Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spirituel dans la poche…
Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’après ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chrétien, il est l’archétype du chrétien d’Orient, n’ayant jamais quitté sa terre natale. Enterré dans les soubassements de la laure de Saint Théodose (Théodose le Cénobiarque ou Théodose le Grand) dans le désert de Palestine, il est un des personnages les plus importants du cénobitisme orthodoxe. Il faut bien avoir à l’esprit que les Chrétiens, les quelques Chrétiens qui arrivent encore à se maintenir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majorité issus d’un culte proche des origines de la Chrétienté, ce qu’on appelle l’Orthodoxie, qui, dans sa forme actuelle exercée en Russie ou en Grèce reste une version édulcorée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Christianisme très archaïque en Éthiopie. Jean Moschus est l’auteur d’un livre très important à titre documentaire : Le Pré spirituel (Λειμών, Leimṓn, Pratum spirituale en latin). C’est une immense hagiographie pleine d’anecdotes sur l’histoire de l’église chrétienne syriaque qui nous donne des éléments précis sur le développement de la religion dans les premiers siècles du Christianisme d’Orient sur les terres syriennes. C’est accompagné de ce livre que William Dalrymple, l’écrivain spécialiste des Indes Britanniques et du monde chrétien d’Orient, s’est rendu sur le chemin qu’a parcouru Moschos. Il en rapporte un témoignage poignant des dernières heures de ces cultes immémoriaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en partie disparaître sous la colère sourde et destructrice des fondamentalistes de Daech ou par la folie nationaliste d’un état turc qui prend un malin plaisir à détruite toute trace d’un christianisme dérangeant.
Le premier extrait que je fournis ici provient du monastère de Mor Gabriel (Dayro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la province de Mardin, en Turquie. Le monastère ancestral est actuellement en procédure judiciaire avec l’état turc qui l’accuse d’occuper illégalement les terres sur lequel il est installé. Sans commentaire. Dalrymple s’y rend en 1994 pour assister à une scène de prière, rappelant au passage que certains rituels étaient communs aux chrétiens et aux musulmans, et que ceux qui s’en sont séparés ne sont pas ceux qu’on croit.
Bientôt une main invisible a écarté les rideaux du chœur , un jeune garçon a fait tinter les chaînes de son encensoir fumant. Les fidèles ont entamé une série de prosternations : ils tombaient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’église, on ne voyait plus que des rangées de derrière dressés. Seule différence avec le spectacle offert par les mosquées : le signe de croix qu’ils répétaient inlassablement. C’est déjà ainsi que priaient les premiers chrétiens, et cette pratique est fidèlement décrite par Moschos dans Le Pré spirituel. Il semble que les premiers musulmans se soient inspirés de pratiques chrétiennes existantes, et l’islam comme le christianisme oriental ont conservé ces traditions aussi antiques que sacrées ; ce sont les chrétiens qui ont cessé de les respecter.
Par le hasard des chemins, longeant la frontière entre la Turquie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloignée de tout, une cité aujourd’hui en ruine qu’il appelle Cyr, à quatorze kilomètres de la ville de Kilis en Turquie. Cyr, c’est l’antique Cyrrhus, Cyrrus, ou Kyrros (Κύρρος) ayant également porté les noms de Hagioupolis, Nebi Huri, et Khoros. Successivement occupée par les Macédoniens, les Arméniens, les Romains, les Perses puis les Musulmans et les Croisés, elle se trouve au carrefour de nombreuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait directement référence à l’histoire dont il est question ici.
Il rencontre à l’écart des ruines principales un vieil homme, un cheikh nommé M. Alouf, gardien d’un mausolée isolé où l’on trouverait les reliques d’un saint… musulman, nommé Nebi Uri. Le lieu est chargé d’une puissance bénéfique pour les gens qui viennent y trouver le remède à leurs maux. Le malade s’allonge sur le sol pour y trouver l’accomplissement du miracle. Lorsque Dalrymple l’interroge sur l’histoire de ce personnage enterré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’histoire du chef des armées de David, marié à Bethsabée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hittite, personnage de l’Ancien Testament que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’intégralité de cette légende sur les magnifiques tapisseries du château d’Écouen (Val d’Oise), Musée National de la Renaissance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la profonde similitude des cultes chrétiens et musulmans qui se confondent, s’entrelacent et disent finalement que les deux ont cohabité dans une certaine porosité sans pour autant chercher à s’annuler. Une belle leçon à raconter à tous ceux qui exposent des sentiments profonds sur l’intégrité de la religion…
Petite remise en perspective de l’histoire :
Quel improbable alliage de fables ! Un saint musulman du Moyen-Âge enterré dans une tombe à tour byzantine beaucoup plus ancienne, et qui s’était peu à peu confondu avec cet Urie présent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trouvait, ce saint s’appelait justement Urie et, au fil du temps, sont identité avait fusionné avec celle de son homonyme biblique. Il était encore plus insolite que dans cette cité, depuis toujours réputée pour ses mausolées chrétiens, la tradition soufie ait repris le flambeau là où l’avaient laissés les saints de Théodoret. Avec ses courbettes et ses prosternations, la prière musulmane semblait dériver de l’antique tradition syriaque encore pratiquée à Mar Gabriel ; parallèlement, l’architecture des premiers minarets s’inspirait indubitablement des flèches d’églises syriennes de la basse Antiquité. Alors les racines du mysticisme — donc du soufisme — musulman étaient peut-être à chercher du côté des saints et des Pères du désert byzantins qui les avaient précédés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’hui, l’Occident perçoit le monde musulman comme radicalement différent du monde chrétien, voire radicalement hostile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des origines du christianisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux religions sont étroitement liées. Car l’une est directement née de l’autre et aujourd’hui encore, l’islam perpétue bien des pratiques chrétiennes originelles que le christianisme actuel, dans sa version occidentale, a oubliées. Confrontés pour la première fois aux armées du Prophète, les anciens Byzantins crurent que l’islam était une simple hérésie du christianisme ; et par mains côtés, ils n’étaient pas si loin de la vérité : l’islam, en effet, reconnaît une bonne partie de l’Ancien et du Nouveau Testament et honore Jésus et les anciens prophètes juifs.
Si Jean Moschos revenait aujourd’hui, il serait bien plus en terrain connu avec les usages des soufis modernes que face à un « évangéliste » américain. Pourtant, cette évidence s’est perdue parce que nous considérons toujours le christianisme comme une religion occidentale, alors qu’il est, par essence, oriental. En outre, la diabolisation de l’islam en Occident et la montée de l’islamisme (née des humiliations répétées infligées par l’Occident au monde musulman) font que nous ne voulons pas voir — la profonde parenté entre les deux religions.William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
J’adresse ce court billet à tous ceux, comme certains dont je suis par ailleurs très proche, n’arrêtent pas d’asséner ad nauseam que notre société est « chrétienne » ou « judéo-chrétienne » et que l’islam, quel qu’il soit, remet en cause ses fondements. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’avis, car c’est là une tâche impossible, mais pour leur dire simplement que rien n’est pur, rien n’est aussi lisse que ce qu’il souhaiterait, a fortiori certainement pas la religion qu’ils arborent autour du cou…
Read more