L’aube qui se lève avec les oran­gers au crépuscule

Aus­si loin que porte mon regard, je me tourne vers l’est dès que je me lève ; le ciel est d’un gris inquié­tant, impla­cable, tour­nant autour d’un vio­let sombre mâti­né d’un bleu atmo­sphé­rique. Le soleil n’est pas encore levé.

[audio:Ay Kalelumbror.xol]

Fran­çoise Atlan et Juan Car­mo­naAy Kale­lum­bror
Album Sephar­dic songs — 1998

Une nuit qu’il rentre à pied d’une veillée chez Tanios Rached, chaus­sé de ses bottes de cava­lier, un revol­ver dans la cein­ture, et qu’il tra­verse l’al­lée qui mène au bas de l’es­ca­lier de la mai­son, Wakim le per­çoit. Le par­fum des fleurs. A peine une touche, une simple allu­sion, mais que ses narines en alerte captent avec assu­rance. Il s’ar­rête, regarde la nuit, les mas­sifs sombres des arbres qui ne sont pour l’ins­tant pas plus grands que lui. Il ne bouge pas, comme lors­qu’on est aux aguets pour sur­prendre une hyène. Et il res­pire pro­fon­dé­ment. Mais il ne le sent plus. Il fait un pas ou deux, pru­dem­ment, comme si l’o­deur pou­vait être effa­rou­chée par le mou­ve­ment de l’homme. Puis il s’ar­rête, tout son corps concen­tré pour inter­pré­ter les sen­sa­tions que ses narines lui transmettent.

L’ho­ri­zon ne se dégage pas, il reste voi­lé, même si la lumière se fait de plus en plus pré­sente. Il reste sombre. Le soleil ne se lève­ra pas ce matin.

Mais il ne sent que l’o­deur de la terre, des feuilles, des tiges, l’o­deur de la nuit et de l’air un peu humide qui vient de la mer. Il reprend sa marche et n’a pas fait trois pas qu’une imper­cep­tible brise se lève, comme si elle lui par­lait, comme si elle cher­chait à le rete­nir, à la manière d’un enfant qui se démasque lorsque vous ces­sez de vou­loir décou­vrir sa cachette, et il sent à nou­veau le par­fum des fleurs. Il le sent, res­pire pro­fon­dé­ment, et même soi, à la deuxième ins­pi­ra­tion, il n’y a plus rien, il est sûr main­te­nant que ça y est. Il avance à grands pas vers l’es­ca­lier de la mai­son, monte les marches avec allé­gresse, et lors­qu’il arrive en haut, devant la porte, la brise se lève une fois de plus et une fois encore il sent la parfum.

Même si je sais qu’il est là, impos­sible de voir ses belles cou­leurs, des roses otto­manes aux feutres man­da­rine, il reste caché der­rière une épaisse couche d’ouate impé­né­trable. Encore un lever de soleil qui ne ver­ra pas le jour. On dirait un ciel d’o­rage dans les îles du Golfe de Thaïlande…

Le len­de­main à l’aube, avant même l’ar­ri­vée de Gérios, il se pro­mène entre les arbres à la recherche des pre­mières fleurs. Mais il n’en trouve pas une seule. Pour­tant, le soir, et tous les autres soirs, le par­fum est là, fugace, rare, pré­cieux, levé par la brise, le sur­pre­nant juste au moment où il renonce à le sen­tir. Et un soir, alors que quelques fer­miers qui veillaient chez lui sont sur le per­ron et s’ap­prêtent à par­tir, l’o­deur suave et douce s’im­pose  à cha­cun indu­bi­ta­ble­ment, non pas pas­sa­gère, libé­rée sou­dain par un petit vent, mais bien là, pré­sente dans l’air de la nuit comme si elle en était l’es­sence même. Le len­de­main de ce jour, Wakim découvre les pre­mières fleurs, cachées der­rière les feuilles encore jeunes et qui dansent dans la brise mati­nale. Sélim et Gérios en découvrent d’autres, il y a bien­tôt à tous les coins des ver­gers, et au bout d’une semaine la plan­ta­tion paraît comme ennei­gée à perte de vue en plein milieu du printemps.

