Apr 14, 2018 | Archéologie du quotidien |
Une semaine longue comme s’il pleuvait des jours, une semaine qui n’en finit pas de se coltiner de l’imprévu et pendant laquelle il se passe en réalité tant de choses qu’on ne sait même plus de quelle manière il faut s’en souvenir. Des rendez-vous qui se succèdent, une rencontre fortuite et à peine croyable dans le nord de Paris, une succession de hasards qui amènent deux personnes qui se connaissent à se retrouver au même endroit et à rougir de conserve, des moments étonnants alors qu’on ne s’attend à rien et que tout se produit, des rebondissements… Et puis j’apprends que mon fils a totalement écrit un medley des œuvres de Joe Hisaishi, à plusieurs instruments, conducteur d’orchestre. Le bouchon a bien des talents cachés. Cette semaine a été folle à bien des égards et tout à coup elle s’arrête parce que sur l’agenda, une annonce vous rappelle gentiment à la réalité et vous crie que dès ce midi, vous êtes en congés… On se réveille avec le cou endolori et la tête qui tourne (et toi tu te demandes combien de fois tu as fait tourner la tête aux autres en aussi peu de temps…), alors que la vie du dehors n’a même pas encore commencé, après une nuit morcelée, un peu étrange. Et puis on se souvient d’une rencontre avec un homme en imperméable passé qui, en voyant les photos japonaises imprimées en noir et blanc sur du papier kraft qui ornent votre bureau, se demande si ce n’est pas Nicolas Bouvier qui les a prises, et qui vous dit que lui aussi est attendri autant par Bouvier que par Raymond Chandler, et qui vous dit que Jacob que vous avez côtoyé dans les amphis de Paris 8 est en réalité une personne qui fait partie de son cercle d’amis… Un étrange double sorti des méandres du hasard. Les points communs ne sont que des petits accidents de la vie qui vous incitent à croire que tout ceci n’est qu’une vaste pièce de théâtre qui aurait pu avoir été écrite à l’avance. Il n’y a pas de hasards, que des correspondances… (ce qui ne veut pas dire que le hasard n’existe pas, il se cache simplement dans les détails, comme le diable).

Nicolas Bouvier par Eliane Bouvier
Ce samedi commence avec la lecture de Nicolas Bouvier, puisqu’on en est là. Pour après, j’ai prévu de relire Le Clézio que je n’ai plus fréquenté depuis le collège avec L’Africain, Le musée imaginaire de Malraux et Un hiver sur le Nil d’Anthony Sattin. Puisque désormais je ne lirai que de belles choses. Préface de Histoires d’une image de Nicolas Bouvier, un tout petit livre fait d’articles publiés dans une revue helvète prestigieuse : « Le métier d’iconographe est presque aussi répandu que celui de charmeur de rats ». Ce qui fait l’originalité de Bouvier, c’est son parler enlevé et imagé, comme une histoire pour enfants dans un vieux livre d’illustrations, un imagier du Père Castor et consorts. Consort… qui partage le sort. Bouvier n’est pas seulement un écrivain, c’est un imagineur, il fabrique de l’histoire dans une langue qu’on ne parle plus guère et qui semble sortie d’un Moyen-âge éclairé, faite des parlers helvètes, des crus qu’on ne connaît qu’à peine vu de ce côté-ci de la frontière, et que Fabienne, en lectrice éclairée, a cru bon de me faire découvrir, en me disant simplement, je pense qu’il va te plaire, et regardez maintenant où j’en suis…
Et si cette lune, tantôt citrouille rousse, tantôt faucille ou rognure d’ongle, mais que nous croyons fidèle, se lassait de jouer les seconds rôles, d’être toujours reléguée derrière la forêt, le Taj Mahal, la cheminée d’usine ou les mâtures à peine balancées des grands voiliers à l’ancre, et quittait son orbite pour aller chercher fortune ailleurs, vers une planète sans perspective qui lui permette l’avant-scène au moins une fois par révolution ? Alors quel vide dans ce ciel sans luminaire, quel deuil dans notre firmament mental : la moitié de nos religions et de nos « arts libéraux » disparaîtraient sans crier gare, les amants manqueraient leurs rendez-vous nocturnes pour s’époumoner en courses obscures et vaines, le chœur des grenouilles d’Aristophane et les Pierrots lunaires pointeraient au chômage, les peintres chinois avaleraient leurs pinceaux, l’islam en serait réduit à changer sa bannière, et les boulangers, de Vienne à Vancouver, à brader leurs croissants. Mieux vaut ne pas y penser.
