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Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Bul­le­tin météo de la jour­née (same­di 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humi­di­té : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humi­di­té : 54% / vent 22 km/h

C’est aujourd’­hui le der­nier jour du rama­dan (rama­zan), un jour vécu à la fois comme une libé­ra­tion et comme un renou­veau, après un mois lunaire éprou­vant pour les corps et les esprits, un mois cen­sé mettre son âme à l’é­preuve et puri­fier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’as­treignent à ne pas man­ger et sur­tout à ne pas boire pen­dant ces longues jour­nées tor­rides. Rama­dan, c’est aus­si l’oc­ca­sion de se retrou­ver tous ensemble dans la rue et par­ta­ger ensemble dans une ambiance cha­leu­reuse son repas dès lors que le muez­zin a com­men­cé sa longue com­plainte, qui sur l’hip­po­drome, entre Sul­ta­nah­met Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éter­ni­té qui trans­perce le cœur et donne la chair de poule, mal­gré la sueur qui conti­nue de dégou­li­ner sur mon corps et la cha­leur insen­sée. Je regar­dais hier soir les belles femmes endi­man­chées (ou plu­tôt enra­ma­da­nées) dans leurs man­teaux longs traî­nant par terre, bou­ton­nés jus­qu’au col dans lequel est coin­cé un fou­lard ser­ré qui leur enserre le visage. Com­ment sup­por­ter la cha­leur dans ces condi­tions ? Cer­taines sont visi­ble­ment à l’aise finan­ciè­re­ment, mais on sent clai­re­ment le poids de la tra­di­tion ; ce n’est pas ici que traîne la jeu­nesse stam­bou­liote émancipée.

Il fait nuit, une nuit noire, mais cer­tai­ne­ment pas calme. Les mina­rets de Sul­tu­nah­met, ten­dus comme des chan­delles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’en­tends comme un cra­que­ment dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muez­zin entame sa longue plainte en sup­pliant le nom d’Al­lah. Le nez dans l’o­reiller, un œil à moi­tié ouvert, il ne me vien­drait jamais à l’i­dée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, mal­gré l’heure, mal­gré la fatigue et je me ren­dors avant que les der­niers mots soient prononcés.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 001 - Sultanahmet

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 005 - Marmara

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 007 - Hippodrome

Avant d’al­ler déjeu­ner, je m’ins­talle quelques ins­tants sur le toit d’hô­tel où per­sonne ne vient, le soleil a déjà com­men­cé à chauf­fer le zinc des toi­tures sur les­quelles les pattes des cor­beaux (kuz­gun) grincent dans un petit cli­que­tis désa­gréable. Le monde s’ar­rête ici, comme dans tous les lieux sur les­quels je me suis repo­sé pen­dant ce voyage. Je me sens vidé, inca­pable d’en absor­ber davan­tage ; la cou­pure devient inévi­table. Mar­ma­ra brûle à main droite, lais­sant pan­te­lantes les sil­houettes des car­gos qui attendent leur tour pour fran­chir le Bos­phore, dans un air mâti­né des traces de gas-oil consu­mé. Sul­ta­nah­met Camii, à main gauche et du haut de ses six mina­rets, flam­boie comme une armée de lances au len­de­main de la vic­toire et mal­gré sa pierre grise et sombre, ren­voie une lumière aveu­glante qui fait pleu­rer mes yeux fatigués.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 010 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 019 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

J’i­rai voir ce matin le tom­beau de celui qui a don­né son nom à la grande Mos­quée Bleu, le Sul­tan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et der­rière la fon­taine. Il était encore en tra­vaux la der­nière fois que je suis venu et je m’en­gouffre dans ce mau­so­lée spa­cieux où reposent le Sul­tan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cer­cueils recou­verts de feu­trine verte et à la tête des­quels se trouvent les tur­bans blancs indi­quant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs des­si­nés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visi­té les tom­beaux qu’on peut voir dans l’en­ceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 022 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 023 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Mais je repère quand-même quelques dou­ceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majes­tueuse me donne à voir des étoiles de bois incrus­té d’i­voire et de nacre, dans un mélange éton­nant de cou­leurs simples, pri­mi­tives, asso­cié au cuivre des poi­gnées et des gonds, des ser­rures et des orne­ments. La céra­mique d’Iz­nik com­mence à me sor­tir par les yeux, même si je recon­nais que la mul­ti­pli­ci­té des motifs m’im­pres­sionne à chaque fois un peu plus, sur­tout depuis que je sais que les vrais car­reaux authen­tiques sont fabri­qués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des ton­nelles de la ville médi­ter­ra­néenne. Pas moins de vingt-sept opé­ra­tions sont néces­saires pour pro­duire ces motifs à la sim­pli­ci­té enfantine.

Pour ce der­nier jour, j’ai déci­dé de visi­ter à nou­veau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incom­pré­hen­sible. La plus grande église du monde en dehors du monde chré­tien est une ode aux croyances bar­bares, un lieu saint qui a sur­vé­cu aux hommes, aux reli­gions, aux trem­ble­ments de terre — qui sait pour com­bien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syn­drome de Jéru­sa­lem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle reli­gion il est ques­tion, je me sens comme enva­hi par une force qui me dépasse et me laisse pan­te­lant sur le bas-côté, vidé de ma sub­stance au pro­fit de quelque chose que je ne peux contrô­ler et dont la puis­sance m’é­treint. C’est peut-être ce que Mir­cea Eliade appelle le sacré. Vivre des épi­pha­nies qui res­semblent à des orgasmes spi­ri­tuels à chaque coin de rue n’est pas don­né à tout le monde. Cer­tains en sont même morts dans d’a­troces souffrances.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 027 - Hippodrome

