Celui qui ne vou­lait plus être un être humain, Buzz Aldrin et les Féroïens

Mat­tias est heu­reux. Ou plu­tôt, il est, sim­ple­ment. Mieux, il est heu­reux mais se contente d’être, du coup, il ne sait pas qu’il est heu­reux. On entre dans son his­toire tan­dis qu’il est ado­les­cent, un jeune gar­çon pai­sible vivant à Sta­van­ger, une grosse ville du Vest­lan­det, une région de Nor­vège côtière face à l’At­lan­tique, là où il neige plus rare­ment que dans les terres. Peu de ques­tions se posent à lui et c’est presque tout natu­rel­le­ment qu’il ren­contre sa pre­mière petite amie, Helle, avec qui il vit son pre­mier amour, sa pre­mière pas­sion et une mul­ti­tude de pre­mières fois. Près de lui, il y a aus­si Jørn, son ami d’en­fance. Pour lui, tout va, le bon­heur est là. Il est porte une tenue de tra­vail déco­rée de fleurs de magno­lias et exerce la pro­fes­sion de jardinier.

Sur la stra­té­gie de sur­vie : Modèle fon­da­men­tal pour mener une exis­tence longue et heu­reuse. Le modèle en trois étapes.
Inspirez.
Expirez.
Répé­tez au besoin.

Pho­to © Polan­deze

Seule­ment un jour, tout ne va pas si bien que ça. Mat­tias chante divi­ne­ment bien, mais il refuse de deve­nir le chan­teur atti­tré du groupe de Jørn. Et puis dans son appar­te­ment la vie se déroule pai­si­ble­ment, jus­qu’au jour où Helle lui avoue qu’elle a une liai­son et qu’elle va le quit­ter. Alors Mat­tias décide de par­tir en tour­née avec Jørn dans les îles Féroé, c’est le bon moment pour lui de faire un break et de se retrou­ver loin de chez lui. Les îles Féroé c’est plu­tôt tran­quille comme endroit pour se refaire une san­té, sim­ple­ment il se retrouve en pleine nature il ne sait com­ment, par­mi des mou­tons trem­pés par la pluie et les mains ensan­glan­tées. Éloge de la fuite. Désen­chan­te­ment et chute bru­tale. Mat­tias est lit­té­ra­le­ment tom­bé ici comme les anges déchus chutent à terre. Fina­le­ment, il a trou­vé l’au­baine pour ne plus être un véri­table être humain et com­men­cé à tendre vers la dis­pa­ri­tion ; le désir d’a­no­ny­mat prend corps dans un monde où être pre­mier est sou­vent une ver­tu en soi, un fin absolue.

J’é­tais coin­cé à l’ar­rière de la voi­ture entre Anna et NN, et je me disais que j’é­tais déci­dé­ment un abru­ti, moi qui croyais que les Féroé étaient un endroit idéal pour dis­pa­raitre car ici, les infor­ma­tions sur mon compte cir­cu­laient à une vitesse qui dépas­sait le mur du son. Les gens nous ont recon­nu aux endroits les plus impro­bables du pays puisque nous étions peu et a prio­ri bizar­roïdes, quelque part entre la psy­chia­trie et la réa­li­té, comme des espèces de mas­cottes en feutre qu’on aurait envie de ser­rer contre soi, voi­là ce que je me disais — et j’é­tais en per­ma­nence pré­sen­té comme le der­nier ex-din­go, un rôle que je m’ef­for­çais d’in­ter­pré­ter à la per­fec­tion, à moins qu’il ne m’ait plus été néces­saire de jouer, je ne sais pas. Je sais juste que je lais­sais à contre­cœur des traces der­rière moi par­tout où j’al­lais, quand bien même je m’é­chi­nais à fou­ler le sol aus­si pré­cau­tion­neu­se­ment que pos­sible. Je jouais l’i­diot et plus encore : j’é­tais un imbé­cile qui croyait pou­voir s’é­va­po­rer ici, au lieu de quoi j’é­tais un éva­po­ré qui se fai­sait plus que jamais remarquer.

