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Le temps très lent des toutes petites choses #1

Le temps très lent des toutes petites choses #1

Une semaine longue comme s’il pleu­vait des jours, une semaine qui n’en finit pas de se col­ti­ner de l’im­pré­vu et pen­dant laquelle il se passe en réa­li­té tant de choses qu’on ne sait même plus de quelle manière il faut s’en sou­ve­nir. Des ren­dez-vous qui se suc­cèdent, une ren­contre for­tuite et à peine croyable dans le nord de Paris, une suc­ces­sion de hasards qui amènent deux per­sonnes qui se connaissent à se retrou­ver au même endroit et à rou­gir de conserve, des moments éton­nants alors qu’on ne s’at­tend à rien et que tout se pro­duit, des rebon­dis­se­ments… Et puis j’ap­prends que mon fils a tota­le­ment écrit un med­ley des œuvres de Joe Hisai­shi, à plu­sieurs ins­tru­ments, conduc­teur d’or­chestre. Le bou­chon a bien des talents cachés. Cette semaine a été folle à bien des égards et tout à coup elle s’ar­rête parce que sur l’a­gen­da, une annonce vous rap­pelle gen­ti­ment à la réa­li­té et vous crie que dès ce midi, vous êtes en congés…  On se réveille avec le cou endo­lo­ri et la tête qui tourne (et toi tu te demandes com­bien de fois tu as fait tour­ner la tête aux autres en aus­si peu de temps…), alors que la vie du dehors n’a même pas encore com­men­cé, après une nuit mor­ce­lée, un peu étrange. Et puis on se sou­vient d’une ren­contre avec un homme en imper­méable pas­sé qui, en voyant les pho­tos japo­naises impri­mées en noir et blanc sur du papier kraft qui ornent votre bureau, se demande si ce n’est pas Nico­las Bou­vier qui les a prises, et qui vous dit que lui aus­si est atten­dri autant par Bou­vier que par Ray­mond Chand­ler, et qui vous dit que Jacob que vous avez côtoyé dans les amphis de Paris 8 est en réa­li­té une per­sonne qui fait par­tie de son cercle d’a­mis… Un étrange double sor­ti des méandres du hasard. Les points com­muns ne sont que des petits acci­dents de la vie qui vous incitent à croire que tout ceci n’est qu’une vaste pièce de théâtre qui aurait pu avoir été écrite à l’a­vance. Il n’y a pas de hasards, que des cor­res­pon­dances… (ce qui ne veut pas dire que le hasard n’existe pas, il se cache sim­ple­ment dans les détails, comme le diable).

Nico­las Bou­vier par Eliane Bouvier

Ce same­di com­mence avec la lec­ture de Nico­las Bou­vier, puis­qu’on en est là. Pour après, j’ai pré­vu de relire Le Clé­zio que je n’ai plus fré­quen­té depuis le col­lège avec L’A­fri­cain, Le musée ima­gi­naire de Mal­raux et Un hiver sur le Nil d’An­tho­ny Sat­tin. Puisque désor­mais je ne lirai que de belles choses. Pré­face de His­toires d’une image de Nico­las Bou­vier, un tout petit livre fait d’ar­ticles publiés dans une revue hel­vète pres­ti­gieuse : « Le métier d’i­co­no­graphe est presque aus­si répan­du que celui de char­meur de rats ». Ce qui fait l’o­ri­gi­na­li­té de Bou­vier, c’est son par­ler enle­vé et ima­gé, comme une his­toire pour enfants dans un vieux livre d’illus­tra­tions, un ima­gier du Père Cas­tor et consorts. Consort… qui par­tage le sort. Bou­vier n’est pas seule­ment un écri­vain, c’est un ima­gi­neur, il fabrique de l’his­toire dans une langue qu’on ne parle plus guère et qui semble sor­tie d’un Moyen-âge éclai­ré, faite des par­lers hel­vètes, des crus qu’on ne connaît qu’à peine vu de ce côté-ci de la fron­tière, et que Fabienne, en lec­trice éclai­rée, a cru bon de me faire décou­vrir, en me disant sim­ple­ment, je pense qu’il va te plaire, et regar­dez main­te­nant où j’en suis…

