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Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

A peine refer­mé le livre de Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to, j’ai déjà le nez dans autre chose. Fas­ci­né par l’his­toire de Pog­gio Brac­cio­li­ni qui a redé­cou­vert le manus­crit de Lucrèce, ce n’est pas pour autant que l’en­vie se fait res­sen­tir de lire le long poème épi­cu­rien du poète romain. Bien au contraire. Il faut se contraindre à ne pas se lais­ser dor­lo­ter par la faci­li­té du quo­ti­dien et ne pas arrê­ter le mou­ve­ment tant qu’il est encore pos­sible. S’ar­rê­ter c’est mou­rir. La nécrose de l’es­prit, et tout ce qui en découle ; l’ombre, les ténèbres, la mort de soi et des autres par voie de conséquences.

Sur mes éta­gères traî­nait un livre que j’a­vais ache­té uni­que­ment à cause de son titre : Dans l’ombre de Byzance. L’au­teur, un cer­tain William Dal­rymple, est un spé­cia­liste de l’Inde et du Pakis­tan, de l’his­toire colo­niale bri­tan­nique et fin connais­seur de l’his­toire des Chré­tiens d’O­rient. Évi­dem­ment, il n’en fal­lait pas plus pour je me plonge dans cette lec­ture, mais comme tout bon livre, il faut par­fois le lais­ser matu­rer sur son éta­gère, pour qu’il se boni­fie, qu’il prenne la pous­sière et un peu d’âge, et en même temps un peu d’âme. Inévi­ta­ble­ment, je fais des allers et retours entre les pages du livre, mon grand car­net rouge (Leucht­turm 1917 avec pages numé­ro­tées et index) et ma tablette, et je me laisse empor­ter dans une lecture/apprentissage qui peut durer des heures. Réveillé bien avant que mon réveil-matin ne m’ex­tirpe du som­meil, je suis déjà en boule sur mon cana­pé, lové entre les cous­sins et les plaids, assis en tailleur et le nez entre les pages et l’é­cran. Inter­net est peut-être un ins­tru­ment de mal­heur pour cer­tains et un immense fourre-tout nau­séa­bond en règle géné­rale, mais pour moi, depuis que j’y ai fait mes pre­miers pas en 1996, je n’ai ces­sé d’y trou­ver une source d’ins­pi­ra­tion et de connais­sances dans laquelle il faut savoir navi­guer pour ne pas se perdre et sur­tout, un puits sans fond dans l’i­ma­gi­naire de l’his­toire mondiale.
Le soleil s’est levé à l’ins­tant même où je me suis mis debout et que j’ai éti­ré mon corps un feu four­bu. Je suis res­té quelques ins­tants là à admi­rer l’astre bien­veillant sor­tir de son trou et me rem­plir de bon­heur… Pen­dant quelques minutes, je suis res­té ébloui par cette lumière aveu­glante, inca­pable de me diri­ger dans la mai­son, mais tel­le­ment heu­reux. Ça ne tient fina­le­ment pas à grand-chose.

Giovanni Battista Piranesi - Les antiquités romaines - Tome 3 planche XIX - Grande urne de porphyre avec son couvercle touvé dans le mausolée de Sainte Hélène et actuellement dans le cloître de Saint Jean de Latran

Gio­van­ni Bat­tis­ta Pira­ne­si — Les anti­qui­tés romaines — Tome 3 planche XIX — Grande urne de por­phyre avec son cou­vercle trou­vé dans le mau­so­lée de Sainte Hélène et autre­fois conser­vé dans le cloître de Saint Jean de Latran à Rome, ayant vrai­sem­bla­ble­ment conte­nu les restes de l’im­pé­ra­trice Constance

