Ara­rat, le Mont Djou­di, le Déluge et autres déluges

Ara­rat, le Mont Djou­di, le Déluge et autres déluges

Le mythe du Déluge tel qu’on le connait tra­di­tion­nel­le­ment dans les écrits prend très cer­tai­ne­ment racine dans l’épo­pée de Gil­ga­mesh, tan­dis que tar­di­ve­ment dans notre his­toire rela­ti­ve­ment récente une brèche s’est ouverte dans le détroit du Bos­phore qui fut à l’o­ri­gine de la créa­tion de la Mer Noire. Si pour les Juifs et les Chré­tiens il ne fait aucun doute que l’Arche de Noé s’est échouée sur les hau­teurs du Mont Ara­rat (Ağrı Dağı), un vol­can éteint en réa­li­té for­mé de deux som­mets (le grand Ara­rat — Büyük Ağrı — et le petit Ara­rat — Küçük Ağrı) dont la situa­tion iso­lée au milieu d’une vaste plaine ne pou­vait que faire de cette mon­tagne un lieu pré­des­ti­né à de grands des­seins, il n’est fait men­tion nulle part dans le Coran du nom de la mon­tagne qui se limite à Al judi (جبل جودي Jebel Ǧūdī — les hau­teurs) qu’on situe dans le sud de la Tur­quie (Jazi­rat ibn Oumar, l’ac­tuelle Cizre).

Arche de Noé - Manuscrit peint - fin XVIè - Zübdetü't Tevarih - Musée des arts turcs et islamiques d'Istanbul

Arche de Noé — Manus­crit peint — fin XVIè — Züb­detü’t Teva­rih — Musée des arts turcs et isla­miques d’Istanbul

La par­ti­cu­la­ri­té de la forme de cette mon­tagne pour­rait lais­ser ima­gi­ner quelque chose comme une forme de bateau, en ayant beau­coup d’i­ma­gi­na­tion et de soi disant fouilles archéo­lo­giques auraient mis à jour la pré­sence d’un immense bateau enchâs­sé au creux de cette mon­tagne, dont la pré­sence se mani­feste par des élé­ments comme des « planches », des « rivets », une « ancre »…, de la même manière, des décou­vertes récentes sur le Mont Ara­rat « auraient mis à jour » les restes de l’embarcation du patriarche. Des inter­pré­ta­tions un peu far­fe­lues qui ne remettent bien évi­dem­ment pas en cause cette belle his­toire à peine exagérée.

Untitled

Pho­to ©

Cer­tains font appel à des fouilles et à des sources un peu plus sérieuses…

La loca­li­sa­tion, la forme et la taille de l’Arche semblent avoir pré­oc­cu­pé les hommes depuis la nuit des temps. Le « bois rési­neux » (GN 6:14) à par­tir duquel est fabri­qué l’Arche n’est pas men­tion­né ailleurs dans la Bible, et nous ne savons pas exac­te­ment à quoi il cor­res­pond. Les spé­cia­listes l’ont sou­vent inter­pré­té comme étant du roseau qui, enduit de « bitume en dedans et en dehors » deve­nait étanche. Cette matière aurait été retrou­vée sous forme fos­sile sur le Mont Ara­rat. […] Cer­tains auteurs de l’An­ti­qui­té, tel l’his­to­rien juif du Ier siècle de notre ère Fla­vius Joseph, pré­tendent que ceux qui esca­la­daient la mon­tagne en rap­por­taient des restes de bitume de l’Arche qu’ils uti­li­saient comme amulettes.

Fatih Cimok, Ana­to­lie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayın­ları, İst­anb­ul, 2010

La légende du Déluge est recen­sée sous plus de 500 formes dif­fé­rentes, dont une connue sous le nom de déluge de Deu­ca­lion, popu­la­ri­sé par Ovide dans les Méta­mor­phoses. Un peu moins connu, le déluge d’A­pa­mée (Dinar) trouve une ori­gine un peu plus locale et adap­tée. Quelques uns de ces mythes donnent une ver­sion dans laquelle l’eau ne vient pas du ciel mais de la terre, par des inon­da­tions sou­ter­raines remon­tant à la sur­face. Ce phé­no­mène géo­lo­gique est endé­mique des régions vol­ca­niques qui font émer­ger des lacs sou­ter­rains lors de séismes, nom­breux dans cette région d’A­na­to­lie. A noter que le mythe de Deu­ca­lion don­na son nom à la ville ana­to­lienne de Konya (où se trouve enter­ré le Mev­lâ­na Dja­lâl ad-Dîn Rûmî) ; il y est ques­tion d’images de boue avec les­quelles Pro­me­thée et Athé­na repeuplent la terre. Image en grec, c’est eikon (εικόν), qui donne son nom à l’i­cône. Iko­nion n’est ni plus ni moins que l’an­cien nom grec de Konya.

