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Le bout du monde à Lan­di Kotal

Le bout du monde à Lan­di Kotal

Lorsque j’é­tais gamin, je jouais avec des petits sol­dats de plas­tique que je fai­sais se battre au milieu du salon chez mes grands-parents, avec le plus total mépris pour les popu­la­tions civiles. Bataille des Ardennes, Water­loo, Alé­sia, tout y pas­sait ; je refai­sais le monde avec ces mor­ceaux de plas­tique à l’é­chelle 1:72 que je me plai­sais par­fois à peindre pour plus de réa­lisme. J’ai gar­dé toutes ces boîtes en car­ton dans le gre­nier de ma grand-mère et je me rap­pelle avoir ache­té une boîte en par­ti­cu­lier ; la Colo­nial India Bri­tish Infan­try, et au-des­sus de ce titre de la boîte ESCI n°232 se trouve cet inti­tu­lé : Indian War Kiber Pass Bri­tish Infan­try. Le fait de voir ces sol­dats anglais res­sem­blant plus à des Indiens qu’à des sujets de Sa Majes­té me posait ques­tion et Kiber Pass était pour moi comme une énigme que je n’ar­ri­vais pas à résoudre. Du coup, ces sol­dats ne se sont jamais bat­tus car je ne com­pre­nais pas qui étaient leur ennemis.
La Passe de Khy­ber, qu’on appelle aus­si le défi­lé de Khaï­ber, est en réa­li­té le col immense qui sépare l’Af­gha­nis­tan et le Pakis­tan, long de 58 km où il existe une route construite par les Anglais depuis 1879.

Albert Chalcroft, The King's Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937

Albert Chal­croft, The King’s Regi­ment, Lan­di Kotal, Kyber Pass, 1937 — Pho­to © Mar­ti Bogie

Depuis Alexandre le Grand, cet endroit est répu­té pour être un lieu de pas­sage presque obli­gé pour pas­ser d’un point car­di­nal à l’autre. Aujourd’­hui encore, le mot tali­bans est asso­cié à ce lieu. Cette situa­tion par­ti­cu­lière a valu aux contre­ban­diers de s’ins­tal­ler pré­ci­sé­ment au centre de ce col, où la petite ville de Lan­di Kho­tal s’est déve­lop­pée sur le sang des innom­brables Pakis­ta­nais et Afghans, mais aus­si des Anglais qui sont venus se four­voyer dans ces mon­tagnes inhos­pi­ta­lières. Un lieu sinistre que William Dal­rymple décrit avec la chair de poule.

Certes, la gare de Lan­di Kho­tal sem­blait avoir été construite dans l’i­dée qu’on devait s’at­tendre au pire. Elle res­sem­blait plus à une for­te­resse qu’à une tête de ligne, avec ses solides murs de pierre per­cés d’é­troites meur­trières. Au quatre coins, des tou­relles cou­vraient chaque angle de tir. Les mai­sons voi­sines avaient été rasées pour lais­ser le champ libre au com­bat. L’Af­gha­nis­tan est à moins d’un kilo­mètre : ce lieu fut autre­fois la pre­mière ligne de défense de l’Em­pire britannique.
D’é­paisses grilles pro­té­geaient les fenêtres, et les portes étaient en acier ren­for­cé. Cepen­dant, l’une d’elles avait été arra­chée de ses gonds et je me his­sai jusque là pour explo­rer l’in­té­rieur. Un qua­dri­la­tère de salles don­nant sur un gazon, for­mant une sorte de cloître, évo­quait quelque peu le der­nier com­bat de Clus­ter. On sen­tait, ins­tinc­ti­ve­ment, que quelque chose de ter­rible s’é­tait pas­sé là : les hommes des tri­bus avaient peut-être cru­ci­fié le chef de gare ou étran­glé le contrô­leur. C’é­tait le genre d’en­droit où pre­naient fin les nou­velles de Kipling, le héros vic­to­rien pur jus repo­sant, étri­pé, dans un défi­lé de la fron­tière, tan­dis que les vau­tours tour­noient au-des­sus de son cadavre :

Si tu es seul, bles­sé, dans les plaines d’Afghanistan,
Et que les femmes arrivent pour ache­ver les survivants,
Couche-toi sur ton fusil, fais-toi sau­ter la cervelle ?
Et rejoins ton Dieu en sol­dat fidèle.

