Mar 27, 2015 | Arts, Histoires de gens, Livres et carnets |
A peine refermé le livre de Stephen Greenblatt, Quattrocento, j’ai déjà le nez dans autre chose. Fasciné par l’histoire de Poggio Bracciolini qui a redécouvert le manuscrit de Lucrèce, ce n’est pas pour autant que l’envie se fait ressentir de lire le long poème épicurien du poète romain. Bien au contraire. Il faut se contraindre à ne pas se laisser dorloter par la facilité du quotidien et ne pas arrêter le mouvement tant qu’il est encore possible. S’arrêter c’est mourir. La nécrose de l’esprit, et tout ce qui en découle ; l’ombre, les ténèbres, la mort de soi et des autres par voie de conséquences.
Sur mes étagères traînait un livre que j’avais acheté uniquement à cause de son titre : Dans l’ombre de Byzance. L’auteur, un certain William Dalrymple, est un spécialiste de l’Inde et du Pakistan, de l’histoire coloniale britannique et fin connaisseur de l’histoire des Chrétiens d’Orient. Évidemment, il n’en fallait pas plus pour je me plonge dans cette lecture, mais comme tout bon livre, il faut parfois le laisser maturer sur son étagère, pour qu’il se bonifie, qu’il prenne la poussière et un peu d’âge, et en même temps un peu d’âme. Inévitablement, je fais des allers et retours entre les pages du livre, mon grand carnet rouge (Leuchtturm 1917 avec pages numérotées et index) et ma tablette, et je me laisse emporter dans une lecture/apprentissage qui peut durer des heures. Réveillé bien avant que mon réveil-matin ne m’extirpe du sommeil, je suis déjà en boule sur mon canapé, lové entre les coussins et les plaids, assis en tailleur et le nez entre les pages et l’écran. Internet est peut-être un instrument de malheur pour certains et un immense fourre-tout nauséabond en règle générale, mais pour moi, depuis que j’y ai fait mes premiers pas en 1996, je n’ai cessé d’y trouver une source d’inspiration et de connaissances dans laquelle il faut savoir naviguer pour ne pas se perdre et surtout, un puits sans fond dans l’imaginaire de l’histoire mondiale.
Le soleil s’est levé à l’instant même où je me suis mis debout et que j’ai étiré mon corps un feu fourbu. Je suis resté quelques instants là à admirer l’astre bienveillant sortir de son trou et me remplir de bonheur… Pendant quelques minutes, je suis resté ébloui par cette lumière aveuglante, incapable de me diriger dans la maison, mais tellement heureux. Ça ne tient finalement pas à grand-chose.

Giovanni Battista Piranesi — Les antiquités romaines — Tome 3 planche XIX — Grande urne de porphyre avec son couvercle trouvé dans le mausolée de Sainte Hélène et autrefois conservé dans le cloître de Saint Jean de Latran à Rome, ayant vraisemblablement contenu les restes de l’impératrice Constance
Et je trouve encore le moyen de découvrir de nouvelles choses sur Istanbul, la ville-monde. Côté sombre et côté lumière. Certaines des pierres de Sainte-Sophie (Ἁγία Σοφία) proviendraient des côtes atlantiques françaises, d’autres du Mont Porphyre (pas celui du Canada). J’ai un peu de mal à en retrouver trace dans les sillons du net, mais il semblerait qu’il soit là question du Gebel Dokhan ( جبل الدخان, montagnes de fumée), un lieu isolé, unique au monde, dans lequel on trouve cette pierre rouge inimitable et d’une qualité exemplaire telle qu’on l’appelle Porphyre Impérial. Le Gebel Dokhan est situé à quelques 140 kilomètres du Nil, en plein cœur du désert de l’Égypte orientale, à 1600 mètres au-dessus du niveau de la mer. J’apprends également qu’en 2003, une exposition temporaire dans les salles de Louvre mettait le porphyre à l’honneur. Le porphyre est une pierre si noble qu’elle mérite qu’on s’y arrête quelques instants et qu’on en lise l’entrée dans le livre de Charles-Joseph Panckoucke ; Encyclopédie méthodique : Antiquités, Mythologie, Diplomatique des Chartres et Chronologie. Et il ne faut pas oublier que le mot lui-même est issu du grec πορφύρα qui désigne la couleur pourpre, par essence couleur impériale.