Et je trouve encore le moyen de décou­vrir de nou­velles choses sur Istan­bul, la ville-monde. Côté sombre et côté lumière. Cer­taines des pierres de Sainte-Sophie (Ἁγία Σοφία) pro­vien­draient des côtes atlan­tiques fran­çaises, d’autres du Mont Por­phyre (pas celui du Cana­da). J’ai un peu de mal à en retrou­ver trace dans les sillons du net, mais il sem­ble­rait qu’il soit là ques­tion du Gebel Dokhan ( جبل الدخان, mon­tagnes de fumée), un lieu iso­lé, unique au monde, dans lequel on trouve cette pierre rouge inimi­table et d’une qua­li­té exem­plaire telle qu’on l’ap­pelle Por­phyre Impé­rial. Le Gebel Dokhan est situé à quelques 140 kilo­mètres du Nil, en plein cœur du désert de l’Égypte orien­tale, à 1600 mètres au-des­sus du niveau de la mer. J’ap­prends éga­le­ment qu’en 2003, une expo­si­tion tem­po­raire dans les salles de Louvre met­tait le por­phyre à l’hon­neur. Le por­phyre est une pierre si noble qu’elle mérite qu’on s’y arrête quelques ins­tants et qu’on en lise l’en­trée dans le livre de Charles-Joseph Pan­ckoucke ; Ency­clo­pé­die métho­dique : Anti­qui­tés, Mytho­lo­gie, Diplo­ma­tique des Chartres et Chro­no­lo­gie. Et il ne faut pas oublier que le mot lui-même est issu du grec πορφύρα qui désigne la cou­leur pourpre, par essence cou­leur impériale.

Saint Polyeucte rescussité

Saint Poly­eucte ressuscité

On dit aus­si que Jus­ti­nien fit construire Sainte Sophie pour concur­ren­cer une des plus belles églises de Constan­ti­nople : Saint Poly­eucte (Poly­euk­tos). Il ne reste aujourd’­hui rien d’autre de cette église que des cha­pi­teaux épar­pillés dans un jar­din public et quelques arches dépas­sant du sol ser­vant de latrines publiques. On parle d’un bâti­ment car­ré de près de cin­quante mètres de côté et cer­tai­ne­ment d’un toit char­pen­té plu­tôt que d’une cou­pole et de cinq nefs en tout. Les fon­da­tions de cette splen­deur pas­sée ont été redé­cou­vert en 1964 au gré de fouilles archéo­lo­giques hasar­deuses (pho­tos de l’ex­ca­va­tion, article en turc) et on sait de sources sur­es que cer­tains de ses pilastres ont été rem­ployés dans la façade du por­tail sud de Saint-Marc de Venise. Ils sont connus sous le nom de Pilas­tri Acri­ta­ni (Pilastres d’Acre) qui viennent en réa­li­té de Constan­ti­nople, suite au sac de la ville par les Croi­sés en 1204. Aujourd’­hui, les quelques restes sont en train de retour­ner dou­ce­ment à la terre dans l’in­dif­fé­rence géné­rale qui tra­duit bien l’es­prit dans lequel le gou­ver­ne­ment actuel se trouve en matière d’ac­tion culturelle.

Basilique Saint Marc de Venise - Pilastri Acritani

D’autres infor­ma­tions sur Les églises et monas­tères de Constan­ti­nople byzan­tine sur la revue Per­sée, dans la revue des études byzan­tines (1951).

Mosaïque de San Vitale de Ravenne - Portrait de l'impératrice Théodora

Mosaïque de San Vitale de Ravenne — Por­trait de l’im­pé­ra­trice Théodora

 

Et puis j’ai trou­vé quelques petites choses crous­tillantes, concer­nant notam­ment un cer­tain Pro­cope de Césa­rée (Προκόπιος ό Καισαρεύς) qui pas­sa sa vie à décrire le règne de Jus­ti­nien avec force détails et dans un style tenant plus de la pro­pa­gande que du compte-ren­du objec­tif tout au long de huit épais volumes (Les guerres de Jus­ti­nien, les Édi­fices), et qui sur la fin de sa vie se com­pro­mit com­plè­te­ment dans un ouvrage qui ne fut publié pour la pre­mière fois qu’en 1623 à Lyon et qui fut exhu­mé aupa­ra­vant, allez savoir pour­quoi, des éta­gères pous­sié­reuses de la Biblio­thèque Vati­cane. On sup­pose que l’His­toire secrète devait cir­cu­ler sous le man­teau à l’é­poque de Pro­cope, qui, après avoir pas­sé son temps à ser­vir une soupe tiède pour la pos­té­ri­té, semble se lâcher com­plè­te­ment, dans un gigan­tesque cra­quage fri­sant la por­no­gra­phie d’État, où il dénonce sans états d’âme les tra­vers plus que licen­cieux de l’im­pé­ra­trice d’a­lors, l’in­tri­gante Théo­do­ra.