Dans le bureau du chef de gare, tout était res­té dans l’é­tat où, pour la der­nière fois, un train avait gra­vi la passe. Le Pakis­tan Rail­ways Alma­nach de 1962 était ouvert sur la table et de vieux livres de compte se cou­vraient de pous­sière sur une éta­gère. Cet endroit était sinistre et je n’eus aucune envie de m’y attarder.

Albert Chalcroft, The King's Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937

Albert Chal­croft, The King’s Regi­ment, Lan­di Kotal, Kyber Pass, 1937 — Pho­to © Mar­ti Bogie

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

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Un saint pour les vœux à exé­cu­ter rapi­de­ment : Saint Expédit

Un saint pour les vœux à exé­cu­ter rapi­de­ment : Saint Expédit

Voi­ci un culte comme on n’en fait plus. Niché dans le cœur de l’île de la Réunion, se mani­feste le culte de Saint Expé­dit, un saint dont l’o­ri­gine se mélange entre une erreur mani­feste d’é­ti­quette et la sur­vi­vance du culte d’un autre saint plus ancien, mys­té­rieux, à l’exis­tence pas­sée remise en cause ; un curieux syn­cré­tisme en est né, quelque chose de propre à l’île et dont les popu­la­tions, dans leur grande diver­si­té, se sont appro­priées la figure. William Dal­rymple nous explique com­ment dans l’île on peut voir fleu­rir de petits sanc­tuaires peints en rouge sang sur le bord des routes, lieux de culte voués à ce per­son­nage étrange à qui il est cou­tume de faire des offrandes pour qu’il exauce “rapi­de­ment et sans délai” des vœux par­ti­cu­liers. Autant dire que l’é­glise chré­tienne regarde ce culte d’un œil torve et sus­pi­cieux, même si c’est elle qui se l’est approprié.

Saint Expedit

Sanc­tuaire de Saint Expe­dit à la Réunion — Pho­to © Chris­tophe André

Au cours de l’an­née 1931, une boîte conte­nant des reliques, expé­diée par le Vati­can, arri­va dans l’Île.
Quelque part, en cours de route, il semble que l’é­ti­quette por­tant le nom du saint ait dis­pa­ru, et la seule indi­ca­tion qu’on avait sur son conte­nu, c’é­tait un tam­pon por­tant le mot ita­lien : « Spe­di­to » (expé­dié). Ain­si débu­ta le culte de Saint Expé­dit, dont la popu­la­ri­té gran­dit d’an­née en année, si bien qu’à par­tir d’une simple erreur d’é­cri­ture, il devint le patron non offi­ciel de la Réunion, saint dont la bio­gra­phie uni­que­ment orale en vint à cris­tal­li­ser les espoirs et les craintes de nom­breuses eth­nies de l’île. Il y a main­te­nant près de trois cent cin­quante sanc­tuaires dédiés à saint Expé­dit. Ils se dressent à chaque croi­se­ment de routes, cou­ronnent chaque som­met, reposent au fond des ravins les plus déser­tiques. Ce sont, à la fois, des ora­toires pour les fidèles et des sen­ti­nelles sacrées qui pro­tègent des ter­reurs nocturnes. […]
Le confon­dant pro­ba­ble­ment avec saint Elpide (mar­tyre armé­nien du IVè siècle, mort à Eski Mala­tyal, Mély­tène à l’é­poque, Tur­quie), l’Église catho­lique locale a fait de lui un mar­tyr des pre­miers temps de l’Église, et il est repré­sen­té comme un jeune légion­naire romain, por­tant un plas­tron en argent et une tunique rouge. D’une main, il tient une lance, de l’autre la palme du mar­tyr ; sous son pied gauche, il écrase un cor­beau, sym­bole de sa vic­toire sur les démons ten­ta­teurs. Mais un cer­tain nombre d’at­tri­buts plus exo­tiques ont été ajou­tés à cette image conven­tion­nelle de la pié­té catho­lique. Les hin­dous ont inté­gré à leur pan­théon ce saint qui porte main­te­nant la cou­leur sacrée de l’hin­douisme, et ils voient en saint Expé­dit une incar­na­tion non offi­cielle de Vish­nou ; ceux qui dési­rent des enfants attachent à la grille de l’un de ces sanc­tuaires un mor­ceau de tis­su jaune safran. De même, les musul­mans indo-réunion­nais y sus­pen­dant des fils de coton, comme ils le feraient sur des lieux sacrés sou­fis du sous-continent.
Ce culte de saint Expé­dit s’est aus­si révé­lé popu­laire auprès des des­cen­dants des esclaves qui per­pé­tuent la croyance aux esprits de leurs ancêtres mal­gaches. A Mada­gas­car, la palme est asso­ciée à la mort, alors que la lance et le cor­beau de saint Expé­dit sym­bo­lisent le sacri­fice, fai­sant de lui un cha­man blanc. Trait plus exo­tique encore, cer­tains des sor­ciers de l’île ont don­né à ce culte un carac­tère plus sombre en déca­pi­tant l’i­mage du saint, soit pour neu­tra­li­ser son pou­voir, soit afin d’u­ti­li­ser cette tête pour leurs propres incantations. […]
— Il s’en ser­vait pour jeter des sorts, dit Lou­lou. Il pen­sait qu’en déca­pi­tant le saint, il le dépouille­rait de son pou­voir et s’en empa­rait pour son propre usage.
— Vous pen­siez que cet homme avait un cer­tain pouvoir ?
— Il nous ter­ro­ri­sait ; tout le monde croyait qu’il était très puis­sant. Mais, à la fin, les gens l’ont flan­qué dehors.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Duval Gil­bert