Saint Polyeucte ressuscité
On dit aussi que Justinien fit construire Sainte Sophie pour concurrencer une des plus belles églises de Constantinople : Saint Polyeucte (Polyeuktos). Il ne reste aujourd’hui rien d’autre de cette église que des chapiteaux éparpillés dans un jardin public et quelques arches dépassant du sol servant de latrines publiques. On parle d’un bâtiment carré de près de cinquante mètres de côté et certainement d’un toit charpenté plutôt que d’une coupole et de cinq nefs en tout. Les fondations de cette splendeur passée ont été redécouvert en 1964 au gré de fouilles archéologiques hasardeuses (photos de l’excavation, article en turc) et on sait de sources sures que certains de ses pilastres ont été remployés dans la façade du portail sud de Saint-Marc de Venise. Ils sont connus sous le nom de Pilastri Acritani (Pilastres d’Acre) qui viennent en réalité de Constantinople, suite au sac de la ville par les Croisés en 1204. Aujourd’hui, les quelques restes sont en train de retourner doucement à la terre dans l’indifférence générale qui traduit bien l’esprit dans lequel le gouvernement actuel se trouve en matière d’action culturelle.

D’autres informations sur Les églises et monastères de Constantinople byzantine sur la revue Persée, dans la revue des études byzantines (1951).

Mosaïque de San Vitale de Ravenne — Portrait de l’impératrice Théodora
Et puis j’ai trouvé quelques petites choses croustillantes, concernant notamment un certain Procope de Césarée (Προκόπιος ό Καισαρεύς) qui passa sa vie à décrire le règne de Justinien avec force détails et dans un style tenant plus de la propagande que du compte-rendu objectif tout au long de huit épais volumes (Les guerres de Justinien, les Édifices), et qui sur la fin de sa vie se compromit complètement dans un ouvrage qui ne fut publié pour la première fois qu’en 1623 à Lyon et qui fut exhumé auparavant, allez savoir pourquoi, des étagères poussiéreuses de la Bibliothèque Vaticane. On suppose que l’Histoire secrète devait circuler sous le manteau à l’époque de Procope, qui, après avoir passé son temps à servir une soupe tiède pour la postérité, semble se lâcher complètement, dans un gigantesque craquage frisant la pornographie d’État, où il dénonce sans états d’âme les travers plus que licencieux de l’impératrice d’alors, l’intrigante Théodora.
Voici un extrait permettant de donner un peu le ton du reste du texte :
Nulle ne fut jamais plus avide qu’elle de toute espèce de jouissances. Souvent, en effet, elle assistait à ces banquets où chacun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigoureux et habitués à la débauche; après qu’elle avait couché la nuit entière avec tous, et qu’ils s’étaient retirés satisfaits, elle allait trouver leurs domestiques, au nombre de trente ou environ, et se livrait à chacun d’eux, sans éprouver aucun dégoût d’une telle prostitution. Il lui arriva d’être appelée dans la maison de quelqu’un des grands. Après boire, les convives l’examinaient à l’envi; elle monta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scrupule, elle ne rougit pas de leur montrer toute sa lubricité. Après avoir travaillé des trois ouvertures créées par la Nature, elle lui reprocha de n’en avoir pas placé une autre au sein, afin qu’on pût y trouver une nouvelle source de plaisir.
Elle devint fréquemment enceinte, mais aussitôt elle employait presque tous les procédés, et parvenait aussitôt à se délivrer. Souvent en plein théâtre, quand tout un peuple était présent, elle se dépouillait de ses vêtements et s’avançait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une ceinture autour de ses reins, non qu’elle rougît de montrer le reste au public, mais parce que les règlements ne permettaient pas d’aller au delà. Quand elle était dans cette attitude, elle se couchait sur le sol et se renversait en arrière; des garçons de théâtre, auxquels la commission en était donnée, jetaient des grains d’orge par-dessus sa ceinture; et des oies, dressées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se relevait pas, en rougissant de sa position; elle s’y complaisait au contraire, et semblait s’en applaudir comme d’un amusement ordinaire.