Voi­ci un extrait per­met­tant de don­ner un peu le ton du reste du texte :

Nulle ne fut jamais plus avide qu’elle de toute espèce de jouis­sances. Sou­vent, en effet, elle assis­tait à ces ban­quets où cha­cun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigou­reux et habi­tués à la débauche; après qu’elle avait cou­ché la nuit entière avec tous, et qu’ils s’é­taient reti­rés satis­faits, elle allait trou­ver leurs domes­tiques, au nombre de trente ou envi­ron, et se livrait à cha­cun d’eux, sans éprou­ver aucun dégoût d’une telle pros­ti­tu­tion. Il lui arri­va d’être appe­lée dans la mai­son de quel­qu’un des grands. Après boire, les convives l’exa­mi­naient à l’en­vi; elle mon­ta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scru­pule, elle ne rou­git pas de leur mon­trer toute sa lubri­ci­té. Après avoir tra­vaillé des trois ouver­tures créées par la Nature, elle lui repro­cha de n’en avoir pas pla­cé une autre au sein, afin qu’on pût y trou­ver une nou­velle source de plaisir.

Elle devint fré­quem­ment enceinte, mais aus­si­tôt elle employait presque tous les pro­cé­dés, et par­ve­nait aus­si­tôt à se déli­vrer. Sou­vent en plein théâtre, quand tout un peuple était pré­sent, elle se dépouillait de ses vête­ments et s’a­van­çait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une cein­ture autour de ses reins, non qu’elle rou­gît de mon­trer le reste au public, mais parce que les règle­ments ne per­met­taient pas d’al­ler au delà. Quand elle était dans cette atti­tude, elle se cou­chait sur le sol et se ren­ver­sait en arrière; des gar­çons de théâtre, aux­quels la com­mis­sion en était don­née, jetaient des grains d’orge par-des­sus sa cein­ture; et des oies, dres­sées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se rele­vait pas, en rou­gis­sant de sa posi­tion; elle s’y com­plai­sait au contraire, et sem­blait s’en applau­dir comme d’un amu­se­ment ordinaire.
Non seule­ment, en effet, elle était sans pudeur, mais elle vou­lait la faire dis­pa­raître chez les autres. Sou­vent elle se met­tait nue au milieu des mimes, se pen­chait en avant, et reje­tant en arrière les hanches, elle pré­ten­dait ensei­gner à ceux qui la connais­saient inti­me­ment, comme à ceux qui n’a­vaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.

Elle abu­sa de son corps d’une manière si déré­glée, que les traces de ses excès se mon­trèrent d’une manière inusi­tée chez les femmes, et qu’elle en por­ta la marque même sur sa figure.

