Sorting by

×
La tur­bine

La tur­bine

La tur­bine

Le bruit de la nuit

Dans son petit appar­te­ment du centre-ville, les rideaux tirĂ©s, volets fer­mĂ©s, il est presque trois heures du matin lors­qu’elle ouvre un Ɠil, les deux, entre ses pau­piĂšres lourdes du som­meil qu’elle vient de subir. Ses longs che­veux raides Ă©par­pillĂ©s sur l’o­reiller, la joue col­lĂ©e des­sus et la bouche sĂšche, elle ne bouge pas, les yeux entr’ou­verts. Quelque chose ronfle. Non, ça ne ronfle pas, ça vrom­bit. Elle cligne des yeux, tou­jours Ă  moi­tiĂ© ouverts et regarde dans le vague de son salon qui, tous les soirs, se trans­forme en chambre. Elle ne regarde rien en par­ti­cu­lier, juste l’obs­cu­ri­tĂ© envi­ron­nante. Pas un seul bruit en dehors de ce vrom­bis­se­ment. Juste ce vrom­bis­se­ment qu’elle n’ar­rive pas Ă  attra­per, un son de trĂšs basse fré­quence, tel­le­ment bas qu’il en est insai­sis­sable, c’est une ligne mono­corde qui semble par­fois s’é­touf­fer et qui dis­pa­raĂźt com­plÚ­te­ment lors­qu’une voi­ture passe, pour reprendre quelques secondes aprĂšs que le der­nier son domi­nant ait com­plÚ­te­ment dis­pa­ru de son champ audi­tif. Elle ne bouge pas, reste dans la posi­tion dans laquelle elle s’est rĂ©veillĂ©e. Pas un geste, seul le bruit de sa res­pi­ra­tion se mĂȘle avec le son Ă©trange.

Elle ima­gine que c’est peut-ĂȘtre la chau­diĂšre de l’im­meuble. Une machi­ne­rie quel­conque, une pompe de rele­vage, mĂȘme si elle ne sait pas vrai­ment ce que c’est, elle a enten­du ça l’autre fois quand elle est allĂ©e au maga­sin de bri­co­lage, pompe de rele­vage, ça sonne bien, c’est peut-ĂȘtre ça, une pompe de rele­vage, une pompe de rele­vage fait for­cé­ment un bruit qui res­semble Ă  ça quand c’est en train de rele­ver et que ça pompe. Ouais. C’est for­cé­ment un truc comme ça. Bien. Mais en atten­dant, elle ne dort plus, elle reste figĂ©e seule dans son lit chaud et ce bruit sourd qui vrom­bit. Elle ne bouge pas d’un poil, referme ses pau­piĂšres et s’i­ma­gine qu’elle va se ren­dor­mir faci­le­ment. Ce qu’elle fait sans rien deman­der Ă  personne.

Elle se rĂ©veille avec la radio qui lui susurre Ă  l’o­reille qu’il est lar­ge­ment temps qu’elle se lĂšve pour aller bos­ser. Ce qu’elle fait. Elle se lĂšve en ramas­sant ses beaux che­veux bruns qu’elle entor­tille rapi­de­ment his­toire de ne pas les avoir dans le visage et fonce direc­te­ment dans la cui­sine, ouvre un tiroir, en sort une cap­sule de cafĂ© qu’elle colle dans sa cafe­tiĂšre, une tasse ramas­sĂ©e sur le bord de l’é­vier, elle attend que la machine se rĂ©veille elle aus­si. En se met­tant en marche, la machine Ă  expres­so fait un bruit de cafe­tiĂšre qui se met en marche, mĂ©ca­nique, sourd et vibrant, qui lui fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser Ă  ce bruit qu’elle a enten­du cette nuit, bien qu’il soit trĂšs dif­fé­rent. Le cafĂ© coule et pen­dant ce temps, elle appuie sur le bou­ton qui ouvre tous les stores, plie sa couette, pose l’o­reiller des­sus et emmĂšne le tout dans le pla­card de l’en­trĂ©e, suite Ă  quoi elle replie son clic-clac d’un geste expert, mĂ©ca­nique, simple et effi­cace. La nuit a dis­pa­ru de la sur­face de son appar­te­ment en quelques minutes, comme si la jour­nĂ©e d’hier n’a­vait pas connu d’aboutissement.

L’é­tude d’ar­chi­tecte dans laquelle elle a com­men­cĂ© Ă  tra­vailler il y a six mois se trouve Ă  dix minutes en voi­ture, un peu en retrait de la ville, dans une zone d’ac­ti­vi­tĂ© qui, comme toutes les zones d’ac­ti­vi­tĂ© n’a pas beau­coup d’ñme, mais l’en­vi­ron­ne­ment est boi­sĂ© et donne sur le ver­sant d’une col­line arbo­rĂ©e et les locaux sont modernes et spa­cieux, loin des entre­pĂŽts com­mer­ciaux des envi­rons. C’est un bĂąti­ment d’ar­chi­tecte, for­cé­ment, avec une cour inté­rieure dans laquelle sont plan­tĂ©s des hor­ten­sias autour d’un gigan­tesque magno­lia Ă  grandes fleurs blanches. Son bureau donne direc­te­ment dans la cour, ce qui lui pro­cure une vue repo­sante et sans dis­trac­tion, ce dont elle pense avoir besoin pour tra­vailler serei­ne­ment. Son der­nier pro­jet sur lequel elle tra­vaille avec sa col­lĂšgue est une mai­son en bois, basse consom­ma­tion et inté­gra­le­ment recou­verte d’un bar­dage en bam­bou qui vien­dra mas­quer la tota­li­tĂ© de la façade, fenĂȘtres com­prises. Elle est assez fiĂšre de ce qu’elle a rĂ©us­si Ă  sor­tir sur sa table de dessin.