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 028 - Sainte-Sophie

Sous le soleil écra­sant, les dômes de plomb du ham­mam Hase­ki Hür­rem sont d’une gri­saille épous­tou­flante, les petits bubons de verre étin­ce­lant sur cette pesante cara­pace. Au pied de la plus grande église du monde chré­tien orien­tal, les empiè­te­ments des mina­rets paraissent comme les pieds gigan­tesques d’une sta­tue d’empereur romain que le temps aurait façon­né jus­qu’à ce qu’on n’en voit plus que l’ar­ma­ture. L’in­gé­nio­si­té de cette archi­tec­ture qui trans­forme une base car­rée en tour ronde dans une dou­ceur de bak­la­va est là le véri­table génie de ceux qui ont des­si­né la beau­té de cette Istan­bul otto­mane. La brique rose dans l’ombre du bâti­ment semble fraîche comme des bis­cuits de Reims dans une char­lotte à la fram­boise, mais ce n’est qu’une illu­sion. Le soleil écrase tout.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 029 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 032 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 033 - Sainte-Sophie

Dans le jar­din qui entoure l’é­glise, je m’at­tarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autre­fois les alen­tours et qui, recou­verts par une terre tas­sée par les années de conquête, ont été pré­ser­vés des sac­cages. Sur cer­tains d’entre eux, on peut encore voir gra­vé le nom de Théo­dose, l’empereur bâtis­seur et der­nier empe­reur romain à avoir régné sur l’Em­pire d’O­rient uni­fié. Des colonnes au cha­pi­teau sculp­té dans un style corin­thien pur se retrouvent affu­blées sur leur fut d’une croix latine, absur­di­té com­plète qu’on ne voit qu’ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 035 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 037 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 038 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 040 - Sainte-Sophie

L’ef­fet est tou­jours le même quand on rentre dans l’é­glise, ou non, il est à chaque fois ampli­fié, parce qu’on s’at­tend à ce qu’on va y trou­ver. Une ambiance bar­bare, brute, sau­vage, l’élé­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’art byzan­tin dans toute sa splen­deur, en terre musul­mane de sur­croît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y com­prend plus rien, si tant est qu’on tente de per­cer le mys­tère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lan­cer un aver­tis­se­ment. Son impo­sante sta­ture écrase celui qui entre ici. Misé­rable ver­mis­seau, pros­terne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas res­ter trop long­temps ; per­sonne ne son­ge­rait à tam­bou­ri­ner des­sus pour l’ou­vrir. Cer­taines portes laté­rales du nar­thex ne sont plus de style byzan­tin mais pré­sentent une forme d’o­give telle qu’on en voit sur les bâti­ments otto­mans. Qui brouille ain­si les pistes ?

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 042 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 043 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 045 - Sainte-Sophie

Dans ce nar­thex déjà par­cou­ru, mon regard se perd dans les marbres colo­rés, vei­nés comme une peau dia­phane sous laquelle on ver­rait le sang cou­ler alors que ce sont cer­tai­ne­ment des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répan­dus suite aux que­relles des images et aux inva­sions suc­ces­sives… Sous les pilastres bor­dés d’une frise flo­rale repré­sen­tant cer­tai­ne­ment des vignes, sym­bole chris­tique par excel­lence, ce sont des plaques incrus­tées de cou­leurs qui déjà annoncent les volutes flo­rales des céra­miques d’Iz­nik, les contours des portes sont capi­ton­nés de gros clous de bronze, cen­sés tenir la struc­ture pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient par­fai­te­ment en place. Sur une porte en bronze, un vase conte­nant deux feuilles sty­li­sées et confron­tées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits car­reaux dorés, recou­vrant savam­ment les ren­fle­ments de la struc­ture, s’ornent par­fois de feuilles enrou­lées, motifs qui alternent un peu avec les croix omni­pré­sentes. Ici c’est un trou de ser­rure qui m’in­trigue, lais­sant sup­po­ser des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’é­cri­tures arabes, recou­verte d’une chape de bronze. Tous les maté­riaux d’i­ci sont des matières hau­te­ment nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Pro­con­nèse, le por­phyre rouge sang, la lumière, l’or.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 049 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 050 - Sainte-Sophie

Ici encore, ce sont des plaques mar­que­tées de marbres, un vert sombre et gra­nu­leux pour le fond, un vei­né jaune et rouge pour don­ner du relief, un por­phyre pour rem­plir un disque, un vert fin et clair pour les volutes flo­rales… Au des­sus d’un pilastre, c’est ici une repro­duc­tion d’é­glise en minia­ture, cer­tai­ne­ment Sainte-Sophie elle-même, une croix repré­sen­tée au milieu, entre des rideaux qu’on ima­gine être de pourpre impé­riale. Entre cha­cune des plaques de marbres, c’est un frise faite de car­rés alter­nés don­nant l’im­pres­sion d’une den­telle ; lorsque la pierre se fait tissu…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 052 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 053 - Sainte-Sophie

Et puis, chan­ge­ment de décor, nous sommes dans une mos­quée. Der­rière les cuivres décou­pés d’é­toiles, les pointes des flèches ten­dues vers le ciel se ter­mi­nant par un crois­sant de lune, lui aus­si poin­tant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Al­lah, les vitraux d’un pur style otto­man. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nou­veau sur la den­telle de pierre grise, fleurs infi­nies qui donnent le ver­tige, sur le sol à nou­veau, de gigan­tesques disques de marbres colo­rés qui font comme des bulles sous le vide immense de la cou­pole. Une pièce est ouverte sur le côté du nar­thex et j’ac­cède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horo­lo­gion, là où se trouvent les psau­tiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recou­verts de céra­miques otto­manes. Au pla­fond, je découvre des anneaux scel­lés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au tra­vers des lucarnes, un chat reste là, assis, se lais­sant cares­ser par tous ces gens gros­siers qui osent venir ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 057 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 059 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 062 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 063 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 066 - Sainte-Sophie

Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trou­ver autre­fois une porte, la trace d’une main prise dans la cou­leur de la pierre. Fas­ci­nant, et sur­tout, incom­pré­hen­sible. C’est là que réside le mys­tère de ce magni­fique monu­ment, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se don­ner la peine de décou­vrir. Ces lustres impo­sants des­cen­dant du ciel comme des sou­coupes volantes, rap­pe­lant les plus grands mys­tères des livres d’E­ze­chiel et d’Enoch…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 068 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 071 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 073 - Sainte-Sophie

Cer­taines des colonnes sont cer­clées, les autres pas. Et puis au bas des cer­taines d’entre elles, des frises grecques qui, aux join­tures sont comme des swas­ti­kas. Est-ce que les autres regardent aus­si par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours aupa­ra­vant dans les tré­fonds de la Cap­pa­doce, notam­ment à Mus­ta­fa­paşa sur l’é­glise Saint Constan­tin et Sainte Hélène. De la loge impé­riale on voit les arches de sou­tè­ne­ment en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épui­sé de tous ces détails, j’ai l’im­pres­sion de vaciller et l’es­pace d’un ins­tant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de par­tir d’i­ci est le plus fort. La cha­leur m’a rin­cé, exté­nué, l’é­mo­tion a, quant à elle, été la plus forte et encore main­te­nant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’as­seoir pour ne pas tom­ber… Quelques instants…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 074 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 077 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 085 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 092 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 096 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 103 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 104 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 119 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 122 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 131 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 135 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 138 - Sainte-Sophie

Au centre d’un des séra­phins brûle un cœur d’or. Les séra­phins, ces êtres redou­tables, divins et pour­tant tou­jours des­truc­teurs, objets de fan­tasmes, déli­ca­te­ment repré­sen­tés par des plumes bleues ten­ta­trices… Sous mes mains, sur la ram­barde de marbre, une ins­crip­tion en grec que je n’ar­rive plus à déchif­frer. Peut-être une reven­di­ca­tion d’un insur­gé de l’é­poque de la Sédi­tion Nika… Et puis au-des­sus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les ren­fle­ments entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je pro­fite des fenêtres ouvertes pour m’ex­ta­sier depuis ici sur ces mina­rets ten­dus comme des arcs, dépas­sant des rotondes. Sur les murs du nar­thex, on trouve les plaques gra­vées des déci­sions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque com­pré­hen­sible. Mono­grammes, croix, chrismes, le nom d’Al­lah, de petits cro­chets au-des­sus des portes qui devaient rete­nir autre­fois des ten­tures, his­toire de ne pas don­ner un air trop évident aux choses. Chaque émo­tion en son temps. Cette fois-ci, je dois sor­tir de l’é­glise et j’emprunte une sor­tie que je ne connais­sais pas, la Belle Porte sur le fron­ton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majes­té. Dehors, c’est le bap­tis­tère que je découvre avec sa bai­gnoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’é­taient immer­gés les empe­reurs de l’Em­pire Romain d’O­rient, dans cette cuve que per­sonne ne visite guère. Et pour­tant, c’est tout un symbole.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 146 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 149 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 151 - Sadık au Grand Bazar

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 152 - Marché aux livres

Pour reprendre mon souffle, je m’as­sois à l’ombre, englou­tis­sant toute l’eau de ma bou­teille, et je me pose pour écou­ter le chant du muez­zin. Je reprends mon che­min pour m’en­fon­cer vers le Grand Bazar. J’ai un ren­dez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le ven­deur de cuivres. Il m’a fait pro­mettre de reve­nir pour m’of­frir un kebab que nous man­geons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est cen­sé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, his­toire de faire com­prendre que c’est fer­mé pen­dant l’heure du repas, impro­vi­sée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au pla­fond, un simple van­tail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « otto­man air condi­tion­ning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrai­re­ment à ma der­nière visite, il a lais­sé pous­sé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indé­pen­dant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa mous­tache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil mali­cieux et tendre. Nous échan­geons quelques mots dans un anglais qu’il mai­trise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pen­dant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du mar­ché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’a­vais pris dans mes bras au mois d’a­vril. Il a gran­di à pré­sent, mais c’est le même, j’en suis cer­tain. Il pas­se­ra peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écra­ser par une voi­ture sur Divan Yolu.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 153 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 155 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 157 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 158 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 161 - Au pied de Beyazıt Camii

Au pied de la belle mos­quée Beyazıt Camii, la mos­quée construite par le sul­tan Baja­zed II, suc­ces­seur du conqué­rant Meh­met II et des­ti­tué par son fils Selim, se trouve un mar­ché d’un genre par­ti­cu­lier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et sur­tout un incroyable mar­ché au tes­bih, ces cha­pe­lets le plus sou­vent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aus­si, mais pas à Istan­bul) s’a­musent à égre­ner toute la jour­née pour s’oc­cu­per les mains. Ici, on échange des regards, on négo­cie ferme, on s’en­gueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tes­bih rejoignent les mains caleuses de leurs nou­veaux pro­prié­taires. Je m’a­muse à regar­der les visages des hommes, cer­tains éma­ciés et buri­nés, d’autres avec un seul œil res­tant, cer­tains ron­douillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquié­tants presque. Ces visages soit bar­bus, soit mous­ta­chus, soit pas vrai­ment rasés, ont par­fois la dou­ceur des heures débonnaires.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 165 - Dans le tramway