Non seulement, en effet, elle était sans pudeur, mais elle voulait la faire disparaître chez les autres. Souvent elle se mettait nue au milieu des mimes, se penchait en avant, et rejetant en arrière les hanches, elle prétendait enseigner à ceux qui la connaissaient intimement, comme à ceux qui n’avaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.
Elle abusa de son corps d’une manière si déréglée, que les traces de ses excès se montrèrent d’une manière inusitée chez les femmes, et qu’elle en porta la marque même sur sa figure.
A propos d’histoire, je me replonge dans cette ambiance que j’aime tant lorsque je songe secrètement à Istanbul, une ville qui transpire une histoire longue et complexe mais dont on ne peut soustraire toutes les histoires qui la composent. Le monde est ainsi fait que rien ne peut rester figé ; l’histoire est un déroulement si l’on en croit Hegel, une cyclicité si l’on en croit les religions asiatiques, mais peu importe, ce que cela dit c’est que la permanence est une illusion de l’esprit. Le destin des Hommes est de tout perdre. L’Histoire est émaillée de renversements, d’humiliations, de sacrilèges, de destitutions, de bouleversements douloureux et ce que l’on croit stabilisé, apaisé, n’est en fait que le signe des révolutions à venir. Il faut s’en convaincre sous peine de tomber de haut… Le présent n’est en réalité ni plus ni moins que l’entrelacs de plusieurs histoires passées ou présentes, mais n’a rien d’une immanence parfaitement circonscrite. Prenons par exemple l’histoire de la Turquie et plus particulièrement de la ville d’Istanbul. Elles se compose de quatre éléments qui font son présent :
- Elle est fortement empreinte de son histoire ancienne qui court sur plusieurs siècles. Ses origines grecques, puis chrétiennes et enfin ottomanes sont autant de jalons qui ont été des changements brusques, donc nécessairement impactants. Si l’on regarde la manière dont le sultan en 1453 lors de la prise de la ville prit soin de conserver les structures religieuses existantes et d’accorder aux populations non musulmanes une place respectable dans la nouvelle société, on s’interroge nécessairement sur la politique d’Erdoğan aujourd’hui.
- L’histoire récente est également un facteur important pour comprendre une ville comme celle-ci. Après l’empreinte laissée par Atatürk sur le pays qui, inexorablement s’est tourné brusquement vers l’Occident alors que ses racines se trouvaient en Asie centrale, on a l’impression que le pays est scindé en deux entre les kémalistes pur jus et une population rurale qui progresse depuis l’Anatolie jusque sur les rives occidentales du Bosphore et qui fait dire au photographe Ara Güler qu’Istanbul, aujourd’hui, « c’est de la merde ».
- L’histoire politique traine ses casseroles. Le kémalisme et les déplacements de populations turques depuis la Grèce et de Grecs hors de la Turquie ont généré un terrible sentiment d’humiliation et une fracture impossible à soigner entre des populations qui avaient l’habitude de vivre ensemble. L’islamisation radicale de la société, l’augmentation des populations anatoliennes au détriment des populations turco-mongoles, les coups d’état et la dissolution en 1983 du Refah, un parti islamiste et profondément intolérant, et qui a donné naissance à l’AKP d’aujourd’hui dont Erdoğan est le plus féroce défenseur… tout ceci est le terreau d’une « archéologie du ressentiment » qui en train de miner tout doucement le pays. Je ne suis guère optimiste quant à l’avenir de la Turquie.
- Et puis la quatrième composante du présent, c’est la « quotidienneté hospitalière inconditionnée », ce qui motive les gens à se montrer hospitalier avec les étrangers, avec ceux qui ne sont pas d’ici et envers qui on se doit d’être bienveillant. Aujourd’hui encore, mais peut-être plus pour longtemps, Istanbul est une ville hospitalière, car c’est une ville de passage, une ville neutre et carrefour, une ville dont les habitants sont fiers et qu’ils représentent encore fièrement comme étant un phare pour les peuples. C’est malheureusement ce qui fera la fin de son histoire.