AprĂšs avoir dĂ©jeu­nĂ© avec Solenn, elle retourne dans son bureau accom­pa­gnĂ©e d’une grande tasse de cafĂ© fort avec une goutte de lait et tan­dis qu’elle dĂ©ver­rouille son ordi­na­teur, elle per­çoit un son lĂ©ger. La route est loin de l’é­tude et l’o­rien­ta­tion de son bureau fait qu’elle ne per­çoit pas les bruits de la cir­cu­la­tion. Par­fois une moto qui pĂ©ta­rade ou un camion qui a du mal Ă  mon­ter la cĂŽte, mais en gĂ©né­ral, c’est incroya­ble­ment calme. Elle n’au­rait de toute façon pas pu tra­vailler dans un envi­ron­ne­ment bruyant, c’est une constante chez elle. De temps en temps, elle met un peu de musique pour rompre la mono­to­nie des jours plu­vieux qu’elle dĂ©teste, mais de maniĂšre gĂ©né­rale, c’est dans le silence du cocon qu’elle s’est construit qu’elle aime tra­vailler et dĂ©ve­lop­per ses talents de des­si­na­trice pour les pro­jets qu’elle ima­gine. Le son est de plus en plus pré­sent, le mĂȘme son qu’elle a per­çu cette nuit et qui l’a extir­pĂ© de son som­meil, le mĂȘme vrom­bis­se­ment, Ă  peine per­cep­tible, mais bel et bien lĂ , pas de doute pos­sible. Elle reste dĂ©ci­dĂ©e Ă  ne pas se lais­ser dis­traire par cette occur­rence peu oppor­tune et conti­nue Ă  rem­plir le dos­sier qu’elle doit remettre ce soir au ser­vice urba­nisme. Au bout d’un quart d’heure, elle dĂ©chausse ses lunettes et les pose sur son cla­vier, elle fait tou­jours ça, et se lĂšve pour aller voir Solenn qu’elle dĂ©range tan­dis qu’elle est en train de lire ses mes­sages sur son tĂ©lĂ©phone.

- Dis-moi, tu entends ce bruit ?
- Quel bruit ?
- Écoute bien.

Les deux femmes res­tent coites dans un silence assour­dis­sant. Elles n’en­tendent que Caro­line Ă  l’ac­cueil qui parle au tĂ©lé­phone, mais le son de sa voix par­vient Ă©touf­fĂ© par le dĂ©dale de murs qui empĂȘche les sons de se propager.

- Tu entends ? dit-elle.
- Non, rĂ©pond Solenn, Ă  part Caro­line, je n’en­tends rien du tout. Qu’est-ce que tu entends ? Un once d’im­pa­tience peut se lire sur ses traits.
- Un bruit sourd, comme un moteur. Ce ne serait pas une pompe de rele­vage ?
- Une pompe de rele­vage ? Tu sais à quoi ça sert au moins ?
- Non, c’est un truc qui m’est venu comme ça, dit-elle en sou­riant bĂȘte­ment.
- C’est moi qui ait fait les plans du bĂąti­ment, il n’y a pas de pompe de rele­vage ici, on n’en a pas besoin. C’est dans le cas oĂč l’eau stagne dans un endroit trop bas pour ĂȘtre Ă©va­cuĂ©e natu­rel­le­ment

- OK, je te crois mais tu n’en­tends pas ?, dit-elle en appro­chant le doigt de son oreille, c’est comme s’il y avait un moteur qui tour­nait tout le temps, un son trùs bas.
Solenn res­ta figée, tout en la fixant.
- Bon, Ă©coute, je n’en­tends rien, ça te dirait de me lais­ser bos­ser un peu ? J’ai un client Ă  rap­pe­ler pour son per­mis de construire.
- Oui, je te laisse, dĂ©so­lĂ©e. Sur ce, elle retour­na Ă  son bureau et insé­ra un CD de Roland Kirk dans le lec­teur de son PC. Le bureau s’emplit des contor­sions du saxo tout en chas­sant le vrom­bis­se­ment qui la pour­sui­vant depuis son rĂ©veil nocturne.

La jour­nĂ©e de tra­vail pas­sĂ©e, elle s’ar­rĂȘte Ă  la piz­zé­ria pour com­man­der une piz­za au cho­ri­zo qu’elle est bien dĂ©ci­dĂ©e Ă  man­ger rapi­de­ment avant de bou­qui­ner un peu. Elle a com­men­cĂ© un livre d’El­la Maillart qui l’a embar­quĂ©e dĂšs les pre­miĂšres pages et qu’elle a hĂąte de retrou­ver. Avant ça, elle allume la tĂ©lĂ©, s’ins­tal­ler sur son cana­pĂ© et engouffre sa piz­za arro­sĂ©e d’huile piquante tout en regar­dant la pre­miĂšre chaĂźne d’in­for­ma­tions conti­nue sur laquelle elle tombe. La pre­miĂšre ministre fin­lan­daise vient de se faire Ă©pin­gler pour avoir pas­sĂ© une nuit en boĂźte de nuit alors que les res­tric­tions sani­taires lui auraient impo­sĂ© de s’i­so­ler tan­dis qu’elle Ă©tait cas contact. Ce n’est pas tant la bourde de la femme poli­tique qui la rĂ©volte, mais qu’une femme de 36 ans puisse ĂȘtre pre­miĂšre ministre, enfin non, elle n’est pas rĂ©vol­tĂ©e, mais bien plu­tĂŽt admi­ra­tive. Bon et puis elle est vrai­ment trĂšs jolie. Tout ceci semble irrĂ©el vu de son cana­pĂ©, et le reste des infor­ma­tions ne la pas­sionne guĂšre. Elle finit sa piz­za et Ă©teint la tĂ©lĂ© avant d’ou­vrir un peu la fenĂȘtre pour chas­ser l’o­deur du cho­ri­zo et attrape son livre. Ella Maillart est un per­son­nage qu’elle adore, elle a lu plu­sieurs de ses livres, notam­ment ceux oĂč elle est par­tie en expé­di­tion avec Anne­ma­rie Schwar­zen­bach. Tout ceci aus­si lui semble irrĂ©el, deux femmes qui partent seules en Afgha­nis­tan quelques jours avant le dĂ©but de la deuxiĂšme guerre mon­diale, ça lui paraĂźt fou et en mĂȘme temps tel­le­ment pos­sible parce que l’é­poque oĂč tout ceci se passe Ă©tait tel­le­ment dif­fé­rente. Elle met ses lunettes et replonge dans sa lec­ture en se lais­sant dĂ©li­cieu­se­ment hap­per par les mots de l’é­cri­vaine suisse. Le calme aprĂšs une longue jour­nĂ©e de bou­lot dans une vie plu­tĂŽt bien rĂ©glĂ©e, sans para­sites, sans dis­trac­tion autre que celles qu’elle choi­sit. Elle se dit qu’elle aime bien sa vie sans encombres, confor­table et soli­taire, et entame les pages lĂ  oĂč elle s’é­tait arrĂȘtĂ©e.