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 167 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 170 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 174 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 175 - Eminönü

La fin de jour­née arrive, la cha­leur, elle, ne des­cend pas. Le soleil tanne ma peau bien bru­nie par plus trois semaines pas­sés dans cette four­naise turque ; pas aus­si fort tou­te­fois que dans la baie de Keko­va ou sur les hau­teurs de Pamuk­kale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décrois­sant, les gens cir­culent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monu­ment majes­tueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’o­deur des maque­reaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bon­heur de sen­tir cette odeur âcre reve­nir me cha­touiller les naseaux. Je n’ar­rive plus à quit­ter cette place qui, déci­dé­ment, reste mon lieu d’a­mar­rage pré­fé­ré. Ici, tout semble conver­ger ; ceux qui des­cendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sul­ta­nah­met par le tram, ceux qui viennent de Gala­ta depuis l’autre côté du pont… Car­re­four inévi­table, croi­se­ment de toutes les inten­tions, c’est Eminönü. Je reste à m’ex­ta­sier devant les vapu­ru qui patientent sur le quai en cra­chant leur immonde fumée cras­seuse, por­tant cha­cun des noms de per­son­na­li­tés de la ville, puis devant les ven­deurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pec­to­rales cou­sues de sequins brillants et les ven­deurs de moules déme­su­rées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on man­ge­rait des huîtres sur le port de Can­cale. Dans une rue un peu recu­lée, je mange un bak­la­va accom­pa­gné d’un thé et d’un Sir­ma au citron. Je m’a­muse en regar­dant les voi­tures dans les­quelles s’en­tassent par­fois une bonne dizaine de per­sonnes sous les cris des corbeaux.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 176 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 178 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 182 - Sous le pont de Galata

Je décide, une fois n’est pas cou­tume, d’al­ler diner sous le pont de Gala­ta. Une mul­ti­tude de res­tau­rants s’est ins­tal­lée sous la route, un étage infé­rieur qui fait pen­ser aux anciens ponts pari­siens ou au Ponte Vec­chio de Flo­rence, sauf qu’i­ci on passe sur une cour­sive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-des­sus de nos têtes. Je m’ar­rête à une ter­rasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colo­rée qui donne au Bos­phore une cou­leur rouge sang. C’est un de ces res­tau­rants qui ne sert pas d’al­cool, rama­dan ou pas. Moi qui vou­lait boire une Efes Pil­sen, je me conten­te­rai ce soir d’un jus d’a­bri­cot (Kayısı suyu) et d’un maque­reau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voi­tures pas­sant au-des­sus et les cris des gamins, enro­bés dans les mélo­pées des hauts-par­leurs ven­dant leur Bos­pho­rus tour !!!! Bos­pho­rus tour !!!! com­mencent à me taper sur les nerfs. Je ne sup­porte plus le bruit de cette ville infer­nale que j’aime tant. Il est temps pour moi de par­tir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se repo­ser ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous érein­ter, vous esso­rer comme ces car­pettes éli­mées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les pro­me­nades sétoises.

Je retourne à l’hô­tel, en emprun­tant le tun­nel dévas­té pas­sant sous la route d’E­minönü, en pas­sant devant un reste de mur byzan­tin, au pied de la Mos­quée Bleue, devant des manières de mai­sons kurdes qui sont en réa­li­té la façade d’un res­tau­rant d’où sort une plainte douce accom­pa­gnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istan­bul et je me demande déjà com­ment je vais faire pour reve­nir à Paris. Je veux dire, com­ment je vais faire pour reve­nir dans mon élé­ment natu­rel après autant de cham­bar­de­ments et d’é­mo­tions. La pro­chaine que je vien­drai ici, je cher­che­rai les mor­ceaux de moi que j’ai lais­sés sur place.

https://youtu.be/uw3UYdJaEFg

Voir les 184 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

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Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

A peine refer­mé le livre de Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to, j’ai déjà le nez dans autre chose. Fas­ci­né par l’his­toire de Pog­gio Brac­cio­li­ni qui a redé­cou­vert le manus­crit de Lucrèce, ce n’est pas pour autant que l’en­vie se fait res­sen­tir de lire le long poème épi­cu­rien du poète romain. Bien au contraire. Il faut se contraindre à ne pas se lais­ser dor­lo­ter par la faci­li­té du quo­ti­dien et ne pas arrê­ter le mou­ve­ment tant qu’il est encore pos­sible. S’ar­rê­ter c’est mou­rir. La nécrose de l’es­prit, et tout ce qui en découle ; l’ombre, les ténèbres, la mort de soi et des autres par voie de conséquences.

