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1947 à New-York, Ombres sur l’Hud­son — Isaac Bashe­vis Singer

J’ai ren­con­tré Isaac Bashe­vis Sin­ger dans un recueil d’en­tre­tiens avec Antho­ny Bur­gess que l’é­di­teur, en toute modes­tie a nom­mé “Ren­contre au som­met”(1). Ce petit livre, qui est la trans­crip­tion des échanges entre les deux hommes pour un docu­men­taire de la télé­vi­sion sué­doise, tour­né en 1985, est une œuvre dense, dont cha­cune des phrases pour­raient ali­men­ter une antho­lo­gie des cita­tions sur la reli­gion. Mal­heu­reu­se­ment, depuis mon démé­na­ge­ment, je ne retrouve pas ce livre. C’est après avoir lu ce petit opus­cule que je me suis ache­té Ombres sur l’Hud­son, un épais livre écrit en yid­dish et paru sous forme de feuille­ton dans le jour­nal The For­ward (פֿאָרווערטס, For­verts) à par­tir de 1957, puis tra­duit en anglais et publié tel quel en 1998. Le livre en fran­çais est donc une tra­duc­tion de tra­duc­tion, mais le style est fluide et la pré­sence d’un lexique yid­dish per­met une bonne compréhension.

Pho­to © Luke Red­mond

[audio:lomir_alle.xol]

- Tout a disparu.
— Pour­quoi, mon ché­ri ? Pour­quoi ? Quel­que­fois, je feuillette L’His­toire des Juifs de Graetz. Il n’y est ques­tion que d’une chose : les per­sé­cu­tions. Mais le monde a oublié la façon dont les Juifs aimaient les fêtes. J’ai une théo­rie : si les Juifs n’a­vaient pas été un peuple aus­si joyeux, le monde ne les auraient pas autant haïs. Toute haine est bâtie sur l’envie.

Ombres sur l’Hud­son est typi­que­ment une œuvre com­mu­nau­ta­riste. On est en 1947, à New-York, dans la com­mu­nau­té ash­ké­naze amé­ri­caine immé­dia­te­ment issue de l’exode euro­péenne pen­dant la guerre, et à quelques temps de la créa­tion de l’é­tat d’Is­raël, dans un espace de temps et de lieu où les Juifs qui ont échap­pé au mas­sacre de la Shoah vivent une sorte d’er­rance et de déprime dans les­quelles appa­raissent les ques­tions qui ont fait les grands débats phi­lo­so­phiques d’a­près-guerre sur l’exis­tence de Dieu, la bon­té de Dieu, et la ques­tion de la fin de l’his­toire. On y voit appa­raître en fili­grane les visages de Spi­no­za ou de Leib­niz quand il s’a­git de la théo­di­cée (Θεοũ δίκη, « jus­tice de Dieu »).

- Vois-la donc et confie-lui tes affaires pour­ries. Puis pars et ima­gine-toi que tu es déjà dans le monde à venir, en train de man­ger la chair du Léviathan.

Sunset on the Hudson waterfront

Pho­to © Joi­sey Showaa

Nous sommes dans un milieu de Juifs réfu­giés échoués à Ellis Island comme d’autres se trompent de che­min pour aller au tra­vail pour la pre­mière fois, réunis autour d’un riche veuf, un par­ve­nu autour duquel gra­vitent un vieux méde­cin éden­té par­lant à peine anglais, un autre méde­cin, jeune et athée qui trouve toute jus­ti­fi­ca­tion de la vie entre les cuisses des femmes qu’il séduit, un bel­lâtre cin­quan­te­naire qui n’a plus foi en rien et vit de quelques menues opé­ra­tions en bourse et la fille de Maka­ver (on peut ima­gi­ner que ce Maka­ver est l’i­mage de Sin­ger), mariée à Luria, une ombre, un avo­cat miteux qui ne peut exer­cer ici comme il le fai­sait en Pologne, dont la pre­mière femme et les enfants ont péri dans les camps de concentration…
Ombres sur l’Hud­son, c’est la chute d’un homme, Hertz Grein, de vingt ans l’aî­né de la fille de Maka­ver qu’il va séduire et entrai­ner avec lui dans un New-York immense et déso­lé. C’est la chute d’un Maka­ver qui d’un revers de for­tune tom­be­ra aus­si bas qu’il est pos­sible pour un homme de son enver­gure et c’est la chute d’un Luria qui ne pour­ra fina­le­ment conti­nuer à vivre sans sa pre­mière femme, morte et la seconde, par­tie avec un autre. Grein chute, il n’en peut plus de tom­ber entre sa femme malade d’un can­cer, Esther son ancienne maî­tresse qu’il n’ar­rive pas à chas­ser de sa vie et qui le retient sans arrêt et sa com­pagne qu’il ché­rit depuis qu’il la connaît, toute enfant. Grein se perd dans la ville, dans sa vie et les bras des femmes qu’il aime, jus­qu’à quel point, jus­qu’à retrou­ver sa foi, revê­tir le châle de prière et les phylactères ?
Ombres sur l’Hud­son, c’est une fresque immense dans une ville qui l’est tout autant, ani­mée par des per­son­nages qui n’ar­rivent plus à savoir qui ils sont, entre un pays qui les accueille à bras ouverts mais qu’ils n’ar­rivent pas à adop­ter et une Europe qui les a exter­mi­né, chas­sé… Il flotte dans ce livre comme un par­fum de fin du monde par­mi des hommes damnés…