Au bout de quelques minutes, elle entend Ă  nou­veau le vrom­bis­se­ment comme un bour­don qui s’ap­proche d’elle jus­qu’à deve­nir constant. Un vrom­bis­se­ment. Le vrom­bis­se­ment. Le mĂȘme. Sans l’a­ga­cer vrai­ment, ni l’in­quié­ter, elle pose ses lunettes et se demande d’oĂč ça peut venir. Ou tout au moins ce que c’est. Elle pose son livre, ses lunettes, et ouvre son ordi­na­teur por­table qui se trouve sur la tablette. Mot de passe, moteur de recherche, elle tape “bruit sourd constant” et arrive sur quelques rĂ©sul­tats. Le pre­mier lui indique une entrĂ©e Ă©trange : le “hum”, un son dont on ne connaĂźt pas l’o­ri­gine et dont l’exis­tence, si elle n’est pas niĂ©e, n’est pas non plus confir­mĂ©e comme Ă©tant un fait avé­rĂ© et scien­ti­fi­que­ment expli­quĂ©. Il y est ques­tion Ă©ga­le­ment des acou­phĂšnes, mais elle se doute bien que ce n’est pas ça, car sinon elle l’en­ten­drait conti­nuel­le­ment. D’autres hypo­thĂšses un peu Ă©tranges font Ă©tat d’un bruit tec­to­nique rĂ©sul­tant de la dĂ©rive des conti­nents ou de phé­no­mĂšnes Ă©lec­tro­ma­gné­tiques puis­sants mais non avé­rĂ©s avec cer­ti­tude. En bref, si elle a la sen­sa­tion d’ap­prendre quelque chose, elle ne semble pas trou­ver de solu­tion tan­gible Ă  ce phé­no­mĂšne. Ce qui ne la ras­sure ni ne l’in­quiĂšte. Elle s’en Ă©tonne sim­ple­ment et prend le par­ti de reprendre sa lec­ture. Le vrom­bis­se­ment ne sau­rait dĂ©ran­ger une lec­ture aus­si pas­sion­nante que les pages d’El­la Maillart.

Elle finit par se cou­cher aprĂšs avoir lu un quart de son livre. La nuit est tom­bĂ©e et plus aucune voi­ture ne passe dans la rue. Rituel immuable, pla­card, couette, oreiller, clic-clac, la chambre est prĂȘte. Aupa­ra­vant elle file dans la salle de bain pour se laver les dents et prendre une douche rapide. Une fois cou­chĂ©e, volets fer­mĂ©s et lumiĂšre Ă©teinte, elle se met Ă  rĂȘver Ă  la jeu­nesse d’El­la lors­qu’elle navi­guait avec son petit voi­lier sur le lac de GenĂšve, enfant pré­coce et dĂ©jĂ  rĂȘveuse, lors­qu’elle entend mon­ter dou­ce­ment le vrom­bis­se­ment, comme cet aprĂšs-midi, une vibra­tion sourde qui monte et devient constante jus­qu’à ce qu’elle n’en­tende plus que ça. Elle repense Ă  ce qu’elle a lu. Des images de tur­bines sou­ter­raines, de com­pres­seurs Ă©lec­triques, de curieux com­plexes indus­triels occa­sion­nant des trem­ble­ments de la terre lui viennent en tĂȘte. L’i­ma­gi­na­tion pro­fuse dont elle a tou­jours su faire preuve s’emballe. Ce qu’elle a lu sur les plaintes d’ha­bi­tants du Nou­veau-Mexique notam­ment l’in­ter­pelle, les phé­no­mĂšnes col­lec­tifs Ă©tant tou­jours sujets Ă  cau­tion, il y a tout de mĂȘme gĂ©né­ra­le­ment une part de vĂ©ri­tĂ© dans ces Ă©tran­ge­tĂ©s. Et du coup, sans savoir pour­quoi, elle se sou­vient de cette his­toire de pain mau­dit dans les annĂ©es 50 Ă  Pont-Saint-Esprit, citĂ© tran­quille du Gard, oĂč des habi­tants furent pris de folie col­lec­tive, ce qui sera plus ou moins expli­ci­tĂ© par une intoxi­ca­tion ali­men­taire par l’er­got du seigle, et se dit qu’elle n’a pas fini d’ĂȘtre sur­prise par ce que les Ă©vé­ne­ments les plus ano­dins du quo­ti­dien sont en mesure de rĂ©vĂ©ler.

Elle se retourne dans son lit, ferme les yeux, coince sa main dĂ©li­cate sous son oreiller et s’en­dort tran­quille­ment en fre­don­nant quelques paroles de Heart of gold de Neil Young. Juste avant de som­brer, elle se dit que ce n’est quand-mĂȘme pas une tur­bine qui va l’emmerder.