Sur mes éta­gères traî­nait un livre que j’a­vais ache­té uni­que­ment à cause de son titre : Dans l’ombre de Byzance. L’au­teur, un cer­tain William Dal­rymple, est un spé­cia­liste de l’Inde et du Pakis­tan, de l’his­toire colo­niale bri­tan­nique et fin connais­seur de l’his­toire des Chré­tiens d’O­rient. Évi­dem­ment, il n’en fal­lait pas plus pour je me plonge dans cette lec­ture, mais comme tout bon livre, il faut par­fois le lais­ser matu­rer sur son éta­gère, pour qu’il se boni­fie, qu’il prenne la pous­sière et un peu d’âge, et en même temps un peu d’âme. Inévi­ta­ble­ment, je fais des allers et retours entre les pages du livre, mon grand car­net rouge (Leucht­turm 1917 avec pages numé­ro­tées et index) et ma tablette, et je me laisse empor­ter dans une lecture/apprentissage qui peut durer des heures. Réveillé bien avant que mon réveil-matin ne m’ex­tirpe du som­meil, je suis déjà en boule sur mon cana­pé, lové entre les cous­sins et les plaids, assis en tailleur et le nez entre les pages et l’é­cran. Inter­net est peut-être un ins­tru­ment de mal­heur pour cer­tains et un immense fourre-tout nau­séa­bond en règle géné­rale, mais pour moi, depuis que j’y ai fait mes pre­miers pas en 1996, je n’ai ces­sé d’y trou­ver une source d’ins­pi­ra­tion et de connais­sances dans laquelle il faut savoir navi­guer pour ne pas se perdre et sur­tout, un puits sans fond dans l’i­ma­gi­naire de l’his­toire mondiale.
Le soleil s’est levé à l’ins­tant même où je me suis mis debout et que j’ai éti­ré mon corps un feu four­bu. Je suis res­té quelques ins­tants là à admi­rer l’astre bien­veillant sor­tir de son trou et me rem­plir de bon­heur… Pen­dant quelques minutes, je suis res­té ébloui par cette lumière aveu­glante, inca­pable de me diri­ger dans la mai­son, mais tel­le­ment heu­reux. Ça ne tient fina­le­ment pas à grand-chose.

Giovanni Battista Piranesi - Les antiquités romaines - Tome 3 planche XIX - Grande urne de porphyre avec son couvercle touvé dans le mausolée de Sainte Hélène et actuellement dans le cloître de Saint Jean de Latran

Gio­van­ni Bat­tis­ta Pira­ne­si — Les anti­qui­tés romaines — Tome 3 planche XIX — Grande urne de por­phyre avec son cou­vercle trou­vé dans le mau­so­lée de Sainte Hélène et autre­fois conser­vé dans le cloître de Saint Jean de Latran à Rome, ayant vrai­sem­bla­ble­ment conte­nu les restes de l’im­pé­ra­trice Constance

Et je trouve encore le moyen de décou­vrir de nou­velles choses sur Istan­bul, la ville-monde. Côté sombre et côté lumière. Cer­taines des pierres de Sainte-Sophie (Ἁγία Σοφία) pro­vien­draient des côtes atlan­tiques fran­çaises, d’autres du Mont Por­phyre (pas celui du Cana­da). J’ai un peu de mal à en retrou­ver trace dans les sillons du net, mais il sem­ble­rait qu’il soit là ques­tion du Gebel Dokhan ( جبل الدخان, mon­tagnes de fumée), un lieu iso­lé, unique au monde, dans lequel on trouve cette pierre rouge inimi­table et d’une qua­li­té exem­plaire telle qu’on l’ap­pelle Por­phyre Impé­rial. Le Gebel Dokhan est situé à quelques 140 kilo­mètres du Nil, en plein cœur du désert de l’Égypte orien­tale, à 1600 mètres au-des­sus du niveau de la mer. J’ap­prends éga­le­ment qu’en 2003, une expo­si­tion tem­po­raire dans les salles de Louvre met­tait le por­phyre à l’hon­neur. Le por­phyre est une pierre si noble qu’elle mérite qu’on s’y arrête quelques ins­tants et qu’on en lise l’en­trée dans le livre de Charles-Joseph Pan­ckoucke ; Ency­clo­pé­die métho­dique : Anti­qui­tés, Mytho­lo­gie, Diplo­ma­tique des Chartres et Chro­no­lo­gie. Et il ne faut pas oublier que le mot lui-même est issu du grec πορφύρα qui désigne la cou­leur pourpre, par essence cou­leur impériale.

Saint Polyeucte rescussité

Saint Poly­eucte ressuscité

On dit aus­si que Jus­ti­nien fit construire Sainte Sophie pour concur­ren­cer une des plus belles églises de Constan­ti­nople : Saint Poly­eucte (Poly­euk­tos). Il ne reste aujourd’­hui rien d’autre de cette église que des cha­pi­teaux épar­pillés dans un jar­din public et quelques arches dépas­sant du sol ser­vant de latrines publiques. On parle d’un bâti­ment car­ré de près de cin­quante mètres de côté et cer­tai­ne­ment d’un toit char­pen­té plu­tôt que d’une cou­pole et de cinq nefs en tout. Les fon­da­tions de cette splen­deur pas­sée ont été redé­cou­vert en 1964 au gré de fouilles archéo­lo­giques hasar­deuses (pho­tos de l’ex­ca­va­tion, article en turc) et on sait de sources sur­es que cer­tains de ses pilastres ont été rem­ployés dans la façade du por­tail sud de Saint-Marc de Venise. Ils sont connus sous le nom de Pilas­tri Acri­ta­ni (Pilastres d’Acre) qui viennent en réa­li­té de Constan­ti­nople, suite au sac de la ville par les Croi­sés en 1204. Aujourd’­hui, les quelques restes sont en train de retour­ner dou­ce­ment à la terre dans l’in­dif­fé­rence géné­rale qui tra­duit bien l’es­prit dans lequel le gou­ver­ne­ment actuel se trouve en matière d’ac­tion culturelle.

Basilique Saint Marc de Venise - Pilastri Acritani

D’autres infor­ma­tions sur Les églises et monas­tères de Constan­ti­nople byzan­tine sur la revue Per­sée, dans la revue des études byzan­tines (1951).