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Mar 24, 2015 | Livres et carnets |
Dans les mots et les entrelacs des autres…
Ne trouves-tu pas inouï ces vers de Baudelaire (parlant de Michel-Ange) :
«… lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts. »
Et ceux-ci de Michel-Ange lui-même :
« Les pensers d’amour bienheureusement vains,
Que font-ils alors que deux morts s’acheminent
Dont l’un menace l’autre et dont l’autre me vainc.
Ni sculpter, ni peindre ne rendent plus coi
Le cœur converti à cette amour divine
Qui pour nous ravir ouvre ses bras en croix. »
Pas mal ! Hein !
Eh bien ! Fais mieux que Baudelaire ! Tu en es capable.
Lettre de Thierry Vernet à Nicolas Bouvier (juillet 1945)
in Correspondances des routes croisées
Éditions Zoé, 2010
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Mar 22, 2015 | Livres et carnets |
Pour moi, pour plus tard, pour ceux qui y voient de l’intérêt…

Le Christ au tombeau, Hans Holbein dit Holbein Le Jeune, 1522
DOSTOÏEVSKI EST FRAPPÉ D’UNE CRISE D’ÉPILEPSIE dans le musée de Bâle, devant le Christ mort de Holbein. La peinture occidentale, de Grünewald à Goya, de Greco à Van Gogh et à Munch, ne manque pas, il me semble, d’œuvres susceptibles de déclencher de semblables accidents dans des organismes hypersensibles. En revanche, il serait inconcevable, par définition même, qu’une peinture chinoise produisît pareil effet — même la violence d’un Xu Wei ou l’inquiétante bizarrerie d’un Wu Bin ou d’un Cheng Hongshou ne sauraient vraiment infirmer cette observation. Une seule exception cependant : l’angoissant Gong Xian de la collection Drenowatz (Mille pics et dix mille ravins, musée Ritberg, Zurich) : peinture si dense, que nul air n’y circule — le seul paysage suffocant que je connaisse.
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Chrysanthèmes et bambous (菊竹图) — Xu Wei — Musée de Liaoning
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Fantaisie de Chen Hongshou
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Mille Pics et Ravins en myriades — Gong Xian
CE QUI CIMENTE UN GROUPE SOCIAL, armé de tous les rites et instruments du pouvoir et de la religion, c’est moins une nécessité économique qu’un sentiment de terreur devant le mystère du monde et la menace des choses. Au fond, Lord of the Flies (Sa Majesté des mouches), de William Golding, est une sorte de paraphrase du propos d’Alain : « La société n’est pas fille de la faim, mais de la peur. »
Ça, c’est pour l’air du temps…
Au temps des Royaumes Combattants, la cavalerie avait une grande importance militaire, et aussi les divers souverains employaient-ils des experts pour leur procurer de bons chevaux. On prisait par-dessus tout le « super-cheval » (qian mi la), une monture capable de galoper mille lieues en un jour sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne soulèvent de poussière. Pareils chevaux étaient très recherchés, mais ils étaient aussi excessivement rares, et difficiles à identifier — d’où le besoin de recourir aux services de connaisseurs spécialisés. Le plus célèbre de ces experts était un homme appelé Bole, et il était employé par le duc de Qin. Bole étant devenu finalement trop âgé pour poursuivre ses prospections aux quatre coins du pays, le duc lui demande s’il ne pouvait pas lui recommander un expert capable de le remplacer. « Si, lui répondit Bole, j’ai un ami, un colporteur qui vend des fagots au marché ; c’est un bon connaisseur de chevaux. » Sur les conseils de Bole , le duc chargea donc l’individu en question de se mettre en recherche d’un super-cheval. Trois mois plus tard, l’homme était de retour et annonça au duc : « J’ai trouvé votre animal dans tel village : c’est une jument brune. » Le duc envoya aussitôt ses gens, qui ne trouvèrent là qu’un étalon noir. Fort mécontent, le duc convoqua Bole : « Il n’est pas très compétent, votre ami ! Il ne sait même pas distinguer correctement la couleur et le sexe d’un cheval ! » En entendant ces mots, Bole s’exclama, stupéfait : « Formidable ! Il est encore plus fort que je ne pensais — il me surpasse cent et mille fois ! Ce qu’il détecte, c’est la nature interne de l’animal. Il recherche et voit seulement ce qu’il a besoin de voir, et il ignore tout le reste. Sans se laisser distraire par les apparences externes, il va droit à l’essence intérieure. La façon dont il juge ce cheval montre qu’il serait qualifié pour juger des choses plus importantes que des chevaux ! » Et, inutile de l’ajouter, l’animal en question se révéla être un super-cheval capable de galoper mille lieues en un jour, sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne soulèvent de poussière.