C’est quoi un iconographe ? Si l’iconographe scrupuleux risque sa santé mentale au service de causes qu’il n’a pas choisies, il ne profite pas moins des musées ou bibliothèques auxquels il a accès pour satisfaire son goût personnel et constituer son musée imaginaire avec des images que personne ne lui demande et qui lui font signe. Tout est dit.
Ecrivain de la lenteur, des petites choses triviales mais non sans importance, il manquerait au paysage de mes lectures et donc, de ma vie. Pessoa disait que la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas, tandis que Jean-Jacques Schaller à qui je reportais cette citation disait que la littérature est la preuve que la vie suffit. Cabot. Debussy, lui, aurait dit, s’il avait connu Bouvier, qu’on peut très bien vivre sans Bouvier, mais on vit mieux avec.
Et puis si on a du temps à perdre, c’est qui est la plus merveilleuse des choses qui puisse vous arriver, il y a des tonnes d’enregistrements, de la matière à foison, sur le site de la RTS (oui, je sais, pour les Français que nous sommes, c’est étrange de consulter des archives sonores d’une radio helvétique, mais ce qui est bon ne souffre pas les frontières). Par ici.
A écouter de préférence avec une tasse de thé Earl Grey et des muffins tartinés de marmelade, petit déjeuner anglais avec cette étrange lumière venue du nord et cette pluie fine qui ruissèle sur les feuilles charnues de mes hostas (玉簪属 en japonais, si ça intéresse quelqu’un…) qui ont commencé à se faire dévorer par les limaces que je vais m’appliquer à éradiquer.
C’est une longue et belle semaine qui s’annonce…
Photo d’en-tête © Tom D.
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Apr 1, 2018 | Livres et carnets |
Non je ne reviens pas d’Inde, sans quoi ça se saurait. Car ce que je fais se sait. Sauf quand on croit que j’ai fait des choses que je n’ai jamais faites, auquel cas je laisse tout le monde croire. Croire permet de combler le vide de l’existence des gens. Comme la religion par exemple. Croire plutôt que savoir. Non, ce qui compte, c’est le bonheur et lire un livre qui ne rend pas heureux, ou ne pas lire un livre qui rend heureux n’a au final aucun intérêt. J’en discutais il y a peu avec Sophie dans mon salon tandis qu’elle était justement sur le point non pas de partir au Bengale mais au Rajasthan et je lui disais que j’étais capable de rester longtemps sur un livre si celui-ci me rendait heureux, et que généralement je faisais tout pour en différer le moment tragique de la fin. Alors je me suis laissé embarquer dans un livre qui m’a emmené jusqu’à Darjeeling, dont le nom venu du tibétain, Dorje Ling, signifie la « cité de la foudre ».
D’ailleurs, je me rendis compte que malgré le temps que l’on avait passé ensemble et tous les services qu’il m’avait rendus, je ne lui avais toujours pas demandé son prénom. Je m’en excusai auprès de lui.
« Aucun problème, sir, dit-il. De toute façon, mon nom est tellement long et difficile que j’arrive moi-même à peine à l’écrire. Je m’appelle Gautham Gangaikondakanchipuram. Mais vous pouvez m’appeler Gaga, comme le font mes frères et sœurs.
— Gaga, comme Lady Gaga ? » demandai-je en plaisantant.
Mais il me regarda en se demandant de quoi j’étais en train de parler.
