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L’ombre de la route de la soie #2

L’ombre de la route de la soie #2

Que voyaient-ils donc ? Qu’es­pé­raient-ils ? Ils mar­chaient dans une robuste eupho­rie, le pas éner­gique. Le divin était tout pour eux, il en deve­nait pal­pable. Que l’on fasse tour­ner un mou­lin à prière, que l’on allume une lampe à beurre, et quelque chose se met­tait en mou­ve­ment. Des aïeuls rata­ti­nés et de minus­cules matriarches appuyaient leurs fronts contre les portes des temples et cares­saient les écharpes votives qui y étaient accro­chées. Le souffle per­pé­tuel de leur prière « Om mani pad­mé hum » exha­lait un sou­pir pareil à un lent bat­te­ment de cœur. Cer­tains se pros­ter­naient de tout leur long dans un grand tin­te­ment de bra­ce­lets, lan­çant leurs corps par terre vers leurs mains éten­dues, puis ils se rele­vaient, avant de s’al­lon­ger encore, fai­sant ain­si par­fois le tour des temples ou du monas­tère entier, les paumes cri­blées d’am­poules, les che­veux macu­lés de boue, dans un état de grâce au-delà des réa­li­tés terrestres.

Colin Thu­bron

L’ombre de la route de la soie — Tra­duit de l’anglais par Katia Holmes , Gal­li­mard, 2006

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L’ombre de la route de la soie #2

L’ombre de la route de la soie #1

La route se fit dépouillée. Plus rien ne venait l’a­dou­cir ou la bala­frer. Quand on par­ve­nait au som­met d’une côte, on décou­vrait l’im­mo­bi­li­té lunaire de col­lines arron­dies que frô­lait un maigre soleil, et des val­lées éro­dées jus­qu’au gris alu­mi­nium ou tapis­sées du feutre gris-vert d’une herbe mou­rante. Et de ces espaces déserts où rien ne peut vivre, c’est cer­tain, sur­girent les Kuchis, tel un mirage : des nomades per­chés sur leurs cha­meaux à l’air déli­cat, par­mi les trou­peaux de chèvres et des chiens au poil blond et à la queue cou­pée. Des hommes éma­ciés au visage noir­ci, avec de grandes cata­ractes de barbe au men­ton. Ils pas­sèrent sans un regard, comme en rêve — le leur ou le nôtre.

Colin Thu­bron

L’ombre de la route de la soie — Tra­duit de l’anglais par Katia Holmes , Gal­li­mard, 2006

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Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu, Bog­do Khan et Boud­dha vivant

Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu, Bog­do Khan et Boud­dha vivant

Son nom de céré­mo­nie mon­gole est, en toute sim­pli­ci­té, Agvaan­luv­san­choy­jin­dan­zan­vaan­chig­bal­sam­buu. Né en 1870 et mort en 1924, il est le hui­tième et der­nier Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu à avoir régné et à avoir por­té le titre de Bog­do Khan (Bogd Jiv­zun­dam­ba Agvaan­luv­san­choi­ji­nyam­dan­zan­van­chüg), c’est-à-dire la troi­sième per­sonne la plus impor­tante du boud­dhisme tibé­tain, après le Dalaï et le Pan­chen. Le der­nier Jebt­sun­dam­ba, Jam­pal Nam­dol Cho­kye Gyalt­sen, iden­ti­fié à l’âge de 4 ans, est né à Lhas­sa. En 1959, il s’est enfui à Dha­ram­sa­la où il a vécu en exil jus­qu’à sa mort en 2012. Le der­nier Boud­dha vivant est mort il y a 3 ans…

Le 9ème Jebtsundamba Khutuktu : Jetsun Dhampa Dorjee Chang Jampel Namdrol Choekyi Gyaltsen

Le 9ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu : Jet­sun Dham­pa Dor­jee Chang Jam­pel Nam­drol Choe­kyi Gyaltsen