Pho­to by © Dan Meyers on Uns­plash

Read more
L’homme sans clefs

L’homme sans clefs

L’homme sans clefs

Parce qu’il est en train de les perdre

Il est en train de perdre ses clefs mais il ne le sait pas. Pas encore. Et puis de toute façon ça ne veut rien dire, on ne peut pas ĂȘtre en train de perdre ses clefs, c’est quelque chose de sou­dain ou dont on se rend compte aprĂšs coup, dans aucune langue la forme pro­gres­sive ne per­met de dire qu’on est en train de perdre ses clefs. Et pour­tant. Il est bien en train de perdre ses clefs. Tout ce qui s’est pas­sĂ© ses der­niers jours va dans le mĂȘme sens, il va perdre ses clefs et c’est en train de se pas­ser main­te­nant, tan­dis qu’il Ă©crit les der­niers mots de son e‑mail sur son ordi­na­teur, il ne bouge pas d’un pouce, sĂ©rieux comme un pape, seuls ses doigts s’agitent sur le cla­vier qu’il manie Ă  la per­fec­tion et avec rapi­di­tĂ©, pro­dui­sant un lĂ©ger cli­que­tis que, si l’activitĂ© du bureau Ă©tait encore vive, per­sonne n’entendrait, mais Ă  ce moment pré­cis, le bruit des touches qu’il claque Ă  toute vitesse emplit l’air Ă  tel point qu’il s’engourdit l’esprit, tout entier ten­du vers ce qu’il Ă©crit, sur ce bon dieu d’e‑mail qu’il aurait dĂ» Ă©crire il y a bien long­temps dĂ©jĂ  mais qu’est-ce qui s’est pas­sĂ©, il n’a pas dĂ» avoir le temps ou alors il a com­plÚ­te­ment oubliĂ© ce sujet mais il s’en fout il Ă©crit ce bor­del d’e‑mail et il part d’ici, il est le der­nier et il dĂ©teste ça il ne veut pas ĂȘtre dans cette caté­go­rie de per­sonnes qui res­tent tard pour mon­trer qu’elles ont Ă©nor­mé­ment de tra­vail, je suis sous l’eau je n’en peux plus, j’ai trop de tra­vail, non si je ne finis pas Ă  temps c’est juste que je ne suis pas effi­cace et ça c’est tout sim­ple­ment insup­por­table pour lui, ce n’est pas lui, ce n’est pas lui, il n’est pas ça, non, il n’y a plus aucun bruit, mĂȘme la femme de mĂ©nage a dĂ©cam­pĂ© en lui sou­hai­tant une bonne soi­rĂ©e, bonne soi­rĂ©e mon cul oui, tu sais ce que je vais faire ce soir ? non alors s’il te plaĂźt laisse-moi tran­quille, va ran­ger tes affaires et sors d’ici moi j’ai encore du bou­lot je dois finir ce bon dieu d’e‑mail sans quoi je ne vais pas­ser une bonne soi­rĂ©e, com­pris, et puis je vais encore tom­ber dans les embou­teillages Ă  l’heure qu’il est ça me gonfle, les der­niers mots, ça y est c’est ter­mi­nĂ©, envoyer, il ferme son ordi­na­teur por­table sans mĂȘme attendre de voir si l’e‑mail est bien par­ti et le range dans sa sacoche prend sa veste repo­sant sur le dos de sa chaise et tire la porte de son bureau pour la fer­mer Ă  clef, non pas Ă  clef, il n’a pas ses clefs, oĂč sont-elles, il n’a pas ses clefs, oĂč sont-elles, pas dans cette poche, lĂ  non plus, non lĂ  j’ai dĂ©jĂ  regar­dĂ©, il pose la sacoche de l’ordinateur, retourne ses poches qu’il a vides de tout, rien dans les poches pas dans la veste non plus, pas lĂ , pas lĂ  non plus, bon dieu oĂč sont ses clefs ? Silence.

Il n’a pas ses clefs, il vient de les perdre et se ras­soit la veste pliĂ©e sur les genoux. Il ne le savait pas mais il n’a pas ses clefs sur lui. Il rĂ©flé­chit quelques ins­tants, il avait bien ses clefs ce matin en arri­vant sinon il aurait Ă©tĂ© obli­gĂ© de deman­der Ă  quelqu’un de lui ouvrir et il se revoit pré­ci­sé­ment en train d’ouvrir la porte de son bureau comme tous les matins, tous les matins, il se voit et se revoit fer­mer son bureau Ă  clef et comme tous les soirs il sait pré­ci­sé­ment Ă  quel moment il ferme sa porte, tous les soirs, abso­lu­ment tous les soirs, c’en est mĂȘme hor­ri­pi­lant de revoir ces mĂȘmes moments tout le temps comme si c’était la clef de ses journĂ©es


La clef, son porte-clef, il ne l’a pas per­due. La clef est dans la ser­rure, cĂŽtĂ© exté­rieur, il ne l’a mĂȘme pas vue tout Ă  l’heure quand il a tirĂ© la porte pour la fer­mer, mais lĂ  assis depuis son bureau il la voit, elle est lĂ  dans la ser­rure et le porte-clef pen­douille comme une chaus­sette sur un Ă©ten­doir Ă  linge bou­geant trĂšs lĂ©gÚ­re­ment comme si le vent le taqui­nait du bout du doigt. Il n’a pas per­du sa clef. Pas celle-ci en tout cas. Elle est bien lĂ . Pour­tant, il ne se lĂšve pas, il observe son porte-clef pen­douiller dans le silence assour­dis­sant du cou­loir Ă  moi­tiĂ© Ă©teint mĂȘme les bruits de la rue ne par­viennent pas jusqu’à lui il n’y a plus rien autour de lui et ce silence ter­rible l’empĂȘche de se lever, il s’en rend compte il dĂ©teste le silence, le silence lui pĂšse et sur­tout main­te­nant alors qu’il Ă©tait Ă  deux doigts de par­tir dans la pré­ci­pi­ta­tion parce qu’il devait par­tir tĂŽt ce soir pour rejoindre ses amis qui l’attendaient en ville mais il devait vrai­ment ter­mi­ner cet e‑mail qui devait par­tir aujourd’hui parce que le reste de l’équipe devait pou­voir le lire le len­de­main matin Ă  leur arri­vĂ©e pour ne pas blo­quer la pro­cé­dure et lui-mĂȘme ne savait s’il allait pou­voir arri­ver suf­fi­sam­ment tĂŽt le len­de­main pour l’écrire alors il a pré­fé­rĂ© ter­mi­ner ça ce soir, c’est aus­si simple que ça, mais la pré­ci­pi­ta­tion s’est envo­lĂ©e tout Ă  coup. Il n’est plus plus pres­sĂ©. D’ailleurs pour­quoi le serait-il il ne doit rien Ă  per­sonne. Le porte-clef pen­douille. Ses amis l’attendront de toute façon. Ou peut-ĂȘtre pas.

Bon.

De toute façon il va se pas­ser quoi hein ? Ils vont se retrou­ver dans un quar­tier chic et cool et ani­mĂ© et tout comme d’habitude et man­ger un mor­ceau tous ensemble ils seront com­bien allez sept huit Ă  tout cas­ser dans un des res­tau­rants qu’aura choi­si Syl­via comme d’habitude il n’y aura pas suf­fi­sam­ment de lumiĂšre pour voir ce qu’on a dans son assiette et on boi­ra des cock­tails aux noms savants et ridi­cules comme “petite dou­ceur” ou “sex on the playa” et ils pĂ©ro­re­ront tous cha­cun par petits groupes jusqu’à sen­tir une lĂ©gĂšre ivresse les enla­cer et ils se quit­te­ront aprĂšs s’ĂȘtre cha­leu­reu­se­ment embras­sĂ©s oui on se revoit bien­tĂŽt hein on se tĂ©lé­phone et on se fait ça et trois fois sur quatre ça n’aboutira pas parce que machin a un truc impré­vu oh le pauvre ça doit ĂȘtre dur pour lui en ce moment non ne t’en fait pas j’ai juste beau­coup de tra­vail la semaine pro­chaine ça ira beau­coup mieux tu ver­ras dans quelques temps et on puis ils se rap­pel­le­ront encore et lĂ  c’est bon tout le monde est lĂ  allez on y va. Comme Ă  chaque fois.