« Non, Gaga tout court, sir. »
Alors voilà. J’ai lu un livre qui m’a rendu heureux pendant tout le temps où je l’ai lu, parce que c’est un livre simple et joyeux, et qui, contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, n’est pas la chronique d’un voyage en Inde, mais plutôt une ode à la plus merveilleuse des façons de se poser la question de la lâcheté chez un homme. Au final, je crois, il n’y a rien de plus à en dire, si ce n’est qu’il a éclairé un printemps qui ressemble à la queue de la comète d’un hiver sans fin. Ce livre, c’est un gros livre édité chez Babel, traduit du suédois par Emmanuel Curtil et écrit par Mikael Bergstrand, dont je ne connaissais ni le nom ni même l’existence. Dans les brumes du Darjeeling pourrait être la version écrite et un peu moins foutraque de À bord du Darjeeling Limited, sauf qu’ici il est question d’un quinquagénaire suédois manquant cruellement de confiance en lui. Il y est question d’humour, de nourriture et de thé, de sexe et d’amour, de brumes et de chaleur, de ce qui fait la vie en somme. Le reste n’a pas vraiment d’importance.
Sur le trajet, Yogi me demanda si j’étais satisfait du costume en tweed que l’on m’avait commandé.
« Oui, il est joli. C’est juste que je m’étais imaginé autre chose. Mais on dirait que les commerçants indiens sont tout simplement incapables de dire qu’ils n’ont pas ce que l’on cherche. C’est très agaçant.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il serait beaucoup plus honnête de dire les choses telles qu’elles sont, pour que l’acheteur puisse en tenir compte et faire son choix à partir de là. »
Yogi couvrit ses oreilles avec le bonnet qu’il venait d’acheter et me regarda d’un air sceptique.
« Alors là, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose que tu n’as pas tout à fait compris, mister Gora. L’intention du tailleur, et il n’y a rien de plus honnête, était de te vendre un costume afin que votre rencontre profite à tous les deux. S’il t’avait juste dit : “Non, nous n’avons pas cette couleur!”, tu n’aurais pas eu l’occasion de voir les autres magnifiques nuances de ton et d’épaisseur qu’il avait à te proposer, et tu n’aurais donc pas eu la possibilité de reconsidérer ton choix avec toute la réflexion dont un esthète de ton calibre a besoin. En réalité, le tailleur t’a rendu un grand service en te donnant accès à tout un spectre de couleurs qui t’a permis de découvrir de nouvelles facettes et de nouveaux goûts insoupçonnés. Grâce à cela, tu seras, dans quelques jours à peine, l’heureux propriétaire d’un tout nouveau costume en tweed. Et cela m’emplit, moi aussi, d’une joie incommensurable, mister Gora. Donc au lieu de rester bredouilles et frustrés, nous ressortons de ces quelques minutes d’entrevue tous les trois pleinement satisfaits. Toi, le tailleur et moi. Et ça, n’est-ce pas la plus merveilleuse des choses, mister Gora ? »
Je regardai mon ami avec un sourire affectueux et imitai sa voix :
« Alors là, mister Yogi, il n’y a rien de plus vrai au monde ! C’est même la chose la plus extraordinaire et la plus merveilleuse que l’on puisse imaginer ! »
Décidément, il n’y a pas de plus merveilleuse façon de se divertir qu’avec un livre qui rend heureux…
PS : petit message en forme de vœu : je suis de retour…
Photo d’en-tête © Vik
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Feb 24, 2018 | Pipes d'opium |
Première pipe d’opium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augustin d’Hippone, le célèbre auteur des Confessions.
Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aussi des signes […] Parmi ces signes, certains sont seulement des signaux, d’autres sont des marques ou des attributs, d’autres encore sont des symboles.