A pro­pos d’his­toire, je me replonge dans cette ambiance que j’aime tant lorsque je songe secrè­te­ment à Istan­bul, une ville qui trans­pire une his­toire longue et com­plexe mais dont on ne peut sous­traire toutes les his­toires qui la com­posent. Le monde est ain­si fait que rien ne peut res­ter figé ; l’his­toire est un dérou­le­ment si l’on en croit Hegel, une cycli­ci­té si l’on en croit les reli­gions asia­tiques, mais peu importe, ce que cela dit c’est que la per­ma­nence est une illu­sion de l’es­prit. Le des­tin des Hommes est de tout perdre. L’His­toire est émaillée de ren­ver­se­ments, d’hu­mi­lia­tions, de sacri­lèges, de des­ti­tu­tions, de bou­le­ver­se­ments dou­lou­reux et ce que l’on croit sta­bi­li­sé, apai­sé, n’est en fait que le signe des révo­lu­tions à venir. Il faut s’en convaincre sous peine de tom­ber de haut… Le pré­sent n’est en réa­li­té ni plus ni moins que l’en­tre­lacs de plu­sieurs his­toires pas­sées ou pré­sentes, mais n’a rien d’une imma­nence par­fai­te­ment cir­cons­crite. Pre­nons par exemple l’his­toire de la Tur­quie et plus par­ti­cu­liè­re­ment de la ville d’Is­tan­bul. Elles se com­pose de quatre élé­ments qui font son présent :

  1. Elle est for­te­ment empreinte de son his­toire ancienne qui court sur plu­sieurs siècles. Ses ori­gines grecques, puis chré­tiennes et enfin otto­manes sont autant de jalons qui ont été des chan­ge­ments brusques, donc néces­sai­re­ment impac­tants. Si l’on regarde la manière dont le sul­tan en 1453 lors de la prise de la ville prit soin de conser­ver les struc­tures reli­gieuses exis­tantes et d’ac­cor­der aux popu­la­tions non musul­manes une place res­pec­table dans la nou­velle socié­té, on s’in­ter­roge néces­sai­re­ment sur la poli­tique d’Er­doğan aujourd’hui.
  2. L’his­toire récente est éga­le­ment un fac­teur impor­tant pour com­prendre une ville comme celle-ci. Après l’empreinte lais­sée par Atatürk sur le pays qui, inexo­ra­ble­ment s’est tour­né brus­que­ment vers l’Oc­ci­dent alors que ses racines se trou­vaient en Asie cen­trale, on a l’im­pres­sion que le pays est scin­dé en deux entre les kéma­listes pur jus et une popu­la­tion rurale qui pro­gresse depuis l’A­na­to­lie jusque sur les rives occi­den­tales du Bos­phore et qui fait dire au pho­to­graphe Ara Güler qu’Is­tan­bul, aujourd’­hui, « c’est de la merde ».
  3. L’his­toire poli­tique traine ses cas­se­roles. Le kéma­lisme et les dépla­ce­ments de popu­la­tions turques depuis la Grèce et de Grecs hors de la Tur­quie ont géné­ré un ter­rible sen­ti­ment d’hu­mi­lia­tion et une frac­ture impos­sible à soi­gner entre des popu­la­tions qui avaient l’ha­bi­tude de vivre ensemble. L’is­la­mi­sa­tion radi­cale de la socié­té, l’aug­men­ta­tion des popu­la­tions ana­to­liennes au détri­ment des popu­la­tions tur­co-mon­goles, les coups d’é­tat et la dis­so­lu­tion en 1983 du Refah, un par­ti isla­miste et pro­fon­dé­ment into­lé­rant, et qui a don­né nais­sance à l’AKP d’au­jourd’­hui dont Erdoğan est le plus féroce défen­seur… tout ceci est le ter­reau d’une « archéo­lo­gie du res­sen­ti­ment » qui en train de miner tout dou­ce­ment le pays. Je ne suis guère opti­miste quant à l’a­ve­nir de la Turquie.
  4. Et puis la qua­trième com­po­sante du pré­sent, c’est la « quo­ti­dien­ne­té hos­pi­ta­lière incon­di­tion­née », ce qui motive les gens à se mon­trer hos­pi­ta­lier avec les étran­gers, avec ceux qui ne sont pas d’i­ci et envers qui on se doit d’être bien­veillant. Aujourd’­hui encore, mais peut-être plus pour long­temps, Istan­bul est une ville hos­pi­ta­lière, car c’est une ville de pas­sage, une ville neutre et car­re­four, une ville dont les habi­tants sont fiers et qu’ils repré­sentent encore fiè­re­ment comme étant un phare pour les peuples. C’est mal­heu­reu­se­ment ce qui fera la fin de son histoire.
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Et Miche­lan­ge­lo le peintre écrit un poème dédié à Gior­gio Vasari…

