May 23, 2015 | La vallée des rubis |
Que voyaient-ils donc ? Qu’espéraient-ils ? Ils marchaient dans une robuste euphorie, le pas énergique. Le divin était tout pour eux, il en devenait palpable. Que l’on fasse tourner un moulin à prière, que l’on allume une lampe à beurre, et quelque chose se mettait en mouvement. Des aïeuls ratatinés et de minuscules matriarches appuyaient leurs fronts contre les portes des temples et caressaient les écharpes votives qui y étaient accrochées. Le souffle perpétuel de leur prière « Om mani padmé hum » exhalait un soupir pareil à un lent battement de cœur. Certains se prosternaient de tout leur long dans un grand tintement de bracelets, lançant leurs corps par terre vers leurs mains étendues, puis ils se relevaient, avant de s’allonger encore, faisant ainsi parfois le tour des temples ou du monastère entier, les paumes criblées d’ampoules, les cheveux maculés de boue, dans un état de grâce au-delà des réalités terrestres.
Colin Thubron
L’ombre de la route de la soie — Traduit de l’anglais par Katia Holmes , Gallimard, 2006
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Apr 11, 2015 | Livres et carnets |
Son nom de cérémonie mongole est, en toute simplicité, Agvaanluvsanchoyjindanzanvaanchigbalsambuu. Né en 1870 et mort en 1924, il est le huitième et dernier Jebtsundamba Khutuktu à avoir régné et à avoir porté le titre de Bogdo Khan (Bogd Jivzundamba Agvaanluvsanchoijinyamdanzanvanchüg), c’est-à-dire la troisième personne la plus importante du bouddhisme tibétain, après le Dalaï et le Panchen. Le dernier Jebtsundamba, Jampal Namdol Chokye Gyaltsen, identifié à l’âge de 4 ans, est né à Lhassa. En 1959, il s’est enfui à Dharamsala où il a vécu en exil jusqu’à sa mort en 2012. Le dernier Bouddha vivant est mort il y a 3 ans…

Le 9ème Jebtsundamba Khutuktu : Jetsun Dhampa Dorjee Chang Jampel Namdrol Choekyi Gyaltsen
Celui qui tenta de le remettre sur son trône, c’est le baron Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, plus connu sous son petit nom de « baron fou », dont j’ai déjà raconté les aventures sur ce blog au travers du livre écrit par le géologue Ferdynand Ossendowski. Ce seront finalement les tibétains communistes qui gardèrent le 8ème Jebtsundamba Khutuktu comme chef de leur gouvernement jusqu’à sa mort en 1924. Par la suite, ils décrétèrent à la fondation de la République populaire mongole, qu’il n’y aurait plus d’autre réincarnation. Fin de l’histoire signée par décret. Ce personnage important pour les bouddhistes tibétains porte également le titre de Bouddha vivant.

Le 8ème Jebtsundamba Khutuktu et sa famille
Voici l’étrange légende que rapporte Ferdynand Ossendowski à son propos, puisqu’il a fait partie des rares personnages à avoir pu le côtoyer :
Le Bouddha vivant ne meurt pas. Son âme passe quelque fois dans celle d’un enfant qui naît le jour de sa mort, parfois se transmet chez un autre homme pendant la vie même du Bouddha. Cette nouvelle demeure mortelle de l’esprit sacré de Bouddha apparaît presque toujours dans la yourta de quelque famille pauvre thibétaine ou mongole. Il y a à ceci une raison politique. Si le Bouddha faisait son apparition dans une riche famille princière, le risque serait grand que, honorée de la sorte, cette famille refuse d’obéir au clergé, comme cela s’est déjà produit par le passé. Au contraire, une famille pauvre et inconnue qui hérite du trône de Gengis Khan, et acquiert de ce fait une incommensurable richesse, se soumet toujours volontiers aux lamas. Seuls trois ou quatre Bouddhas vivants furent d’origine purement mongole ; les autres étaient thibétains.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
Photo d’en-tête © Jonathan E. Shaw (Palais d’hiver du Bogdo Khan à Ulaanbaatar, Mongolie)
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Apr 3, 2015 | Livres et carnets |
Voici de quoi illustrer la désinvolture de ce drôle de bonhomme une peu dandy qu’était Maxime du Camp, parti sur les routes orientales pour flamber ses deniers entre Le Caire et Beyrouth. On disait l’homme fantasque, fortuné, un peu léger, et c’est avec lui que Gustave Flaubert est parti sur les routes. Censé en rapporter des photographies pour une mission confiée par le Ministère de l’Instruction Publique, voici ce que nous apprend Flaubert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :
“Maxime a lâché la photographie à Beyrouth. Il l’a cédée à un amateur frénétique : en échange des appareils, nous avons acquis de quoi nous faire à chacun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie brodée d’or. Je crois que ce sera chic !”