Il est tou­jours assis Ă  son bureau, les mains coin­cĂ©es entre les cuisses, le regard per­du sur le mou­ve­ment en balan­cier du porte-clefs qui tend Ă  s’amenuiser au fil des secondes qui passent mais il bouge tou­jours comme un ver de terre qui n’aurait pas fini sa besogne. Quelque chose ne va pas, quelque chose n’est pas comme d’habitude, il sent mon­ter en lui comme un dĂ©gout de ces habi­tudes qui ne changent pas, un trop plein d’émotions impal­pables qui lui serrent la gorge comme jamais ça ne lui est arri­vĂ© et puis il se dit qu’aprĂšs tout c’est peut-ĂȘtre parce qu’il a trop de tra­vail, trop de tra­vail, ça veut dire quoi ? Il ne sait mĂȘme pas ce que ça signi­fie, il a tou­jours tra­vaillĂ©, beau­coup, vite, avec effi­ca­ci­tĂ©, avec viva­ci­tĂ©, trop de tra­vail non, jamais, beau­coup, oui, nor­mal, du tra­vail quoi, il n’est pas lĂ  pour se tour­ner les pouces en atten­dant que son tri­cot soit ter­mi­nĂ©, jusqu’au cou­cher du jour
 C’est autre chose, bien autre chose, peut-ĂȘtre mĂȘme n’est-ce rien, rien du tout, une per­cĂ©e de nĂ©ant qui pointe le bout de son nez comme une jacinthe per­ce­rait la terre au prin­temps, une pure angoisse venue de nulle part. Mais non. Ce n’est pas ça non plus, ça n’a pas de nom on dirait, ce n’est pas connu.

Le porte-clef pen­douille, il ne bouge qua­si­ment plus main­te­nant, Ă  peine, imper­cep­ti­ble­ment, mais il bouge encore, alors il se lĂšve, tout dou­ce­ment, prend la sacoche de son ordi­na­teur qui repose sur son bureau vide, se dirige vers la porte et la tire avec la clef dans la ser­rure, tourne la clef une fois deux fois et la glisse dans la poche de sa veste lui fai­sant sen­tir lĂ©gÚ­re­ment le poids du mĂ©tal sur son flanc dans la poche de sa veste dont le tis­su lĂ©ger res­sent les moindres fré­mis­se­ments, le cou­loir, il longe le cou­loir, Ă©teint la lumiĂšre d’un doigt dis­trait et se dirige vers la porte d’entrĂ©e oĂč il Ă©teint la lumiĂšre du hall, il pousse la porte d’entrĂ©e pour la lais­ser ouverte le temps qu’il sai­sisse le code de l’alarme 4722 qui se met en tem­po­ri­sa­tion il reste 30 secondes avant que tout se mette en marche et il referme la porte der­riĂšre lui, des­cend les esca­liers d’un pas lourd, la lumiĂšre s’allume toute seule dans la nuit qui com­mence Ă  tom­ber et ouvre la grille avec le bou­ton pres­soir qui la dĂ©ver­rouille, la grille claque der­riĂšre lui dans un bruit infer­nal. Tout est fer­mĂ©. Il se demande oĂč il a garĂ© sa voi­ture mais lĂ , il ne voit pas, il ne sait plus et il s’inquiĂšte tout Ă  coup de savoir pour­quoi il ne se sou­vient presque plus de rien, il a bien quelques idĂ©es qui lui tra­versent l’esprit, son adresse, le che­min du retour, tou­jours le mĂȘme mais oĂč il est garĂ©, il n’en sait rien. Tiens d’ailleurs, oĂč sont ses clefs de voi­ture ? Il n’en sait rien. Dans la poche de sa veste, il n’a que la clef du bureau et son por­te­feuille dans la poche inté­rieure, mais c’est tout, rien d’autre, mais comme il n’y avait rien sur son bureau quand il est par­ti il sait qu’elle ne sont pas dans son bureau alors une fois encore il refait toutes ses poches, veste, pan­ta­lon, avant, arriĂšre, mais pas une seule clef, il sort Ă  nou­veau la clef de son bureau qui lui glisse des mains sans qu’il ait vrai­ment le temps de s’en rendre compte, il la voit tom­ber avec le porte-clefs qui tour­noie dou­ce­ment dans l’air tout autour de la clef et il ne voit pas ce qui se trouve par terre juste dans le pro­lon­ge­ment de sa main et Ă  la ver­ti­cale de son trous­seau qui est en train de tout faire pour rejoindre le sol
 une grille d’évacuation des eaux usĂ©es, la clef tombe la pre­miĂšre sur la grille en fonte pro­dui­sant un petit cli­que­tis mais le poids du porte-clef qui s’est glis­sĂ© dans le trou de la grille emporte la clef avec lui et fait dis­pa­raĂźtre le tout dans une mare de boues sau­mĂątres avec un lĂ©ger ploc vis­queux comme un pied qui s’enfonce dans un sable mouvant


Le porte-clefs est tom­bĂ© exac­te­ment lĂ  oĂč il n’aurait pas dĂ», si tant est qu’il dĂ»t tom­ber quelque part, il regarde ce bout de fer­raille sans vie gĂ©sir au milieu de dĂ©tri­tus de la rue, le der­nier endroit oĂč l’on s’attend Ă  trou­ver un trous­seau de clef, et pour­tant, les Ă©gouts sont jon­chĂ©s de mil­liers de trous­seaux de clefs que per­sonne ne rĂ©cu­pé­re­ra jamais, il le regarde et sait en mĂȘme temps qu’il n’arrivera pas Ă  le rĂ©cu­pé­rer quels que soient ses efforts. Il reste lĂ , pan­te­lant dans la lumiĂšre jau­nĂątre de la rue comme s’il atten­dait encore que quelque chose sur­vienne pour reve­nir en arriĂšre. La porte a cla­quĂ© der­riĂšre lui et de toute façon sans les clefs il ne pour­rait pas rou­vrir la porte d’entrĂ©e pour dĂ©sac­ti­ver l’alarme, la soi­rĂ©e s’annonce mal, pas de clefs, ses poches sont vides Ă  part deux piĂšces de mon­naie, un tĂ©lé­phone qui ne lui sert Ă  rien dans ce cas pré­cis, il plante les mains dans ses poches dans une der­niĂšre ten­ta­tive pour sen­tir quelque chose qui se rap­pro­che­rait d’une paire de clefs, celles de sa voi­ture, celle de son appar­te­ment, mais rien, une fas­ci­nante absence de toute trace de sa vie quo­ti­dienne, impos­sible de ren­trer en voi­ture, impos­sible de ren­trer chez lui, il vient de le rĂ©a­li­ser et il n’a pro­pre­ment aucune idĂ©e d’oĂč peuvent se trou­ver ces bon dieu de clefs. Son corps se dĂ©tend comme si se trou­ver der­riĂšre la grille lui offrait un rĂ©pit sou­dain, il peut sen­tir les muscles de son dos deve­nir flasques, la ten­sion de ses Ă©paules et de ses cla­vi­cules se dĂ©gon­fler comme une bau­druche ten­due, mĂȘme ses mains se dĂ©crispent puisque de toute façon il n’a rien Ă  attra­per pour dĂ©tour­ner son attention.