Mosaïque de San Vitale de Ravenne - Portrait de l'impératrice Théodora

Mosaïque de San Vitale de Ravenne — Por­trait de l’im­pé­ra­trice Théodora

 

Et puis j’ai trou­vé quelques petites choses crous­tillantes, concer­nant notam­ment un cer­tain Pro­cope de Césa­rée (Προκόπιος ό Καισαρεύς) qui pas­sa sa vie à décrire le règne de Jus­ti­nien avec force détails et dans un style tenant plus de la pro­pa­gande que du compte-ren­du objec­tif tout au long de huit épais volumes (Les guerres de Jus­ti­nien, les Édi­fices), et qui sur la fin de sa vie se com­pro­mit com­plè­te­ment dans un ouvrage qui ne fut publié pour la pre­mière fois qu’en 1623 à Lyon et qui fut exhu­mé aupa­ra­vant, allez savoir pour­quoi, des éta­gères pous­sié­reuses de la Biblio­thèque Vati­cane. On sup­pose que l’His­toire secrète devait cir­cu­ler sous le man­teau à l’é­poque de Pro­cope, qui, après avoir pas­sé son temps à ser­vir une soupe tiède pour la pos­té­ri­té, semble se lâcher com­plè­te­ment, dans un gigan­tesque cra­quage fri­sant la por­no­gra­phie d’État, où il dénonce sans états d’âme les tra­vers plus que licen­cieux de l’im­pé­ra­trice d’a­lors, l’in­tri­gante Théo­do­ra.

Voi­ci un extrait per­met­tant de don­ner un peu le ton du reste du texte :

Nulle ne fut jamais plus avide qu’elle de toute espèce de jouis­sances. Sou­vent, en effet, elle assis­tait à ces ban­quets où cha­cun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigou­reux et habi­tués à la débauche; après qu’elle avait cou­ché la nuit entière avec tous, et qu’ils s’é­taient reti­rés satis­faits, elle allait trou­ver leurs domes­tiques, au nombre de trente ou envi­ron, et se livrait à cha­cun d’eux, sans éprou­ver aucun dégoût d’une telle pros­ti­tu­tion. Il lui arri­va d’être appe­lée dans la mai­son de quel­qu’un des grands. Après boire, les convives l’exa­mi­naient à l’en­vi; elle mon­ta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scru­pule, elle ne rou­git pas de leur mon­trer toute sa lubri­ci­té. Après avoir tra­vaillé des trois ouver­tures créées par la Nature, elle lui repro­cha de n’en avoir pas pla­cé une autre au sein, afin qu’on pût y trou­ver une nou­velle source de plaisir.

Elle devint fré­quem­ment enceinte, mais aus­si­tôt elle employait presque tous les pro­cé­dés, et par­ve­nait aus­si­tôt à se déli­vrer. Sou­vent en plein théâtre, quand tout un peuple était pré­sent, elle se dépouillait de ses vête­ments et s’a­van­çait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une cein­ture autour de ses reins, non qu’elle rou­gît de mon­trer le reste au public, mais parce que les règle­ments ne per­met­taient pas d’al­ler au delà. Quand elle était dans cette atti­tude, elle se cou­chait sur le sol et se ren­ver­sait en arrière; des gar­çons de théâtre, aux­quels la com­mis­sion en était don­née, jetaient des grains d’orge par-des­sus sa cein­ture; et des oies, dres­sées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se rele­vait pas, en rou­gis­sant de sa posi­tion; elle s’y com­plai­sait au contraire, et sem­blait s’en applau­dir comme d’un amu­se­ment ordinaire.
Non seule­ment, en effet, elle était sans pudeur, mais elle vou­lait la faire dis­pa­raître chez les autres. Sou­vent elle se met­tait nue au milieu des mimes, se pen­chait en avant, et reje­tant en arrière les hanches, elle pré­ten­dait ensei­gner à ceux qui la connais­saient inti­me­ment, comme à ceux qui n’a­vaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.

Elle abu­sa de son corps d’une manière si déré­glée, que les traces de ses excès se mon­trèrent d’une manière inusi­tée chez les femmes, et qu’elle en por­ta la marque même sur sa figure.

A pro­pos d’his­toire, je me replonge dans cette ambiance que j’aime tant lorsque je songe secrè­te­ment à Istan­bul, une ville qui trans­pire une his­toire longue et com­plexe mais dont on ne peut sous­traire toutes les his­toires qui la com­posent. Le monde est ain­si fait que rien ne peut res­ter figé ; l’his­toire est un dérou­le­ment si l’on en croit Hegel, une cycli­ci­té si l’on en croit les reli­gions asia­tiques, mais peu importe, ce que cela dit c’est que la per­ma­nence est une illu­sion de l’es­prit. Le des­tin des Hommes est de tout perdre. L’His­toire est émaillée de ren­ver­se­ments, d’hu­mi­lia­tions, de sacri­lèges, de des­ti­tu­tions, de bou­le­ver­se­ments dou­lou­reux et ce que l’on croit sta­bi­li­sé, apai­sé, n’est en fait que le signe des révo­lu­tions à venir. Il faut s’en convaincre sous peine de tom­ber de haut… Le pré­sent n’est en réa­li­té ni plus ni moins que l’en­tre­lacs de plu­sieurs his­toires pas­sées ou pré­sentes, mais n’a rien d’une imma­nence par­fai­te­ment cir­cons­crite. Pre­nons par exemple l’his­toire de la Tur­quie et plus par­ti­cu­liè­re­ment de la ville d’Is­tan­bul. Elles se com­pose de quatre élé­ments qui font son présent :