Vittore Carpaccio dans la chapelle San Giorgio degli Schiavoni, Venise — Saint Augustin
Dans les premières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Giorgio degli Schiavoni, commandèrent à l’artiste Vittore Carpaccio une série de scènes illustrant la vie de saint Jérôme, ce grand érudit et lecteur du IVè siècle. Le dernier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obscure, ne représente pas saint Jérôme mais saint Augustin, son contemporain. Une tradition répandue au Moyen Âge raconte que, saint Augustin s’étant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui demander son opinion sur la question de la béatitude éternelle, la pièce fut emplie de lumière et Augustin entendit une voix qui lui annonçait que l’âme de Jérôme était montée au ciel.
Alberto Manguel, in L’ordinateur de saint Augustin
traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1997
Deuxième pipe d’opium. Naftule Brandwein. Les amateurs de klezmer connaissent forcément Naftule, Yom lui-même y fait souvent référence comme était le maître de la clarinette klezmer. L’homme reste peu connu, peu de documents attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musicien très demandé notamment dans les mariages juifs. Après une courte carrière discographique, il finit sa vie dans une misère et un anonymat parfait, entouré des brumes de l’alcool qu’il consommait en plus grande quantité que le musique. On sait aussi de lui qu’il ne connaissait rien à la musique écrite et qu’il ne parlait que yiddish, mais également que cela ne lui posait pas de problème d’éthique de jouer pour des concerts privés pour Murder Inc., la célèbre mafia de la Yiddish Corporation.
https://www.youtube.com/watch?v=yiBLDT4TTmA
Troisième pipe d’opium. Antonio Corradini, l’orfèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réalisa nombre d’œuvres sculpturales à l’aspect très aérien, affublés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa carrière, Corradini sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une statue, œuvre allégorique représentant la Pudicité, pour le tombeau de Cécilia Gaetani à l’intérieur de la chapelle Sansevero de Naples. Évidemment, la technique de Corradini consistant à rendre présente l’extrême légèreté d’un tissu transparent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une certaine patience pour arriver à ce résultat si fin. Le résultat est époustouflant de beauté, mais le sujet censé représenter la pudicité, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse deviner la forme avantageuse de sa poitrine qu’elle porte fièrement bombée en avant. On aurait voulu torturer un peu plus l’âme chagrine d’un croyant que le sculpteur n’aura pas pu s’y prendre autrement, et c’est certainement en cela que réside le génie de Corradini.

Antonio Corradini — la pudicité (Pudicizia Velata) 1751 — Chapelle Sansevero — Naples
Quatrième pipe d’opium. Le christianisme, religion de l’oubli. Le christianisme ne sait même pas d’où il vient, il s’imagine être né à Rome et ne raconter qu’une vague histoire d’hommes crucifiés sur une colline dans un monde lointain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.
Le christianisme est depuis longtemps associé à la Méditerranée et à l’Europe occidentale. Cela résulte en partie de l’emplacement du gouvernement de l’Église, les principales figures des Églises catholiques, anglicanes et orthodoxes se trouvant respectivement à Rome, Canterbury et Constantinople (la moderne Istambul). Or en réalité, dans tous ses aspect, la première chrétienté fut asiatique. Son point focal géographique était bien sûr Jérusalem, ainsi que les autres sites liés à la naissance, à la vie et à la crucifixion de Jésus ; sa langue originelle était l’araméen, l’une des langues sémitiques originaires du Proche-Orient ; son arrière-plan théologique et sa trame spirituelle étaient fournis par le judaïsme, formé en Israël puis durant les exils égyptien et babylonien ; ses histoires étaient modelées par des déserts, des crues, des sécheresses et des famines méconnues de l’Europe.
Peter Frankopan, Les routes de la soie, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve
Editions Nevicata, 2015
Cinquième pipe d’opium. 萨顶顶. Sa Dingding. Elle est belle comme tout, elle est Chinoise, née en Mongolie et de culture han et mongole et chante en tibétain ou en sanskrit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une forteresse acculturée, on peut dire qu’elle a un sacré culot.
https://www.youtube.com/watch?v=l8Z8gpoF4x8
Sixième pipe d’opium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occasion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bouger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habituels avec lesquels on fait les choses d’ordinaires, du papier et des stylos, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pendant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le garder, se déposséder de tout ce qui encombre. Fermer les yeux et se concentrer sur un souvenir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sensations agréables. Évacuer les souvenirs douloureux. Imaginer toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souffrance à ne surtout pas garder niché au creux de soi, un poison à faire sortir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’opium pour s’endormir dans les rêves de dragons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran masquant les vrais souffrances qu’il suffit de chercher à éviter, et puis on finira bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gonflés, les muscles engourdis et l’haleine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a marché trop longtemps et qu’on aurait mieux fait de s’arrêter pour prendre un peu le temps.