Et Miche­lan­ge­lo le peintre écrit un poème dédié à Gior­gio Vasari…

Dans les mots et les entre­lacs des autres…

Ne trouves-tu pas inouï ces vers de Bau­de­laire (par­lant de Michel-Ange) :

«… lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fan­tômes puis­sants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en éti­rant leurs doigts. »

Et ceux-ci de Michel-Ange lui-même :

« Les pen­sers d’a­mour bien­heu­reu­se­ment vains,
Que font-ils alors que deux morts s’acheminent
Dont l’un menace l’autre et dont l’autre me vainc.

Ni sculp­ter, ni peindre ne rendent plus coi
Le cœur conver­ti à cette amour divine
Qui pour nous ravir ouvre ses bras en croix. »

Pas mal ! Hein !
Eh bien ! Fais mieux que Bau­de­laire ! Tu en es capable.

Lettre de Thier­ry Ver­net à Nico­las Bou­vier (juillet 1945)
in Cor­res­pon­dances des routes croisées
Édi­tions Zoé, 2010

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Mar­gi­nales chinoises

Mar­gi­nales chinoises

Pour moi, pour plus tard, pour ceux qui y voient de l’intérêt…

Le Christ au tombeau, Hans Holbein dit Holbein Le Jeune, 1522

Le Christ au tom­beau, Hans Hol­bein dit Hol­bein Le Jeune, 1522

DOS­TOÏEVS­KI EST FRAP­PÉ D’UNE CRISE D’É­PI­LEP­SIE dans le musée de Bâle, devant le Christ mort de Hol­bein. La pein­ture occi­den­tale, de Grü­ne­wald à Goya, de Gre­co à Van Gogh et à Munch, ne manque pas, il me semble, d’œuvres sus­cep­tibles de déclen­cher de sem­blables acci­dents dans des orga­nismes hyper­sen­sibles. En revanche, il serait incon­ce­vable, par défi­ni­tion même, qu’une pein­ture chi­noise pro­dui­sît pareil effet — même la vio­lence d’un Xu Wei ou l’in­quié­tante bizar­re­rie d’un Wu Bin ou d’un Cheng Hong­shou ne sau­raient vrai­ment infir­mer cette obser­va­tion. Une seule excep­tion cepen­dant : l’an­gois­sant Gong Xian de la col­lec­tion Dre­no­watz (Mille pics et dix mille ravins, musée Rit­berg, Zurich) : pein­ture si dense, que nul air n’y cir­cule — le seul pay­sage suf­fo­cant que je connaisse.

CE QUI CIMENTE UN GROUPE SOCIAL, armé de tous les rites et ins­tru­ments du pou­voir et de la reli­gion, c’est moins une néces­si­té éco­no­mique qu’un sen­ti­ment de ter­reur devant le mys­tère du monde et la menace des choses. Au fond, Lord of the Flies (Sa Majes­té des mouches), de William Gol­ding, est une sorte de para­phrase du pro­pos d’A­lain : « La socié­té n’est pas fille de la faim, mais de la peur. »