Celui qui ten­ta de le remettre sur son trône, c’est le baron Roman Fio­do­ro­vitch von Ungern-Stern­berg, plus connu sous son petit nom de « baron fou », dont j’ai déjà racon­té les aven­tures sur ce blog au tra­vers du livre écrit par le géo­logue Fer­dy­nand Ossen­dows­ki. Ce seront fina­le­ment les tibé­tains com­mu­nistes qui gar­dèrent le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu comme chef de leur gou­ver­ne­ment jus­qu’à sa mort en 1924. Par la suite, ils décré­tèrent à la fon­da­tion de la Répu­blique popu­laire mon­gole, qu’il n’y aurait plus d’autre réin­car­na­tion. Fin de l’his­toire signée par décret. Ce per­son­nage impor­tant pour les boud­dhistes tibé­tains porte éga­le­ment le titre de Boud­dha vivant.

Jebtsundamba Khutuktu

Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu et sa famille

Voi­ci l’é­trange légende que rap­porte Fer­dy­nand Ossen­dows­ki à son pro­pos, puis­qu’il a fait par­tie des rares per­son­nages à avoir pu le côtoyer :

Le Boud­dha vivant ne meurt pas. Son âme passe quelque fois dans celle d’un enfant qui naît le jour de sa mort, par­fois se trans­met chez un autre homme pen­dant la vie même du Boud­dha. Cette nou­velle demeure mor­telle de l’es­prit sacré de Boud­dha appa­raît presque tou­jours dans la your­ta de quelque famille pauvre thi­bé­taine ou mon­gole. Il y a à ceci une rai­son poli­tique. Si le Boud­dha fai­sait son appa­ri­tion dans une riche famille prin­cière, le risque serait grand que, hono­rée de la sorte, cette famille refuse d’o­béir au cler­gé, comme cela s’est déjà pro­duit par le pas­sé. Au contraire, une famille pauvre et incon­nue qui hérite du trône de Gen­gis Khan, et acquiert de ce fait une incom­men­su­rable richesse, se sou­met tou­jours volon­tiers aux lamas. Seuls trois ou quatre Boud­dhas vivants furent d’o­ri­gine pure­ment mon­gole ; les autres étaient thibétains.

Fer­dy­nand Ossen­dows­ki, Bêtes, hommes et dieux
A tra­vers la Mon­go­lie inter­dite, 1920–1921
Edi­tions Phe­bus Libretto

Pho­to d’en-tête © Jona­than E. Shaw (Palais d’hi­ver du Bog­do Khan à Ulaan­baa­tar, Mongolie)

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Du Camp et Flau­bert en Orient

Du Camp et Flau­bert en Orient

Voi­ci de quoi illus­trer la désin­vol­ture de ce drôle de bon­homme une peu dan­dy qu’é­tait Maxime du Camp, par­ti sur les routes orien­tales pour flam­ber ses deniers entre Le Caire et Bey­routh. On disait l’homme fan­tasque, for­tu­né, un peu léger, et c’est avec lui que Gus­tave Flau­bert est par­ti sur les routes. Cen­sé en rap­por­ter des pho­to­gra­phies pour une mis­sion confiée par le Minis­tère de l’Ins­truc­tion Publique, voi­ci ce que nous apprend Flau­bert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :

“Maxime a lâché la pho­to­gra­phie à Bey­routh. Il l’a cédée à un ama­teur fré­né­tique : en échange des appa­reils, nous avons acquis de quoi nous faire à cha­cun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie bro­dée d’or. Je crois que ce sera chic !”

Flau­bert et Du Camp en orient, c’est une conjonc­tion à l’o­ri­gine de la pro­duc­tion de trois grandes œuvres. Tout d’a­bord le Voyage en Orient de Flau­bert lui-même, le ras­sem­ble­ment de plu­sieurs textes qui ne sont que ses cor­res­pon­dances et ses car­nets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’­hui sous ce titre aux édi­tions Folio Gal­li­mard. En fait de voyage en orient, c’est une excur­sion avec plus de 600 kg de maté­riel en Égypte, au Liban et en Pales­tine, en Tur­quie et en Grèce.

Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plu­sieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un sui­ci­dé dans lequel il raconte son expé­rience éprou­vante du voyage en Égypte, mais éga­le­ment Le Nil : Égypte et Nubie, son jour­nal de voyage, à par­tir duquel on peut croi­ser les infor­ma­tions déli­vrées par Flau­bert dans ses cor­res­pon­dances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magis­trale : 2 albums et 168 pho­to­gra­phies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ou­vrage qui recense la plu­part des pho­to­gra­phies prises par Du Camp lors de cette expédition.

On pour­ra éga­le­ment lire ce très bel article sur Flau­bert et les arts visuels, ain­si que le livre dont on sait qu’il ins­pi­ra Flau­bert pour ce voyage : Nou­veau manuel com­plet d’ar­chéo­lo­gie, ou Trai­té sur les anti­qui­tés grecques, étrusques, romaines, égyp­tiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Mül­ler.

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Dans les mots de Joseph Conrad

Dans les mots de Joseph Conrad

Avant de refer­mer le livre et de le ran­ger, il y a une étape. En sai­sir l’es­sence, repas­ser par la pré­sen­ta­tion de Clau­dine Lesage par­lant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, sui­vi de Car­nets de Congo, aux édi­tions Équa­teurs / paral­lèles. Pour qui a lu Heart of Darn­kess, voi­ci un petit sup­plé­ment qui per­met d’ap­por­ter un peu de lumière au livre ter­ri­fiant qui don­na nais­sance à Apo­ca­lypse now de Cop­po­la et sur­tout à la langue si par­ti­cu­lière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écri­ture de la déter­ri­to­ria­li­sa­tion. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.

En lieu et place, une fois rési­lié son contrat avec les pro­prié­taires de l’Ota­go et ren­tré à Londres, Conrad entame, dès l’au­tomne 1889, la rédac­tion de La Folie Almayer — non pas en polo­nais, non pas en fran­çais, mais en anglais : “ En effet, je me consa­crais alors entiè­re­ment à cette oisi­ve­té appa­rente d’un homme han­té par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de cap­tu­rer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des sou­ve­nirs.

Ici il est ques­tion des allers et retours que Conrad fai­sait entre les langues qu’il avait inves­ties et avec les­quelles il jouait sans embarras.

How goes it, you old image. ” Le lec­teur n’en est pas quitte pour autant des explo­ra­tions de Joseph Conrad au cœur de l’é­cri­ture. Car c’est au fon­de­ment même des struc­tures lin­guis­tiques et des mots que Conrad s’at­taque main­te­nant. La construc­tion de la forme inter­ro­ga­tive anglaise est fau­tive et cal­quée sur le fran­çais : “ Com­ment ça va ? ” qui devient après l’in­ver­sion sujet-verbe de la phrase inter­ro­ga­tive anglaise, “ How goes it1… ” On peut pen­ser que Kayerts étant belge, il parle fran­çais2 et que c’est une tra­duc­tion mot à mot de la phrase qu’il pro­nonce. Cher­cher l’er­reur devient donc un imbro­glio impos­sible à démê­ler : est-ce Kayerts lui-même qui s’a­dresse à Gobi­la en petit-nègre ou le tra­duc­teur mal­adroit qui s’é­gare — sans par­ler d’un autre niveau encore : celui des palabres aux­quelles a droit Stan­ley de la part du vrai Gobi­la ? Quelle que soit la réponse à la ques­tion, elle ouvre le ter­ri­toire inex­plo­ré de la poro­si­té des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres pers­pec­tives insoup­çon­nées de l’art d’é­crire de Joseph Conrad.
Fami­lier en effet du polo­nais, du fran­çais et de l’an­glais, Conrad se pro­mène dans un no man’s land lin­guis­tique qui fait qu’on ne peut jamais être cer­tain de la langue qui lui sert de réfé­rence. “ Il y a un mot en polo­nais qui exprime ce que je veux dire ”, expli­quait-il par­fois à Ford Madox Ford3, son com­plice en écri­ture [direc­te­ment en anglais] : “ Vou­lez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajou­tait Ford, mais lors­qu’il s’a­gis­sait d’ex­pres­sions du type : “ le don d’ex­pres­sion ”, “ la per­plexi­té ”, […] “ un tor­rent de lumière ”, “ les eaux traî­tresses qui cou­laient du cœur d’im­pé­né­trables ténèbres ”, il les tra­dui­sait direc­te­ment du fran­çais4. Ain­si en va-t-il du pas­sage du fran­çais à l’an­glais, exer­cice qui dégé­nère par­fois et s’af­fole, comme cela arrive dans cer­taines pages de Lord Jim lors­qu’un per­son­nage affirme haut et fort : “ j’ai rou­lé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rol­led my hump ”) ou mot à mot, “ cha­cun fait son pos­sible ” (“ one does one’s pos­sible ”) ou encore des hyènes rica­nantes (“ lau­ghable hyae­na ”) et autres “ [l’]armes de cro­co­diles ” (“ wea­pons of a cro­co­dile ”), pour nous limi­ter à quelques exemples qui semblent bien “ sor­tis d’un dic­tion­naire com­pi­lé par un fou5 ”. Car l’exer­cice devient sys­té­ma­tique et s’ac­com­pagne, d’une langue à l’autre, de toute une bat­te­rie d’autres jeux de langues : gal­li­cismes, calques, mots intra­dui­sibles, trans­crip­tions pho­né­tiques, pous­sant l’é­cri­ture dans ses der­niers retran­che­ments, ceux d’une gym­nas­tique lin­guis­tique aux contor­sions absurdes.