  1. Elle est for­te­ment empreinte de son his­toire ancienne qui court sur plu­sieurs siècles. Ses ori­gines grecques, puis chré­tiennes et enfin otto­manes sont autant de jalons qui ont été des chan­ge­ments brusques, donc néces­sai­re­ment impac­tants. Si l’on regarde la manière dont le sul­tan en 1453 lors de la prise de la ville prit soin de conser­ver les struc­tures reli­gieuses exis­tantes et d’ac­cor­der aux popu­la­tions non musul­manes une place res­pec­table dans la nou­velle socié­té, on s’in­ter­roge néces­sai­re­ment sur la poli­tique d’Er­doğan aujourd’hui.
  2. L’his­toire récente est éga­le­ment un fac­teur impor­tant pour com­prendre une ville comme celle-ci. Après l’empreinte lais­sée par Atatürk sur le pays qui, inexo­ra­ble­ment s’est tour­né brus­que­ment vers l’Oc­ci­dent alors que ses racines se trou­vaient en Asie cen­trale, on a l’im­pres­sion que le pays est scin­dé en deux entre les kéma­listes pur jus et une popu­la­tion rurale qui pro­gresse depuis l’A­na­to­lie jusque sur les rives occi­den­tales du Bos­phore et qui fait dire au pho­to­graphe Ara Güler qu’Is­tan­bul, aujourd’­hui, « c’est de la merde ».
  3. L’his­toire poli­tique traine ses cas­se­roles. Le kéma­lisme et les dépla­ce­ments de popu­la­tions turques depuis la Grèce et de Grecs hors de la Tur­quie ont géné­ré un ter­rible sen­ti­ment d’hu­mi­lia­tion et une frac­ture impos­sible à soi­gner entre des popu­la­tions qui avaient l’ha­bi­tude de vivre ensemble. L’is­la­mi­sa­tion radi­cale de la socié­té, l’aug­men­ta­tion des popu­la­tions ana­to­liennes au détri­ment des popu­la­tions tur­co-mon­goles, les coups d’é­tat et la dis­so­lu­tion en 1983 du Refah, un par­ti isla­miste et pro­fon­dé­ment into­lé­rant, et qui a don­né nais­sance à l’AKP d’au­jourd’­hui dont Erdoğan est le plus féroce défen­seur… tout ceci est le ter­reau d’une « archéo­lo­gie du res­sen­ti­ment » qui en train de miner tout dou­ce­ment le pays. Je ne suis guère opti­miste quant à l’a­ve­nir de la Turquie.
  4. Et puis la qua­trième com­po­sante du pré­sent, c’est la « quo­ti­dien­ne­té hos­pi­ta­lière incon­di­tion­née », ce qui motive les gens à se mon­trer hos­pi­ta­lier avec les étran­gers, avec ceux qui ne sont pas d’i­ci et envers qui on se doit d’être bien­veillant. Aujourd’­hui encore, mais peut-être plus pour long­temps, Istan­bul est une ville hos­pi­ta­lière, car c’est une ville de pas­sage, une ville neutre et car­re­four, une ville dont les habi­tants sont fiers et qu’ils repré­sentent encore fiè­re­ment comme étant un phare pour les peuples. C’est mal­heu­reu­se­ment ce qui fera la fin de son histoire.
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Un thé à İst­anb­ul, par Sébas­tien de Courtois

Un thé à IstanbulVoi­ci une belle lec­ture comme on en trouve trop peu sou­vent. Un thé à İst­anb­ul n’est pas réel­le­ment un récit de voyage, car on ne voyage que dans les villes dans les­quelles on n’ha­bite pas (tout dépend de ce que l’on entend par habi­ter). En l’oc­cur­rence, l’au­teur de ce livre, Sébas­tien de Cour­tois, ne voyage pas à İst­anb­ul car il s’y est ins­tal­lé. Jour­na­liste sur France Culture, spé­cia­liste des Chré­tiens d’O­rient, l’au­teur ne cache pas que son amour pour la ville tient à sa pas­sion per­son­nelle, ain­si qu’à sa foi. Ce récit de ville, tel que l’in­dique le sous-titre, est une virée dans une ville qu’il connaît bien et dans laquelle on le sent vibrer au rythme des ren­contres qu’il y a fait, de l’a­mour qu’il y a trou­vé et cer­tai­ne­ment per­du, et de toutes ces petites choses qui racontent le chant d’une terre tra­ver­sée par une his­toire aus­si dou­lou­reuse que riche.
C’est à ces ren­contres qu’il nous convie, jusque dans son appar­te­ment dont il n’est pas vrai­ment le pro­prié­taire, puisque les étran­gers ne peuvent l’être. Son his­toire, c’est aus­si l’his­toire d’une navi­ga­tion à vue dans cette ville fas­ci­nante et qui appelle celui qui vient la décou­vrir à s’en­gouf­frer dans ses petites rues, dans ses petites his­toires aus­si bien que dans la grande, à habi­ter sa langue et à deve­nir stam­bou­liote.