Ça, c’est pour l’air du temps…

Au temps des Royaumes Com­bat­tants, la cava­le­rie avait une grande impor­tance mili­taire, et aus­si les divers sou­ve­rains employaient-ils des experts pour leur pro­cu­rer de bons che­vaux. On pri­sait par-des­sus tout le « super-che­val » (qian mi la), une mon­ture capable de galo­per mille lieues en un jour sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne sou­lèvent de pous­sière. Pareils che­vaux étaient très recher­chés, mais ils étaient aus­si exces­si­ve­ment rares, et dif­fi­ciles à iden­ti­fier — d’où le besoin de recou­rir aux ser­vices de connais­seurs spé­cia­li­sés. Le plus célèbre de ces experts était un homme appe­lé Bole, et il était employé par le duc de Qin. Bole étant deve­nu fina­le­ment trop âgé pour pour­suivre ses pros­pec­tions aux quatre coins du pays, le duc lui demande s’il ne pou­vait pas lui recom­man­der un expert capable de le rem­pla­cer. « Si, lui répon­dit Bole, j’ai un ami, un col­por­teur qui vend des fagots au mar­ché ; c’est un bon connais­seur de che­vaux. » Sur les conseils de Bole , le duc char­gea donc l’in­di­vi­du en ques­tion de se mettre en recherche d’un super-che­val. Trois mois plus tard, l’homme était de retour et annon­ça au duc : « J’ai trou­vé votre ani­mal dans tel vil­lage : c’est une jument brune. » Le duc envoya aus­si­tôt ses gens, qui ne trou­vèrent là qu’un éta­lon noir. Fort mécon­tent, le duc convo­qua Bole : « Il n’est pas très com­pé­tent, votre ami ! Il ne sait même pas dis­tin­guer cor­rec­te­ment la cou­leur et le sexe d’un che­val ! » En enten­dant ces mots, Bole s’ex­cla­ma, stu­pé­fait : « For­mi­dable ! Il est encore plus fort que je ne pen­sais — il me sur­passe cent et mille fois ! Ce qu’il détecte, c’est la nature interne de l’a­ni­mal. Il recherche et voit seule­ment ce qu’il a besoin de voir, et il ignore tout le reste. Sans se lais­ser dis­traire par les appa­rences externes, il va droit à l’es­sence inté­rieure. La façon dont il juge ce che­val montre qu’il serait qua­li­fié pour juger des choses plus impor­tantes que des che­vaux ! » Et, inutile de l’a­jou­ter, l’a­ni­mal en ques­tion se révé­la être un super-che­val capable de galo­per mille lieues en un jour, sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne sou­lèvent de poussière.

千里马 - Qian li ma

Les trois cita­tions sont extraites de Le bon­heur des petits pois­sons, de Simon Leys.

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De l’in­con­vé­nient de ne pas lire les notes en fin d’ouvrage…

De l’in­con­vé­nient de ne pas lire les notes en fin d’ouvrage…

C’est un autre uni­vers, en marge de l’é­cri­ture de l’au­teur, une case à part, une malle un peu fourre-tout par­fois déce­vante lorsque l’on y trouve que des réfé­rences tech­niques qui ne font que nous bar­ber ou nous endor­mir au mieux, qui ne sont bonnes que pour celui qui, plus avant, sou­haite faire des recherches appro­fon­dies et qui sont autant d’obs­tacles à la lec­ture « plai­sir ». Pour­tant, par­fois, je me lance dans la lec­ture des notes avant de com­men­cer le livre et je dois avouer que c’est un monde d’une richesse incroyable. Rien n’y est ordon­né et on navigue sou­vent entre des notions qu’on ne maî­trise abso­lu­ment pas tant qu’on n’a pas lu le texte à pro­pre­ment par­ler. Ce que j’aime sur­tout dans ces notes, c’est l’ab­sence totale de for­ma­lisme, la pos­si­bi­li­té que se laisse l’au­teur de ne plus rien construire et de livrer un texte brut, rem­pli d’abréviations et de sigles. En revanche, force est de consta­ter que si les notes consti­tuent un uni­vers conden­sé, le texte, lui, est sou­vent beau­coup plus délayé.
Edgar Allan Poe écri­vait dans les marges de ses livres, recueillant ain­si la sub­stance de ses lec­tures ; ces Mar­gi­na­lia ont été publiées il y a quelques années aux édi­tions Allia. Des frag­ments qui sont comme la pen­sée brute de l’au­teur, sa face cachée et plus sombre encore. Enrique Vila-Matas quant à lui, a écrit un livre il y a quelques années, Bart­le­by & cie, un livre uni­que­ment com­po­sé de notes de bas de pages, une ency­clo­pé­die dont il ne res­te­rait que la moelle, dépouillée de son texte, de l’i­nu­tile et de l’in­cer­tain, pari pas­ca­lien et lit­té­raire. Livre des agra­phiques et des écri­vains du non, cette petite pépite fait office d’ob­jet lit­té­raire non identifié.
Quant à moi, je conti­nue à lire cer­tains livres par la fin, en éplu­chant les notes avant de lire le texte, et je m’en satis­fais très bien.