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1. La forme cor­recte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ?
2. Il lit Flau­bert : Bou­vard et Pécu­chet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con col­la­bo­ra­teur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a per­son­nal remem­be­rance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.

Pre­mière phrase de Du goût des voyages :

Il est cer­tain que pour la majo­ri­té des hommes la supé­rio­ri­té de la géo­gra­phie sur la géo­mé­trie repose sur l’at­trait qu’exercent ses repré­sen­ta­tions. Et même si la cause en est l’in­cor­ri­gible fri­vo­li­té inhé­rente à la nature humaine, la plu­part d’entre nous s’ac­cordent volon­tiers à pen­ser qu’une carte attire davan­tage qu’une figure de géo­mé­trie dans un trai­té sur les sec­tions coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un natu­rel simple dont dis­pose la plu­part des habi­tants de cette planète.

Encore quelques mots qui mani­festent l’in­té­rêt de Conrad pour la géo­gra­phie dès son plus jeune âge :

Mal­heu­reu­se­ment, les notes attri­buées à cette matière étaient aus­si rares que les cours ins­crits au pro­gramme par d’en­nuyeux pro­fes­seurs  qui, non contents d’être vieux, sem­blaient ne jamais avoir été jeunes. Indif­fé­rents au charme cap­ti­vant du réel, ils igno­raient tout des immenses poten­tia­li­tés qu’offre la vie d’un homme d’ac­tion, n’a­vaient pas la moindre notion de l’im­men­si­té des éten­dues ter­restres ni n’é­prou­vaient le moindre désir de rele­ver des défis. Leur géo­gra­phie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racor­nie recou­vrant une car­casse peu ragoû­tante et un sque­lette dénué de tout inté­rêt.[…] Je ne fus cepen­dant pas noté. Il faut dire que ce n’é­tait pas un sujet impo­sé et je crois bien que le seul com­men­taire qu’on trans­mit à mon tuteur fut de dire qu’il sem­blait bien que j’a­vais per­du mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’oc­cu­per de mon tra­vail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types vou­laient ma peau.

Et enfin sur l’acte d’écrire :

Oui, j’ai tou­jours, et de tout temps, été écri­vain et le reste n’a été que déri­va­tif, pré­texte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis tou­jours sor­ti — à un che­veu près !

Plus d’in­for­ma­tions sur la pho­to d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Fli­ckr de l’Aus­ta­lian Natio­nal Mari­time Museum

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