j’a­vais com­men­cé avec pré­ci­pi­ta­tion et délec­ta­tion, mais com­ment peut-on se délec­ter d’un livre qui parle d’une tra­gé­die, sans fata­lisme ni pathos, mais avec des mots simples et des phrases courtes qui vous remuent les tripes à chaque page ? Même en n’ayant aucun rap­port avec Haï­ti, on ne peut que s’in­cli­ner face à la dou­leur des vic­times et au cou­rage des gens. Au-delà de la beau­té du chant, on ne célèbre plus les res­ca­pés mais des bribes de cette ten­dresse du monde dont parle Lafer­rière. Haï­ti est ce parent pauvre dont on ne par­lait pas, par pudeur, et qui a fini par atter­rir sur le devant la scène par la mau­vaise porte.
Un oiseau chante dehors, il est beau­coup trop tôt pour lui, comme pour moi.

silence

Je n’aime pas me lever au milieu de la nuit lors­qu’au fond résonne la pro­messe d’un som­meil qui ne s’a­chè­ve­ra pas. On y pense beau­coup trop et j’ai de la peine à lire long­temps lorsque le jour n’est pas là et je romps le rituel qui consiste à lire pour m’en­dor­mir, calé dans mes oreillers. 4h00 de la nuit, une sale heure. Je n’aime plus la nuit pour y faire autre chose que dor­mir, alors je me bats avec mes pen­sées, je refais ma jour­née et je pré­pare la pro­chaine, sans convic­tion, dans une année qui com­mence sans cou­leurs, engon­cée dans un som­meil gris.
Je n’at­tends rien et me demande bien ce que je pou­voir lire en atten­dant. En atten­dant qui ?
Il n’y a per­sonne alentour.

On m’a inter­pel­lé same­di en me deman­dant si les livres de ma vie n’é­taient pas un rem­part, une bar­rière de corail entre le monde exté­rieur et mon cocon, une manière aus­si de nier le monde qui m’en­toure. Je n’ai pas su quoi répondre ; il y avait cer­tai­ne­ment du vrai.

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Pause…

J’aime bien l’i­dée qu’il y ait des livres autour de moi, des livres que j’ai pris le temps de choi­sir, parce que j’en ai lu la qua­trième de couv’ et que quelque chose dans la pré­sen­ta­tion qu’en fait l’é­di­teur me donne envie de l’a­che­ter, mais sur­tout de le lire. J’aime bien cette idée ras­su­rante qu’il y a des livres dans le monde et qu’ils consti­tuent un creu­set inépui­sable de culture, de résis­tance, de confron­ta­tion, en un mot, tout le contraire de la paresse. Se lais­ser entraî­ner est tel­le­ment facile que ceux qui prennent la plume ont déjà acquis une part d’éternité.

Pas­sport to trespass

J’aime l’i­dée que les biblio­thèques sont des matrices pleines d’une éner­gie dif­fi­ci­le­ment quan­ti­fiable, dans les­quelles œuvrent sou­vent des dames très rigides, engon­cées dans des jupes en tweed ou des pulls ras du coup sou­li­gnant quelque fois des formes qu’il ne faut pas mon­trer, mais qu’on montre quand-même. Par­fois des hommes, lunettes sur le bout du nez, l’air embar­ras­sé avec la der­nière bio­gra­phie de Mozart… Un monde en souf­france, sans épa­nouis­se­ment. Comme si la vie n’a­vait pas défi­ni­ti­ve­ment pris corps ici, monas­tère régu­lier… Ceux qui entrent ici doivent avoir lais­sé leur fan­tai­sie dans le monde extérieur.
Moi qui tente au quo­ti­dien de réha­bi­li­ter l’u­sage homéo­pa­thique de la lec­ture à des jeunes en réin­ser­tion, me voi­là bien embê­té avec ce por­trait assez pâlichon.
Les livres qui sortent d’i­ci ont sou­vent pas mal vécu, ils ont la cou­leur jau­nasse du papier res­té trop long­temps à l’air et une tex­ture par­ti­cu­lière de vélin lus­tré. Par­fois même le lec­teur aura pris soin de noter dans la marge, au sty­lo, une rec­ti­fi­ca­tion adres­sée direc­te­ment au cor­rec­teur (ici la valeur expri­mée en m² aura dû l’être en km² !). Ces livres vivent de n’ap­par­te­nir à per­sonne et d’être un bien com­mun et remar­quez que peu d’ob­jets, autant que les livres, se prêtent ain­si. On prête des voi­tures, du maté­riel de bri­co­lage pour une ques­tion de coût, mais le livre se prête car il est ins­crit dans un pro­ces­sus de trans­mis­sion. Évi­dem­ment, il n’est pas aus­si intime qu’un vête­ment, mais il revêt ce carac­tère de par­tage parais­sant tout à fait normal.
Je plonge dans les pages fines d’un Pléiade, le pre­mier des six tomes de la cor­res­pon­dance de Gus­tave Flau­bert et tombe sur cette lettre, au hasard, écrite à Louise Colet, de Pon­tor­son le 14 juillet 1847.

