Apr 14, 2010 | Histoires de gens, Livres et carnets |
J’ai rencontré Isaac Bashevis Singer dans un recueil d’entretiens avec Anthony Burgess que l’éditeur, en toute modestie a nommé “Rencontre au sommet”(1). Ce petit livre, qui est la transcription des échanges entre les deux hommes pour un documentaire de la télévision suédoise, tourné en 1985, est une œuvre dense, dont chacune des phrases pourraient alimenter une anthologie des citations sur la religion. Malheureusement, depuis mon déménagement, je ne retrouve pas ce livre. C’est après avoir lu ce petit opuscule que je me suis acheté Ombres sur l’Hudson, un épais livre écrit en yiddish et paru sous forme de feuilleton dans le journal The Forward (פֿאָרווערטס, Forverts) à partir de 1957, puis traduit en anglais et publié tel quel en 1998. Le livre en français est donc une traduction de traduction, mais le style est fluide et la présence d’un lexique yiddish permet une bonne compréhension.

Photo © Luke Redmond
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- Tout a disparu.
— Pourquoi, mon chéri ? Pourquoi ? Quelquefois, je feuillette L’Histoire des Juifs de Graetz. Il n’y est question que d’une chose : les persécutions. Mais le monde a oublié la façon dont les Juifs aimaient les fêtes. J’ai une théorie : si les Juifs n’avaient pas été un peuple aussi joyeux, le monde ne les auraient pas autant haïs. Toute haine est bâtie sur l’envie.
Ombres sur l’Hudson est typiquement une œuvre communautariste. On est en 1947, à New-York, dans la communauté ashkénaze américaine immédiatement issue de l’exode européenne pendant la guerre, et à quelques temps de la création de l’état d’Israël, dans un espace de temps et de lieu où les Juifs qui ont échappé au massacre de la Shoah vivent une sorte d’errance et de déprime dans lesquelles apparaissent les questions qui ont fait les grands débats philosophiques d’après-guerre sur l’existence de Dieu, la bonté de Dieu, et la question de la fin de l’histoire. On y voit apparaître en filigrane les visages de Spinoza ou de Leibniz quand il s’agit de la théodicée (Θεοũ δίκη, « justice de Dieu »).
- Vois-la donc et confie-lui tes affaires pourries. Puis pars et imagine-toi que tu es déjà dans le monde à venir, en train de manger la chair du Léviathan.

Photo © Joisey Showaa
Nous sommes dans un milieu de Juifs réfugiés échoués à Ellis Island comme d’autres se trompent de chemin pour aller au travail pour la première fois, réunis autour d’un riche veuf, un parvenu autour duquel gravitent un vieux médecin édenté parlant à peine anglais, un autre médecin, jeune et athée qui trouve toute justification de la vie entre les cuisses des femmes qu’il séduit, un bellâtre cinquantenaire qui n’a plus foi en rien et vit de quelques menues opérations en bourse et la fille de Makaver (on peut imaginer que ce Makaver est l’image de Singer), mariée à Luria, une ombre, un avocat miteux qui ne peut exercer ici comme il le faisait en Pologne, dont la première femme et les enfants ont péri dans les camps de concentration…
Ombres sur l’Hudson, c’est la chute d’un homme, Hertz Grein, de vingt ans l’aîné de la fille de Makaver qu’il va séduire et entrainer avec lui dans un New-York immense et désolé. C’est la chute d’un Makaver qui d’un revers de fortune tombera aussi bas qu’il est possible pour un homme de son envergure et c’est la chute d’un Luria qui ne pourra finalement continuer à vivre sans sa première femme, morte et la seconde, partie avec un autre. Grein chute, il n’en peut plus de tomber entre sa femme malade d’un cancer, Esther son ancienne maîtresse qu’il n’arrive pas à chasser de sa vie et qui le retient sans arrêt et sa compagne qu’il chérit depuis qu’il la connaît, toute enfant. Grein se perd dans la ville, dans sa vie et les bras des femmes qu’il aime, jusqu’à quel point, jusqu’à retrouver sa foi, revêtir le châle de prière et les phylactères ?
Ombres sur l’Hudson, c’est une fresque immense dans une ville qui l’est tout autant, animée par des personnages qui n’arrivent plus à savoir qui ils sont, entre un pays qui les accueille à bras ouverts mais qu’ils n’arrivent pas à adopter et une Europe qui les a exterminé, chassé… Il flotte dans ce livre comme un parfum de fin du monde parmi des hommes damnés…
Comme une ode sauvage, je tiens particulièrement à ce paragraphe, une des plus belles descriptions que j’ai lues depuis bien longtemps, une ambiance de renaissance après une nuit ombrageuse…
Quand Grein quitta la synagogue, le soleil brillait. La rue était pleine d’enfants. Les éboueurs tiraient les poubelles jusqu’aux bennes où les ordures seraient broyées. A demi-nus, en chemises multicolores, le visage marqué par d’innombrables guerres, des siècles de métissage, des actes de violence, venus des premiers âges, des peines sans nombre que des générations entières ne pouvaient effacer, des Portoricains étaient assis sur le pas de leur porte. Un chariot passa, rempli de tomates à moitié pourries, tiré par un vieux cheval et le marchand criait comme un possédé. Un policier noir surgit de nulle part, faisant adroitement tournoyer son bâton. Sur le trottoir, à côté d’une poubelle, un ivrogne était étendu, le visage tuméfié, rouge comme s’il avait la peste, en train de bredouiller et de baver, tandis que ses yeux exprimaient la douleur de ceux qui ont perdu tout contrôle d’eux-mêmes. Cette épave humaine semblait imbibée d’alcool au point d’être prête à s’enflammer à n’importe quel instant.
Notes:
1 — Editions Mille Et Une Nuits, 1998.
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Mar 16, 2010 | Histoires de gens, Livres et carnets, Sur les portulans |
Entre 1950 et 1958, Wilfred Thesiger se rend en Irak. A cette époque-là, Saddam Hussein n’a pas encore mené son coup d’état dans ce pays jeune dont l’indépendance est proclamée en 1932. Avant 1968, l’Irak est un pays rongé par les communautarisme et un fort sentiment antisémite qui conduira les 125000 juifs irakiens à affluer en Israël, ainsi que par des tensions entre la république instaurée et soutenue par le Troisième Reich et la monarchie promue par le Royaume-Uni. Loin de ces conflits d’intérêt, Thesiger passera quelques temps parmi les Yazidi (يزيدي), dans le nord du pays (région de Mossoul et de Ninive) puis au sud, dans la région des marais située dans le bassin du Tigre et de l’Euphrate (entre les tristement célèbres villes de Bassorah, Nasiriyah et le barrage de Kut), parmi les Arabes des Marais (عرب الأهوار), les Maadans ou Ma’dans (معدان).