Et si cette lune, tan­tôt citrouille rousse, tan­tôt fau­cille ou rognure d’ongle, mais que nous croyons fidèle, se las­sait de jouer les seconds rôles, d’être tou­jours relé­guée der­rière la forêt, le Taj Mahal, la che­mi­née d’u­sine ou les mâtures à peine balan­cées des grands voi­liers à l’ancre, et quit­tait son orbite pour aller cher­cher for­tune ailleurs, vers une pla­nète sans pers­pec­tive qui lui per­mette l’a­vant-scène au moins une fois par révo­lu­tion ? Alors quel vide dans ce ciel sans lumi­naire, quel deuil dans notre fir­ma­ment men­tal : la moi­tié de nos reli­gions et de nos « arts libé­raux » dis­pa­raî­traient sans crier gare, les amants man­que­raient leurs ren­dez-vous noc­turnes pour s’é­pou­mo­ner en courses obs­cures et vaines, le chœur des gre­nouilles d’A­ris­to­phane et les Pier­rots lunaires poin­te­raient au chô­mage, les peintres chi­nois ava­le­raient leurs pin­ceaux, l’is­lam en serait réduit à chan­ger sa ban­nière, et les bou­lan­gers, de Vienne à Van­cou­ver, à bra­der leurs crois­sants. Mieux vaut ne pas y penser.

C’est quoi un ico­no­graphe ? Si l’i­co­no­graphe scru­pu­leux risque sa san­té men­tale au ser­vice de causes qu’il n’a pas choi­sies, il ne pro­fite pas moins des musées ou biblio­thèques aux­quels il a accès pour satis­faire son goût per­son­nel et consti­tuer son musée ima­gi­naire avec des images que per­sonne ne lui demande et qui lui font signe. Tout est dit.

Ecri­vain de la len­teur, des petites choses tri­viales mais non sans impor­tance, il man­que­rait au pay­sage de mes lec­tures et donc, de ma vie. Pes­soa disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie ne suf­fit pas, tan­dis que Jean-Jacques Schal­ler à qui je repor­tais cette cita­tion disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie suf­fit. Cabot. Debus­sy, lui, aurait dit, s’il avait connu Bou­vier, qu’on peut très bien vivre sans Bou­vier, mais on vit mieux avec.

Et puis si on a du temps à perdre, c’est qui est la plus mer­veilleuse des choses qui puisse vous arri­ver, il y a des tonnes d’en­re­gis­tre­ments, de la matière à foi­son, sur le site de la RTS (oui, je sais, pour les Fran­çais que nous sommes, c’est étrange de consul­ter des archives sonores d’une radio hel­vé­tique, mais ce qui est bon ne souffre pas les fron­tières). Par ici.

A écou­ter de pré­fé­rence avec une tasse de thé Earl Grey et des muf­fins tar­ti­nés de mar­me­lade, petit déjeu­ner anglais avec cette étrange lumière venue du nord et cette pluie fine qui ruis­sèle sur les feuilles char­nues de mes hostas (玉簪属 en japo­nais, si ça inté­resse quel­qu’un…) qui ont com­men­cé à se faire dévo­rer par les limaces que je vais m’ap­pli­quer à éradiquer.

C’est une longue et belle semaine qui s’annonce…

Pho­to d’en-tête © Tom D.

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De retour du Darjeeling

De retour du Darjeeling

Non je ne reviens pas d’Inde, sans quoi ça se sau­rait. Car ce que je fais se sait. Sauf quand on croit que j’ai fait des choses que je n’ai jamais faites, auquel cas je laisse tout le monde croire. Croire per­met de com­bler le vide de l’exis­tence des gens. Comme la reli­gion par exemple. Croire plu­tôt que savoir. Non, ce qui compte, c’est le bon­heur et lire un livre qui ne rend pas heu­reux, ou ne pas lire un livre qui rend heu­reux n’a au final aucun inté­rêt. J’en dis­cu­tais il y a peu avec Sophie dans mon salon tan­dis qu’elle était jus­te­ment sur le point non pas de par­tir au Ben­gale mais au Rajas­than et je lui disais que j’é­tais capable de res­ter long­temps sur un livre si celui-ci me ren­dait heu­reux, et que géné­ra­le­ment je fai­sais tout pour en dif­fé­rer le moment tra­gique de la fin. Alors je me suis lais­sé embar­quer dans un livre qui m’a emme­né jus­qu’à Dar­jee­ling, dont le nom venu du tibé­tain, Dorje Ling, signi­fie la « cité de la foudre ».