Les trois citations sont extraites de Le bonheur des petits poissons, de Simon Leys.
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Mar 20, 2015 | Arts, Livres et carnets |
C’est un autre univers, en marge de l’écriture de l’auteur, une case à part, une malle un peu fourre-tout parfois décevante lorsque l’on y trouve que des références techniques qui ne font que nous barber ou nous endormir au mieux, qui ne sont bonnes que pour celui qui, plus avant, souhaite faire des recherches approfondies et qui sont autant d’obstacles à la lecture « plaisir ». Pourtant, parfois, je me lance dans la lecture des notes avant de commencer le livre et je dois avouer que c’est un monde d’une richesse incroyable. Rien n’y est ordonné et on navigue souvent entre des notions qu’on ne maîtrise absolument pas tant qu’on n’a pas lu le texte à proprement parler. Ce que j’aime surtout dans ces notes, c’est l’absence totale de formalisme, la possibilité que se laisse l’auteur de ne plus rien construire et de livrer un texte brut, rempli d’abréviations et de sigles. En revanche, force est de constater que si les notes constituent un univers condensé, le texte, lui, est souvent beaucoup plus délayé.
Edgar Allan Poe écrivait dans les marges de ses livres, recueillant ainsi la substance de ses lectures ; ces Marginalia ont été publiées il y a quelques années aux éditions Allia. Des fragments qui sont comme la pensée brute de l’auteur, sa face cachée et plus sombre encore. Enrique Vila-Matas quant à lui, a écrit un livre il y a quelques années, Bartleby & cie, un livre uniquement composé de notes de bas de pages, une encyclopédie dont il ne resterait que la moelle, dépouillée de son texte, de l’inutile et de l’incertain, pari pascalien et littéraire. Livre des agraphiques et des écrivains du non, cette petite pépite fait office d’objet littéraire non identifié.
Quant à moi, je continue à lire certains livres par la fin, en épluchant les notes avant de lire le texte, et je m’en satisfais très bien.
Dans ce livre que je viens de commencer, Quattrocento de Stephen Greenblatt, dans lequel il est question d’un certain Poggio Bracciolini, un humaniste florentin dont le nom francisé est Le Pogge surtout connu pour avoir déterré des étagères poussiéreuses d’un monastère perdu un des plus beaux textes de l’Antiquité romaine : De rerum natura, le très beau poème de Lucrèce. Voici ce qu’on trouve dès la quatrième note du premier chapitre :
De la nature, V, v. 737–740, op. cit., p. 355. Le « messager ailé » de Vénus est Cupidon, que Botticelli représente les yeux bandés, et pointant sa flèche ailée ; Flore, la déesse romaine des fleurs, sème des pétales rassemblés dans les plis de sa robe exquise ; et Zéphyr, le dieu du vent d’ouest fertile, étreint la nymphe Chloris. Concernant l’influence de Lucrèce sur Botticelli, par l’intermédiaire de l’humaniste Poliziano, voir Charles Dempsey… etc.
Alors on peut toujours faire l’économie des notes de bas de page ou des notes de fin d’ouvrage ; le texte n’en demeure pas moins compréhensible. Simplement, on évite le détail, la spécification. Pire, on pourrait passer à côté d’une information importante.