Une femme passe devant lui, il la trouve belle avec son visage effi­lĂ© comme une lame de cou­teau, il l’a dĂ©jĂ  vue plu­sieurs fois dans le quar­tier, il l’a sou­vent croi­sĂ©e en allant cher­cher de quoi dĂ©jeu­ner mais c’est la pre­miĂšre fois qu’il la regarde aus­si long­temps et leurs regards se croisent l’espace d’un ins­tant, elle lui sou­rit ten­dre­ment comme si elle pre­nait conscience de son dĂ©pit mais ne s’arrĂȘte pas et passe son che­min Ă  la mĂȘme allure cla­quant des talons sur le bitume jon­chĂ© de feuilles de magno­lia que le vent n’a pas rĂ©us­si Ă  chas­ser, il reste plan­tĂ© lĂ  les mains dans les poches vides de toute clef Ă  attendre il ne sait quoi mais il attend encore et encore de longues minutes qui passent sans que rien n’arrive et il n’arrive rien, rien ne se passe que le plus pur enchai­ne­ment des contin­gences accu­mu­lĂ©es, voi­tures qui passent, pas­sants qui passent, chiens qui passent, oiseaux qui piaillent, lumiĂšre qui Ă©claire les trot­toirs, trot­toirs qui brillent sous le feu des rĂ©ver­bĂšres. Il se dit qu’il va bien fal­loir agir, faire quelque chose.

Bon.

Il fait une quart de tour sur lui-mĂȘme et marche en direc­tion de la gare il n’y a que ça Ă  faire prendre un train et par­tir pour essayer de rejoindre son domi­cile, dix minutes de marche pense-t-il dix minutes Ă  mar­cher pour rejoindre la gare qu’il ne fré­quente jamais d’ordinaire, pas besoin, la voi­ture lui Ă©vite ça, les quais cras­seux, les cris­se­ments des roues des trains sur les rails, ce n’est pas son quo­ti­dien, mais il marche d’un bon pas, un pas rapide, vers la gare oĂč il se dirige vers le gui­chet et se plante devant la jeune femme ornĂ©e d’un ridi­cule petit bĂ©ret car­min plan­tĂ© sur sa tĂȘte trop petite, elle ne lui sou­rit pas mais ça ne le dĂ©range pas, elle tend juste le men­ton pour Ă©cou­ter sa requĂȘte

— Bon­soir, un billet, un aller-simple s’il vous plaĂźt. Mais elle ne rĂ©pond pas et le regarde fixe­ment. S’il vous plaĂźt Madame

— Un billet pour ?
Il se rend compte qu’il n’a pas don­nĂ© de des­ti­na­tion mais il n’a pas envie d’une des­ti­na­tion, il a juste envie de prendre le train et se lais­ser por­ter jusqu’à une gare quel­conque avec d’autres voya­geurs, mais pour le coup ça ne va le faire avan­cer s’il ne pré­cise pas sa demande.
— Dites-moi, est-ce qu’il y a moyen de rejoindre l’aĂ©roport par le train ?
— Oui, bien sĂ»r, vous n’avez qu’un seul chan­ge­ment et l’express vous amĂšne direc­te­ment Ă  l’aĂ©roport.
— Eh bien fai­sons ça, don­nez-moi un billet pour l’aĂ©roport.
— Trùs bien ça fera 16,50 €.
Il sort sa carte ban­caire et l’insĂšre dans le lec­teur, la jeune fille au calot sur la tĂȘte lui tend ses billets et elle lui sou­haite une bonne soi­rĂ©e, il ne la remer­cie pas et la gra­ti­fie d’un sou­rire pour sa peine, pre­nant son billet et son ticket il se dirige vers le quai et monte dans le train tan­dis qu’ils arrivent tous les deux en mĂȘme temps, une drĂŽle de coĂŻn­ci­dence comme il en arrive rare­ment mais il prend ça comme un signe que les choses ne devaient pas arri­ver autre­ment, il s’assoit prĂšs de la fenĂȘtre tan­dis que dĂ©jĂ  le train repart pour Ă©gre­ner le cha­pe­let des gares sans nom et sans visage qui l’amĂšneront Ă  la cor­res­pon­dance d’oĂč il pour­ra pour­suivre son che­min jusqu’à l’aĂ©roport, il a tou­jours aimĂ© les aĂ©ro­ports mĂȘme s’il lui arrive peu sou­vent de les fré­quen­ter, les voyages sont rares mĂȘme s’il a pas­sĂ© sa jeu­nesse Ă  les Ă©cu­mer sur des courtes dis­tances pour faire des sauts de puces en Asie du sud-est mais ce temps lui semble loin et tan­dis que le train prend de la vitesse freine s’arrĂȘte ouvre ses portes ferme ses portes repart pour reprendre de la vitesse frei­ner s’arrĂȘter ouvrir ses portes fer­mer ses portes il revoit comme des tableaux lumi­neux ses attentes longues et endor­mies sur les fau­teuils des aĂ©ro­ports de Chiang Mai Jakar­ta Bang­kok Phnom Penh Den­pa­sar qui se mĂ©langent et l’odeur de kĂ©ro­sĂšne ou des salles d’attente cli­ma­ti­sĂ©es oĂč ne font que pas­ser des visages qu’il ne rever­ra pas des corps qui se dirigent vers les salles amé­na­gĂ©es en mos­quĂ©es oĂč cer­tains dorment par terre entre deux avions sans leurs chaus­sures qui les attendent Ă  l’entrĂ©e et l’odeur de pisse des toi­lettes cras­seuses et des odeurs de corps qui trans­pirent et des odeurs d’arriĂšre-cours de res­tau­rant bon mar­chĂ© oĂč l’on sert des bols de riz frit avec quelques bro­chettes de pou­let Ă  la sauce aigre-douce et le train arrive Ă  la gare pour sa cor­res­pon­dance oĂč il des­cend en pre­nant soin de ne pas oublier la sacoche de son ordi­na­teur dont il fait pas­ser la sangle par-des­sus son Ă©paule. Il par­court des dizaines de mĂštres inter­mi­nables dans les cou­loirs qui se vident en pre­nant soin de ne pas rater la direc­tion de la ligne de l’aĂ©roport, il est tel­le­ment dis­trait en temps nor­mal qu’il sait qu’il est capable de se perdre com­plÚ­te­ment dans le fais­ceau des lignes qui se croisent et se dĂ©croisent pour ter­mi­ner dans des gares aux noms far­fe­lus ou des villes dont il n’a mĂȘme jamais enten­du par­ler et qui lui semblent comme des des­ti­na­tions exo­tiques acces­sibles avec un simple billet de train.