D’ailleurs, je me ren­dis compte que mal­gré le temps que l’on avait pas­sé ensemble et tous les ser­vices qu’il m’a­vait ren­dus, je ne lui avais tou­jours pas deman­dé son pré­nom. Je m’en excu­sai auprès de lui.
« Aucun pro­blème, sir, dit-il. De toute façon, mon nom est tel­le­ment long et dif­fi­cile que j’ar­rive moi-même à peine à l’é­crire. Je m’ap­pelle Gau­tham Gan­gai­kon­da­kan­chi­pu­ram. Mais vous pou­vez m’ap­pe­ler Gaga, comme le font mes frères et sœurs.
— Gaga, comme Lady Gaga ? » deman­dai-je en plaisantant.
Mais il me regar­da en se deman­dant de quoi j’é­tais en train de parler.
« Non, Gaga tout court, sir. »

Alors voi­là. J’ai lu un livre qui m’a ren­du heu­reux pen­dant tout le temps où je l’ai lu, parce que c’est un livre simple et joyeux, et qui, contrai­re­ment à ce que son titre pour­rait lais­ser croire, n’est pas la chro­nique d’un voyage en Inde, mais plu­tôt une ode à la plus mer­veilleuse des façons de se poser la ques­tion de la lâche­té chez un homme. Au final, je crois, il n’y a rien de plus à en dire, si ce n’est qu’il a éclai­ré un prin­temps qui res­semble à la queue de la comète d’un hiver sans fin. Ce livre, c’est un gros livre édi­té chez Babel, tra­duit du sué­dois par Emma­nuel Cur­til et écrit par Mikael Berg­strand, dont je ne connais­sais ni le nom ni même l’exis­tence. Dans les brumes du Dar­jee­ling pour­rait être la ver­sion écrite et un peu moins fou­traque de À bord du Dar­jee­ling Limi­ted, sauf qu’i­ci il est ques­tion d’un quin­qua­gé­naire sué­dois man­quant cruel­le­ment de confiance en lui. Il y est ques­tion d’hu­mour, de nour­ri­ture et de thé, de sexe et d’a­mour, de brumes et de cha­leur, de ce qui fait la vie en somme. Le reste n’a pas vrai­ment d’importance.

Sur le tra­jet, Yogi me deman­da si j’é­tais satis­fait du cos­tume en tweed que l’on m’a­vait commandé.
« Oui, il est joli. C’est juste que je m’é­tais ima­gi­né autre chose. Mais on dirait que les com­mer­çants indiens sont tout sim­ple­ment inca­pables de dire qu’ils n’ont pas ce que l’on cherche. C’est très agaçant.
—  Pourquoi ?
—  Parce qu’il serait beau­coup plus hon­nête de dire les choses telles qu’elles sont, pour que l’a­che­teur puisse en tenir compte et faire son choix à par­tir de là. »
Yogi cou­vrit ses oreilles avec le bon­net qu’il venait d’a­che­ter et me regar­da d’un air sceptique.
« Alors là, j’ai l’im­pres­sion qu’il y a quelque chose que tu n’as pas tout à fait com­pris, mis­ter Gora. L’in­ten­tion du tailleur, et il n’y a rien de plus hon­nête, était de te vendre un cos­tume afin que votre ren­contre pro­fite à tous les deux. S’il t’a­vait juste dit : “Non, nous n’a­vons pas cette cou­leur!”, tu n’au­rais pas eu l’oc­ca­sion de voir les autres magni­fiques nuances de ton et d’é­pais­seur qu’il avait à te pro­po­ser, et tu n’au­rais donc pas eu la pos­si­bi­li­té de recon­si­dé­rer ton choix avec toute la réflexion dont un esthète de ton calibre a besoin. En réa­li­té, le tailleur t’a ren­du un grand ser­vice en te don­nant accès à tout un spectre de cou­leurs qui t’a per­mis de décou­vrir de nou­velles facettes et de nou­veaux goûts insoup­çon­nés. Grâce à cela, tu seras, dans quelques jours à peine, l’heu­reux pro­prié­taire d’un tout nou­veau cos­tume en tweed. Et cela m’emplit, moi aus­si, d’une joie incom­men­su­rable, mis­ter Gora. Donc au lieu de res­ter bre­douilles et frus­trés, nous res­sor­tons de ces quelques minutes d’en­tre­vue tous les trois plei­ne­ment satis­faits. Toi, le tailleur et moi. Et ça, n’est-ce pas la plus mer­veilleuse des choses, mis­ter Gora ? »
Je regar­dai mon ami avec un sou­rire affec­tueux et imi­tai sa voix :
« Alors là, mis­ter Yogi, il n’y a rien de plus vrai au monde ! C’est même la chose la plus extra­or­di­naire et la plus mer­veilleuse que l’on puisse imaginer ! »