Je me dis qu’en lisant ces notes j’ai appris qu’un homme du XVè siècle, secrétaire d’un antipape, un réprouvé à qui les Médicis ont fait l’honneur de commander un superbe mausolée qu’on peut voir aujourd’hui dans le baptistère Saint-Jean de Florence, l’antipape Jean XXIII (je ne savais même pas ce qu’était un antipape…), j’ai appris donc que cet homme battait la campagne, bravant le mauvais temps et les détrousseurs de grands chemin pour retrouver les objets de l’Antiquité qui pourrissaient sur les étagères des monastères les plus reculés et que sans la découverte du poème de Lucrèce, Botticelli n’aurait peut-être jamais peint Le printemps, un des plus beaux tableaux et des plus connus de la Renaissance.
Finalement, la curiosité ne tient pas à grand-chose…

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Mar 14, 2015 | Livres et carnets |
Ça commence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout doucement. Salaam London (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pourquoi les éditeurs veulent toujours traduire les titres…) est un livre qui s’entend d’abord comme un livre de l’angoisse, de la difficulté de son auteur, Londonien de naissance, à retourner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et surtout de s’y retrouver. Ce récit du retour douloureux, de l’attente dans laquelle le journaliste Tarquin Hall s’installe, dans l’espoir de faire venir la femme qu’il aime dans la mégapole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flambé lorsqu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’auteur peut s’installer à nouveau sans trop s’excentrer et c’est à contre-cœur qu’il loue une mansarde miteuse à un Bangladais cyclothymique et alcoolique. C’est alors toute une palette de personnages et de lieux atypiques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tournure étrange puisqu’il devient le récit de voyage d’un Londonien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quartier tendu comme un élastique et pris dans ses problématiques de diversité culturelle : cockneys, skinheads, Bangladais, Juifs, Irlandais, Bengalis, rejetons de l’empire britannique en décomposition, tous se côtoient sans pour autant se mélanger, dans la droite ligne du grand récit d’investigation de Jack London, Le peuple d’en-bas et sur fond de réhabilitation du tristement célèbre quartier de Whitechapel. En dépit des amitiés improbables que Tarquin Hall noue dans le quartier, il cherche tout de même à en sortir, même s’il y découvre une vie insoupçonnée. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans concession, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y ressent toute l’affection qui s’empare de lui pour ce quartier en déshérence mais tout de même victime de l’inévitable gentrification, ces dents creuses, mais aussi le rejet compréhensible qui le pousse à en sortir. C’est le récit de l’étrangèreté, du déracinement de soi chez soi, de la condition de l’étranger de l’intérieur, un récit qui fait écho à la condition nomade, à la déconstruction perpétuelle de soi dans l’absence de repérage et de volonté de rester. Toute l’essence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :
Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les parquets luisants et les murs de brique nus des lofts rénovés. Mais on voyait surtout des maisons mitoyennes délabrées datant du règne de la reine Victoria, par les fenêtres noircies desquelles on apercevait des cuisines minuscules. Dans des centaines d’immeubles minables, des immigrants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq préparaient leur dîner en rêvant d’avoir une maison à eux et en s’efforçant de tirer le meilleur parti d’une vie misérable. Même au XXIè siècle, l’East End montrait peu de signes de changement et contraignait des gens de cultures radicalement différentes à vivre côte à côte et à s’adapter les uns aux autres.
« Entrez affamé, sortez branché », proclamait un panneau que j’avais repéré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nouveau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slogan paraissait résumer l’expérience que faisaient les immigrants de l’East End — et que j’avais faite aussi.
Brick Lane m’avait forcé à m’accommoder d’un Londres que je n’avais jamais connu et m’avait aidé à comprendre que Barnes n’était plus pour moi. Je me sentais à présent plus en accord avec mon environnement que je ne l’avais été lorsque je vivais en étranger immergé dans d’autres cultures. Et pour cela, je ressentais une immense gratitude. Mais au moment où le train passait devant les immeubles rutilants de Canary Wharf et entrait dans un bruit de ferraille en gare de Liverpool Street, je me demandais si je me sentirais de nouveau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre détendu , d’assumer confortablement mon statut d’Anglais.
Peut-être resterais-je toujours un peu étranger ? Peut-être n’était-ce pas le pire statut qui soit ?
Tarquin Hall, Salaam London
Folio collection Voyages
Gallimard 2007
Photo d’en-tête © Richer Fischer (Morning in Whitechapel)
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