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Nasir-ol-Molk, la mos­quée rose de Shiraz

Dans l’an­cienne capi­tale de l’empire Perse Shi­raz se trouve la très belle mos­quée de Nasir-ol-Molk (Nasir al-Mulk, مسجد نصیر الملك‎), une mos­quée chiite inau­gu­rée en 1888. La par­ti­cu­la­ri­té de ce monu­ment est que la salle de prière prin­ci­pale est ornée de superbes mosaïques et de vitraux hau­te­ment colo­rés que la lumière crue du soleil ira­nien vient frap­per. L’illu­sion colo­rée créée à l’in­té­rieur est tout sim­ple­ment magique, dans des domi­nantes de lumière rose.
Voir d’autres images superbes de la « Mos­quée Rose » sur Bored Pan­da.

Mosquée Nasir-ol-Molk, Shiraz - Iran

Mos­quée Nasir-ol-Molk, Shi­raz — Iran

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Moham­med V, pro­tec­teur des Juifs au Maroc

Moham­med V, pro­tec­teur des Juifs au Maroc

C’é­tait un roi comme les autres après tout, peut-être un peu plus qu’un roi puis­qu’il fut aus­si sul­tan, mais aus­si parce qu’il est consi­dé­ré comme le père fon­da­teur de la nation maro­caine moderne et qu’il fut déco­ré par le géné­ral de Gaulle. Moham­med Aïs­saoui, dans son livre L’é­toile jaune et le crois­sant, nous fait une brève des­crip­tion de l’at­ti­tude qu’eut Moham­med V envers les Juifs ins­tal­lés au Maroc depuis des géné­ra­tions. Si la France atten­dait de lui qu’il eut un rôle pré­pon­dé­rant dans les rafles qui auraient per­mis aux Alle­mands de dépor­ter les res­sor­tis­sants maro­cains de confes­sion juive, le monarque se com­por­ta en juste, ce qui fait de lui un poten­tiel can­di­dat au titre de « juste par­mi les nations » auprès du mémo­rial de Yad Vashem, ce qui ferait de lui le pre­mier musul­man de l’his­toire (car il y en eut d’autres) à por­ter ce titre.