Comme une ode sau­vage, je tiens par­ti­cu­liè­re­ment à ce para­graphe, une des plus belles des­crip­tions que j’ai lues depuis bien long­temps, une ambiance de renais­sance après une nuit ombrageuse…

Quand Grein quit­ta la syna­gogue, le soleil brillait. La rue était pleine d’en­fants. Les éboueurs tiraient les pou­belles jus­qu’aux bennes où les ordures seraient broyées. A demi-nus, en che­mises mul­ti­co­lores, le visage mar­qué par d’in­nom­brables guerres, des siècles de métis­sage, des actes de vio­lence, venus des pre­miers âges, des peines sans nombre que des géné­ra­tions entières ne pou­vaient effa­cer, des Por­to­ri­cains étaient assis sur le pas de leur porte. Un cha­riot pas­sa, rem­pli de tomates à moi­tié pour­ries, tiré par un vieux che­val et le mar­chand criait comme un pos­sé­dé. Un poli­cier noir sur­git de nulle part, fai­sant adroi­te­ment tour­noyer son bâton. Sur le trot­toir, à côté d’une pou­belle, un ivrogne était éten­du, le visage tumé­fié, rouge comme s’il avait la peste, en train de bre­douiller et de baver, tan­dis que ses yeux expri­maient la dou­leur de ceux qui ont per­du tout contrôle d’eux-mêmes. Cette épave humaine sem­blait imbi­bée d’al­cool au point d’être prête à s’en­flam­mer à n’im­porte quel instant.

Notes:
1 — Edi­tions Mille Et Une Nuits, 1998.

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Mud­hif Ma’­dan et Yazi­di, Wil­fred The­si­ger le nomade #4

Entre 1950 et 1958, Wil­fred The­si­ger se rend en Irak. A cette époque-là, Sad­dam Hus­sein n’a pas encore mené son coup d’é­tat dans ce pays jeune dont l’in­dé­pen­dance est pro­cla­mée en 1932. Avant 1968, l’I­rak est un pays ron­gé par les com­mu­nau­ta­risme et un fort sen­ti­ment anti­sé­mite qui condui­ra les 125000 juifs ira­kiens à affluer en Israël, ain­si que par des ten­sions entre la répu­blique ins­tau­rée et sou­te­nue par le Troi­sième Reich et la monar­chie pro­mue par le Royaume-Uni. Loin de ces conflits d’in­té­rêt, The­si­ger pas­se­ra quelques temps par­mi les Yazi­di (يزيدي), dans le nord du pays (région de Mos­soul et de Ninive) puis au sud, dans la région des marais située dans le bas­sin du Tigre et de l’Eu­phrate (entre les tris­te­ment célèbres villes de Bas­so­rah, Nasi­riyah et le bar­rage de Kut), par­mi les Arabes des Marais (عرب الأهوار), les Maa­dans ou Ma’­dans (معدان).