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Feb 3, 2018 | Pipes d'opium |
Où il est question d’une ville sainte qui se transforme en bordel, d’un Italien au Japon, d’un Hongrois au Vietnam, d’un Breton en Chine et d’une Chinoise qui ressemble à une Islandaise…
Première pipe d’opium. Finir une belle lecture, passionnante et âpre, de celles que l’on n’oublie pas et qu’on redemande. Il devient suffisamment rare pour moi de trouver une lecture dans laquelle me lover que lorsque cela m’arrive, je fais tout pour faire durer le plaisir. Encore quelques lignes heureuses qui sont comme des petites feuilles de papier de soie qui finiront bien par s’envoler au vent d’hiver.
Le soir, Lhassa se métamorphose. « Les eaux heureuses » de la rivière Kyichu bruissent. Nées des glaciers, elles séparent, à Lhassa, la quiétude du Barkhor de l’orgie de la nuit. Car, une fois franchi le pont Yumtok Sampa qui paraît-il était jadis orné de turquoise, « peint en rouge et couvert d’un toit en tuiles vertes », les élans bachiques et le sexe payant prévalent.
Le jour, l’île de Jamalingka ressemble à un quartier ordinaire de Pékin où les cabines de massage, discothèques et karaokés remplaceraient les hutong. La nuit, ces centres deviennent les hauts lieux de la prostitution à Lhassa. Le grésillement des enseignes fluorescentes des karaokés brise le silence d’une irritante et entêtante mélopée, ce que la pudeur du jour avait omis de révéler quelques heures plus tôt. Je m’attarde le soir dans un lieu qui est de jour le théâtre de mes solitaires errances, emportée dans la lumière impure de la lune, un peu angoissée aussi de ne pas avoir suffisamment vu pour aujourd’hui. Le rouge des panneaux commerciaux se reflètent sur les trottoirs et les murs. Les ombres se font chinoises. Il est minuit passé.
Elodie Bernard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gallimard, 2010
Deuxième pipe d’opium. Adolfo Farsari. Voici un drôle de bonhomme, Italien de son état, installé au Japon après une carrière militaire où il alla batailler en Amérique pendant la Guerre de Sécession, il est surtout connu pour avoir été précurseur de la photographie de studio au pays du Soleil Levant, avec ses photos un peu kitch, très scénarisées dans un cadre léché. S’il contribua à faire connaître les mœurs de la société traditionnelle japonaise en Europe, il fut aussi celui qui montra un visage réaliste des paysages japonais de la fin du XIXe siècle grâce à ses clichés albuminés colorés. Voir sur Flickr une belle collection de clichés de l’artiste.
Adolfo Farsari — Kinkaku-ji
Adolfo Farsari — 1886
Adolfo Farsari — fabricant d’ombrelles
Adolfo Farsari
Adolfo Farsari — Gionmachi — Kyoto
Mais avant tout, Adolfo Farsari, c’est pour moi la photo du Daibutsu (Grand Bouddha shinto) du Kōtoku-in de Kamakura.

Adolfo Farsari — Daibutsu de Kamakura
Troisième pipe d’opium. Rév Miklós, un Hongrois au Vietnam.