Les Yazidi font partie de ces peuples trop souvent persécutés parce que minoritaires, confinés dans les arrière pays et parlant kurde. Les musulmans les appellent improprement « les adorateurs du Diable ». Le Yézidisme est un syncrétisme religieux dans lequel on adore aussi bien l’ange-paon Taous‑i Malek, oiseau qui représente Satan, que le cheikh Adi ibn Mustafa, fondateur de leur religion et observent également les fondements du zoroastrisme. Les Yazidi, malgré une volonté farouche de ne pas prendre part dans le conflit qui secoue l’Irak depuis 2003, ont payé un lourd tribut puisque leur communauté a été victime de l’attentat suicide le plus meurtrier depuis le 11 septembre 2001, dans la province de Ninive avec plus de 570 morts (cet attentat est en relation directe avec la lapidation de la jeune Yazidi Doaa Khalil Assouad).

Photo extraite de son livre Visions d’un nomade, chez Plon, 1987, coll. Terre humaine.
Dans le sud du pays, Thesiger arrive pour une période de quinze jours, histoire de passer un peu de temps à chasser le canard dans cette région foncièrement giboyeuse parmi les Ma’dans. Il y restera finalement sept ans. C’est dans cette région qu’est censée s’être trouvé le Jardin d’Éden et c’est également une région infestée de moustiques où l’on ne se déplace qu’à l’aide d’embarcations longues d’une dizaine de mètres sur un au plus de large. Lors des inondations qui ont eu lieu en 1954, le niveau de l’eau a monté de plus de deux mètres, réduisant considérablement les aires de vie des autochtones, mais ils se sont adaptés et ont bâti des îlots artificiels. Lorsque le Sheikh propose à Thesiger d’habiter une hutte confortable, une maison d’hôte appelé mudhif, une construction faite de roseaux géants en tunnel pouvant atteindre 26 mètres de longueur, il refuse, prétextant qu’après avoir vécu dans le désert avec les Rashid, il est habitué à l’inconfort et souhaite être logé à la même enseigne que n’importe quel Ma’dan.
Les Ma’dan ont subi les foudres de Saddam Hussein lorsqu’au lendemain de la guerre Iran-Irak, celui-ci se rendit compte qu’ils avaient aidé les déserteurs irakiens et qu’ils avaient également participé à l’insurrection de 91 ; il leur en tint une rancune mortelle. Il fit assécher les marais et la population des Ma’dans passa de 250.000 à quelques dizaines de milliers, ravageant à la fois un écosystème de terre humide unique au monde et décimant une population au mode de vie millénaire.