Le sultan chérifien Mohammed V du Maroc

Le sul­tan ché­ri­fien Moham­med V du Maroc

Par son com­por­te­ment durant la Seconde Guerre mon­diale, Moham­med V fait la fier­té des Maro­cains et de tous les Magh­ré­bins qui n’ont jamais ver­sé dans l’an­ti­sé­mi­tisme. On connaît la légende du roi du Dane­mark qui aurait por­té l’é­toile jaune durant l’Oc­cu­pa­tion — mais ce n’est qu’une légende. On connaît moins celle du roi du Maroc, celle-là cor­ro­bo­rée par des faits. Alors sous pro­tec­to­rat fran­çais, le sul­tan a refu­sé que les Juifs de l’empire ché­ri­fien arborent l’é­toile jaune comme en France et comme vou­lait le lui impo­ser le gou­ver­ne­ment de Vichy. A l’é­poque, il y avait 200 000 Juifs au Maroc, le résident géné­ral Noguès repré­sen­tant de Vichy avait fait pré­pa­rer 200 000 étoiles jaunes. Serge Ber­du­go a racon­té que le sul­tan aurait alors répon­du à Noguès qu’il lui fal­lait rajou­ter une cin­quan­taine d’é­toiles jaunes : pour lui et les membres de sa famille. La phrase attri­buée à Moham­med V qui revient le plus sou­vent lorsque l’on évoque les années d’Oc­cu­pa­tion au Maroc est : « Les Juifs maro­cains sont mes sujets, et comme tous les autres sujets, il est de mon devoir de les pro­té­ger. » Il est clair que le sul­tan du Maroc a fait preuve de résis­tance face aux nazis, au moins une résis­tance pas­sive, en pre­nant par exemple tout son temps pour signer les décrets, et qu’il a pro­té­gé comme il a pu les Juifs de son royaume.

Moham­med Aïs­saoui, L’é­toile jaune et le croissant
Gal­li­mard, 2012

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Scène de transe au temple de Kali à Kochi

Scène de transe au temple de Kali à Kochi

— Et com­ment per­sua­dez-vous Kali de pos­sé­der la per­sonne ? demandai-je.
— Oh, c’est très facile. Nous lui don­nons à boire douze bas­sines pleines de sang.

Artiste de Kathakali

Artiste de Katha­ka­li — Pho­to © Jogesh S

Repar­tons en Inde, dans le sud de l’Inde exac­te­ment, à Kochi dans le Kera­la (l’an­cienne Cochin), le temps de se faire un peu peur dans la sau­va­ge­rie d’un temple où un liquide rouge stagne dans des bas­sines en cuivre, une solu­tion de jus citron et de tein­ture qui, il y a peu, n’é­tait pas aus­si sym­bo­lique ; on rem­plis­sait autre­fois ces bas­sines de sang d’a­ni­maux (ou peut-être d’une autre espèce…) sacrifiés.
Kali (काली), déesse mère, des­truc­trice, reine du temps, de la mort et de la déli­vrance, déesse matrone à la peau noire, Kali veut dire le temps, donc la mort. Elle est la femme de Shi­va et danse sur le corps blanc de son mari qui réclame son indul­gence, gri­ma­çante, tirant la langue et mon­trant outra­geu­se­ment ses lèvres rouges retour­nées comme les babines d’un ani­mal cour­rou­cé ou les lèvres d’un sexe béant. La voca­tion de Kali est de faire peur, comme le temps et la mort doivent faire peur. Mais les Hin­dous ne sont pas si naïfs, car Kali est celle qui les emmène vers la déli­vrance des réin­car­na­tions, même si cela doit pas­ser par une longue période sans morale. La déesse dont parle Dal­rymple est en réa­li­té un ava­tar d’une autre déesse plus large, Para­shak­ti Kali, mais j’a­voue avoir du mal à sai­sir la nuance.
Plon­gée dans une séance  tour­men­tée de gué­ri­son cha­ma­nique. Pour un peu, on tom­be­rait bien, nous aus­si, en transe.