Déci­dé­ment, il n’y a pas de plus mer­veilleuse façon de se diver­tir qu’a­vec un livre qui rend heureux…

PS : petit mes­sage en forme de vœu : je suis de retour…

Pho­to d’en-tête © Vik

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Pipes d’o­pium #9

Pipes d’o­pium #9

Pre­mière pipe d’o­pium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augus­tin d’Hip­pone, le célèbre auteur des Confessions.

Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aus­si des signes […] Par­mi ces signes, cer­tains sont seule­ment des signaux, d’autres sont des marques ou des attri­buts, d’autres encore sont des symboles.

Vit­tore Car­pac­cio dans la cha­pelle San Gior­gio degli Schia­vo­ni, Venise — Saint Augustin

Dans les pre­mières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Gior­gio degli Schia­vo­ni, com­man­dèrent à l’ar­tiste Vit­tore Car­pac­cio une série de scènes illus­trant la vie de saint Jérôme, ce grand éru­dit et lec­teur du IVè siècle. Le der­nier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obs­cure, ne repré­sente pas saint Jérôme mais saint Augus­tin, son contem­po­rain. Une tra­di­tion répan­due au Moyen Âge raconte que, saint Augus­tin s’é­tant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui deman­der son opi­nion sur la ques­tion de la béa­ti­tude éter­nelle, la pièce fut emplie de lumière et Augus­tin enten­dit une voix qui lui annon­çait que l’âme de Jérôme était mon­tée au ciel.

Alber­to Man­guel, in L’or­di­na­teur de saint Augustin
tra­duit de l’an­glais par Chris­tine Le Bœuf, Actes Sud, 1997

Deuxième pipe d’o­pium. Naf­tule Brand­wein. Les ama­teurs de klez­mer connaissent for­cé­ment Naf­tule, Yom lui-même y fait sou­vent réfé­rence comme était le maître de la cla­ri­nette klez­mer. L’homme reste peu connu, peu de docu­ments attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musi­cien très deman­dé notam­ment dans les mariages juifs. Après une courte car­rière dis­co­gra­phique, il finit sa vie dans une misère et un ano­ny­mat par­fait, entou­ré des brumes de l’al­cool qu’il consom­mait en plus grande quan­ti­té que le musique. On sait aus­si de lui qu’il ne connais­sait rien à la musique écrite et qu’il ne par­lait que yid­dish, mais éga­le­ment que cela ne lui posait pas de pro­blème d’é­thique de jouer pour des concerts pri­vés pour Mur­der Inc., la célèbre mafia de la Yid­dish Corporation.