Photo © Wilfred Thesiger
Billet suivant: La voix du vieil homme au visage de sable, Wilfred Thesiger le nomade #5
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Mar 13, 2010 | Histoires de gens, Sur les portulans |
C’est la fête qui marque l’équinoxe de printemps chez les Hindous. En Inde, on participe activement à Holî en se barbouillant de pigments, dans une débauche de couleurs démesurée. Chaque couleur a une signification: le vert pour l’harmonie, l’orange pour l’optimisme, le bleu pour la vitalité et le rouge pour la joie et l’amour (source Wikipédia). De splendides photos sur Big Picture.

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Mar 9, 2010 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Sir Wilfred Patrick Thesiger a eu une chance folle. Tandis que son père Wilfred Gilbert exerce sa qualité de diplomate en Éthiopie au début du XXème siècle auprès du roi Ménélik II, le petit Wilfred Patrick nait dans une hutte traditionnelle aux alentours d’Addis-Abeba (አዲስ አበባ, nouvelle fleur en amharique). En 1930, après des études britanniques tout ce qu’il y a de plus conventionnelles, il retourne sur les terres abyssines pour la couronnement du nouveau Negusse Negest éthiopien, Ras Tafari Mekonnen, couronné sous le nom de Hailé Sélassié Ier (ቀዳማዊ ኃይለ ሥላሴ), où il est invité d’honneur. C’est de ce retour sur cette terre d’origine et d’une mission chez les féroces Danakils que naîtra une carrière d’explorateur bien remplie.
Durant cette période, il rapportera une ensemble de photographies d’un lieu absolument unique au monde, Lalibela (ላሊበላ). Située à 2 630 mètres d’altitude, la ville porte le nom du Négus de l’époque, Gebra Maskal Lalibela (1172 — 1212) qui avait fait du lieu sa capitale, remplaçant ainsi la belle et antique Aksoum (አክሱም). Le lieu n’a pas été choisi au hasard. On sait que le peuple éthiopien est en grande majorité de confession chrétienne orthodoxe, se disant à la fois fils de Makeda, Reine de Saba et du Roi Salomon. Aussi, sous la pression de l’expansion arabe sous le règne des Fatimides, Jérusalem est de plus en plus difficile à atteindre et ce lieu sera la nouvelle Jérusalem (la Jérusalem noire) en raison de sa topographie. Symboliquement, elle représentera la Terre Sainte.
En tout, ce sont onze églises construites de part et d’autre du Yordanos (on y entend Jourdain) dont les plus célèbres sont celles de Saint-Georges (Bete Giyorgis), Bete Medhane Alem et Bete Emmanuel. Leur particularité est d’avoir été creusées à même le roc sous le niveau du sol, ce qui implique le déplacement de milliers de tonnes de pierre. Elles ont toutes été percées dans ces immenses blocs, ce qui en fait le plus grand ensemble monolithique fonctionnel au monde. Si certaines sont construites dans un style traditionnel orthodoxe, d’autres comme Bete Emmanuel, la plus massive, reprennent une ornementation typiquement axoumite.
Thesiger a rapporté de ce lieu et d’Afrique quelques photographies (1960). Lalibela sur Google Maps.

Beta Giyorgis vu d’en haut

Beta Giyorgis vu d’en bas

Sculptures et polychromies de Bete Maryam

Sculptures et polychromies de Bete Maryam

Bet Medhane Alem
Les deux premières photos © Aluka, les trois suivantes © A. Davey.
Wilfred Thesiger, Visions d’un nomade, Plon, 1987, coll. Terre humaine.
Billet suivant: Sana’a et Shibam, au pays des mangeurs de qât, Wilfred Thesiger le nomade #3
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Feb 26, 2010 | Sur les portulans |
Sur la route de Datong en Chine, dans la province du Shanxi se trouve le monastère bouddhiste de Xuan Kong Si ou Heng Shang (localisation). Datant du VIIè siècle, il a été élevé sur la paroi à cinquante mètres du sol pour éviter les crues de la rivière qui se trouve en contrebas. Chef d’œuvre d’architecture aérienne, il semble reposer sur de fins piliers à peine posés sur la paroi, mais en réalité son entière structure repose sur un réseau d’énormes poutres en bois fichées horizontalement dans la paroi. Le paysage de vallée au pied du monastère contraste avec la verticalité de l’endroit et offre un panorama splendide sur les montagnes alentour.

Photo © EmmaG
Quelques photos assez impressionnantes ici.
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