Pho­to © Stig Nygaard

Johan Hars­tad est un jeune écri­vain et dra­ma­turge nor­vé­gien, qui en est tout de même à sa cin­quième œuvre publiée et avec ce gros livre de près de 500 pages, Buzz Aldrin, mais où donc es-tu pas­sé ? (Buzz Aldrin, hvor ble det av deg i alt myl­de­ret?) est une véri­table ode au bon­heur dans un monde agi­té. La chute de Mat­tias, le fait qu’il se retrouve dans une usine réaf­fec­tée en uni­té de soins post-psy­chia­trique dans la petite ville de Gjógv et l’his­toire simple d’une vie qui passe, déra­ci­née, déta­chée de tout ce qui pèse au quo­ti­dien, tout ceci res­semble à un bru­lot contre la vie désor­don­née et fati­gante, contre le vent et les marées des illu­sions d’un monde qui a parié sur l’in­dif­fé­rence et l’ap­pa­rence. La lec­ture de ce livre donne envie d’être heu­reux et de ne pas se com­pro­mettre avec la mon­da­ni­té trop facile, le monde qui ne vaut pas le coup, et même si par­fois on a l’illu­sion de pou­voir s’en retran­cher tota­le­ment, on finit tou­jours par être rat­tra­pé, au moins par ses amis et sa famille, les gens proches, ceux à qui on ne peut deman­der de tirer défi­ni­ti­ve­ment un trait sur ce que nous sommes, de nous oublier et de nous aimer.

Il serait plus juste d’af­fir­mer que nous avons un atteint un cer­tain point en attei­gnant du même coup la fin de cette année, ça non plus je ne sais pas. Mais ce que je sais avec cer­ti­tude, c’est que j’ai­mais être avec elle. Je crois que je suis tom­bé amou­reux d’elle à force de pas­ser du temps avec elle, et pas néces­sai­re­ment en elle. Il est tout à fait pro­bable que ma quête de l’autre était à ce point déses­pé­rée que, tôt ou tard, j’au­rais ten­du les bras vers la pre­mière per­sonne qui se serait pré­sen­tée à moi. Pire, je pense que je l’é­tais moi-même : désespéré.

Le livre d’Hars­tad donne un grand coup de pied dans la fatui­té du monde et per­met de res­pi­rer un grand coup et très fort. Un livre qui bruisse dou­ce­ment comme le chant d’un ruis­seau au cœur de la nature ennei­gée et silen­cieuse. Un livre qui dit les silences indi­cibles, qui redonne le sou­rire lorsque le déses­poir nous étreint. Un livre qui tout sim­ple­ment rend heureux.

Même Dieu n’au­rait pas pu tra­ver­ser l’en­ceinte de son église sans se faire remarquer.

Johan Hars­tad
Buzz Aldrin, mais où donc es-tu passé ?
Gaïa Edi­tions, 512 pages, ISBN 978–2‑84720–137‑6

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Betha­ny Souza

Des pho­tos empreintes de soli­tude sous le soleil tor­ride de la Cali­for­nie, ou peut-être d’une Flo­ride déses­pé­rée. Un grand chant plein de tris­tesse cha­leu­reuse sous les orangers.

bethany_souza

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Lettre à Marjane

Ma très chère Mar­jane, Tu ne me connais pas, mais voi­là, je me décide à prendre la plume et à t’é­crire enfin. Je viens de ter­mi­ner le troi­sième tome de Per­se­po­lis, et je m’ap­prête à com­men­cer le der­nier. Déjà, je me demande com­ment je vais gérer cette fin pro­gram­mée puisque je sais que der­rière il n’y aura plus rien. L’his­toire se ter­mine là.

 

Marjane-Satrapi

Mar­jane Satra­pi © imdb.com

Il y a encore peu de temps, je ne te connais­sais que de nom depuis quelques années, depuis que Per­se­po­lis est arri­vé sur le devant de la scène comme un OVNI, parce que for­cé­ment, une bédéaste ira­nienne, rien que dans l’in­ti­tu­lé, ça attire soit le regard, soit une néces­saire méfiance. C’est lorsque je t’ai vu sur un pla­teau d’Arte avec Dany le Rouge que j’ai déci­dé qu’il fal­lait que je te lise (je me sou­viens, ce soir là, je me disais que j’é­tais content de ne pas avoir oublié que les intel­lec­tuels de gauche des années 70 sont ceux-là même qui ont por­té la révo­lu­tion isla­mique au pou­voir dans ton pays, pour des rai­sons indé­fen­dables). A pré­sent, je sais que je vais devoir aller me cou­cher le soir en empor­tant autre chose qu’un de tes volumes, et rien que d’y pen­ser, je me sens déjà miné par une sorte de nos­tal­gie sourde. En fait, je veux sim­ple­ment t’é­crire pour te remer­cier de mille choses ; tu le mérites amplement.