Pho­to d’en-tête © Bri­gitte Djajasasmita

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Le bout du monde à Lan­di Kotal

Le bout du monde à Lan­di Kotal

Lorsque j’é­tais gamin, je jouais avec des petits sol­dats de plas­tique que je fai­sais se battre au milieu du salon chez mes grands-parents, avec le plus total mépris pour les popu­la­tions civiles. Bataille des Ardennes, Water­loo, Alé­sia, tout y pas­sait ; je refai­sais le monde avec ces mor­ceaux de plas­tique à l’é­chelle 1:72 que je me plai­sais par­fois à peindre pour plus de réa­lisme. J’ai gar­dé toutes ces boîtes en car­ton dans le gre­nier de ma grand-mère et je me rap­pelle avoir ache­té une boîte en par­ti­cu­lier ; la Colo­nial India Bri­tish Infan­try, et au-des­sus de ce titre de la boîte ESCI n°232 se trouve cet inti­tu­lé : Indian War Kiber Pass Bri­tish Infan­try. Le fait de voir ces sol­dats anglais res­sem­blant plus à des Indiens qu’à des sujets de Sa Majes­té me posait ques­tion et Kiber Pass était pour moi comme une énigme que je n’ar­ri­vais pas à résoudre. Du coup, ces sol­dats ne se sont jamais bat­tus car je ne com­pre­nais pas qui étaient leur ennemis.
La Passe de Khy­ber, qu’on appelle aus­si le défi­lé de Khaï­ber, est en réa­li­té le col immense qui sépare l’Af­gha­nis­tan et le Pakis­tan, long de 58 km où il existe une route construite par les Anglais depuis 1879.

Albert Chalcroft, The King's Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937

Albert Chal­croft, The King’s Regi­ment, Lan­di Kotal, Kyber Pass, 1937 — Pho­to © Mar­ti Bogie

Depuis Alexandre le Grand, cet endroit est répu­té pour être un lieu de pas­sage presque obli­gé pour pas­ser d’un point car­di­nal à l’autre. Aujourd’­hui encore, le mot tali­bans est asso­cié à ce lieu. Cette situa­tion par­ti­cu­lière a valu aux contre­ban­diers de s’ins­tal­ler pré­ci­sé­ment au centre de ce col, où la petite ville de Lan­di Kho­tal s’est déve­lop­pée sur le sang des innom­brables Pakis­ta­nais et Afghans, mais aus­si des Anglais qui sont venus se four­voyer dans ces mon­tagnes inhos­pi­ta­lières. Un lieu sinistre que William Dal­rymple décrit avec la chair de poule.

Certes, la gare de Lan­di Kho­tal sem­blait avoir été construite dans l’i­dée qu’on devait s’at­tendre au pire. Elle res­sem­blait plus à une for­te­resse qu’à une tête de ligne, avec ses solides murs de pierre per­cés d’é­troites meur­trières. Au quatre coins, des tou­relles cou­vraient chaque angle de tir. Les mai­sons voi­sines avaient été rasées pour lais­ser le champ libre au com­bat. L’Af­gha­nis­tan est à moins d’un kilo­mètre : ce lieu fut autre­fois la pre­mière ligne de défense de l’Em­pire britannique.
D’é­paisses grilles pro­té­geaient les fenêtres, et les portes étaient en acier ren­for­cé. Cepen­dant, l’une d’elles avait été arra­chée de ses gonds et je me his­sai jusque là pour explo­rer l’in­té­rieur. Un qua­dri­la­tère de salles don­nant sur un gazon, for­mant une sorte de cloître, évo­quait quelque peu le der­nier com­bat de Clus­ter. On sen­tait, ins­tinc­ti­ve­ment, que quelque chose de ter­rible s’é­tait pas­sé là : les hommes des tri­bus avaient peut-être cru­ci­fié le chef de gare ou étran­glé le contrô­leur. C’é­tait le genre d’en­droit où pre­naient fin les nou­velles de Kipling, le héros vic­to­rien pur jus repo­sant, étri­pé, dans un défi­lé de la fron­tière, tan­dis que les vau­tours tour­noient au-des­sus de son cadavre :

Si tu es seul, bles­sé, dans les plaines d’Afghanistan,
Et que les femmes arrivent pour ache­ver les survivants,
Couche-toi sur ton fusil, fais-toi sau­ter la cervelle ?
Et rejoins ton Dieu en sol­dat fidèle.

Dans le bureau du chef de gare, tout était res­té dans l’é­tat où, pour la der­nière fois, un train avait gra­vi la passe. Le Pakis­tan Rail­ways Alma­nach de 1962 était ouvert sur la table et de vieux livres de compte se cou­vraient de pous­sière sur une éta­gère. Cet endroit était sinistre et je n’eus aucune envie de m’y attarder.