Je me dois à une cer­taine fran­chise. Lec­teur, je t’é­cris d’une île. Oh, pas une de ces îles que l’on ima­gine en fer­mant les yeux et dont les reflets s’en vont avec la rosée. Non, une île bien réelle, la plus grande, la plus belle, l’a­vant-der­nière de ce cha­pe­let d’î­lots qui se trouve à une heure et demie à l’est de la pointe du vieux sérail. Par temps clair, ils appa­raissent dans le pay­sage d’Is­tan­bul, comme s’il était pos­sible de les tou­cher. Dès les pre­mières brumes, ils s’ef­facent, avant de dis­pa­raître com­plè­te­ment. Je pré­cise bien : l’a­vant-der­nière des îles, car il y en a plu­sieurs et l’une d’elles, la plus petite, s’ap­pelle Sedef Adası, l’« île de la nacre », avant le rocher de Léandre, repos des cor­mo­rans. Un mys­tère, une île aux rares mai­sons où l’on ne se rend que sur invi­ta­tion. Cer­taines cartes ne la men­tionnent même pas. Aucune ligne régu­lière de vapur ne la des­sert. Comme si elle n’exis­tait pas.

Sébas­tien de Cour­tois, Un thé à İst­anb­ul, récit d’une ville
Le Pas­seur édi­tions, coll. Che­mins d’é­toiles, 2014

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Vision sombre d’un Stam­bou­liote sur sa ville

Vendeur de salep dans la lumière du matin - Vieux pont de Galata - Istanbukl - 1957

Ven­deur de salep dans la lumière du matin — Vieux pont de Gala­ta — Istan­bul — 1957

Le pho­to­graphe est l’es­clave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette rai­son que je ne pho­to­gra­phie plus İst­anb­ul, parce que c’est de la merde (ou alors seule­ment si c’est une com­mande, pour prendre l’argent). J’ai assis­té à la des­truc­tion de la ville, j’ai vu le vieux cime­tière armé­nien, près de l’é­glise Notre-Dame-de-Sion, retour­né par les bull­do­zers pour éta­blir les fon­da­tions de deux hôtels, le Divan et le Hil­ton ; j’ai sui­vi les tra­vaux qui ont éven­tré la ville pour ouvrir la route de l’aé­ro­port ; en 1958, pen­dant la deuxième vague de démo­li­tion, j’ai vu d’é­normes machines, des dino­saures à moteur, écra­ser des mai­sons les unes après les autres. A cette époque, j’ai pho­to­gra­phié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les mai­sons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’é­tais enfant, les habi­tants pou­vaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sym­pa­thiques, on sou­le­vait son cha­peau pour se saluer, main­te­nant ce ne sont plus que des pay­sans, İst­anb­ul a été conquis une seconde fois, nous sommes occu­pés par qua­torze mil­lions d’A­na­to­liens. Bien sûr, on me dit que les Otto­mans fai­saient déjà venir ce genre de pay­sans, mais ils ne les uti­li­saient que pour le métier des armes, les Stam­bou­liotes n’al­laient jamais à la guerre, ils se conten­taient sage­ment d’ap­plau­dir le départ et le retour de l’ar­mée. Il est arri­vé ce qui devait arri­ver ; les Ana­to­liens ont pris leur revanche. Aujourd’­hui, il n’y a plus un mil­liar­daire turc qui ne soit né en Ana­to­lie. C’est pour toutes ces rai­sons que je sors main­te­nant sans mon Lei­ca. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İst­anb­ul, le monde entier s’en­lai­dit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bos­phore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aus­si— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trou­ve­rez une ville où l’on change de conti­nent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii - Corne d'Or - Istanbul - 1962

Mos­quée Süley­ma­niye Camii — Corne d’Or — Istan­bul — 1962

Celui qui parle est un Stam­bou­liote pur jus, un pho­to­graphe émé­rite qu’on peut s’é­ton­ner d’en­tendre par­ler avec ces mots si durs à l’en­contre des Ana­to­liens et des pay­sans. Ce pho­to­graphe, c’est Ara Güler, celui que par­tout dans le monde on consi­dère comme le chantre d’Is­tan­bul, celui qui dit mieux que qui­conque au tra­vers de ses 800.000 cli­chés le pas­sé d’une ville depuis les années 50 jus­qu’à aujourd’­hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne pho­to­gra­phie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait par­tie du club très fer­mé des mas­ters of Lei­ca et un très beau livre de ses pho­tos a été édi­té en 2009 aux édi­tions du Paci­fique, avec un texte admi­rable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Ron­deau dans İst­anb­ul, NiL Edi­tions, 2002.
Les trois pho­tos de cet article pro­viennent du site de Mag­num.

Esplanade de la Yeni Camii - Eminönü - Istanbul - 1972

Espla­nade de la Yeni Camii — Eminönü — Istan­bul — 1972

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Chro­niques turques par Mau­rice Pia­lat #6 — Peh­li­van (1963)

Der­nier volet de ces chro­niques turques (il me manque la der­nière, Pierres éparses) avec ce coup de pro­jec­teur osé sur les Peh­li­van, ces lut­teurs turcs qui pra­tiquent la lutte grais­seuse. Habillés de culottes de cuir noir (le kis­pet) et le corps enduit d’huile d’o­live, les lut­teurs se livrent à des com­bats res­pec­tueux où les mains glissent par­tout où elles peuvent et sou­vent sous la culotte pour de meilleures prises, pen­dant que sous les cha­pi­teaux sur­chauf­fés de jeunes femmes tzi­ganes dansent avec une har­diesse qu’on a peine à ima­gi­ner en terre d’is­lam. Lutte remon­tant à la nuit des temps, c’est une sur­vi­vance tra­di­tion­nelle des steppes mon­goles. Le fes­ti­val de lutte d’E­dirne dont il est ques­tion ici a été ins­crit au patri­moine cultu­rel imma­té­riel de l’hu­ma­ni­té de l’U­NES­CO en 2010.

Peh­li­van
de Mau­rice Pialat
France/1963/13′/35 mm (more…)

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