https://www.youtube.com/watch?v=yiBLDT4TTmA

Troi­sième pipe d’o­pium. Anto­nio Cor­ra­di­ni, l’or­fèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réa­li­sa nombre d’œuvres sculp­tu­rales à l’as­pect très aérien, affu­blés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa car­rière, Cor­ra­di­ni sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une sta­tue, œuvre allé­go­rique repré­sen­tant la Pudi­ci­té, pour le tom­beau de Céci­lia Gae­ta­ni à l’in­té­rieur de la cha­pelle San­se­ve­ro de Naples. Évi­dem­ment, la tech­nique de Cor­ra­di­ni consis­tant à rendre pré­sente l’ex­trême légè­re­té d’un tis­su trans­pa­rent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une cer­taine patience pour arri­ver à ce résul­tat si fin. Le résul­tat est épous­tou­flant de beau­té, mais le sujet cen­sé repré­sen­ter la pudi­ci­té, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse devi­ner la forme avan­ta­geuse de sa poi­trine qu’elle porte fiè­re­ment bom­bée en avant. On aurait vou­lu tor­tu­rer un peu plus l’âme cha­grine d’un croyant que le sculp­teur n’au­ra pas pu s’y prendre autre­ment, et c’est cer­tai­ne­ment en cela que réside le génie de Corradini.

Anto­nio Cor­ra­di­ni — la pudi­ci­té (Pudi­ci­zia Vela­ta) 1751 — Cha­pelle San­se­ve­ro — Naples

Qua­trième pipe d’o­pium. Le chris­tia­nisme, reli­gion de l’ou­bli. Le chris­tia­nisme ne sait même pas d’où il vient, il s’i­ma­gine être né à Rome et ne racon­ter qu’une vague his­toire d’hommes cru­ci­fiés sur une col­line dans un monde loin­tain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.

Le chris­tia­nisme est depuis long­temps asso­cié à la Médi­ter­ra­née et à l’Eu­rope occi­den­tale. Cela résulte en par­tie de l’emplacement du gou­ver­ne­ment de l’Église, les prin­ci­pales figures des Églises catho­liques, angli­canes et ortho­doxes se trou­vant res­pec­ti­ve­ment à Rome, Can­ter­bu­ry et Constan­ti­nople (la moderne Istam­bul). Or en réa­li­té, dans tous ses aspect, la pre­mière chré­tien­té fut asia­tique. Son point focal géo­gra­phique était bien sûr Jéru­sa­lem, ain­si que les autres sites liés à la nais­sance, à la vie et à la cru­ci­fixion de Jésus ; sa langue ori­gi­nelle était l’a­ra­méen, l’une des langues sémi­tiques ori­gi­naires du Proche-Orient ; son arrière-plan théo­lo­gique et sa trame spi­ri­tuelle étaient four­nis par le judaïsme, for­mé en Israël puis durant les exils égyp­tien et baby­lo­nien ; ses his­toires étaient mode­lées par des déserts, des crues, des séche­resses et des famines mécon­nues de l’Europe.

Peter Fran­ko­pan, Les routes de la soie, tra­duit de l’an­glais par Guillaume Villeneuve
Edi­tions Nevi­ca­ta, 2015

Cin­quième pipe d’o­pium. 萨顶顶. Sa Ding­ding. Elle est belle comme tout, elle est Chi­noise, née en Mon­go­lie et de culture han et mon­gole et chante en tibé­tain ou en sans­krit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une for­te­resse accul­tu­rée, on peut dire qu’elle a un sacré culot. 

https://www.youtube.com/watch?v=l8Z8gpoF4x8

Sixième pipe d’o­pium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occa­sion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bou­ger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habi­tuels avec les­quels on fait les choses d’or­di­naires, du papier et des sty­los, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pen­dant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le gar­der, se dépos­sé­der de tout ce qui encombre. Fer­mer les yeux et se concen­trer sur un sou­ve­nir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sen­sa­tions agréables. Éva­cuer les sou­ve­nirs dou­lou­reux. Ima­gi­ner toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souf­france à ne sur­tout pas gar­der niché au creux de soi, un poi­son à faire sor­tir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’o­pium pour s’en­dor­mir dans les rêves de dra­gons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran mas­quant les vrais souf­frances qu’il suf­fit de cher­cher à évi­ter, et puis on fini­ra bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gon­flés, les muscles engour­dis et l’ha­leine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a mar­ché trop long­temps et qu’on aurait mieux fait de s’ar­rê­ter pour prendre un peu le temps.