Le wagon dans lequel il monte est presque vide, deux hommes dis­cutent un peu fort Ă  quelques mĂštres de lui et il s’assoit encore prĂšs de la vitre mais il n’y a rien Ă  voir car le train roule sous terre alors il se concentre sur le pan­neau lumi­neux qui annonce les gares qui se suc­cĂšdent encore et encore jusqu’au ter­mi­nus, cette fois-ci il n’aura pas Ă  se sou­cier de ne pas rater sa gare puisqu’il se rend au ter­mi­nus, un bout de ligne qui se perd dans une cam­pagne han­tĂ©e par une immense ville entiÚ­re­ment habi­tĂ©e par des avions qui passent leur temps Ă  dĂ©col­ler et atter­rir jusqu’à ce que le toc­sin annon­çant la fin des vols pour la nuit les clouent au sol pour quelques heures, une ville sans Ăąme, une ville pour les vols, les gares passent, les portes ne s’ouvrent mĂȘme plus per­sonne ne monte per­sonne ne des­cend mais le train s’arrĂȘte et repart et s’arrĂȘte et repart et s’arrĂȘte jusqu’à sa des­ti­na­tion finale en exha­lant un souffle pous­sif de machines vrom­bis­santes qui s’arrĂȘtent d’un seul coup, les lumiĂšres s’éteignent pour par­tie et les portes du train res­tent ouvertes, bĂ©antes sur un quai vide reten­tis­sant de ses pas tan­dis qu’il se dirige vers l’entrĂ©e de l’aĂ©roport, presque vide lui aus­si, la plu­part des quais d’enregistrement sont vides, fer­mĂ©s, Ă  part quelques uns oĂč res­tent des employĂ©s habillĂ©s aux cou­leurs des com­pa­gnies aĂ©riennes qui s’emploient Ă  sai­sir des choses incom­pré­hen­sibles sur leur cla­vier d’ordinateur dans un silence de mort. Il ne marche plus. Il ne reste qu’un seul gui­chet ouvert devant lequel une cen­taine de per­sonnes attendent pour enre­gis­trer leurs bagages, en fait il en reste d’autres mais celui-ci est celui oĂč il y a le plus de monde alors il s’engage dans la queue der­riĂšre un couple avec un enfant, avec deux valises Ă  rou­lettes, ils parlent de la mĂšre de l’homme qui Ă©tait effon­drĂ©e hier soir aprĂšs leur repas parce que le ros­bif Ă©tait trop cuit et les patates fran­che­ment elles n’étaient pas ter­ribles mĂȘme avec la sauce de la viande, c’était vrai­ment un repas ratĂ© mais ce n’est pas grave l’important c’est qu’on ait pu diner ensemble avec notre dĂ©part, non ? de toute façon tu connais ma mĂšre ça ne va jamais il y a tou­jours quelque chose sur lequel elle puisse se plaindre, c’est comme l’autre fois je ne t’ai pas racon­tĂ©, et pen­dant ce temps il avance tout dou­ce­ment dans la queue en remon­tant de temps en temps la laniĂšre de sa sacoche, il sort son por­te­feuille duquel il sort son pas­se­port qui ne lui sert pas si sou­vent que ça et d’ailleurs il l’ouvre pour regar­der les pages vierges des visas oĂč il ne trouve que celui de son der­nier voyage en Égypte c’était il y a quatre ans main­te­nant, il n’y Ă©tait pas res­tĂ© long­temps juste assez pour visi­ter un peu Le Caire et faire un saut de puce pour revoir Abou Sim­bel et son temple qui domine le pay­sage lunaire de ce lac arti­fi­ciel et de ces sables qui n’en finissent pas de ron­ger la vue, quelques nuits Ă  l’hĂŽtel She­pheard avec son dĂ©cor baroque tel­le­ment colo­nial et hop retour Ă  la maison.

Arri­vé devant la ligne des gui­chets il tend son pas­se­port au jeune homme far­dé qui lui prend des mains et lui dit :
— Je n’ai pas ache­tĂ© de billet mais je sou­hai­te­rais savoir s’il y a encore une place.
Le jeune homme en livrĂ©e bleue le regarde d’un air aba­sour­di et bre­douille quelque chose en pre­nant sa sou­ris et en consul­tant son Ă©cran.
— Un ins­tant s’il vous plaüt, je vais regar­der ça.
Les secondes passent et il s’aperçoit qu’il tapote du doigt sur le comp­toir en regar­dant droit devant lui, quelques longues secondes d’attente impro­bables au beau milieu d’une foule incon­nue et colo­rĂ©e de voya­geurs dans des tenues elles aus­si impro­bables de voya­geurs noc­turnes par­tant pour un pays loin­tain oui tiens d’ailleurs il ne s’est mĂȘme pas pré­oc­cu­pĂ© de savoir quelle des­ti­na­tion il Ă©tait sur le point d’emprunter mais ce n’est pas trĂšs grave et le jeune homme pousse un petit gro­gne­ment venu fond de la gorge et se retourne vers lui :
— Écou­tez Mon­sieur, je ne vois pas toutes les rĂ©ser­va­tions
 Ah si c’est bon, il me reste deux places qui ont Ă©tĂ© annu­lĂ©es il y a une heure.
— Une seule suf­fi­ra, dit-il en sou­riant comme un benĂȘt.
— Le billet est Ă  680 €. Il y a une escale Ă  SĂ©oul.
— Allons‑y, voi­ci ma carte de cré­dit. Ah, dites-moi juste quelle est la des­ti­na­tion ?
Air d’incomprĂ©hension de la part du gui­che­tier, petite musique d’attente entre ces deux moments qu’il n’a peut-ĂȘtre jamais vĂ©cus, il ouvre les lĂšvres dont l’infĂ©rieure pen­douille trĂšs lĂ©gÚ­re­ment et pro­nonce d’un air presque gĂȘnĂ© :
— Tokyo Hane­da