Albert Chalcroft, The King's Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937

Albert Chal­croft, The King’s Regi­ment, Lan­di Kotal, Kyber Pass, 1937 — Pho­to © Mar­ti Bogie

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

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Klaus­ja­gen à Küss­nacht am Rigi

Saint-Nico­las en Europe — 2

Küss­nacht est une petite ville du can­ton de Schwytz (can­ton aux très belles armoi­ries), au bord du lac des Quatre Can­tons dans laquelle se déroule une étrange pro­ces­sion, le soir du 5 décembre, la veille de la Saint-Nico­las ; le Klaus­ja­gen, ou chasse au Nicolas.
Le cor­tège s’an­nonce, sor­tant de la nuit, par le cla­que­ment secs dans l’air froid de ceux qu’on appelle les fouet­tards, leurs fouets frô­lant la tête des spec­ta­teurs et chas­sant sym­bo­li­que­ment les mau­vais esprits.
Viennent ensuite les Iffel­trä­ger, per­son­nages enchan­teurs habillés de blanc et ceints de rouge et com­pa­gnons du Saint. Sur leur tête, ils portent des mitres de car­ton cise­lé (Iffe­len), ornés à la manière des vitraux et éclai­rés de l’in­té­rieur, met­tant en valeur l’i­mage de Nico­las tou­jours repré­sen­té au centre du décor. Le cor­tège lumi­neux et superbe annonce l’ar­ri­vée du Saint accom­pa­gné de ses com­pa­gnons les croquemitaines.
Le cor­tège est clos par une nuée d’hommes fai­sant tin­ter leurs cla­rines et d’autres son­nant du cor dans un vacarme assourdissant.

Klausjagen à Küssnacht am Rigi

Pho­to © Day­life

La signi­fi­ca­tion de cette délé­ga­tion, c’est la tra­di­tion de la véné­ra­tion de Saint-Nico­las mêlée à des scènes de l’A­po­ca­lypse, la lumière puis le vacarme des cors… Toute la nuit, on ripaille, on boit et on chante jus­qu’au lever du jour, car il faut échan­ger pour ce jour nou­veau des vœux de fer­ti­li­té, de san­té et de bon­heur. Ce qui est fêté ici la veille de la Saint-Nico­las, c’est un rituel pré­coce de pas­sage à la nou­velle année, dans lequel on extirpe de la nuit les forces mal­fai­santes pour les ame­ner vers la lumière et les prier de venir en aide aux hommes.
Curieux syn­cré­tisme reli­gieux, cette fête asso­cie la tra­di­tion litur­gique chré­tienne, le culte du soleil,  celui du dieu tau­reau Mithra et les tra­di­tions mytho­lo­giques alpines et ger­ma­niques. La pré­sence forte de la lumière est éga­le­ment asso­ciable à la puri­fi­ca­tion sol­sti­ciale. Si les ori­gines de cette fêtes res­tent fina­le­ment obs­cures et diverses, on trouve peut-être une expli­ca­tion dans le nom de la ville ; Rigi. Rigi vient de Rigi­dus Mons, Reine des Mon­tagnes qui depuis le temps des Celtes s’é­le­vant face à la ville est un lieu hau­te­ment sym­bo­lique, véri­table obser­va­toire du soleil levant.

  • Loca­li­sa­tion de Küss­nacht am Rigi sur Google Maps.
  • Une vidéo sur You­tube mon­trant les fouet­tards et les son­neurs de clarines.
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Absent sur la photo

Tenzing Norgay plantant le drapeau néo-zélandais au sommet de l'EverestJe n’aime pas écla­ter de joie sur les som­mets. Tu sais qu’il n’y a même pas une pho­to d’Hil­la­ry sur l’E­ve­rest lors de cette pre­mière ascen­sion de 1953 ? Hil­la­ry avait un appa­reil et il a pho­to­gra­phié Ten­zing sur fond de pro­fil mon­ta­gneux, mais il n’a pas deman­dé à Ten­zing de le prendre en pho­to. Ce n’est pas curieux, ça ? Hil­la­ry était là-haut au nom de la col­lec­ti­vi­té, il n’é­tait qu’un repré­sen­tant de l’es­pèce humaine. J’i­gnore s’il a eu la ten­ta­tion de pas­ser l’ob­jec­tif à Ten­zing. Je sais qu’il ne l’a pas fait et pour moi, ce déclic raté est le plus beau de tous, un signe d’hu­mi­li­té qui donne la prio­ri­té à l’ex­ploit, non pas à celui qui l’ac­com­plit. Ce grand écha­las osseux néo-zélan­dais d’un mètre quatre-vingt-douze ne s’est pas fait prendre en pho­to au som­met de l’E­ve­rest. C’est pour moi une leçon.

Nives Meroi in sur les traces de Nives
Erri de Luca, 2005

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