Tout d’a­bord, je suis heu­reux de t’a­voir connu. Heu­reux, car j’ai l’im­pres­sion que tu as remis énor­mé­ment de choses à leur place. La place de l’I­ran dans le monde d’a­bord, on avait presque oublié ce pays tor­tu­ré. Je me sou­viens, lorsque j’é­tais gamin ; l’I­ran, l’I­rak, le Liban, tout ceci a long­temps fait par­tie de mon quo­ti­dien et du jour­nal télé­vi­sé que je regar­dais avec mes grands-parents, et bien évi­dem­ment, je n’y com­pre­nais rien. Tu as pris le temps de m’ex­pli­quer. Tu m’as éga­le­ment expli­qué ce qu’est être une femme en Iran. Au début, évi­dem­ment, on ne com­prend pas trop, naï­ve­ment, pour­quoi ces femmes que l’on voit repré­sen­tées, ta mère, ta grand-mère, aux che­veux tom­bants sur les épaules… Oui, parce que c’é­tait comme ça avant, on ne por­tait pas le voile, les che­veux volaient aux vents, et femmes que vous étiez, vous pou­viez sor­tir dans la rue sans vous atti­rer la vin­dicte des hommes. Et puis en Iran, selon la tra­di­tion, c’est l’homme qui apporte la dot avant le mariage… Tout un symbole.

L’I­ran, c’est la Perse, et tu m’as fait com­prendre aus­si que ça avait son impor­tance au vu du pas­sé de cette nation. En quelques mots, tu m’as fait décou­vrir le peuple perse, sa langue, mais j’ai décou­vert éga­le­ment ta vie, car c’est prin­ci­pa­le­ment de ça dont il est ques­tion, de ton ado­les­cence, de ton départ pour l’Au­triche parce que tes parents ne vou­laient pas que tu subisses la vio­lence de la guerre. J’ai aimé suivre ton par­cours, com­pa­ti avec ta soli­tude et ta déprime, ten­té de com­prendre les bri­sures de ton exis­tence, et j’au­rais tant vou­lu te ser­rer dans mes bras lorsque tu étais si seule et ras­su­rer tes parents qui conti­nuaient à vivre là-bas à Téhéran.

Voi­là, pour moi l’a­ven­ture est bien­tôt ter­mi­née, mais j’ai ado­ré être ému aux larmes par ton his­toire et pour ça encore, je vou­drais te remer­cier et te dire que je ne suis pas prêt de t’ou­blier, toi, et ton grain de beau­té sur le côté du nez…

Per­se­po­lis, Mar­jane Satrapi
L’As­so­cia­tion (Col­lec­tion Cibou­lette) 4 tomes.

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Nadav Kan­der, au bord du monde

Les pho­tos de Nadav Kan­der sont un réel choc ; pas tant par sa tech­nique mais par les his­toires qu’il raconte. A contre-cou­rant d’un Ste­phen Shore ou de l’Ecole de Düs­sel­dorf que l’on peut par­fois consi­dé­rer comme des pay­sa­gistes (sans conno­ta­tion néga­tive), Kan­der parle de pay­sages au cœur duquel vivent les hommes et dans les­quels on les voit habi­ter les lieux, même si ce qui est repré­sen­té est à l’o­rée de l’ère post-indus­trielle, for­cé­ment déshumanisant.
Notam­ment dans sa série Yangtze, on a l’im­pres­sion d’une Chine qui vend son âme sur l’au­tel de la tech­no­lo­gie, du gigan­tisme et de l’in­dus­tria­li­sa­tion, des pay­sages de soli­tude dans les­quels mal­gré les cadrages larges, on y trouve des humains à l’é­troit, ou mal placées.
God’s coun­try est une série énig­ma­tique et étrange, qui parle du désert amé­ri­cain et de sa soli­tude encore une fois.
Il y a tou­jours plus ou moins quel­qu’un dans ses pho­to­gra­phies, mais loin d’être un sou­hait d’a­ni­ma­tion de ces images, c’est tou­jours pour rap­pe­ler — car même lors­qu’il n’y a per­sonne, la pré­sence humaine est évo­quée — que ce sont his­toires de gens que racontent les lieux de désertion.

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