Voici un photographe dont je ne sais pas grand-chose, mais qui exécuta en 1959 une série de photos à Hanoï, surtout des scènes de rue, dans un environnement de profusion et de détails, que sa photo un peu granuleuse rend presque palpable. Le Vietnam en 1959, un autre monde…
Quatrième pipe d’opium. Victor Segalen. Qui se souvient de lui ? Qui se souvient de cet homme né à Brest et mort à Huelgoat en 1919 à 41 ans ? Qui se souvient qu’il fut médecin, poète, romancier, essayiste, archéologue et surtout sinologue ? Qui se souvient qu’on le retrouva mort quarante-huit heures après qu’il fût parti se promener en forêt, au gouffre de Huelgoat, maquillant certainement son suicide en une banale blessure ? Le visage aiguisé et planté d’une moustache broussailleuse, le regard perçant et ouvert, légèrement éteint à la lumière de la présence au monde, comme si déjà on percevait en lui que son esprit vagabondait dans les ailleurs qu’il sillonna en d’autre temps. Peut-être était-il en Polynésie, ou peut-être en Chine, peu importe. Il n’était pas vraiment là. Des Stèles qu’il rapportera de Chine, on trouve une écriture mystique et salutaire, à la fois hermétique et claire. Dans les pages d’Élodie Bernard encore, je trouve de lui un poème solaire, quelque chose qui n’a pas vraiment besoin d’être commenté, et qui, comme par hasard, évoque pour Élodie Bernard l’étrange ambiance mortifère qui règne à Lhassa.
Lève, voix antique, et profond Vent des Royaumes.
Relent du passé ; odeur des moments défunts.
Long écho sans mur et goût salé des embruns
Des âges ; reflux assaillant comme les Huns.
Mais tu ne viens pas de leurs plaines maléfiques :
Tu n’es point comme eux poudré de sable et de brique,
Tu ne descends pas des plateaux géographiques
Ni des ailleurs, — des autrefois : du fond du temps.
Non point chargé d’eau, tu n’as pas désaltéré
Des gens au désert : tu vas sans but, ignoré
Du pôle, ignorant le méridion doré
Et ne passes point sur les palmes et les baumes.
Tu es riche et lourd et suave et frais, pourtant.
Une fois encor, descends avec la sagesse
Ancienne, et malgré mon dégoût et ma mollesse
Viens ressusciter tout de ta grande caresse.

Cinquième pipe d’opium. 丁薇 (Ding Wei). Elle est Chinoise, pas très souriante, son clip est super bizarre, mais voilà la nouvelle vague chinoise qui arrive. Retenez son nom, Ding Wei…
https://www.youtube.com/watch?v=4rhXKZdmd3Y
Sixième pipe d’opium. Alors voilà, nous y sommes, c’est la dernière ligne droite. L’année du coq de feu se replie comme une feuille de papier dont on n’a plus besoin et qui va bientôt finir dans les cendres. L’année du chien s’ouvre tout doucement, avec plaisir, comme la papillote d’un chocolat qu’on effeuille tendrement pour ne pas le déshabiller d’un seul coup. Depuis le début de l’année, le nombre d’heures d’ensoleillement est tellement faible sur Paris qu’on en est à se demander si le soleil reviendra un jour. Hier soir, j’étais perdu dans mes lectures du Grand Nord et je me disais que je préférais encore subir des températures de ‑30°C dans la neige dure et le ciel qui n’apparaît clair que quelques heures par jour plutôt que ce marécage boueux dans lequel nous vivons actuellement. Je n’ose même pas mettre les pieds au jardin tellement l’humidité s’infiltre partout. Je devais planter des bulbes d’aulx et de tulipes mais le courage m’a manqué pour sortir. La lumière tendre d’Ayutthaya me manque. La chaleur moite me manque. Je n’en peux plus de ce froid humide…
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Jan 21, 2018 | Pipes d'opium |
Où il est question d’un poète indien, d’une femme chinoise qui n’a jamais existé, des paroles du Bouddha et d’une chanteuse islandaise qui chante à la manière des scaldes.