Heu­reu­se­ment, il y a l’o­deur des fleurs d’orangers…
Et plus que jamais je pense au Liban.

Cha­rif Maj­da­la­ni, His­toire de la Grande Maison
Seuil, 2005

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Bey­routh centre-ville — Ray­mond Depardon

Bey­routh centre-ville — Ray­mond Depardon

Bey­routh centre-ville est le récit pho­to­gra­phique de Ray­mond Depar­don dans un Bey­routh en pleine guerre. En quelques pho­tos noir & blanc, il plante le décor d’un Bey­routh idyl­lique en 1965, qu’il visite pour la pre­mière fois. Tout semble beau, les pay­sages, les gens, la jet-set un peu futile, la gen­tillesse des gens. Lors­qu’il revient, nous sommes en 1978, il vient d’en­trer à l’a­gence Mag­num et part faire son pre­mier grand repor­tage avec des bobines cou­leurs. Et là, tout a changé…
Avec ses cli­chés au plan res­ser­ré, un cadrage tou­jours très strict mal­gré par­fois l’ur­gence de la situa­tion, Depar­don monte un repor­tage uni­que­ment ponc­tué de quelques phrases laco­niques, comme à son habi­tude, qui rend la lec­ture fié­vreuse et ten­due, comme un jour sous les bombes et les tirs de mitrailleuses…

Un jour, dans une zone tenue par le PNL, en des­cen­dant de voi­ture avec mes appa­reils pho­to, une dizaine de com­bat­tants m’a encer­clé. Je n’ai pas eu le temps d’a­voir peur. J’a­vais pris l’ha­bi­tude de par­ler fort et de me pré­sen­ter en fran­çais. J’ai bien enten­du le cran de sûre­té des kalach­ni­kov sau­ter, ils me bra­quaient, la balle était enga­gée dans le canon, nous avons par­lé. J’é­tais calme, j’ai expli­qué que je sou­hai­tais sim­ple­ment les pho­to­gra­phier ; les minutes étaient longues, les crans de sûre­té sont reve­nus en posi­tion d’attente.
Puis sou­dain j’ai de nou­veau enten­du les crans de sûre­té sau­ter, la balle enga­gée dans le canon : « Il faut nous photographier ! »

 

Il y revient encore en 1991 et les images qu’il en rap­porte lui donne l’im­pres­sion d’une terre dévas­tée, vidée de son huma­ni­té. Un témoi­gnage fort, au bord du cata­clysme, inédit jusque là, d’un conflit qui reste à ce jour encore, tota­le­ment incompréhensible…

Ray­mond Depar­don, Bey­routh centre-ville
Points 2010
Mag­num Pho­tos pour les clichés,
tous dis­po­nibles sur le site de l’a­gence.

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Tyr et Sidon, vus de loin…

Pho­to © Carole Dar­chy

Tyr, Sidon, beaux noms, creux aujourd’­hui, où chante seul le bruit de la mer, vous êtes morts, embau­més sous les citron­niers et les oran­gers. Dans les ver­gers irri­gués d’eau du Liban, si fraîche qu’y vivraient les truites, der­rière les murs de terre rui­neux, le pré­sent, lui aus­si, s’est écrou­lé. Ces deux vil­lages de pêcheurs, Sour et Saï­da, furent une fois toute l’his­toire du monde ; l’es­sence de l’es­prit médi­ter­ra­néen, de la science venue de Chal­dée, l’art déco­ra­tif, l’in­dus­trie et le com­merce de la race blanche vécurent sur ces deux pro­mon­toires, deux mille ans avant le Christ. Cèdres des­ti­nés aux pla­fonds du Temple de Jéru­sa­lem et aux flottes du Pha­raon, c’est ici que vous pas­sâtes, débi­tés en madriers. Que les muf­tis, évêques maro­nites, les patriarches ortho­doxes se dis­putent les vieux os blan­chis de ces reines-sœurs.

Paul Morand, 1938

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