Les Yazi­di font par­tie de ces peuples trop sou­vent per­sé­cu­tés parce que mino­ri­taires, confi­nés dans les arrière pays et par­lant kurde. Les musul­mans les appellent impro­pre­ment « les ado­ra­teurs du Diable ». Le Yézi­disme est un syn­cré­tisme reli­gieux dans lequel on adore aus­si bien l’ange-paon Taous‑i Malek, oiseau qui repré­sente Satan, que le cheikh Adi ibn Mus­ta­fa, fon­da­teur de leur reli­gion et observent éga­le­ment les fon­de­ments du zoroas­trisme. Les Yazi­di, mal­gré une volon­té farouche de ne pas prendre part dans le conflit qui secoue l’I­rak depuis 2003, ont payé un lourd tri­but puisque leur com­mu­nau­té a été vic­time de l’at­ten­tat sui­cide le plus meur­trier depuis le 11 sep­tembre 2001, dans la pro­vince de Ninive avec plus de 570 morts (cet atten­tat est en rela­tion directe avec la lapi­da­tion de la jeune Yazi­di Doaa Kha­lil Assouad).

Pho­to extraite de son livre Visions d’un nomade, chez Plon, 1987, coll. Terre humaine.

Dans le sud du pays, The­si­ger arrive pour une période de quinze jours, his­toire de pas­ser un peu de temps à chas­ser le canard dans cette région fon­ciè­re­ment giboyeuse par­mi les Ma’­dans. Il y res­te­ra fina­le­ment sept ans. C’est dans cette région qu’est cen­sée s’être trou­vé le Jar­din d’É­den et c’est éga­le­ment une région infes­tée de mous­tiques où l’on ne se déplace qu’à l’aide d’embarcations longues d’une dizaine de mètres sur un au plus de large. Lors des inon­da­tions qui ont eu lieu en 1954, le niveau de l’eau a mon­té de plus de deux mètres, rédui­sant consi­dé­ra­ble­ment les aires de vie des autoch­tones, mais ils se sont adap­tés et ont bâti des îlots arti­fi­ciels. Lorsque le Sheikh pro­pose à The­si­ger d’ha­bi­ter une hutte confor­table, une mai­son d’hôte appe­lé mud­hif, une construc­tion faite de roseaux géants en tun­nel pou­vant atteindre 26 mètres de lon­gueur, il refuse, pré­tex­tant qu’a­près avoir vécu dans le désert avec les Rashid, il est habi­tué à l’in­con­fort et sou­haite être logé à la même enseigne que n’im­porte quel Ma’dan.
Les Ma’­dan ont subi les foudres de Sad­dam Hus­sein lors­qu’au len­de­main de la guerre Iran-Irak, celui-ci se ren­dit compte qu’ils avaient aidé les déser­teurs ira­kiens et qu’ils avaient éga­le­ment par­ti­ci­pé à l’in­sur­rec­tion de 91 ; il leur en tint une ran­cune mor­telle. Il fit assé­cher les marais et la popu­la­tion des Ma’­dans pas­sa de 250.000 à quelques dizaines de mil­liers, rava­geant à la fois un éco­sys­tème de terre humide unique au monde et déci­mant une popu­la­tion au mode de vie millénaire.

Pho­to © Wil­fred Thesiger

Billet sui­vant: La voix du vieil homme au visage de sable, Wil­fred The­si­ger le nomade #5

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Phâl­gu­not­sa­va

C’est la fête qui marque l’é­qui­noxe de prin­temps chez les Hin­dous. En Inde, on par­ti­cipe acti­ve­ment à Holî en se bar­bouillant de pig­ments, dans une débauche de cou­leurs déme­su­rée. Chaque cou­leur a  une signi­fi­ca­tion: le vert pour l’har­mo­nie, l’o­range pour l’op­ti­misme, le bleu pour la vita­li­té et le rouge pour la joie et l’a­mour (source Wiki­pé­dia). De splen­dides pho­tos sur Big Pic­ture.