Je t’en­voie, ma chère amie, une fleur que j’ai cueillie hier au soleil cou­chant sur le tom­beau de Cha­teau­briand. La mer était belle, le ciel était rose, l’air était doux. C’é­tait un de ces grands soirs d’é­té tout flam­blants de cou­leurs, d’une splen­deur si immense qu’elle en est mélan­co­lique, un de ces soirs ardents et tristes comme un pre­mier amour. La tombe du grand homme est sur un rocher, en face des flots. Il dor­mi­ra à leur bruit, tout seul, en vue de la mai­son où il est né. Je n’ai guère pen­sé qu’à lui tout le temps que j’ai pas­sé à Saint-Malo.

J’é­coute aus­si le bruit du trem­ble­ment de terre que raconte Dany Lafer­rière (Tout bouge autour de moi), mais je tiens à prendre mon temps. Je prends mon temps pour tout, je ne parle pas, je ne pense à rien.
Le temps d’un bat­te­ment de cils, léger comme un papillon, je prends un peu le large et revien­drai à l’heure du loup, quand les temps seront plus clé­ments et l’es­prit plus léger.
A bientôt…

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Pour écrire un seul vers

summer ghosts

Je ne savais pas que Rilke avait écrit un roman, un seul roman, lui, le poète recon­nu pour ses élé­gies, ses lettres ou ses rela­tions avec la sul­fu­reuse Lou-Andreas Salo­mé. En me ren­sei­gnant un peu, je découvre ce roman au titre bor­ge­sien : Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge. La lec­ture de ce pas­sage que je ne connais­sais pas mais qui passe pour être connu invite à l’hu­mi­li­té, à la sim­pli­ci­té mais sur­tout à la naï­ve­té dont doit faire preuve celui qui écrit. Ce que nous dit Rilke, c’est qu’il ne suf­fit pas d’a­voir vécu, ou d’a­voir souf­fert et de s’être pris des claques pour connaître le monde, un monde fait de dualités…

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beau­coup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les ani­maux, il faut sen­tir com­ment volent les oiseaux et savoir quel mou­ve­ment font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pou­voir repen­ser à des che­mins dans des régions incon­nues, à des ren­contres inat­ten­dues, à des départs que l’on voyait long­temps appro­cher, à des jours d’enfance dont le mys­tère ne s’est pas encore éclair­ci, à ses parents qu’il fal­lait qu’on frois­sât lorsqu’ils vous appor­taient une joie et qu’on ne la com­pre­nait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des mala­dies d’enfance qui com­men­çaient si sin­gu­liè­re­ment, par tant de pro­fondes et graves trans­for­ma­tions, à des jours pas­sés dans des chambres calmes et conte­nues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui fré­mis­saient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suf­fit même pas de savoir pen­ser à tout cela. Il faut avoir des sou­ve­nirs de beau­coup de nuits d’amour, dont aucune ne res­sem­blait à l’autre, de cris de femmes hur­lant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dor­mantes accou­chées qui se refer­maient. Il faut encore avoir été auprès de mou­rants, être res­té assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à‑coups. Et il ne suf­fit même pas d’avoir des sou­ve­nirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nom­breux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les sou­ve­nirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se dis­tinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arri­ver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le pre­mier mot d’un vers.

Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge (1910)
Rai­ner Maria Rilke (1875–1926)

En par­lant de Borges, je cite éga­le­ment ces très beaux mots que j’a­vais lu de lui dans l’Autre, tan­dis qu’il ren­contre son double et qu’il sait qu’il devient pro­gres­si­ve­ment aveugle :

Tu devien­dras aveugle. Mais ne crains rien, c’est comme la longue fin d’un très beau soir d’été.

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