Dans ce livre que je viens de com­men­cer, Quat­tro­cen­to de Ste­phen Green­blatt, dans lequel il est ques­tion d’un cer­tain Pog­gio Brac­cio­li­ni, un huma­niste flo­ren­tin dont le nom fran­ci­sé est Le Pogge sur­tout connu pour avoir déter­ré des éta­gères pous­sié­reuses d’un monas­tère per­du un des plus beaux textes de l’An­ti­qui­té romaine : De rerum natu­ra, le très beau poème de Lucrèce. Voi­ci ce qu’on trouve dès la qua­trième note du pre­mier chapitre :

De la nature, V, v. 737–740, op. cit., p. 355. Le « mes­sa­ger ailé » de Vénus est Cupi­don, que Bot­ti­cel­li repré­sente les yeux ban­dés, et poin­tant sa flèche ailée ; Flore, la déesse romaine des fleurs, sème des pétales ras­sem­blés dans les plis de sa robe exquise ; et Zéphyr, le dieu du vent d’ouest fer­tile, étreint la nymphe Chlo­ris. Concer­nant l’in­fluence de Lucrèce sur Bot­ti­cel­li, par l’in­ter­mé­diaire de l’hu­ma­niste Poli­zia­no, voir Charles Demp­sey… etc.

Alors on peut tou­jours faire l’é­co­no­mie des notes de bas de page ou des notes de fin d’ou­vrage ; le texte n’en demeure pas moins com­pré­hen­sible. Sim­ple­ment, on évite le détail, la spé­ci­fi­ca­tion. Pire, on pour­rait pas­ser à côté d’une infor­ma­tion importante.
Je me dis qu’en lisant ces notes j’ai appris qu’un homme du XVè siècle, secré­taire d’un anti­pape, un réprou­vé à qui les Médi­cis ont fait l’hon­neur de com­man­der un superbe mau­so­lée qu’on peut voir aujourd’­hui dans le bap­tis­tère Saint-Jean de Flo­rence, l’an­ti­pape Jean XXIII (je ne savais même pas ce qu’é­tait un anti­pape…), j’ai appris donc que cet homme bat­tait la cam­pagne, bra­vant le mau­vais temps et les détrous­seurs de grands che­min pour retrou­ver les objets de l’An­ti­qui­té qui pour­ris­saient sur les éta­gères des monas­tères les plus recu­lés et que sans la décou­verte du poème de Lucrèce, Bot­ti­cel­li n’au­rait peut-être jamais peint Le prin­temps, un des plus beaux tableaux et des plus connus de la Renaissance.
Fina­le­ment, la curio­si­té ne tient pas à grand-chose…

Le printemps - Sandro Botticelli

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Salaam Lon­don de Tar­quin Hall, le voyage intérieur