Première pipe d’opium. Rabindranath Thakur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de littérature en 1913. Des mots trouvés au hasard dans les pages d’Élodie Bernard, que je ramène dans mon giron, des mots attrapés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’essaie avec toute mon âme altérée d’une soif inapaisable de pénétrer ce mince mais insondable mystère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de percer le mystère de la sombre nuit avec leur regard baissé qui ne dort pas et ne clignote pas.
Rabindranath Tagore, Gitanjali, l’offrande lyrique
Gallimard, 1971
Deuxième pipe d’opium.
Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’avait jamais existé. Dans la longue réécriture de l’histoire à laquelle s’est adonnée le peuple vietnamien pendant de longues années d’errances communistes (n’en est-on pas encore là aujourd’hui ?), il existe une histoire que j’ai découverte cet été tandis que je m’apprêtais à rendre visite à la dépouille immortelle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révolutionnaire, encore adulé aujourd’hui, d’un Vietnam fracturé par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chinoise et catholique de Guangzhou mais il furent séparés six mois plus tard tandis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’état des nationalistes mené par Tchang Kaï-chek. Malgré des tentatives nombreuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tandis que Hồ s’éteignit en 1969, Tăng Tuyết Minh mourut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gouvernement vietnamien fait toujours son possible pour que cette histoire d’amour ne figure pas au titre de l’histoire officielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les relations sexuelles qu’entretenait le leader avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé…
Troisième pipe d’opium. Le Bouddha Shakyamuni a dit Celui qui interroge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’interroge plus, je laisse faire, mais devant l’impassibilité du bouddhiste qui, pris dans le Mahāyāna, a cette fâcheuse tendance à ne pas vouloir déroger à l’ordre du monde établi et finit par tomber dans une sorte de fatalisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sortir du saṃsāra. Est-ce que ça compte vraiment si c’est soi-même qu’on interroge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vouloir sortir des cadres, surtout s’il est question de religion ? Je suis dans un état transitoire, pris entre l’envie de partir pour retrouver les sensations à présent disparues et l’envie de rester et de construire quelque chose ici, toujours dans un écart insoluble, alors je tente de retrouver au travers de mes carnets de voyage les lieux et les sensations, je reconstruis, je réélabore le voyage en imaginant ce qu’il aurait pu être. Je me souviens de mon troisième voyage en Turquie, en pleines émeutes du parc Gezi, dernière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me souviens des heures chaudes dans le parc historique de Sukhothai que je parcourais à vélo le long des larges avenues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me souviens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les vendeurs de rue assoupis sur le trottoir pendant que je me reposais sur les bords du lac de l’épée restituée, je me souviens de la moiteur du matin à Chiang Mai quand je sortais de ma chambre d’hôtel en même temps que les moines du Wat Chedi Luang et les chiens errants, au temps où dormir était une option inefficace — le manque. Mon corps a goûté les plaisirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chulalongkorn.
Quatrième pipe d’opium. Björk. Un amour de jeunesse qui m’accompagne depuis 1996 tandis que je découvrais avec un peu de retard l’album Debut. Jusqu’au jour où vous vous rendez compte que le nom de celle que vous appeliez de la même manière qu’une marque de produits alimentaires bio doit finalement se prononcer Beyerk…

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au pluriel), cette poésie scaldique venue d’Islande et qui se base sur une versification allitérative, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beowulf par exemple. La manière de réciter les rímur consiste à bien décoller les syllabes pour une compréhension aisée. Dans les chansons de Björk, on retrouve exactement cet art et cette diction toute particulière (on l’entend particulièrement bien dans cet extrait d’une émission de télévision islandaise où elle chante Unravel, simplement accompagnée d’une épinette), avec son anglais teinté d’un accent islandais dont elle n’arrivera jamais, et c’est tant mieux, à se départir.
https://youtu.be/yDYMfm0JQOE
Nous sommes le 21 janvier 2018, les arbres nus dégoulinent d’une pluie qui s’insinue partout et le soleil semble avoir disparu pour toujours. Cela me rappelle la lecture d’un livre somptueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’écrivain helvète Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas. Mais il reviendra, c’est écrit dans les livres. Personne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.
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