Fumeurs d'opium en 1880

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Pipes d’o­pium #8

Pipes d’o­pium #8

Où il est ques­tion d’une ville sainte qui se trans­forme en bor­del, d’un Ita­lien au Japon, d’un Hon­grois au Viet­nam, d’un Bre­ton en Chine et d’une Chi­noise qui res­semble à une Islandaise…

Pre­mière pipe d’o­pium. Finir une belle lec­ture, pas­sion­nante et âpre, de celles que l’on n’ou­blie pas et qu’on rede­mande. Il devient suf­fi­sam­ment rare pour moi de trou­ver une lec­ture dans laquelle me lover que lorsque cela m’ar­rive, je fais tout pour faire durer le plai­sir. Encore quelques lignes heu­reuses qui sont comme des petites feuilles de papier de soie qui fini­ront bien par s’en­vo­ler au vent d’hiver.

Le soir, Lhas­sa se méta­mor­phose. « Les eaux heu­reuses » de la rivière Kyi­chu bruissent. Nées des gla­ciers, elles séparent, à Lhas­sa, la quié­tude du Bar­khor de l’or­gie de la nuit. Car, une fois fran­chi le pont Yum­tok Sam­pa qui paraît-il était jadis orné de tur­quoise, « peint en rouge et cou­vert d’un toit en tuiles vertes », les élans bachiques et le sexe payant prévalent.
Le jour, l’île de Jama­ling­ka res­semble à un quar­tier ordi­naire de Pékin où les cabines de mas­sage, dis­co­thèques et karao­kés rem­pla­ce­raient les hutong. La nuit, ces centres deviennent les hauts lieux de la pros­ti­tu­tion à Lhas­sa. Le gré­sille­ment des enseignes fluo­res­centes des karao­kés brise le silence d’une irri­tante et entê­tante mélo­pée, ce que la pudeur du jour avait omis de révé­ler quelques heures plus tôt. Je m’at­tarde le soir dans un lieu qui est de jour le théâtre de mes soli­taires errances, empor­tée dans la lumière impure de la lune, un peu angois­sée aus­si de ne pas avoir suf­fi­sam­ment vu pour aujourd’­hui. Le rouge des pan­neaux com­mer­ciaux se reflètent sur les trot­toirs et les murs. Les ombres se font chi­noises. Il est minuit passé.

Elo­die Ber­nard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gal­li­mard, 2010

Deuxième pipe d’o­pium. Adol­fo Far­sa­ri. Voi­ci un drôle de bon­homme, Ita­lien de son état, ins­tal­lé au Japon après une car­rière mili­taire où il alla batailler en Amé­rique pen­dant la Guerre de Séces­sion, il est sur­tout connu pour avoir été pré­cur­seur de la pho­to­gra­phie de stu­dio au pays du Soleil Levant, avec ses pho­tos un peu kitch, très scé­na­ri­sées dans un cadre léché. S’il contri­bua à faire connaître les mœurs de la socié­té tra­di­tion­nelle japo­naise en Europe, il fut aus­si celui qui mon­tra un visage réa­liste des pay­sages japo­nais de la fin du XIXe siècle grâce à ses cli­chés albu­mi­nés colo­rés. Voir sur Fli­ckr une belle col­lec­tion de cli­chés de l’ar­tiste.

Mais avant tout, Adol­fo Far­sa­ri, c’est pour moi la pho­to du Dai­but­su (Grand Boud­dha shin­to) du Kōto­ku-in de Kamakura.

Adol­fo Far­sa­ri — Dai­but­su de Kamakura

Troi­sième pipe d’o­pium. Rév Miklós, un Hon­grois au Vietnam.