Le temple de Kali était brillam­ment éclai­ré par un halo de torches fuli­gi­neuses à l’o­deur âcre. Pen­dant que le flot des fidèles y péné­trait, deux prêtres à demi nous allu­mèrent les der­nières mèches d’un grand pla­teau de cierges dont les flammes trem­blo­taient. Les prêtres ouvrirent les portes et les pèle­rins s’in­cli­nèrent devant la sta­tue aux nom­breux bras de Kali.
J’es­sayais de m’ap­pro­cher pour mieux la voir, à la lumière vacillante des torches. La déesse était repré­sen­tée comme une hideuse vieille sor­cière au visage noir bar­bouillé de sang, les lèvres retrous­sées, tirant la langue. Elle était nue et ne por­tait qu’une guir­lande de crânes et une cein­ture de têtes cou­pées ; un lacet de thug pen­dant à cette dernière.
Bien­tôt d’autres brah­manes à demi nus appa­rurent. Leur chair mouillée de sueur lui­sait à la lueur des lampes ; ils enton­nèrent des man­tras en sans­krit. Tan­dis qu’ils chan­taient, leur chef s’as­sit en lotus sur le sol, et je remar­quai pour la pre­mière fois les grandes bas­sines de cuivre dis­po­sées en rangs, dans l’ombre, aux pieds des prêtres.
Puis on intro­dui­sit les pos­sé­dées : douze ou treize jeunes filles, en majo­ri­té des ado­les­centes, et un seul homme qui devait appro­cher la tren­taine. On les ins­tal­la en arc de cercle autour de l’au­tel et, durant quelques minutes, tous res­tèrent immo­biles et silen­cieux pen­dant que les brah­manes conti­nuaient à chan­ter leurs man­tras. Puis le chef des prêtres fit un signe de tête aux cym­ba­liers, et la musique reprit.
D’a­bord les cym­bales se conten­tèrent de gar­der le tem­po des man­tras, puis les joueurs de conques et de trom­pettes se mirent de la par­tie, aux­quels se joi­gnirent quatre tam­bou­ri­neurs qui tenaient cha­cun un grand tabla de bois. Bien­tôt les man­tras furent com­plè­te­ment étouf­fés par le rythme ances­tral des musi­ciens du temple.
Dans l’ombre, je vis le chef de la com­mu­nau­té asper­ger le sanc­tuaire de liquide san­glant en pui­sant dans les bas­sines avec ses mains en coupe, si bien qu’en atter­ris­sant, le jus rouge écla­bous­sait les autres prêtres avant de cou­ler dans un conduit qui l’a­me­nait vers les racines de l’arbre du Démon.
Le rythme des tam­bours s’ac­cé­lé­ra, les conques beu­glèrent ; puis sou­dain, quelque chose de très étrange se pro­dui­sit. L’une des pos­sé­dées se mit à trem­bler, comme prise d’une forte fièvre. Ses yeux étaient ouverts, mais elle sem­blait com­plè­te­ment déso­rien­tée. À côté d’elle, les autres jeunes filles com­men­cèrent aus­si à oscil­ler ; la transe se trans­met­tait de l’une à l’autre telle une contagion.
— Regar­dez ! chu­chot­ta Venu­go­pal. Voyez comme notre déesse est puis­sante ! Elle fait dan­ser les esprits. Bien­tôt peut-être vont-ils capituler.
Une jeune fille en sari bleu secouait sa longue che­ve­lure d’a­vant en arrière, comme en proie à d’im­pos­sibles convul­sions. Der­rière elle, une femme — sans doute sa mère — ten­tait de s’as­su­rer que son sari, en se dérou­lant, n’en­frein­drait pas les règles de la pudeur indienne. De temps à autres, les mains de la jeune fille s’é­le­vaient dans les airs, son vête­ment s’en­trou­vrait et sa mère se pré­ci­pi­tait pour remettre le tis­su en place.
Trois autres jeunes filles se tor­daient main­te­nant sur le sol, comme en proie à la dou­leur ; une qua­trième tour­noyaient telle une tou­pie en pous­sant des cris aigus. C’é­tait un spec­tacle extra­or­di­naire. J’a­vais l’im­pres­sion d’a­voir recu­lé de plu­sieurs mil­lé­naires et d’as­sis­ter à quelque rituel drui­dique. Pour­tant per­sonne sauf moi ne sem­blait sur­pris et par­mi les enfants qui étaient pré­sents, deux sem­blaient s’en­nuyer fer­me­ment. Un jouait même avec deux billes de verre, les fai­sant rou­ler d’une main à l’autre, igno­rant com­plè­te­ment l’a­gi­ta­tion mal­saine qui régnait autour de lui.
Au bout d’en­vi­ron cinq minutes — bien que cela ait paru durer plus long­temps — la musique attei­gnit son paroxysme. Devant le lieu saint, le chef des prêtres, las de ver­ser la solu­tion à pleines mains, se mit à retour­ner les bas­sines dont le liquide rouge vint cla­po­ter autour des corps pros­trés des femmes. Les tam­bours bat­taient de plus en plus vite, les cym­bales s’en­tre­cho­quaient bruyam­ment, de plus en plus de pos­sé­dées tom­baient par terre en se convulsant.
Quand la der­nière s’é­crou­la, une conque émit une note grave et deux prêtres allèrent fer­mer les portes du sanc­tuaire. Les tam­bours se turent sou­dain. C’é­tait fini.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Thaths

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