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Églises mono­li­thiques de Lali­be­la, Wil­fred The­si­ger le nomade #2

Sir Wil­fred Patrick The­si­ger a eu une chance folle. Tan­dis que son père Wil­fred Gil­bert exerce sa qua­li­té de diplo­mate en Éthio­pie au début du XXème siècle auprès du roi Méné­lik II, le petit Wil­fred Patrick nait dans une hutte tra­di­tion­nelle aux alen­tours d’Addis-Abe­ba (አዲስ አበባ, nou­velle fleur en amha­rique). En 1930, après des études bri­tan­niques tout ce qu’il y a de plus conven­tion­nelles, il retourne sur les terres abys­sines pour la cou­ron­ne­ment du nou­veau Negusse Negest éthio­pien, Ras Tafa­ri Mekon­nen, cou­ron­né sous le nom de Hai­lé Sélas­sié Ier (ቀዳማዊ ኃይለ ሥላሴ), où il est invi­té d’hon­neur. C’est de ce retour sur cette terre d’o­ri­gine et d’une mis­sion chez les féroces Dana­kils que naî­tra une car­rière d’ex­plo­ra­teur bien remplie.
Durant cette période, il rap­por­te­ra une ensemble de pho­to­gra­phies d’un lieu abso­lu­ment unique au monde, Lali­be­la (ላሊበላ). Située à 2 630 mètres d’al­ti­tude, la ville porte le nom du Négus de l’é­poque, Gebra Mas­kal Lali­be­la (1172 — 1212) qui avait fait du lieu sa capi­tale, rem­pla­çant ain­si la belle et antique Aksoum (አክሱም). Le lieu n’a pas été choi­si au hasard. On sait que le peuple éthio­pien est en grande majo­ri­té de confes­sion chré­tienne ortho­doxe, se disant à la fois fils de Make­da, Reine de Saba et du Roi Salo­mon. Aus­si, sous la pres­sion de l’ex­pan­sion arabe sous le règne des  Fati­mides, Jéru­sa­lem est de plus en plus dif­fi­cile à atteindre et ce lieu sera la nou­velle Jéru­sa­lem (la Jéru­sa­lem noire) en rai­son de sa topo­gra­phie. Sym­bo­li­que­ment, elle repré­sen­te­ra la Terre Sainte.
En tout, ce sont onze églises construites de part et d’autre du Yor­da­nos (on y entend Jour­dain) dont les plus célèbres sont celles de Saint-Georges (Bete Giyor­gis), Bete Med­hane Alem et Bete Emma­nuel. Leur par­ti­cu­la­ri­té est d’a­voir été creu­sées à même le roc sous le niveau du sol, ce qui implique le dépla­ce­ment de mil­liers de tonnes de pierre. Elles ont toutes été per­cées dans ces immenses blocs, ce qui en fait le plus grand ensemble mono­li­thique fonc­tion­nel au monde. Si cer­taines sont construites dans un style tra­di­tion­nel ortho­doxe, d’autres comme Bete Emma­nuel, la plus mas­sive, reprennent une orne­men­ta­tion typi­que­ment axoumite.
The­si­ger a rap­por­té de ce lieu et d’A­frique quelques pho­to­gra­phies (1960). Lali­be­la sur Google Maps.

Beta Giyor­gis vu d’en haut

Ethiopia, Lalibela, Beta Giyorgis

Beta Giyor­gis vu d’en bas

Sculp­tures et poly­chro­mies de Bete Maryam

Sculp­tures et poly­chro­mies de Bete Maryam

Bet Med­hane Alem

Les deux pre­mières pho­tos © Alu­ka, les trois sui­vantes © A. Davey.
Wil­fred The­si­ger, Visions d’un nomade, Plon, 1987, coll. Terre humaine.

Billet sui­vant: Sana’a et Shi­bam, au pays des man­geurs de qât, Wil­fred The­si­ger le nomade #3

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Xuan Kong Si

Sur la route de Datong en Chine, dans la pro­vince du Shan­xi se trouve le monas­tère boud­dhiste de Xuan Kong Si ou Heng Shang (loca­li­sa­tion). Datant du VIIè siècle, il a été éle­vé sur la paroi à cin­quante mètres du sol pour évi­ter les crues de la rivière qui se trouve en contre­bas. Chef d’œuvre d’ar­chi­tec­ture aérienne, il semble repo­ser sur de fins piliers à peine posés sur la paroi, mais en réa­li­té son entière struc­ture repose sur un réseau d’é­normes poutres en bois fichées hori­zon­ta­le­ment dans la paroi. Le pay­sage de val­lée au pied du monas­tère contraste avec la ver­ti­ca­li­té de l’en­droit et offre un pano­ra­ma splen­dide sur les mon­tagnes alentour.

Pho­to © EmmaG

Quelques pho­tos assez impres­sion­nantes ici.

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