— Tokyo

Il paie son billet et rem­balle sa carte dans son por­te­feuille pen­dant que le jeune homme lui imprime sa carte d’embarquement et pen­dant qu’il sai­sit les infor­ma­tions de son pas­se­port sur son Ă©cran il regarde les quelques per­sonnes qui res­tent der­riĂšre lui dans la queue, il ne reste que quelques per­sonnes qui com­mencent Ă  s’impatienter peut-ĂȘtre de peur de ne pas avoir le temps de mon­ter dans l’avion
 sous la lumiĂšre crue des nĂ©ons qui tombent du ciel de verre et de mĂ©tal
 Le jeune homme au gui­chet lui tend sa carte d’embarquement et lui annonce qu’il doit prendre la direc­tion de la porte 17 le numé­ro du vol la place qu’il va occu­per avant der­niĂšre place cĂŽtĂ© hublot sur un Air­bus A380 et l’heure Ă  laquelle il doit se pré­sen­ter Ă  la porte d’embarquement et bon vol Mon­sieur, mer­ci Ă  vous aus­si bonne soi­rĂ©e Ă  la pro­chaine
 Il ne perd pas un ins­tant et se dirige vers la porte 17 et arrive au contrĂŽle de bagages Ă  main dont il se sort indemne aprĂšs avoir pas­sĂ© le por­tique qui n’a mĂȘme pas cli­gno­tĂ© en mĂȘme temps il n’a pas de clefs sur lui Ă  part la boucle de sa cein­ture et sa montre il n’a rien sur lui qui risque de son­ner alors il conti­nue son che­min vers le contrĂŽle de la police aux fron­tiĂšres dont il se sort indemne aus­si aprĂšs avoir fixĂ© bien dans les yeux la petite camé­ra posĂ©e sur le comp­toir du poli­cier qui le regarde d’un air morne mĂȘme pas mal aimable ou quoi un air de s’en foutre roya­le­ment que mais vou­lez-vous il faut bien que je contrĂŽle votre pas­se­port mer­ci Mon­sieur bonne soi­rĂ©e Ă  vous aus­si et il repart avec sa sacoche d’ordinateur sur l’épaule avant d’arriver aprĂšs un autre cou­loir Ă  la lumiĂšre bla­farde dans la salle d’embarquement oĂč la porte est dĂ©jĂ  ouverte alors il enquille la file avec sa carte d’embarquement fichĂ©e dans le pas­se­port qu’il ouvre avant d’arriver devant le contrĂŽle des billets oĂč l’agent d’escale passe la carte devant un lec­teur code-barre dont la lumiĂšre rouge vire au vert au contact du bris­tol, il passe par la porte vitrĂ©e pour rejoindre le long boyau qui l’amĂšne Ă  l’Airbus fier et ren­flĂ© qui attend sur la piste des tuyaux plein le ventre en espé­rant un futur dĂ©part et que les trol­leys s’engouffrent dans les cales bien coin­cĂ©s dans leurs com­par­ti­ments, une der­niĂšre Ă©tape dans l’avion avec l’hĂŽtesse qui lui indique en anglais le cou­loir gauche et le numé­ro de sa place qui est indi­quĂ© sur la carte d’embarquement, il recherche sa place qui se trouve tout au bout de l’avion, prĂšs de la queue et fait signe au type qui est assis dans l’allĂ©e qu’il doit pas­ser au-des­sus de lui pour occu­per la place prĂšs du hublot alors l’autre se pousse lĂ©gÚ­re­ment et il s’installe en posant sa sacoche sur ses genoux.

Sa sacoche. Son ordi­na­teur. Ses genoux. Il attache sa cein­ture. Il va voya­ger pen­dant plus prĂšs de vingt heures avec une escale. SĂ©oul. CorĂ©e. Des­ti­na­tion Tokyo. Tokyo. Le Japon. Quelle drĂŽle d’idĂ©e. Le Japon. Il n’y aurait mĂȘme pas pen­sĂ© si seule­ment il avait trou­vĂ© ses clefs. Le Japon. Tokyo. Ses genoux. Son ordi­na­teur. Sa sacoche. Sa sacoche ? Il palpe le nĂ©o­prĂšne de la sacoche comme on pal­pe­rait une poche. Ses doigts s’arrĂȘtent sur quelque chose de dur qui se trouve dans la poche laté­rale de la sacoche. Le Japon. Il n’a mĂȘme pas pris de retour, juste un aller. Un aller simple pour Tokyo. Mais c’est quoi ce truc ? Il plonge la main dans la poche laté­rale de sa sacoche et s’arrĂȘte, relĂšve la tĂȘte, sou­rit. Il sou­rit. Et il Ă©clate de rire. Le type Ă  cĂŽtĂ© de lui se retourne comme on se retourne sur un type qu’on juge­rait fou mais il s’en fiche. Il tire la main de sa sacoche et en sort sa main fer­mĂ©e sur ce qu’il y a trou­vĂ©. Deux trous­seaux de clefs. Les clefs de son appar­te­ment. Les clefs de sa voi­ture. Il a ses clefs avec lui. Et il va les emme­ner avec lui Ă  Tokyo.

De toute façon, c’est tou­jours comme Ă§a.


Écrit le 14 mars 2017 (réédi­tĂ©)

AprĂšs cette lec­ture hale­tante, je vous pro­pose de vous dĂ©tendre en Ă©cou­tant un titre de Yoste, Chi­hi­ro, qui vous relaxe­ra un peu et vous ren­dra heu­reux, trĂšs cer­tai­ne­ment. Rien d’autre ne compte. 

Pho­to d’en-tĂȘte © Jes­si­ca Paterson

Read more