Flaubert et Du Camp en orient, c’est une conjonction à l’origine de la production de trois grandes œuvres. Tout d’abord le Voyage en Orient de Flaubert lui-même, le rassemblement de plusieurs textes qui ne sont que ses correspondances et ses carnets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’hui sous ce titre aux éditions Folio Gallimard. En fait de voyage en orient, c’est une excursion avec plus de 600 kg de matériel en Égypte, au Liban et en Palestine, en Turquie et en Grèce.
Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plusieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un suicidé dans lequel il raconte son expérience éprouvante du voyage en Égypte, mais également Le Nil : Égypte et Nubie, son journal de voyage, à partir duquel on peut croiser les informations délivrées par Flaubert dans ses correspondances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magistrale : 2 albums et 168 photographies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ouvrage qui recense la plupart des photographies prises par Du Camp lors de cette expédition.
On pourra également lire ce très bel article sur Flaubert et les arts visuels, ainsi que le livre dont on sait qu’il inspira Flaubert pour ce voyage : Nouveau manuel complet d’archéologie, ou Traité sur les antiquités grecques, étrusques, romaines, égyptiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Müller.
Maxime Du Camp — Statue colossale de Ramses à Abu Simbel
Maxime Du Camp — Palestine. Jérusalem. Mosquée d’Omar
Maxime Du Camp — Le Caire — Tombe du sultan el-Ghoury
Maxime du Camp — Syrie, Baalbek Colonnade du Temple du Soleil, 1850
Maxime du Camp — Haute Egypte, Sortie de la Premiere Cataracte, 1850
Maxime Du Camp — Sphinx de Gizeh
Maxime du Camp — Hypèthre, Dendereh, Egypt, 28 mai 1850
Maxime du Camp — village et temple de l’île de Biggeh, Karnak, Egypte, 11 avril 1850
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Mar 29, 2015 | Livres et carnets |
Avant de refermer le livre et de le ranger, il y a une étape. En saisir l’essence, repasser par la présentation de Claudine Lesage parlant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, suivi de Carnets de Congo, aux éditions Équateurs / parallèles. Pour qui a lu Heart of Darnkess, voici un petit supplément qui permet d’apporter un peu de lumière au livre terrifiant qui donna naissance à Apocalypse now de Coppola et surtout à la langue si particulière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écriture de la déterritorialisation. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.
En lieu et place, une fois résilié son contrat avec les propriétaires de l’Otago et rentré à Londres, Conrad entame, dès l’automne 1889, la rédaction de La Folie Almayer — non pas en polonais, non pas en français, mais en anglais : “ En effet, je me consacrais alors entièrement à cette oisiveté apparente d’un homme hanté par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de capturer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des souvenirs.
Ici il est question des allers et retours que Conrad faisait entre les langues qu’il avait investies et avec lesquelles il jouait sans embarras.