Voi­ci un pho­to­graphe dont je ne sais pas grand-chose, mais qui exé­cu­ta en 1959 une série de pho­tos à Hanoï, sur­tout des scènes de rue, dans un envi­ron­ne­ment de pro­fu­sion et de détails, que sa pho­to un peu gra­nu­leuse rend presque pal­pable. Le Viet­nam en 1959, un autre monde…

Qua­trième pipe d’o­pium. Vic­tor Sega­len. Qui se sou­vient de lui ? Qui se sou­vient de cet homme né à Brest et mort à Huel­goat en 1919 à 41 ans ? Qui se sou­vient qu’il fut méde­cin, poète, roman­cier, essayiste, archéo­logue et sur­tout sino­logue ? Qui se sou­vient qu’on le retrou­va mort qua­rante-huit heures après qu’il fût par­ti se pro­me­ner en forêt, au gouffre de Huel­goat, maquillant cer­tai­ne­ment son sui­cide en une banale bles­sure ? Le visage aigui­sé et plan­té d’une mous­tache brous­sailleuse, le regard per­çant et ouvert, légè­re­ment éteint à la lumière de la pré­sence au monde, comme si déjà on per­ce­vait en lui que son esprit vaga­bon­dait dans les ailleurs qu’il sillon­na en d’autre temps. Peut-être était-il en Poly­né­sie, ou peut-être en Chine, peu importe. Il n’é­tait pas vrai­ment là. Des Stèles qu’il rap­por­te­ra de Chine, on trouve une écri­ture mys­tique et salu­taire, à la fois her­mé­tique et claire. Dans les pages d’Élodie Ber­nard encore, je trouve de lui un poème solaire, quelque chose qui n’a pas vrai­ment besoin d’être com­men­té, et qui, comme par hasard, évoque pour Élo­die Ber­nard l’é­trange ambiance mor­ti­fère qui règne à Lhassa.

Lève, voix antique, et pro­fond Vent des Royaumes.
Relent du pas­sé ; odeur des moments défunts.
Long écho sans mur et goût salé des embruns
Des âges ; reflux assaillant comme les Huns.

Mais tu ne viens pas de leurs plaines maléfiques :
Tu n’es point comme eux pou­dré de sable et de brique,
Tu ne des­cends pas des pla­teaux géographiques
Ni des ailleurs, — des autre­fois : du fond du temps.

Non point char­gé d’eau, tu n’as pas désaltéré
Des gens au désert : tu vas sans but, ignoré
Du pôle, igno­rant le méri­dion doré
Et ne passes point sur les palmes et les baumes.

Tu es riche et lourd et suave et frais, pourtant.
Une fois encor, des­cends avec la sagesse
Ancienne, et mal­gré mon dégoût et ma mollesse
Viens res­sus­ci­ter tout de ta grande caresse.

Cin­quième pipe d’o­pium. 丁薇 (Ding Wei). Elle est Chi­noise, pas très sou­riante, son clip est super bizarre, mais voi­là la nou­velle vague chi­noise qui arrive. Rete­nez son nom, Ding Wei…

https://www.youtube.com/watch?v=4rhXKZdmd3Y

Sixième pipe d’o­pium. Alors voi­là, nous y sommes, c’est la der­nière ligne droite. L’an­née du coq de feu se replie comme une feuille de papier dont on n’a plus besoin et qui va bien­tôt finir dans les cendres. L’an­née du chien s’ouvre tout dou­ce­ment, avec plai­sir, comme la papillote d’un cho­co­lat qu’on effeuille ten­dre­ment pour ne pas le désha­biller d’un seul coup. Depuis le début de l’an­née, le nombre d’heures d’en­so­leille­ment est tel­le­ment faible sur Paris qu’on en est à se deman­der si le soleil revien­dra un jour. Hier soir, j’é­tais per­du dans mes lec­tures du Grand Nord et je me disais que je pré­fé­rais encore subir des tem­pé­ra­tures de ‑30°C dans la neige dure et le ciel qui n’ap­pa­raît clair que quelques heures par jour plu­tôt que ce maré­cage boueux dans lequel nous vivons actuel­le­ment. Je n’ose même pas mettre les pieds au jar­din tel­le­ment l’hu­mi­di­té s’in­filtre par­tout. Je devais plan­ter des bulbes d’aulx et de tulipes mais le cou­rage m’a man­qué pour sor­tir. La lumière tendre d’Ayut­thaya me manque. La cha­leur moite me manque. Je n’en peux plus de ce froid humide…

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Pipes d’o­pium #7

Pipes d’o­pium #7

Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

Une publi­ca­tion par­ta­gée par Romuald (@swedishparrot) le

Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

https://youtu.be/yDYMfm0JQOE

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

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