Salaam Lon­don de Tar­quin Hall, le voyage intérieur

Ça com­mence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout dou­ce­ment. Salaam Lon­don (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pour­quoi les édi­teurs veulent tou­jours tra­duire les titres…) est un livre qui s’en­tend d’a­bord comme un livre de l’an­goisse, de la dif­fi­cul­té de son auteur, Lon­do­nien de nais­sance, à retour­ner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et sur­tout de s’y retrou­ver. Ce récit du retour dou­lou­reux, de l’at­tente dans laquelle le jour­na­liste Tar­quin Hall s’ins­talle, dans l’es­poir de faire venir la femme qu’il aime dans la méga­pole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flam­bé lors­qu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’au­teur peut s’ins­tal­ler à nou­veau sans trop s’ex­cen­trer et c’est à contre-cœur qu’il loue une man­sarde miteuse à un Ban­gla­dais cyclo­thy­mique et alcoo­lique. C’est alors toute une palette de per­son­nages et de lieux aty­piques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tour­nure étrange puis­qu’il devient le récit de voyage d’un Lon­do­nien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quar­tier ten­du comme un élas­tique et pris dans ses pro­blé­ma­tiques de diver­si­té cultu­relle : cock­neys, skin­heads, Ban­gla­dais, Juifs, Irlan­dais, Ben­ga­lis, reje­tons de l’empire bri­tan­nique en décom­po­si­tion, tous se côtoient sans pour autant se mélan­ger, dans la droite ligne du grand récit d’in­ves­ti­ga­tion de Jack Lon­don, Le peuple d’en-bas et sur fond de réha­bi­li­ta­tion du tris­te­ment célèbre quar­tier de Whi­te­cha­pel. En dépit des ami­tiés impro­bables que Tar­quin Hall noue dans le quar­tier, il cherche tout de même à en sor­tir, même s’il y découvre une vie insoup­çon­née. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans conces­sion, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y res­sent toute l’af­fec­tion qui s’empare de lui pour ce quar­tier en déshé­rence mais tout de même vic­time de l’i­né­vi­table gen­tri­fi­ca­tion, ces dents creuses, mais aus­si le rejet com­pré­hen­sible qui le pousse à en sor­tir. C’est le récit de l’é­tran­gè­re­té, du déra­ci­ne­ment de soi chez soi, de la condi­tion de l’é­tran­ger de l’in­té­rieur, un récit qui fait écho à la condi­tion nomade, à la décons­truc­tion per­pé­tuelle de soi dans l’ab­sence de repé­rage et de volon­té de res­ter. Toute l’es­sence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :

Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les par­quets lui­sants et les murs de brique nus des lofts réno­vés. Mais on voyait sur­tout des mai­sons mitoyennes déla­brées datant du règne de la reine Vic­to­ria, par les fenêtres noir­cies des­quelles on aper­ce­vait des cui­sines minus­cules. Dans des cen­taines d’im­meubles minables, des immi­grants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq pré­pa­raient leur dîner en rêvant d’a­voir une mai­son à eux et en s’ef­for­çant de tirer le meilleur par­ti d’une vie misé­rable. Même au XXIè siècle, l’East End mon­trait peu de signes de chan­ge­ment et contrai­gnait des gens de cultures radi­ca­le­ment dif­fé­rentes à vivre côte à côte et à s’a­dap­ter les uns aux autres.
« Entrez affa­mé, sor­tez bran­ché », pro­cla­mait un pan­neau que j’a­vais repé­ré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nou­veau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slo­gan parais­sait résu­mer l’ex­pé­rience que fai­saient les immi­grants de l’East End — et que j’a­vais faite aussi.
Brick Lane m’a­vait for­cé à m’ac­com­mo­der d’un Londres que je n’a­vais jamais connu et m’a­vait aidé à com­prendre que Barnes n’é­tait plus pour moi. Je me sen­tais à pré­sent plus en accord avec mon envi­ron­ne­ment que je ne l’a­vais été lorsque je vivais en étran­ger immer­gé dans d’autres cultures. Et pour cela, je res­sen­tais une immense gra­ti­tude. Mais au moment où le train pas­sait devant les immeubles ruti­lants de Cana­ry Wharf et entrait dans un bruit de fer­raille en gare de Liver­pool Street, je me deman­dais si je me sen­ti­rais de nou­veau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre déten­du , d’as­su­mer confor­ta­ble­ment mon sta­tut d’Anglais.
Peut-être res­te­rais-je tou­jours un peu étran­ger ? Peut-être n’é­tait-ce pas le pire sta­tut qui soit ?

Tar­quin Hall, Salaam Lon­don
Folio col­lec­tion Voyages
Gal­li­mard 2007

Pho­to d’en-tête © Richer Fischer (Mor­ning in Whitechapel)

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