“ How goes it, you old image. ” Le lecteur n’en est pas quitte pour autant des explorations de Joseph Conrad au cœur de l’écriture. Car c’est au fondement même des structures linguistiques et des mots que Conrad s’attaque maintenant. La construction de la forme interrogative anglaise est fautive et calquée sur le français : “ Comment ça va ? ” qui devient après l’inversion sujet-verbe de la phrase interrogative anglaise, “ How goes it1… ” On peut penser que Kayerts étant belge, il parle français2 et que c’est une traduction mot à mot de la phrase qu’il prononce. Chercher l’erreur devient donc un imbroglio impossible à démêler : est-ce Kayerts lui-même qui s’adresse à Gobila en petit-nègre ou le traducteur maladroit qui s’égare — sans parler d’un autre niveau encore : celui des palabres auxquelles a droit Stanley de la part du vrai Gobila ? Quelle que soit la réponse à la question, elle ouvre le territoire inexploré de la porosité des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres perspectives insoupçonnées de l’art d’écrire de Joseph Conrad.
Familier en effet du polonais, du français et de l’anglais, Conrad se promène dans un no man’s land linguistique qui fait qu’on ne peut jamais être certain de la langue qui lui sert de référence. “ Il y a un mot en polonais qui exprime ce que je veux dire ”, expliquait-il parfois à Ford Madox Ford3, son complice en écriture [directement en anglais] : “ Voulez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajoutait Ford, mais lorsqu’il s’agissait d’expressions du type : “ le don d’expression ”, “ la perplexité ”, […] “ un torrent de lumière ”, “ les eaux traîtresses qui coulaient du cœur d’impénétrables ténèbres ”, il les traduisait directement du français4. Ainsi en va-t-il du passage du français à l’anglais, exercice qui dégénère parfois et s’affole, comme cela arrive dans certaines pages de Lord Jim lorsqu’un personnage affirme haut et fort : “ j’ai roulé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rolled my hump ”) ou mot à mot, “ chacun fait son possible ” (“ one does one’s possible ”) ou encore des hyènes ricanantes (“ laughable hyaena ”) et autres “ [l’]armes de crocodiles ” (“ weapons of a crocodile ”), pour nous limiter à quelques exemples qui semblent bien “ sortis d’un dictionnaire compilé par un fou5 ”. Car l’exercice devient systématique et s’accompagne, d’une langue à l’autre, de toute une batterie d’autres jeux de langues : gallicismes, calques, mots intraduisibles, transcriptions phonétiques, poussant l’écriture dans ses derniers retranchements, ceux d’une gymnastique linguistique aux contorsions absurdes.
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1. La forme correcte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ? ”
2. Il lit Flaubert : Bouvard et Pécuchet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con collaborateur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a personnal rememberance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.
Première phrase de Du goût des voyages :
Il est certain que pour la majorité des hommes la supériorité de la géographie sur la géométrie repose sur l’attrait qu’exercent ses représentations. Et même si la cause en est l’incorrigible frivolité inhérente à la nature humaine, la plupart d’entre nous s’accordent volontiers à penser qu’une carte attire davantage qu’une figure de géométrie dans un traité sur les sections coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un naturel simple dont dispose la plupart des habitants de cette planète.
Encore quelques mots qui manifestent l’intérêt de Conrad pour la géographie dès son plus jeune âge :
Malheureusement, les notes attribuées à cette matière étaient aussi rares que les cours inscrits au programme par d’ennuyeux professeurs qui, non contents d’être vieux, semblaient ne jamais avoir été jeunes. Indifférents au charme captivant du réel, ils ignoraient tout des immenses potentialités qu’offre la vie d’un homme d’action, n’avaient pas la moindre notion de l’immensité des étendues terrestres ni n’éprouvaient le moindre désir de relever des défis. Leur géographie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racornie recouvrant une carcasse peu ragoûtante et un squelette dénué de tout intérêt.[…] Je ne fus cependant pas noté. Il faut dire que ce n’était pas un sujet imposé et je crois bien que le seul commentaire qu’on transmit à mon tuteur fut de dire qu’il semblait bien que j’avais perdu mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’occuper de mon travail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types voulaient ma peau.
Et enfin sur l’acte d’écrire :
Oui, j’ai toujours, et de tout temps, été écrivain et le reste n’a été que dérivatif, prétexte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis toujours sorti — à un cheveu près !

Plus d’informations sur la photo d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Flickr de l’Austalian National Maritime Museum
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